Jean NANGA – Darfour : qui sont les vrais criminels ? (octobre 2004)

En février 2003, prenait fin la longue guerre (commencée en 1983) entre la rébellion sudiste de la Sudan People’s Liberation Army/Movement (SPLA/M), dirigée par John Garang, et le pouvoir central de Khartoum, aux mains de Umar Al Bashir. Mais le Soudan est le théâtre d’une autre guerre, dans sa partie occidentale, la région-État du Darfour. Une guerre qui semble particulièrement préoccuper la « communauté internationale ». Sans rire, Colin Powell est ainsi allé jusqu’à menacer de porter plainte contre le gouvernement soudanais pour génocide contre les populations noires du Darfour. D’où vient une compassion aussi inhabituelle ?

Une guerre ethno confessionnelle ?

Une fois de plus, pour les médias, nous serions en présence d’une guerre ethnique opposant les Zaghawas Massalits, organisés dans une Sudan Liberation Army (SLA) et dans le Justice and Equality Movement (JEM), et les miliciens Janjawids appuyés par l’armée gouvernementale. Les victimes sont censées être des « Noirs » et les bourreaux des « Arabes ». Arabes sous-entendant en l’occurrence musulmans, le Soudan étant réputé, depuis une décennie au moins, être l’un des bastions du panislamisme politique, responsable d’avoir offert l’hospitalité à Ben Laden après sa rupture avec les Etats-Unis.

Il existe bien, au Soudan, un clivage entre un Nord arabomusulman et un Sud négro-animiste et chrétien. Tel est l’héritage de la domination, antérieure à la colonisation européenne, des Arabes allochtones sur les Noirs autochtones. Un clivage consolidé par l’administration britannique, laquelle soumit le Soudan à une forme particulière d’indirect rule, relativement comparable au système mis en place en Afrique du Sud. Les Arabes occupaient alors le rôle de dominés privilégiés face aux Noirs. Ce qui explique que l’indépendance concédée aux élites du Nord en 1956 ait été considérée, par l’élite noire, comme une pérennisation de la domination de la majorité noire par l’élite de la minorité arabe. D’où le déclenchement de la rébellion armée sudiste et séparatiste (Anya-Nya), qui dura de 1955 à 1972, date à laquelle l’autonomie du Sud fut concédée. La rébellion reprit en 1983, à l’initiative de la SPLA/M (unioniste), au moment où le régime soudanais, dirigé à l’époque par le général Nimeyri, décidait d’instaurer la loi islamique sur l’ensemble du pays, Sud autonome (dit animiste et chrétien) compris.

La réalité est cependant bien plus complexe. Bien que majoritairement noire (52 %), la population soudanaise est musulmane à 70 %, contre 25 % d’animistes et 5 % de chrétiens. Dans le Darfour, les Janjawids et leurs adversaires et victimes sont essentiellement de même confession. Comme le dit un bon connaisseur du Soudan, il s’agit de « cousins » : « Les milices tribales Janjawids sont des mercenaires qui ne se revendiquent pas du tout “arabes” […] Les miliciens sont tout simplement des gens prolétarisés. Ils se retrouvent sans travail, le gouvernement leur dit “vous pouvez faire ce que vous voulez, voler, piller…’’ » (Marc Lavergne, « Le conflit du Darfour n’est pas racial », entretien avec Afrik, 16 juillet 2004). Le JEM est même supposé lié à l’idéologue panislamiste al-Turabi. Par ailleurs, depuis les années 1990, une alliance s’est établie entre la SPLA/M et l’opposition, qu’on dirait nordiste, au régime d’al-Bashir, la Democratic National Alliance (comprenant le Parti communiste soudanais, des partis islamiques, des syndicats…). Dans le même temps, des fractions dissidentes de la SPLA/M s’alliaient au régime de Khartoum. On ne peut donc parler d’un clivage ethnoconfessionnel, d’un conflit de civilisation entre arabomusulmans et négro-animistes et chrétiens.

Crise sociale et sécheresse…

Que le Darfour soit confronté à cette explosion de violence, alors que s’achevait la longue guerre entre la SPLA/M et le pouvoir central et que se concluait l’accord pour une paix définitive, n’est pas une simple coïncidence. L’accord de paix était considéré, par les élites du Darfour, comme marqué par la perpétuation de l’indifférence du pouvoir central pour les problèmes socio-économiques et écologiques des populations de cette région. Celle-ci est, en effet, l’une des principales victimes de l’orientation productiviste agropastorale : appropriation des terres paysannes par l’État, en fait la hiérarchie militaire, comme par des entreprises privées soudanaises et étrangères ; passage de la culture extensive à l’exploitation intensive, ce qui a très fortement dégradé les sols etc. Cette politique fut imposée dans le cadre de l’ajustement structurel initié dès 1978 et imposé par les institutions financières internationales. La sécheresse qui a frappé le Soudan au début des années 1980 n’a fait qu’aggraver la situation. De plus, la récente découverte de pétrole dans la région a été vécue comme l’occasion de promouvoir un développement économique et social profitable aussi aux autochtones. Mais cela n’a pas été mentionné dans l’accord de paix qui partage le contrôle des richesses entre la SPLA/M et le régime de Khartoum.

La rébellion est donc une réaction à cette exclusion des élites censées représenter le peuple socialement marginalisé du Darfour. Leur exigence initiale était que 13 % des recettes pétrolières soient consacrées au développement de la région-État du Darfour, dans le cadre d’une véritable décentralisation. Le pouvoir central semblait toutefois avoir opté pour le classique déplacement des populations, pour cause d’exploitation pétrolière. Afin, sans doute, d’empêcher une réédition de ce qui se passe au Nigeria entre les populations socialement délaissées du delta pétrolier et l’alliance du gouvernement et des firmes pétrolières. Contrairement à ce qu’affirme Khartoum en présentant les Janjawids comme des traditionnels pillards, Marc Lavergne met en évidence une autre réalité : « Ces attaques n’ont plus rien à voir avec les razzias traditionnelles, car les Janjawids mettent le feu aux champs et tuent le cheptel. Ce qui signifie qu’ils ne sont absolument pas là pour les vivres. » D’ailleurs, l’entrée du Soudan dans le club des pays pétroliers s’est accompagnée de mises en garde des associations et des ONG sur les pratiques des oligarques soudanais dans les zones pétrolières et sur les risques d’instrumentalisation belliciste des frustrations engendrées par des intérêts étrangers. Mais ni l’ONU, ni les Etats-Unis, ni l’Union européenne, ni la France n’y ont prêté attention…

Impérialisme d’hier et d’aujourd’hui

Comme d’autres conflits en Afrique, celui-ci n’est pas étranger à la mondialisation néolibérale. D’où l’agitation des gouvernements de France et des Etats-Unis qui prétendent aboutir à une résolution rapide de la tragédie soudanaise. Il n’est cependant pas question ici de l’humanisme qu’évoque régulièrement le Quai d’Orsay. Bien qu’ayant perdu le Soudan en 1898-1899, à Fachoda, face à l’Angleterre, la France est devenue ensuite l’un des meilleurs partenaires du Soudan indépendant. La dictature de Nimeyri bénéficia par exemple de son soutien sans faille, de 1972 à 1985, et le régime parlementaire qui lui succéda fut presque boycotté, avant son renversement en 1989 par Omar al-Bashir. Ainsi la France est-elle demeurée un bon soutien du régime de Khartoum jusqu’à aujourd’hui, tandis que l’autre allié historique des régimes dictatoriaux soudanais, le gouvernement des Etats-Unis, décidait de le sanctionner à partir de son ralliement panislamique à la cause de Saddam Hussein pendant la première guerre du Golfe.

La situation géographique du Soudan explique cette fidèle amitié. Le Soudan est frontalier d’États de la Françafrique (Zaïre-Congo, Centrafrique, Tchad). C’est même du Darfour qu’est partie la conquête du pouvoir par l’actuel chef de l’État tchadien, Idriss Déby. Parmi les dirigeants de la rébellion soudanaise, on dénombre d’anciens membres de la garde rapprochée de Déby, des Zaghawas comme lui, mais de nationalité soudanaise. Contrairement à Washington, Paris et N’Djaména étaient amis des protagonistes des deux camps et le numéro un tchadien a été consacré médiateur au début de la révolte. Néanmoins, un an après, la crise persiste.

Pour leur part, les Etats-Unis ont d’abord soutenu inconditionnellement les régimes dictatoriaux de Khartoum, en guerre avec la SPLA/M, avant de soutenir cette dernière à partir de 1991. Ils ont aussi participé à la restauration de la paix entre Khartoum et ses voisins censés soutenir la SPLA/M. Non sans duplicité : il suffit pour s’en convaincre d’observer la concomitance entre la fin de la guerre entre le pouvoir central et la SPLA/M, sur instigation des Etats-Unis, et l’hostilité qui oppose présentement Khartoum et Washington à propos de la situation humanitaire du Darfour.

Pour les Etats-Unis, il n’existe pas d’aide sans intérêt. Si Washington déclare vouloir désormais la paix au Darfour, c’est qu’il s’y trouve des zones pétrolières. La SPLA/M était, dans les années 1980, coupable d’avoir déclenché la guerre alors que Chevron Overseas, actuellement ChevronTexaco, venait de découvrir du pétrole dans le Sud-Soudan. Il fallait alors aider le pouvoir central à vaincre la SPLA/M, soutenue par le régime éthiopien de Mengistu, aligné sur Moscou. Avec la fin de la guerre froide, la chute de Mengistu et le panislamisme de Bashir et Turabi, le soutien à la SPLA/M s’imposa pour les mêmes raisons économiques.

Le régime de Khartoum n’a pas suivi le plan de la Maison Blanche. Il a pu, malgré la guerre, faire du Soudan un producteur de pétrole à partir de 1999, sans faire participer les pétroliers d’outre-Atlantique à la fête, et en accordant ses faveurs à la Chine. Ainsi, au sein du principal producteur du pétrole soudanais, le Greater Nile Consortium, c’est la China National Petroleum Corporation qui détient 40 % de parts. Cette nette préférence du régime de Bashir est censée favoriser une plus grande autonomie de l’oligarchie locale.

Ce partenariat avec la Chine, de plus en plus présente sur le marché pétrolier africain (Gabon, Congo…), se trouve renforcé par l’ouverture aux entreprises indiennes, dont l’une a racheté les parts de Talisman Energy. Un crime de lèse-hégémonie étatsunienne. Au point que les Etats-Unis ont déjà proposé, au Conseil de sécurité, de prendre des sanctions contre le pétrole soudanais…

Dans ces conditions, se perpétue la tragique histoire, pour les peuples, de la domination impérialiste.

Encart – Appétits tricolores…

La France cherche à tirer tout le parti possible de son attitude compréhensive envers le régime de Bashir. En 1994, grâce à la coopération policière franco-soudanaise, elle avait déjà obtenu la livraison de Carlos. Aujourd’hui, elle profite des restructurations économiques en cours pour participer par exemple à la réalisation d’un complexe industriel à capitaux publics et privés destiné à la production de matériel militaire. Un complexe dénommé… Jihad ! Total a, de même, acquis un terrain d’exploration pétrolière, Alstom un chantier hydroélectrique, et le Bureau de géologie et de recherche minière occupe une place de choix dans le secteur dont il s’occupe. En pleine « crise du Darfour », une quarantaine d’entreprises françaises ont participé à l’édition 2004 de la Foire internationale de Khartoum, sous les auspices du ministre français du Commerce extérieur.