L’expérience des mouvements ouvriers allemand et russe face à la répression homophobe au début du XXème siècle

Les premières luttes contre l’homophobie d’État en Allemagne et la limite du combat réformiste

La répression grandissante contre les homosexuels répond à un besoin des Etats d’encadrer une évolution rapide des sociétés. La révolution industrielle est en effet venue déstabiliser une série d’institutions comme la famille paysanne et son lot de traditions. Les concentrations ouvrières dans les villes ouvrent également la possibilité à des individus d’exprimer leur orientation homosexuelle plus facilement. Pour autant, la bourgeoisie ne voit pas d’un bon œil le développement de ces pratiques homosexuelles. Elles viennent remettre en cause l’institution patriarcale de la famille et les normes qu’elle propage, notamment celle d’une complémentarité naturelle « homme femme » dans le couple. La bourgeoisie défend la famille patriarcale car cette institution s’impose vite comme un pilier du système capitaliste en stabilisant l’ordre établi grâce l’autorité du père de famille. C’est aussi un bon moyen de faire prendre en charge, à moindre coût pour les capitalistes, les tâches de reproduction de la force de travail (faire la cuisine, laver les vêtements, éduquer les enfants, etc), grâce au travail domestique des femmes.
En réponse à cette répression, des homosexuels se forgent leur propre identité et commencent à s’organiser dans les villes. L’Allemagne devient vite la place centrale de la culture et des débats sur l’homosexualité en Europe. Le docteur Magnus Hirschfeld y fonde, au travers du « comité humaniste scientifique », le premier groupe de défense de la cause homosexuelle en 1897. Son but est de réunir les soutiens d’un maximum de personnalités pour l’abrogation du paragraphe 175. Le SPD (Le Parti Social-Démocrate allemand, qui se revendique encore de la révolution socialiste) est alors le seul groupe politique à soutenir cette pétition. Plusieurs dirigeants du SPD, comme Eduard Bernstein ou Auguste Bebel, s’étaient déjà positionnés contre la condamnation d’Oscar Wilde. La campagne de pétition de Magnus Hirschfeld avait comme limite de ne s’adresser presque qu’exclusivement aux élites de la société, sans vraiment se tourner vers la classe ouvrière et ses organisations pour engager une lutte de masse. L’objectif de Hirschfeld était de reformer le système capitaliste en cherchant à convaincre les parlementaires de dépénaliser l’homosexualité. Mais quand la répression devint trop importante, la bourgeoisie « bien-pensante » se trouva incapable de remettre en cause son propre système pour défendre les droits des homosexuels, et Hirschfeld se retrouva isolé.

La révolution en Allemagne et en Russie ouvre la voie à la libération homosexuelle

La révolution russe et la fin de la première guerre mondiale en 1918 provoquent une vague révolutionnaire sans précédent en Allemagne, qui influence le mouvement homosexuel. Des milliers d’ouvriers et de paysans, envoyés se faire massacrer dans les tranchées durant 4 ans, se révoltent contre leur propre gouvernement. L’empereur Guillaume II se fait renverser et la république est proclamée. Les ouvriers s’organisent alors en conseils, sur le modèle des « soviets » russes, pour remettre en cause toute la société capitaliste. Cette période révolutionnaire libère une énergie sans précédent qui touche tous les domaines de la société. L’effervescence permet notamment au mouvement homosexuel de se régénérer. Au début des années 20, une 20aine d’associations et de magazines gays sont impulsés en Allemagne. Hirschfeld témoigne : « L’évènement de l’année 1918 a sans aucun doute eu un certain effet sur la lutte pour la libération des homosexuels car, au-delà des groupes de scientifiques humanistes et justes, des organisations homosexuelles se sont développées et ont repris la lutte pour leurs semblables ».
Le parti communiste allemand, fondé en 1918, se positionne vite en faveur des droits pour les homosexuels. Il est alors fort de plusieurs dizaines de milliers de jeunes militants dévoués à la révolution socialiste. Le Parti n’hésite pas à déclarer : « Le prolétaire politiquement engagé aborde la question de la vie sexuelle et aussi le problème de l’homosexualité sans préjugé. Le prolétariat demande la même liberté pour ces formes d’actes sexuels que celle pour les rapports entre sexes ». En clair, les communistes étaient prêts à se battre pour l’abolition du paragraphe 175.

En Russie, la révolution de 1917 permit également d’ouvrir des brèches dans le système oppressif subit par les homosexuels. Le parti Bolchevik était moins porté sur la question que le PC Allemand. Mais l’action de certains de ses militants permit, dès 1919, de dépénaliser l’homosexualité dans le jeune Etat ouvrier, en même temps que l’avortement et le divorce étaient autorisés. Le souci des Bolcheviks était aussi de s’en prendre aux racines de l’oppression des femmes et des homosexuels. Ils menèrent toute une politique pour remplacer la famille patriarcale. Trotsky, l’un des dirigeants de la révolution, expliquait : « La lessive doit être faite aux lavoirs publiques, la cuisine dans des restaurants publiques, la couture dans des ateliers publiques. Les enfants doivent être éduqués par de bons enseignants publics qui auront une véritable vocation pour leur profession. Alors les liens entre mari et femme seront libérés de tout ce qui est extérieur et accidentel, et l’un cessera d’absorber la vie de l’autre. Une égalité véritable sera finalement établie. Les liens dépendront uniquement de l’attachement mutuel ». Cette politique, limitée par les conditions matérielles précaires de la Russie de l’époque, donnait quand même de premiers résultats. Grégori Batkis, l’un des militants bolcheviks actifs dans la lutte contre les préjugés homophobes, déclarait en 1923 : « La législation courante en matière sexuelle en Union Soviétique est le fruit de la révolution d’octobre. (…) L’homosexualité, la sodomie et les autres formes de plaisir sexuel condamnées par la législation européenne comme offenses à la moralité publique sont traitées par la législation soviétique exactement comme est communément appelé l’accouplement ‘naturel’ ». Ces exemples montrent jusqu’à quel point la déstabilisation du capitalisme en Allemagne et en Russie ont ouvert des brèches pour combattre l’homophobie. C’est aussi une belle démonstration des capacités révolutionnaires de la classe ouvrière à lutter pour l’émancipation de tous les opprimés.

Le stalinisme et la révolution trahie

Dès 1923, la bourgeoisie réussit à stopper la vague révolutionnaire en Allemagne et rétablit l’autorité de son Etat. En Russie, la classe ouvrière sort de 7 ans de guerre complètement épuisée et la famine, provoquée par un blocus général des pays capitalistes, finit par résigner les travailleurs. Une minorité de bureaucrates, menée par Staline, en profite pour reprendre le pouvoir sur la classe ouvrière. La contre révolution touche tous les domaines de la société russe, y compris la question sexuelle. Staline s’emploie à rétablir la famille et à mettre fin à la liberté sexuelle. Il va même jusqu’à dire : « Nous avons besoin d’hommes. L’avortement, qui détruit la vie, n’est pas acceptable dans notre pays. La femme soviétique a les mêmes droits que l’homme, mais cela ne la libère pas du grand et honorable devoir que la nature lui a donné : elle est mère… ». Peu après ces déclarations, le nouveau régime stalinien rétablit la pénalisation de l’homosexualité et envoie des centaines d’homosexuels dans des camps. Les idéologues du Kremlin présentent alors l’homosexualité comme une dégénérescence fasciste. Ce positionnement, repris par une majorité des partis communistes en voie de stalinisation, en parallèle de l’extermination en Allemagne des organisations et des groupes homosexuels par Hitler, marquent un coup décisif à la première vague du mouvement homosexuel en Europe. Il faut attendre les années 60 et une nouvelle monté des luttes ouvrières dans le monde pour voir se réaffirmer les revendications pour les libertés sexuelles.

Aujourd’hui le capitalisme a réussie, sous la pression des luttes, à intégrer une série de droits pour les homosexuels mais l’homophobie dans la société reste toujours très importante. L’oppression continu d’être générée par l’institution de la famille patriarcale qui occupe toujours une place centrale dans le capitalisme. La période des années 1920-1930 est pleine d’enseignements pour comprendre comment il est possible de lutter contre l’homophobie. L’obtention des droits homosexuels durant cette période correspond de manière quasi symétrique au pic de remonté des luttes ouvrières durant lesquels les travailleurs ont fragilisé ou renversé le capitalisme. Le constat est simple, il ne sera possible de se débarrasser des institutions et des préjugé réactionnaire portés par le capitalisme, qu’en luttant contre le système dans son ensemble. Dans cette lutte, la classe ouvrière occupe un rôle centrale. Elle a non seulement la force de renverser le capitalisme mais elle peut aussi, au cour de la lutte, prendre conscience de son intérêt à combattre les divisions qui la traverse. L’expérience des années 1920 et 1930 montre aussi la nécessité de construire des partis communistes clairement indépendants de la bourgeoisie et capable de proposer un programme révolutionnaire à la classe ouvrière, y compris sur la question sexuel.

Mathias Grange