François SABADO – Quelques éléments clés sur la stratégie révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés

Ce texte fait partie, sous une forme légèrement réduite, d’un dossier-débat publié en mars 2006 dans la revue Critique communiste.

Présentation : Cet article est une mise en forme d’un rapport fait à un stage de responsables nationaux de la LCR. Il s’agit d’une actualisation de certains éléments clé d’une stratégie révolutionnaire dans un pays capitaliste avancé. Plusieurs pistes de travail sont soumises à la discussion. Parmi celles-ci, certaines questions méritent d’être approfondies. D’autres resteront en chantier…

François SABADO – QUELQUES ELEMENTS CLES SUR LA STRATEGIE REVOLUTIONNAIRE DANS LES PAYS CAPITALISTES AVANCES

Même si les rapports de forces à l’échelle mondiale restent largement défavorables au monde du travail, une série de facteurs remettent à l’ordre du jour une nouvelle discussion sur des questions stratégiques : telles que la crise du néo-libéralisme, la guerre en Irak et les menaces guerrières dans d’autres régions du monde, le remodelage social-libéral du mouvement ouvrier et ses contradictions, la discussion au sein de la gauche sur les questions gouvernementales, la profondeur de la crise sociale et politique en Amérique latine, les processus révolutionnaires au Venezuela et en Bolivie, la discussion impulsée par Chavez sur le socialisme du XXIe siècle. Il y a un retour des questions stratégiques.

1) Remarques sur l’histoire de nos débats sur les questions stratégiques.

L’histoire des discussions sur les questions stratégiques dans la LCR est marquée par deux étapes, la première, dans l’après Mai et jusqu’à la fin des années 70, à la faveur des situations pré-révolutionnaires de l’Europe du Sud, la deuxième se caractérisant plutôt par une absence de discussion. Dans cette première phase, les débats des années vingt dans l’Internationale communiste mais aussi une série de discussions autour d’expériences révolutionnaires furent revisitées. Mai 68 avait été analysé comme une répétition générale, à l’instar des rapports entre les révolutions de 1905 et 1917 mais notre analyse ne s’est jamais réduite aux problèmes russes. Nous avons, dès les années 70, distingué les spécificités de la révolution russe de celles des révolutions en Europe et en Amérique latine. Les stages de cadres de la Ligue, notamment sous l’impulsion d’Ernest Mandel, étaient centrés sur l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Chili.

Ces discussions stratégiques étaient en rapport direct avec une analyse de la période marquée, selon nous à l’époque, par une nouvelle actualité conjoncturelle de la révolution. Des situations pré-révolutionnaires étaient annoncées dans les quatre-cinq ans à venir en Europe. La stratégie de lutte armée était décidée en Amérique latine dans une perspective de conquête du pouvoir à court terme, dans des pays comme la Bolivie ou l’Argentine. Pour certains mêmes, « l’histoire nous mordait la nuque ».

Le retournement de période de la fin des années 70-début des années 80, avec un éloignement des perspectives révolutionnaires, ont stoppé ces discussions sauf quelques incursions dans les stages de cadres des années 86-87.

Le Manifeste [de la LCR] de l’année 1992 fait, par exemple, l’impasse sur ces questions. « Chute du Mur oblige », il fallait revisiter notre histoire – celle de la révolution russe et de la dégénérescence stalinienne – et actualiser nos fondamentaux. Question de priorité. Mais nous perdions le fil de la discussion stratégique. La différence est nette entre le Manifeste de 1992 et le Manifeste de 2005 reprise, même de manière modeste, quelques pistes stratégiques. Cela pose une première question. Les problèmes stratégiques ne peuvent évidemment pas être traités à l’identique selon les périodes, de montée révolutionnaire ou de reflux. Les discussions stratégiques des années vingt – montées révolutionnaires après la révolution russe – et celle des années trente – réactions révolutionnaires face à la montée du fascisme – sont différentes. L’approche des problèmes stratégiques lors du court siècle – 1914-/1991 – n’est pas la même que dans la période actuelle Les marxistes révolutionnaires, au-delà des caractérisations et des concepts recouvrant le phénomène stalinien, ont modifié bien de leurs approches stratégiques après la contre-révolution bureaucratique. Les rapports de forces entre les classes, les changements du capitalisme et les modifications internes de la classe ouvrière, l’effondrement du stalinisme, l’évolution social-libérale de la social-démocratie, l’émergence de nouveaux mouvements sociaux comme le mouvement altermondialiste, tout cela modifie le cadre et l’approche des questions stratégiques.

Cette discussion doit-elle être réservée aux seules périodes de montée des luttes de classes ou aux situations prérévolutionnaire ou révolutionnaire, comme on l’a un peu pensé, implicitement, dans la Ligue ? Nous ne le croyons pas. Au-delà des difficultés ou des interrogations, la question de la révolution et les problèmes qui y sont liés doivent demeurer au centre de nos préoccupations. N’oublions pas que Léon Trotsky, même s’il pensait que la Seconde Guerre mondiale se transformerait en révolution, a écrit le Programme de transition en septembre 1938, après la défaite du prolétariat allemand en 1933, la défaite du prolétariat catalan en 1937 – date clé de la guerre d’Espagne – et en plein reflux du mouvement ouvrier français après les trahisons du Front populaire avant la défaite de la grève générale de novembre 1938.

2) Discussion sur la notion d’ « actualité de la révolution »

La notion d’« actualité de la révolution » a une double fonctionnalité : conjoncturelle mais aussi historique. Elle a été fonctionnelle dans la période post-révolution russe et dans toutes les périodes révolutionnaires de 1918-1923 en Allemagne, de 1934 à 1936 en France, en 1936-1937 en Espagne, les situations révolutionnaires de l’après guerre et celle des années 60 et 70 et les révolutions coloniales. Elle est utile pour caractériser des périodes historiques de montée de luttes de classes plus longues qui ont encadré des situations pré-révolutionnaires ou révolutionnaires.

Mais lors qu’on se replonge dans certains textes de Marx ou certains documents de Trotsky, après la période révolutionnaire des années 20, la question des perspectives révolutionnaires est présentée de manière plus ample. Rappelons ce passage de Marx dans les Grundrisse : « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. Des formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves. Alors s’ouvre une période de révolution sociale ».

Ernest Mandel donne, à son tour, l’explication suivante de ce passage dans ses notes sur le Troisième Age du capitalisme. « Lorsqu’on évoque l’époque des révolutions, cela ne signifie pas du tout qu’aucun développement ultérieur des forces productives ne serait plus possible sans la chute de ce mode de production. Cela signifie seulement que, de ce point de vue, les forces productives qui continuent à se développer entrent en rébellion de plus en plus ouverte avec le mode de production existant et concourent à sa perte ».

L’horizon ou les perspectives révolutionnaires sont liées au caractère réactionnaire du capitalisme, à ses contradictions internes, au coût social du système de propriété capitaliste, à l’écart entre les possibilités de développement technologique, culturel, social de la société et les obstacles dressés par la course au profit capitaliste. C’est aussi pour cette raison que l’époque de l’actualité des révolutions ou du socialisme est mis en relation avec la phase impérialiste du capitalisme.

Mandel rejette toute interprétation mécanique et catastrophistes des formules de Marx. Ce que Trotsky, reprenant Lénine, allait développer dans l’IC en 1926 : « La bourgeoisie peut-elle s’assurer une nouvelle époque de croissance capitaliste ? Nier une telle possibilité, compter sur une « situation sans issu » du capitalisme serait simplement du verbalisme révolutionnaire ». Et, il précise qu’il faut mettre en rapport les développements de l’économie capitaliste et les cycles de la lutte de classes : « Les reculs ou les défaites permettent aussi de nouvelles phases de stabilisation ou de relance du capitalisme », écrit-il dans l’Internationale communiste après Lénine.

Il nous semble utile d’avoir une telle approche, qui tient compte de l’analyse spécifique de chaque période tout en les intégrant dans une histoire qui reste celle du capitalisme, de ses contradictions, et de ses possibles révolutions. Banalité, peut-être mais rappel nécessaire dans une situation caractérisée par l’absence de révolutions en Europe capitaliste sur une longue période : 23 ans séparent la montée révolutionnaire en 1944-45 de celle de Mai 68 ; et il y a déjà presque 38 ans entre Mai 68 et 2006. De tels espaces-temps expliquent que se perde le fil d’une discussion stratégique sur la révolution. Aussi est-il utile de revenir sur ces problèmes de périodisation.

Les « périodes de révolution sociale » résultent, donc avant tout, « d’un temps marqué par les contradictions fondamentales du capital ». Nos perspectives de transformation révolutionnaire renvoient à ces contradictions fondamentales. Elles tiennent compte de l’analyse spécifique de chaque période historique. Elles s’accélèrent et s’aiguisent lors de situations où la question du pouvoir est vraiment posée. Mais ce cap doit être conservé, quels que soient les cycles, longs ou courts, de la lutte de classes.

3) Qu’est-ce une stratégie révolutionnaire ?

La question centrale de toute stratégie révolutionnaire reste la conquête du pouvoir politique. Si nous avons abordé les questions stratégiques au travers de l’étude des crises révolutionnaires – ce qui était correct -, la Ligue a eu tendance à réduire la stratégie au seul moment de la crise révolutionnaire, voire même aux modalités politico-militaires de conquête de pouvoir, en particulier par l’étude des divers modèles – grève générale insurrectionnelle, guerre prolongée, guerres de guérilla, débats sur les modèles chinois, vietnamien, cubain – etc. S’il était correct de travailler ces questions, notre tendance a toutefois souvent consisté à réduire les problèmes stratégiques à un débat de modèles, alors que la stratégie englobe bien des dimensions dans la construction du sujet révolutionnaire. Cette tendance à la modélisation nous a d’ailleurs conduits à commettre des erreurs, en particulier en Amérique latine, en nous adaptant aux généralisations du modèle cubain, par les courants castristes.

Trotsky donne une définition plus générale des problèmes stratégiques dans la critique du projet de programme du VIe congrès de l’IC : « Avant la guerre, nous ne parlions que de la tactique du parti prolétarien, et cette conception correspondait exactement aux méthodes parlementaires et syndicales qui prédominaient alors et qui ne dépassaient pas le cadre des revendications et des tâches courantes. La tactique se limite à un problème particulier. La stratégie révolutionnaire couvre tout un système combiné d’actions qui, dans leur liaison et leur succession, comme dans le développement, doivent amener le prolétariat à la conquête du pouvoir. »

Un « système combiné d’actions » et la « conquête du pouvoir », c’est cette tension qui fait la stratégie révolutionnaire. Nous ne travaillons pas assez ce « système combiné d’actions » et son rapport aux questions gouvernementales.

Nous devons tenir les deux bouts de la chaîne : les modalités concrètes de formation d’une conscience anticapitaliste, d’une conscience socialiste à partir des expériences clé de la lutte de classe, et, de l’autre, une tension permanente vers le but final, le programme et la stratégie pour l’atteindre, en partant des spécificités de la révolution socialiste. Nous ne connaissons pas les formes des révolutions du XXIe siècle, mais nous sommes toujours confrontés à cette particularité de la révolution prolétarienne : Comment, de « rien », devenir « tout » ? Les classes populaires peuvent conquérir des positions, obtenir des réformes partielles, « des germes de démocratie ouvrière dans la démocratie bourgeoise », mais ces conquêtes ne peuvent être pérennisées sans remplacer le pouvoir de la bourgeoisie par le pouvoir des travailleurs et de la majorité de la société. D’où la place stratégique centrale des crises révolutionnaires, où se nouent les ruptures qui modifient durablement les rapports de forces et le processus de formation d’une conscience socialiste. À la différence des révolutions bourgeoises, où la bourgeoisie était devenue classe dominante avant la révolution, le prolétariat ne peut devenir classe dominante qu’après la conquête du pouvoir politique.

Lénine avait à l’époque apporté de premières indications : les fameuses conditions d’une crise révolutionnaire développées dans La Maladie infantile du communisme, le gauchisme : « Ceux d’en haut ne peuvent plus, ceux d’en bas ne veulent plus, les couches ou classes du milieu basculent du côté de ceux d’en bas, et il y a une direction révolutionnaire – au sens direction, parti, et conscience de la classe, ajouterions-nous – pour conduire le processus ». Et il ajoutait avec Trotsky et les dirigeants de l’IC dans les pays capitalistes d’Europe : « Il sera beaucoup plus difficile de conquérir le pouvoir [par rapport à la Russie] et plus facile de le garder. » Il parlait du niveau socio-économique plus développé de ces pays par rapport à la Russie tsariste. C’est dans ce sens, sans construire de modèles, qu’Ernest Mandel essaiera d’esquisser une typologie des révolutions futures, dans les notes de son livre Le Troisième Age du capitalisme : « La typologie future des révolutions socialistes dans les États fortement industrialisés se rapprochera vraisemblablement plus de celle des crises révolutionnaires d’Espagne des années 1930, de France de 1936 et 1968, d’Italie en 1948 et 1966-70, de Belgique en 1960-61 que des crises d’effondrement après la Première Guerre mondiale. »

Ces révolutions futures auront des connexions beaucoup plus fortes sur le plan continental et international. Les rapports entre un processus révolutionnaire qui commence sur le terrain national et sa projection sur l’arène mondiale sont aujourd’hui beaucoup plus forts que par le passé. Le contenu international – du moins dans les pays capitalistes avancés – des révolutions est plus marqué. En Europe, cela pose la question d’une stratégie ou au moins d’un programme européen. Enfin, il nous incombe d’incorporer dans les grandes lignes d’une stratégie révolutionnaire moderne les leçons des révolutions du siècle dernier. Nous expliquons souvent que nous œuvrons à des révolutions « majoritaires » et « conscientes ». Majoritaires : ce qui implique des processus « révolutionnaires démocratiques »… donc avec de fortes tensions entre le chaos révolutionnaire et « les mécanismes de décisions démocratiques ». Conscientes : ce qui exige la préparation de la rupture révolutionnaire par une série de confrontations où les masses font l’expérience de la supériorité – même partielle – des solutions socialistes par rapport au capitalisme. Nous ne sommes jamais tombés dans une vision de la révolution comme l’œuvre « du grand soir », mais tant la complexification des sociétés que les leçons des expériences révolutionnaires doivent nous conduire à nous débarrasser de toute trace ou reste de ce type de conception.

Ces révolutions majoritaires et conscientes résultent aussi d’une réorganisation de l’ensemble du mouvement ouvrier. Nous pouvons sur ce point nous appuyer sur certaines des intuitions de Trotsky, avancées dans une discussion sur le programme de transition avec les dirigeants du SWP américain en 1938. Celui-ci expliquait qu’il y a trois conditions pour une nouvelle société :

a) « que les forces productives soient suffisamment développées et qu’elles entrent en contradiction avec les rapports de production » ;

b) « une classe progressive suffisamment forte socialement » [le salariat]

c) « la troisième condition, c’est la conscience politique ».

Nous sommes confrontés à une double difficulté, objective et subjective.

Objective, car il y a en même temps, extension du prolétariat à l’échelle mondiale, mais aussi augmentation des différenciations internes au salariat – techniques, statutaires, de genre, de nationalités… celle de la conscience de classe, percutée par ces nouvelles différenciations du salariat mais aussi par le bilan du siècle, des révolutions, les effets du stalinisme.

Il faut reconstruire de plus loin…

La question à la quelle nous sommes confrontés n’est pas seulement « la crise de direction », comme le présentait Trotsky dans le Programme de transition, mais une crise d’ensemble de direction, d’organisation, de conscience, d’où la nécessité de réorganiser, de reconstruire le mouvement ouvrier.

Il ne s’agit pas, comme dans les années 20 et 30, de substituer à la direction réformiste, centriste ou stalinienne, une direction révolutionnaire. Toutes ces substitutions étaient possibles parce que cela se faisait dans le cadre d’une même culture, dans un climat marqué par la dynamique révolutionnaire.

Le facteur subjectif ne se réduit pas, aujourd’hui, à la construction d’une direction révolutionnaire, voire à la construction du seul parti révolutionnaire. Il y a des problèmes d’expériences, d’organisation, de conscience du mouvement de masses. Il y a la nécessité de discuter des médiations, des tactiques pour avancer vers de larges partis anticapitalistes tout en se situant dans chaque pays sur le terrain de l’unité et de l’indépendance de classe pour construire dans les meilleures conditions la future direction révolutionnaire.

Aujourd’hui, sans repartir de zéro, en partant de la réalité actuelle du mouvement ouvrier, il faut donc reconstruire les pratiques, les organisations, les projets de transformation révolutionnaire de la société, mais sur la base d’une série de repères stratégiques décrits plus hauts.

4) La démarche transitoire

C’est un point faible dans l’histoire du mouvement ouvrier français dominé par le jacobinisme – la pression étatiste – et le stalinisme – la négation de l’autoémancipation. Mais c’est aussi un point faible dans l’histoire de la LCR depuis Mai 68. Faiblesse que nous reprochait souvent Ernest Mandel, et qui était peut-être, aussi liée, à une approche trop centrée sur le moment même de la crise révolutionnaire, au détriment des préparatifs.

C’est au travers d’une démarche transitoire que doit se redéployer notre problématique stratégique.

Elle intègre les revendications immédiates – compatibles avec la logique capitaliste – et les revendications intermédiaires, contradictoires avec cette logique. Elle combine les formes de lutte quotidienne, qui respectent la légalité bourgeoise, et les actions de masses anti-capitalistes, qui transgressent la légalité. Elle rejette la séparation entre programme minimum et programme maximum. Une stratégie révolutionnaire est simultanément stratégie d’usure et d’affrontement. Elle comporte des périodes offensives et défensives, des phases de repli et d’assaut, en fonction de la lutte de classes.

Voici comment Trotsky définissait la problématique transitoire : « Il faut aider les masses dans le processus de leur lutte quotidienne à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. »

Tous les mots ont leur importance :

« quotidienne » « revendications actuelles », « conscience actuelle ». Le point de départ, ce sont les revendications immédiates des classes populaires.

« Système de revendications transitoires » : Trotsky souligne le caractère combiné des revendications.

« Conquête du pouvoir politique ». La conclusion du processus, c’est la rupture révolutionnaire.

Les actions de masse ont en général pour objectif la satisfaction immédiate des besoins. Il est donc important que la stratégie révolutionnaire lie à ces besoins des revendications qui ne puissent être intégrées à l’ordre socio-économique capitaliste mais au contraire, déclenchent une dynamique anti-capitaliste, qui conduise à l’épreuve de force entre les deux classes déterminantes de la société. La conscience des masses ne peut se développer dans un sens révolutionnaire que ci celles-ci accumulent des expériences de lutte qui ne se limitent pas aux revendications partielles réalisables dans le cadre du système capitaliste . Elle résulte aussi des revendications qui partent de besoins immédiats et posent la question du pouvoir ou de la propriété. Les exemples suivants peuvent illustrer comment avancer des revendications qui répondent aux besoins immédiats des masses et posent la question du pouvoir ou de la propriété

La question de l’eau et du gaz dans certains pays d’Amérique latine, tels que la Bolivie, ou celle du pétrole au Venezuela, posent tous les problèmes de la souveraineté nationale, du contrôle et de la gestion populaire.

La question des occupations de terre dans les pays où la réforme agraire est un enjeu central : C’est aujourd’hui, par exemple, le cas du Brésil. Ces occupations de terre ne sont pas, en général, incompatibles avec le système, mais, dans le cadre de l’économie capitaliste mondialisée, elles sont incontestablement des points de déséquilibre, des points de rupture.

La remise en marche par les travailleurs de certaines entreprises condamnées à la faillite par leurs patrons. Ces expériences sont partielles et indiquent qu’un autre fonctionnement de l’économie est possible avec une gestion ouvrière ou sociale . Ces expériences, sont liées à des expériences exceptionnelles de montée du mouvement des masses : c’est le cas des usines abandonnées ou fermées au Venezuela avec une co-gestion mixte entre les salariés et l’administration publique. Ces expériences d’occupation, de contrôle de cogestion et, dans certaines conditions, de coopératives ont été l’une des expressions de la situation pré-révolutionnaire en Argentine en 2001-2002. Le problème s’est posé, de manière limitée au travers de certaines expériences de contrôle ou de gestion dans les années 70 en Italie et en France. Il effleure dans les mobilisations de Nestlé ou dans la chaussure à Romans.

La démarche transitoire que nous devons construire se cristallise aussi au travers d’une série de revendications avancées dans un plan de mesures d’urgence social et démocratique : des mesures réelles, sérieuses, immédiates mais aussi visant une redistribution des richesses et des propositions de réorganisation de l’économie en fonction des besoins sociaux et non de l’économie capitaliste. La question de l’interdiction des licenciements, sous la forme d’un ensemble de propositions ou de lois qui remettent en cause le pouvoir, l’arbitraire patronal, est une des principales revendications transitoires. Elle part du refus élémentaire du licenciement et débouche sur l’idée de la nécessaire incursion dans la propriété capitaliste pour réaliser la revendication.

Le refus des privatisations implique non seulement le retour dans le giron du secteur public de tout ce qui a été privatisé par la droite et la gauche, mais aussi une réorganisation de l’appropriation publique de secteurs clé de l’économie.

Cette démarche doit avoir un prolongement européen…

Le point de départ de ces revendications se situe dans le refus de la contre-réforme libérale et de ses mesures. Leur débouché et leur efficacité impliquent l’affrontement avec les classes dominantes et le système capitaliste. Il y a un lien organique entre anti-libéralisme et anticapitalisme. Et quand on sépare l’anti-libéralisme de l’anticapitalisme, on limite la portée même de la revendication anti-libérale : c’est ce qui se produit avec les programmes qui ne s’attaque qu’ aux excès de la « financiarisation » ou de la « marchandisation » sans prendre en compte la logique d’ensemble des rapports sociaux capitalistes. Pour être anti-libéral conséquent, il faut s’attaquer à la propriété capitaliste et poser les problèmes d’appropriation publique et sociale. Cette démarche d’ensemble n’est pas ultimatiste. Elle peut se concrétiser sur quelques revendications qui peuvent servir de points clés, par exemple, pour une campagne électorale.

Derrière le système des revendications transitoires, se cache l’enjeu suivant : l’accumulation d’expériences sociales qui déstabilisent le système, indiquent une autre organisation économique et sociale, et montrent les capacités du salariat dans cette perspective. Gramsci aborde cette question avec son « concept d’hégémonie politico-éthique ». La classe opprimée doit conquérir des positions au sein de la société avant de conquérir le pouvoir politique. Bien entendu, dans une situation normale, cela reste de la propagande et des expériences à portée limitée. Mais dans une situation d’accélération sociale, cela s’intègre dans tout une période préparatoire à la conquête du pouvoir politique.

5) Le front unique

La politique de front unique a une double dimension : stratégique et tactique. Stratégique, car si la révolution est un processus majoritaire et « l’émancipation des travailleurs, l’œuvre des travailleurs, eux-mêmes », les classes populaires doivent surmonter leurs différenciations et divisions internes. Différenciations sociales liées à la place spécifique dans le processus de production et plus généralement dans la vie sociale, mais aussi divisions politiques liées à l’histoire du mouvement ouvrier, à la cristallisation de courants et d’organisations. Leur unification sociale et politique est une des conditions d’une transformation révolutionnaire.

Trotsky, indique d’ailleurs les racines de la politique de front unique dans ce passage sur l’Allemagne (La Révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, 1932) : « Le prolétariat accède à la prise de conscience révolutionnaire non par une démarche scolaire mais à travers la lutte de classes qui ne souffre pas d’interruptions. Pour lutter, le prolétariat a besoin de l’unité de ses rangs. Cela est vrai aussi bien pour les conflits économiques partiels, dans les murs d’une entreprise que pour des combats politiques « nationaux » tels que la lutte contre le fascisme. Par conséquent, la tactique de front unique n’est pas quelque chose d’occasionnel et d’artificiel, ni une manœuvre habile, non elle découle complètement et entièrement des conditions objectives du développement du prolétariat ».

Ainsi le front unique répond à l’objectif stratégique suivant : unifier le prolétariat – la classe ouvrière au sens large, ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail – au cours d’un processus révolutionnaire, pour le transformer de classe dominée en classe dominante de la société. Pour stimuler ce développement, ce mouvement doit créer les conditions de « l’indépendance de classe » des travailleurs vis-à-vis de la bourgeoisie, et viser l’auto-émancipation et l’auto-organisation des classes populaires, condition fondamentale pour la transformation révolutionnaire de la société. Ainsi, tout en précisant à chaque étape de la lutte de classes son contenu et ses formes, la recherche de l’unité des travailleurs et de leurs organisations est une donnée permanente de la politique des révolutionnaires. Mais la politique de front unique est aussi une tactique politique, qui dépend des objectifs généraux d’une politique révolutionnaire. Rappelons qu’une politique révolutionnaire ne se réduit pas à la tactique de front unique. Bien d’autres aspects liés à la lutte politique, la définition des objectifs, la délimitation entre courants et organisations, la construction d’organisations sont des maillons indispensables de l’activité des révolutionnaires.

Ensuite, la tactique reste subordonnée à la stratégie : « Le problème historique n’est pas d’unir mécaniquement toutes les organisations qui subsistent des différentes étapes de la lutte de classes mais de rassembler le prolétariat dans la lutte et pour la lutte. Ce sont des problèmes absolument différents, parfois même contradictoires » (Trotsky, Comment vaincre le fascisme ?).

Les formes et le contenu d’une tactique de front unique peuvent brusquement changer, notamment en situation de crise. La question du front unique a un contenu, explique Trotsky : « La campagne du front unique doit s’appuyer sur un programme de transition bien élaboré, c’est-à-dire un système de revendications transitoires – avec un gouvernement ouvrier et paysan – qui doit assurer la transitions au socialisme. »

Pour autant, tout notre programme ne doit pas être un préalable à l’unité. Mais cela doit nous mettre en garde sur l’unité en soi, l’unité sans contenu.

Dans la politique de rassemblement des travailleurs pour la lutte, les conflits avec les réformistes peuvent atteindre des points de rupture : « Si les réformistes sabotent la lutte, contrecarrent les dispositions de masse, nous nous réservons le droit de soutenir l’action jusqu’à la fin, sans nos demi-alliés temporaires, à titre d’organisation indépendante… Ce sont les masses qui décident. À partir du moment où les masses se séparent de la direction réformiste, les accords perdent tout leur sens. Perpétuer le front unique signifierait ne pas comprendre la dialectique de la lutte révolutionnaire et transformer le front unique de tremplin en barrière. Pour les marxistes, le front unique est seulement une des méthodes de la lutte de classes. Dans ces conditions données, la méthode est complètement inutilisable : il serait insensé de vouloir construire un accord avec les réformistes pour l’accomplissement de la révolution socialiste. » (Comment vaincre le fascisme ? Trotsky). En effet, comme l’explique, Daniel Bensaid, « Le front unique a toujours un aspect tactique. Les organisations réformistes ne le sont pas par confusion, inconséquence ou manque de volonté. Elles expriment des cristallisations sociales et matérielles… Les directions réformistes peuvent donc être des alliés politiques tactiques pour contribuer à unifier la classe. Mais elles demeurent stratégiquement des ennemis en puissance. Le front unique vise donc à créer les conditions permettant de rompre dans le meilleur rapport de forces possible avec ces directions, au moment de choix décisifs, et d’en détacher les plus larges masses possibles. » (Crise et stratégie, 1986).

Ses conditions d’application dépendent aussi des rapports de forces sociaux et politiques globaux, et en particulier des rapports de forces au sein du mouvement ouvrier. C’est un problème que Trotsky pose, d’ailleurs, dans la discussion avec les communistes français en 1922 : « Si le Parti communiste ne représente qu’une minorité insignifiante… son attitude à l’égard du front de classe n’a pas une importance décisive. Le problème du front unique ne se pose pas lorsque le PC, comme en Bulgarie, représente la seule force politique. Mais là où le PC constitue une force politique sans avoir encore une valeur décisive, là où il embrasse soit le quart, soit le tiers de l’avant-garde prolétarienne, la question du front unique se pose dans toute son acuité. »

La question du front unique est une question centrale dans un pays comme la France de 2006, mais elle ne se pose pas dans les mêmes termes avant 68, après 68 ou aujourd’hui avec l’évolution sociale libérale du mouvement ouvrier, la crise des PC et les nouveaux espaces pour une politique anti-capitaliste.

6) La grève générale

Une des questions clé pour notre orientation stratégique et tactique consiste à créer les conditions de l’intervention directe des salariés, des classes populaires sur la scène politique et sociale. Pour réaliser cet objectif la grève générale représente une figure centrale dans notre stratégie,.

La grève générale apparaît comme l’hypothèse de renversement du capitalisme, dès la fin du XIXe siècle. D’abord comme jaillissement de l’énergie ouvrière opposée par les anarchistes à la vieille tactique éprouvée de la social-démocratie, tactique liée à la conquête graduelle de positions parlementaires. Il s’agit pour les anarchistes d’opposer le mouvement de masse extra-parlementaire à la tactique parlementaire de la social-démocratie.

Rosa Luxembourg reprendra la perspective de grève générale, en dépassant le débat anarchistes-socialistes, et en essayant de lier dynamique du mouvement de masse et perspective politique. « La grève de masse, telle que nous la montre la révolution russe, n’est pas un moyen ingénieux inventé pour donner plus de force à la lutte prolétarienne. Elle est le mode du mouvement de la masse prolétarienne, la forme de la lutte prolétarienne dans la révolution. » Depuis, l’hypothèse stratégique de la grève générale active – « grève générale révolutionnaire » disaient nos camarades espagnols dans les années 70 – reste, sous de nouvelles formes, la variante la plus probable du déchaînement des masses contre l’ordre établi.. Aujourd’hui, les rapports de forces entre les classes en Europe ne mettent pas à l’ordre du jour l’éclatement de telles grèves générales. Mais cette conjoncture historique spécifique remet-elle en cause l’hypothèse stratégique ? Aucune des thèses qui relativisent le rôle stratégique des grèves générales et des manifestations centrales n’ont été vérifiées lorsque le mouvement des masses se met en branle, et les chemins empruntés par celui-ci lors de certaines situations pré-révolutionnaires en Amérique latine ont plutôt tendance à redonner force et vitalité à certaines figures stratégiques classiques.

La grève générale a plusieurs dimensions : ce n’est pas une « grosse journée d’action », elle est le cadre d’un mouvement politique de la classe ouvrière, elle permet son expression indépendante, elle a ses organisations – les comités de grève ou le comité central de grève -, elle a une fonctionnalité dans l’affrontement avec l’État : la paralysie de l’économie, des axes de circulation stratégique. Elle crée le cadre d’une remise en marche de la production… Dans les métropoles capitalistes à forte composition de salariat, c’est la forme par excellence de l’intervention directe de la classe ouvrière. Mais la préparation de ces grèves générales passe aussi dans l’intervention quotidienne, par les propositions pratiques de coordination, centralisation des luttes, par une propagande et agitation flexible pour créer les conditions de mouvements d’ensemble de la classe ouvrière.

On peut lui ajouter ou la combiner à la succession de grandes manifestations de masse qui paralysent un pays, le problème étant à chaque fois de trouver les formes qui expriment la force du mouvement de masse, sa radicalité et son efficacité pour paralyser l’État bourgeois.. Les dernières explosions sociales ou expériences de situations pré-révolutionnaires, en Amérique latine à nouveau, rappellent l’importance lors des moments forts d’affrontements de classes des grèves générales et des manifestations de masses, y compris insurrectionnelles.

Enfin, la « grève générale » seule ne résout pas en soi la question de la stratégie de conquête du pouvoir. « Elle pose la question du pouvoir, elle ne le résout pas », dira Lénine. Pour cela, il faut l’accompagner de formes d’organisation et d’une perspective de pouvoir gouvernemental.

7) L’auto-organisation

Dans la reconstruction d’une pratique auto-émancipatrice, l’auto-organisation a aussi un caractère stratégique.

Ces structures peuvent apparaître lors d’une lutte ou d’une grève sous la forme de comités de lutte ou de comités de grèves élus par les assemblées générales. Dans toutes les périodes de type pré-révolutionnaires ou révolutionnaires apparaissent ce type de structures. Elles émergent en général, de problèmes concrets ou dans des situations où le peuple tente de se doter de nouveaux instruments pour prendre en charge l’organisation de la vie dans l’entreprise ou dans la cité. Leur appellation varie au gré du temps et des lieux où elles se mettent en place : « soviets », « comités d’usine » en Russie…, « commissions internes » en Italie, élections de délégués d’entreprise en Allemagne, Comités et milices en Espagne, commissions de travailleurs, shops stewards en Angleterre, Jap (juntes d’approvisionnement) commandos communaux, cordons industriels (union locale des syndicats de la CUT) au Chili, commissions de travailleurs, de moradores au Portugal… Elles peuvent aussi démarrer à partir de formes ou d’institutions bourgeoises légales prévues par les institutions en place : élections de délégués, mise en place, de structures d’approvisionnement.

Bref, les formes d’auto-organisation peuvent être diverses et les révolutionnaires ne fétichisent pas telle ou telle forme. L’essentiel, c’est l’expression unitaire démocratique de la dynamique du mouvement des masses avec un objectif : mettre en place des mécanismes de représentation les plus directs du mouvement de masses.

Au début des conflits, ce la peut prendre une forme de front unique des organisations ouvrières ou alors des formes combinées, mais dans le feu de la lutte, il faut des structures qui représentent le plus fidèlement possible la réalité du mouvement de masse. De ce point de vue, si A. Nin, dirigeant du POUM en Espagne, a eu raison de mettre en avant l’ « alliance ouvrière » dans les années 1934-36 comme forme du front unique des organisations ouvrières, il a eu tort de vouloir remplacer les milices ou comités, produits de l’insurrection de juillet 1936, par l’unité formelle des organisations. Derrière cette substitution, il y eut un déplacement du rapport de forces : l’aile marchante – CNT, POUM, Gauche socialiste – de la révolution reprenait sa position subordonnée vis-à-vis des directions du PCE, du PSOE et de la bourgeoisie républicaine. Il s’agissait là d’un retour en arrière.

Pas de formalisme, d’autant que éclatement et division des formes d’auto-organisation sont des problèmes auxquels on peut être confronté dans situations de montée du mouvement de masses. Cela a été un problème majeur en Argentine entre « les association ou comités de vecinos » et le mouvement « piquetero », entre les syndicats et les « piqueteros » : plus de 2336 barrages au point le plus fort en 2002, plusieurs centaines de milliers de personnes engagées. La division des partis fragmente aussi l’auto-organisation. Chaque parti a son mouvement de masse… C’est aujourd’hui un problème clé en Bolivie, entre la COB, les assemblées de Lo Alto, les mouvements indigènes, mais aussi à une échelle moindre, dans certaines mobilisations sociales en Europe (les exemples de coordinations, organisées autour de telle ou telle organisation politique).

Lié au problème de l’unité, il y a les problèmes de centralisation : lorsqu’il y a division, fragmentation corporatifs ou sociaux il ne peut y avoir de centralisation.

Ces expériences ont en commun leur explosivité sociale mais aussi leur déficit de conscience pour une transformation radicale de la société, qui a aussi des conséquences sur l’organisation la direction .

Ces structures sont-elles incapables de prendre le pouvoir et de réorganiser la société ? Nous ne le croyons pas.

Déjà les austro-marxistes voulaient les reléguer à des structures « socio-économiques » tout en laissant le pouvoir à une assemblée nationale parlementaire.

D’autres reprennent aujourd’hui cette thèse à leur manière, en expliquant que « les formes d’auto-organisation devront trouver leur place, sans être institutionnalisées. Mais, surtout sans prendre le pouvoir ».

Les limites d’une situation révolutionnaire et les faiblesses d’organisation et de direction n’ont pas permis – sauf en Russie, avec les limites que l’on connaît – des phases durables de pouvoir d’auto-organisation. Mais, dans tous les mouvements de masses d’une certaine ampleur et, à fortiori, toutes les crises révolutionnaires, il y a l’aspiration des mouvements sociaux à se doter de premières formes d’auto-émancipation. Cela crée les conditions d’émergence de nouvelles structures de représentation du mouvement populaire. Sans tomber dans une quelconque vision linéaire du développement du mouvement de masse, cela peut prendre la forme d’assemblées générales, de comités d’action, de comités de grèves, demain de conseils communaux ou de travailleurs. Notre rôle consiste à chaque fois à tester les possibilités de nouvelles structures d’auto-organisation, à les créer, les centraliser comme forme de la représentation populaire tout en donnant la priorité à l’organisation des citoyens et des salariés dans leurs communes et leurs entreprises. Il y a là un souci de cohérence entre notre projet pour une autogestion socialiste et l’importance donnée au « socialisme par en bas ».

8) La dualité de pouvoirs

Là aussi, les dernières expériences de situations de crise sociale et politique pré-révolutionnaire posent les questions de dualités de pouvoir, toujours sous des formes « spécifiques ». Elles résultent de nouvelles formes de représentation populaire, combinant l’organisation du mouvement de masses et une crise des institutions existantes, pouvant mettre à l’ordre du jour des processus constituants. Cela a été le cas au Venezuela où des élections à une assemblée constituante sont prévues en août prochain, sous une énorme pression du mouvement de masse. Là encore, lorsqu’un processus révolutionnaire s’approfondit, de nouvelles structures de représentation populaires apparaissent, de nouvelles légitimités contre le vieil appareil d’État central se créent : comités mais aussi structures communales ou locales du type « municipalités rouges » ou « zones libérées ». Un processus de confrontation et de dualité de pouvoirs se développe qui passe aussi par des crises, des fractures des vieilles structures institutionnelles existantes. Les vieilles coquilles peuvent même devenir l’enveloppe de nouveaux pouvoirs.

C’est l’exemple de la « Commune de Paris », où la vieille commune sera régénérée avec la sève de l’explosion populaire qui la constituera en organe du pouvoir populaire. Le Chili, des années 1970-73 avec les JAP – juntes d’approvisionnement des quartiers populaires – et les cordons industriels – coordination zonale des syndicats – verra naître un début de dualité de pouvoir, à partir de structures mises en places par les pouvoirs publics ou la centrale syndicale. Un enjeu capital se pose alors : les nouvelles structures les plus efficaces dans l’organisation de la lutte doivent également montrer leur efficacité dans la résolution de problèmes quotidiens, se montrer plus démocratiques, plus représentatives : démontrer leur supériorité.

C’est là que se pose le problème de la confrontation avec l’État. En se généralisant, ce processus se heurte au droit de propriété, aux institutions et à l’État capitaliste. « Le droit à l’existence prend le pas sur le droit à la propriété » (convention de 1793), la démocratie des nouvelles structures représentant le peuple-assemblées d’usines ou de communes » prend le pas sur les anciennes structures. Il y a à ce moment contradiction et lutte entre l’ancien et le nouveau. Le « nouveau » pèse aussi sur la fragmentation des vieilles institutions bourgeoises. Les exigences démocratiques doivent être portées au sein des vielles institutions parlementaires ou municipales mais l’axe, la priorité pour dénouer la « dualité de pouvoir », c’est l’organisation propre, l’organisation indépendante du mouvement de masses. L’expérience de la Commune de Paris a fait évoluer Marx sur la question de l’État pour lequel il ne s’agit plus de transformer l’État mais de le briser.

Les leçons de toutes les expériences révolutionnaires socialistes ou nationalistes révolutionnaires confirment la nécessité de détruire l’appareil de répression des classes dominantes. Et nous entendons dans ce sens, le noyau dur de l’État – armée, police, justice, appareil administratif central -, même si ces institutions peuvent sous la pression des événements révolutionnaires, se fragmenter et se diviser (ex des comités ou conseils de soldats, syndicats dans la magistrature etc..). L’histoire montre que ce processus déclenche l’opposition et la répression des classes dominantes. Les forces fondamentales en lutte s’entrechoquent, s’affrontent, se déchirent au cours de moments stratégiques. Ce sont les moments de crise révolutionnaire, où se joue l’affrontement de classes, où les choses basculent… Il faut préparer ce ou ces moments-là… afin de concentrer les forces du mouvement d’en bas contre l’appareil d’État. La question du pouvoir se pose, et la dualité de pouvoirs doit alors se dénouer, d’un côté ou de l’autre. Les préparatifs révolutionnaires peuvent durer « plusieurs mois, plusieurs années », précise Ernest Mandel, mais les moments d’affrontements centraux sont toujours les plus décisifs.

L’objectif est alors de défendre le processus révolutionnaire. Nous ne sommes pas putschistes – « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes – mais nous ne sommes pas naïfs. Cette défense suppose d’agir « militairement » Sans pour autant apparaître comme l’agresseur. Léon Trotsky explique, dans des pages extraordinaires sur l’histoire de la révolution russe, que le CMR (Comité militaire révolutionnaire du soviet de Pétrograd) prend l’initiative de la prise du pouvoir tout en veillant à toujours conserver une position défensive : il fallait défendre Pétrograd contre les troupes de Kornilov qui allaient dégarnir la ville.

De l’histoire de ce siècle et des quelques révolutions, on retiendra donc l’importance du processus préparatoire. Mais le caractère décisif de la crise révolutionnaire, c’est le « moment » ou les « moments » où tout se joue, où certaines heures détermineront le cours d’une histoire pendant plusieurs décennies…

La question clé reste la conquête du pouvoir politique. Première spécificité de la révolution prolétarienne, les travailleurs ne peuvent instaurer de nouvelles relations sociales, ni conquérir durablement de nouvelles positions sans changement de toute la structure sociale et politique. Les contre-pouvoirs sont utiles, la lutte pour les réformes indispensable. Les expériences partielles de contrôle, d’autogestion dans les entre prises ou dans les communes sont décisives mais pas assez fortes pour entamer un processus de transformation des rapports sociaux. Il faut conquérir le pouvoir.

D’où les débats avec Holloway, et tous les courants de l’altermondialisation qui défendent la possibilité de changer le monde sans prendre le pouvoir. Il s’agit bien d’Holloway car il semble que les zapatistes évoluent sur cette question et ne font plus de nécessité vertu, en expliquant que leur lutte ne doit pas avoir de débouché politique. Ils ont d’ailleurs pris le pouvoir dans leurs zones du Chiapas. Les expériences révolutionnaires en Amérique latine montrent d’une part, la nécessité de stimuler le mouvement d’en bas, et d’autre part, l’importance décisive de l’impulsion d’en haut. Le rôle positif et les limites d’un Chavez montrent l’importance de la construction d’une alternative politique d’ensemble. La politique social-libérale d’un Lula exige une alternative politique, y compris électorale, s’orientant vers une rupture avec l’impérialisme et les marchés financiers. Les contre-pouvoirs ou l’addition de mouvements sociaux ne suffisent pas pour opposer une alternative au capitalisme libéral.

Bien entendu, dans toute l’histoire des luttes sociales, nombre de réformes, de nouveaux droits, de conquêtes sociales ont été obtenues sous la pression de rapports de forces et de mobilisations sociales… sans prendre le pouvoir !

Les révolutionnaires sont partisans de toutes les réformes qui améliorent les conditions de vie et de travail de la population. Ils sont attentifs ou partie prenante de toutes les expériences qui desserrent l’étau de la domination capitaliste. Ces mouvements sont décisifs mais ne suffisent pas à consolider les gains acquis sur le long terme – les classes dominantes reprennent souvent d’une main ce qu’elles ont concédé de l’autre – ni à changer de logique fondamentale et substituer une logique des besoins sociaux à celle du profit.

Dans la construction d’une alternative, ces expériences peuvent s’avérer des points d’appui indispensables mais, leur accumulation ne peut suffire à bouleverser les données fondamentales de la société. Elles se heurtent au pouvoir central. Pour empêcher des modifications structurelles de la société, les classes dominantes opèrent un double verrouillage : sur l’État et sur la propriété capitaliste. La guerre en Irak, les tentatives ici et là de mettre sur pied des dispositifs étatiques ou para-étatiques en Europe ou en Amérique montrent d’ailleurs le rôle clé des États. L’État se redéploie mais il est là. La force de l’impérialisme américain, comme le pouvoir des multinationales, démontre l’importance de la propriété des capitaux et des grands moyens de production dans l’économie mondiale. Le pouvoir économique, militaire paraît plus disséminé que jamais mais il est aussi plus concentré que jamais.

Pour ouvrir la voie au changement, il faut défaire ce double verrouillage : l’État et la propriété. Sans une mobilisation sociale révolutionnaire qui brise la colonne vertébrale de la domination capitaliste – l’État – et qui substitue à la propriété capitaliste l’appropriation publique et sociale, les mécanismes de production et de reproduction du capital continuent à dominer.

9) Auto-organisation, démocratie.

Les rapports entre les institutions parlementaires, assemblées constituantes, et structures d’auto-organisation constituent un des problèmes clés d’une stratégie révolutionnaire, notamment dans les métropoles impérialistes.

L’axe, c’est l’auto-organisation, l’émergence, et la centralisation des structures de démocratie directe, au sens large : pas uniquement les « conseils d’usine » au sens « opéraiste », mais l’autogestion sociale et politique constituée en pouvoir politique.. Dans la perspective d’un nouveau pouvoir pour les travailleurs et les citoyens, il y a aussi place pour une logique de démocratie radicale appuyée sur des propositions de transformation des assemblées parlementaires : assemblée constituante unique, champ de compétences, proportionnelle, contrôle des élus, création de structure de démocratie directe, subsidiarité du local à l’échelle européenne dans le cadre de processus constituant. Bref, le but poursuivi est la généralisation d’une démocratie radicale qui, à partir d’une transformation radicale de l’assemblée, ouvre la perspective de structures pour un nouveau pouvoir. C’est la problématique qu’avance Trotsky, en 1934, dans son projet de programme d’action pour la Ligue communiste de l’époque. Ce processus constituant doit être utilisé pour stimuler un nouveau pouvoir de démocratie directe. Mais dans une situation révolutionnaire, l’efficacité démocratique de l’auto-organisation se heurte à l’appareil d’État.

Divers cas de figures se sont déjà présentés : soit l’assemblée constituante est emportée dans le tourbillon révolutionnaire et transmet ses pouvoirs aux nouvelles structures révolutionnaires, soit se met en veilleuse, soit elle s’oppose aux nouvelles formes de pouvoir auto-organisée provoquant ainsi un conflit. N’oublions que dans certaines crises révolutionnaires, Allemagne en 1918-19 ou au Portugal en 1974-75, l’Assemblée constituante a servi d’instrument contre-révolutionnaire. Il faut alors mettre l’accent sur les structures d’auto-organisation et leur centralisation. Tout ce processus n’est pas extérieur aux institutions de la démocratie bourgeoise, surtout dans les pays à vieilles traditions parlementaires – le processus révolutionnaire pèse sur ces dernières – mais l’objectif est la constitution d’un nouveau pouvoir. Nous ne pensons toujours pas – à la différence de certaines thèses austro-marxistes, « eurocommunistes » ou « réformistes de gauche » – que l’on peut conquérir le pouvoir en combinant « pouvoir populaire » et « conquête graduelle d’une majorité révolutionnaire dans le vieux parlement ». La prise du pouvoir politique nécessite de se débarrasser des vieilles institutions et à en construire de nouvelles. Après la conquête du pouvoir, les problèmes se posent autrement, notamment au début d’une société de transition au socialisme : plusieurs assemblées élues au suffrage universel, peuvent coexister avec des assemblées territoriales et des assemblées issues d’élections dans les entreprises, même des assemblées représentant des minorités nationales. Assemblées qui auront le pouvoir, assemblées élues au suffrage universel.. Cette combinaison a été tentée de manière éphémère sous la Commune de Paris. C’est la position de Rosa Luxembourg sur la dissolution de la Constituante en Russie. Elle se prononce pour la dissolution d’une assemblée qui ne correspond plus à l’État réel du pays et demande une nouvelle Constituante, c’est-à-dire, à côté du pouvoir des soviets, une assemblée élue au suffrage universel : « Sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète et la bureaucratie demeure le seul élément actif. »

Lorsqu’il y a conflit, c’est au peuple que le dernier mot revient.

10) Gouvernement ouvrier ou des travailleurs

La revendication du « gouvernement ouvrier » (« gouvernement des travailleurs » ou des « classes populaires ») est un mot d’ordre transitoire brandi dans une situation révolutionnaire, les années 20, ou à la veille de la Deuxième Guerre mondiale que Trotsky envisageait comme la répétition de la Première. Ce sont les formules développées dans le Programme de transition. Ces questions prennent en général une grande importance dans des situations de crise sociale et politique aiguë. Les débats que nous avons sur la ou les formules de gouvernements sont souvent éloignées de ce contexte.

Le gouvernement ouvrier est une formule transitoire de gouvernement, dans une situation de crise où les institutions du vieil appareil d’État ne sont pas encore détruites. Ce n’est pas encore le pouvoir des organismes populaires ou de la « dictature du prolétariat », mais ce n’est plus le fonctionnement normal des institutions bourgeoises. Ce n’est donc pas le synonyme de la dictature du prolétariat. C’est une possibilité de gouvernement intermédiaire vers la conquête du pouvoir par les travailleurs.

Aussi, toutes les formules de gouvernement ouvrier ou des travailleurs comportent en général des revendications immédiates mais aussi des objectifs liés au contrôle ouvrier, à l’expropriation des capitalistes, voire à l’armement du prolétariat. Dans des situations révolutionnaires, il y a une cohérence entre une politique de front unique et la proposition d’un gouvernement de rupture avec la bourgeoisie. Là, le « gouvernement ouvrier peut être le couronnement de la politique de front unique ». La base de l’unité d’action et du gouvernement est commune : ce sont des coalitions de forces révolutionnaires, réformistes de gauche, centristes ou nationalistes révolutionnaires, appuyées sur des organisations ou comité populaires. C’est, en faisant référence à la Russie de février à octobre 17, et l’Allemagne en 18 et 23, que Trotsky utilise ses formulations « exigeant des partis ouvriers la rupture avec la bourgeoisie ». Mais ces formules sont aujourd’hui frappées de relativité historique.

Deux remarques sur cette approche :

Elle est étroitement liée à des situations révolutionnaires. Dans de nombreux documents, notamment sur l’Allemagne ou la France en 1922, Trotsky parle de « début parlementaire de la révolution prolétarienne ». Mais toutes ces expériences, même si elles peuvent avoir comme point de départ une majorité parlementaire doivent très vite trouver comme centre de gravité les organismes de dualité de pouvoir sinon ces gouvernements s’enlisent ou deviennent les otages des institutions bourgeoises. C’est ce que Trotsky a dénoncé comme « l’interprétation parlementaire » du gouvernement ouvrier. C’est malheureusement le travers où sont tombés certains militants révolutionnaires : en Saxe Thuringe, où les dirigeants du KPD firent dépendre les décisions d’insurrection du gouvernement légal du Land à dominante social-démocrate de gauche et pas d’un conseil des comités. C’est aussi l’expérience catalane en juillet et septembre 1936, où le POUM accepta la dissolution du « comité central des milices » pour entrer et reconnaître le gouvernement de la « Généralitat Catalana », comme gouvernement légal de la Catalogne.

Ces formulations s’inscrivaient dans un certain cadre historique marqué par la force propulsive de la révolution russe, où les partis réformistes et staliniens malgré leur dégénérescence avait encore des références à la révolution, à la « dictature du prolétariat » (la SFIO et Léon Blum dans les années 30), à la rupture avec le capitalisme, où une avant garde de plusieurs millions de militants ouvriers même réformistes étaient éduqués dans ce « bain idéologique ». Ces exigences de rupture avec la bourgeoise n’ont plus grand sens pour s’adresser aux formations social-démocrates, qui sont emportés par le social-libéralisme. Elles peuvent avoir dans certaines conjonctures politiques une certaine fonctionnalité vis à vis de la base militante de certains PC, sous la forme suivante « choisissez entre l’alliance social-libérale ou une alternative anti-capitaliste » en comprenant bien, que la dynamique du réformisme et celle de l’intégration – sur une longue durée – dans les institutions bourgeoises conduisent les appareils bureaucratiques des PC à s’adapter à l’ordre existant.

Ces modifications historiques du mouvement ouvrier ont des conséquences sur les problèmes de « politique actuelle » : il y a une certaine désynchronisation entre la politique d’unité d’action et la construction d’une alternative politique : nous sommes pour l’unité d’action de toute la gauche sociale et politique contre l’extrême droite, la droite et le patronat. Nous ne pensons pas possible de construire une alternative au capitalisme libéral avec le social-libéralisme. Il n’y a pas de logique autre qu’une logique parlementaire à rechercher « une majorité antilibérale contre la droite rassemblant toute la gauche-donc le PS et la gauche social-libérale ». Cette option « parlementariste » ne peut se faire qu ‘ détriment d’une accumulation de forces contre le capitalisme libéral.

Il peut y avoir, enfin, des cas spécifiques, dans les pays en voie de développement, où des gouvernements nationalistes révolutionnaires rompent avec l’impérialisme, même si c’est une rupture partielle. C’est le cas de Chavez au Venezuela. Trotsky avait donné quelques indication sur le gouvernement Lazaro Cardénas au Mexique dans les années 30 ou l’APRA au Pérou. Ces gouvernements qui s’opposent à l’impérialisme doivent être soutenu contre l’impérialisme, tout en gardant notre indépendance. Indépendance, car il y a bataille politique, lutte dans le camp « anti-impérialiste » entre révolutionnaires, réformistes, nationalistes, etc. Lutte politique mais soutien à un processus. Nous jugeons les mesures prises pour les classes populaires et les initiatives d’action et de mobilisation. D’où, par exemple, un soutien à ce qu’on appelle le processus de révolution bolivarienne.

Sur les questions gouvernementales, nos positions doivent, donc, combiner :

a) l’indépendance vis à vis des gouvernements qui gèrent les institutions et l’économie capitaliste.

b) le refus de participer à tout gouvernement qui gère les institutions ou l’économie capitaliste. Notre tactique étant déterminée par la politique et les décisions de chaque gouvernement, soutenant les mesures positives, nous opposant aux autres.

c) une position déterminée par le cours du gouvernement en question- de l’opposition frontale -face au gouvernement Lula, aujourd’hui, gouvernement social libéral- au soutien – l’expérience de Chavez.

d) et porter toujours l’effort sur le développement du mouvement de masses indépendant.

SABADO François