Livio MAITAN – Trotsky et la construction du parti et de l’internationale

Les idées de Trotsky sur la construction du parti du prolétariat – qui pour lui, de même que pour Lénine, est synonyme de construction d’un parti révolutionnaire – ont été l’objet, de son vivant et après sa mort, de polémiques innombrables et le plus souvent de déformations, voire de falsifications.

Cela a commencé au début du siècle, à partir du fameux deuxième congrès du Parti social-démocrate de Russie (POSDR) en 1903 et a continué entre 1905 et juillet 1917, c’est-à-dire jusqu’à l’entrée de Trotsky dans le Parti bolchevique avec d’autres dirigeants et militants révolutionnaires appartenant à l’époque à l’organisation dite inter-rayons. Après un interlude de quelques années, les polémiques repartaient de plus belle : le prétendu « non-bolchévisme » de Trotsky devenait l’un des leitmotiv de la campagne menée contre lui lors de la montée et de la consolidation du stalinisme. Dans l’après-guerre et avant le XXe Congrès du PCUS, il n’y avait pas beaucoup de gens intéressés aux batailles et aux idées de Trotsky qui, au mieux, étaient considérées comme des matériaux archéologiques.

Comme tout le monde sait, la glasnost inaugure une ère nouvelle. Trotsky est « réadmis » dans l’histoire de l’Union Soviétique et son rôle réévalué. Mais, à l’heure actuelle, le sérieux du débat est remis en question par la fureur iconoclaste de tous ceux qui, partant d’une révolte légitime contre plus de soixante-dix ans de domination bureaucratique, vont désormais jusqu’à rejeter, non seulement Staline et ses successeurs, mais aussi Marx, Lénine, la révolution d’Octobre et le mouvement communiste et ouvrier dans son ensemble. Ainsi, au moment même où on recommence à parler de Trotsky, ses idées – ou des idées qui lui sont abusivement attribuées – sont souvent violemment critiquées. L’approche n’est pas du tout originale. En reprenant, délibérément ou sans le savoir, des arguments avancés déjà dans les années trente par des intellectuels, des vieux sociaux-démocrates ou des anarchistes, on attribue à Lénine la paternité du stalinisme On prétend en même temps que, s’il avait gagné la lutte pour le pouvoir, Trotsky ne se serait comporté différemment de son adversaire et qu’au fond, Staline n’avait fait qu’appliquer d’une façon plus conséquente des idées trotskystes (1).

Il nous semble donc utile, dans le cadre de ce colloque, de rappeler certaines données historiques, en esquissant d’une façon synthétique – et inévitablement quelque peu schématique – l’évolution des conceptions de Trotsky sur une question à ses yeux décisive : la nature et le rôle du parti du prolétariat et la nécessité de construire en même temps ce parti et une internationale révolutionnaire.

De 1903 à 1917

Nous ne reviendrons pas ici sur les vicissitudes du groupe de l’Iskra dans lequel Trotsky s’était rapidement intégré lors de son premier exil. Il est bien connu que c’est au congrès de la social-démocratie russe de 1903 que s’est produite la rupture entre Trotsky et Lénine, dans le cadre d’une rupture plus générale, dont, contrairement aux reconstructions un peu mythiques qui ont prévalu depuis, les tenants et les aboutissants étaient loin d’être clairs dés le début pour les protagonistes.

En fait, Trotsky n’avait pas à l’époque une conception du parti tout à fait distincte de celle de Lénine et d’autres dirigeants du POSDR. Au moins sur un point essentiel, c’est-à-dire la nécessité de construire un parti centralisé et dirigé nationalement, son approche et celle de Lénine ne s’opposaient pas. Tant il est vrai qu’avant même de quitter la Sibérie et de connaître le premier numéro de l’Iskra, dans un texte de 1901 diffusé dans le milieu des déportés, le jeune Trotsky avait pris position en faveur de la centralisation du parti sous la direction d’un comité central doté de pouvoirs importants (2). Comme nous le verrons plus loin, il mettra l’accent soit sur l’aspect centralisateur, soit sur l’aspect démocratique selon les situations concrètes (au début du siècle, les révolutionnaires travaillaient sous l’absolutisme tsariste, donc dans des conditions de stricte clandestinité). Mais, l’idée de la nécessité insupprimable de la centralisation pour un parti dont la raison d’être est la lutte contre le pouvoir centralisé des classes dominantes, sera toujours un élément fondamental de sa conception. Ce n’est pas sur ce terrain qu’il faut chercher la cause de sa rupture avec Lénine. En fait, cette rupture a été déterminée par une appréciation différente sur la portée des divergences au sein de la social-démocratie russe, entre bolcheviks et mencheviks, et sur la possibilité de maintenir un cadre organisationnel commun. Trotsky croyait à cette possibilité et agissait conformément à cette conviction (notamment à l’époque de ses tentatives de conciliation malheureuses, entre 1910 et 1912) en faisant retomber sur les bolcheviks et sur les méthodes d’organisation et de fonctionnement attribuées à Lénine la responsabilité de la division.

Il a reconnu lui-même a posteriori que son appréciation était erronée. Dans son autobiographie, après avoir expliqué que « le centralisme révolutionnaire est un principe dur, exigeant et autoritaire », il écrit sans détour que le « comportement de Lénine (en 1903) était juste du point de vue politique et donc nécessaire pour l’organisation » (La mia vita, Mondadori, Milano, 1976, p. 175). Plus loin, en se référant aux débats de 1912, il ajoute : « A propos des développements interne du parti, je péchais encore une fois par une espèce de fatalisme social-révolutionnaire » (ibidem, p. 228)… Dans l’un des écrits de la dernière année de sa vie, il revient sur l’épisode de 1912 en écrivant : « Lénine démontra que dans la mesure où je n’étais pas d’accord politiquement ni avec les mencheviks ni avec les bolcheviks, ma politique était de l’aventurisme. C’était dur, mais vrai » (In Défense of Marxism, Pathfinder Press, New York, p. 141).

Il est intéressant de remarquer que Isaac Deutscher, qui ne peut guère être soupçonné d’ortodoxie léniniste, exprime une appréciation allant dans le même sens, surtout en ce qui concerne l’attitude de Trotsky en 1910 et ses critiques, très peu fondées du point de vue factuel, au comportement de Lénine. « Le principe général selon lequel le désaccord était admis, n’était pas contesté par Lénine – écrit-il. Il se limitait à expliquer qu’un désaccord spécifique (concernant la nécessité du travail clandestin) ne pouvait pas être toléré parce ceux qui s’opposaient au travail clandestin, n’auraient pas pu réaliser effectivement un travail clandestin » (que les bolcheviks considéraient à juste titre nécessaire) (The Prophet armed, Vintage Books, 1965, vol. 1, pp. 195-196). Dans sa monumentale biographie de Trotsky, Pierre Broué tire aussi la conclusion que dans la dispute de 1903 et des années suivantes, c’était Lénine qui avait vu juste (Trotsky, Fayard 1988, pp. 82-83).

Une brochure écrite par Trotsky en 1904, « Nos tâches politiques », a été utilisée souvent – par exemple, dans les années soixante-dix dans des débats en France et en Italie – pour combattre la conception substitutiste attribuée à Lénine (le parti se substituant à la classe ouvrière etc.) et pour opposer le jeune Trotsky non seulement à Lénine mais aussi au Trotsky devenu ensuite un fervent partisan du bolchévisme. On a mis notamment en épingle le passage de cette brochure où l’auteur, en esquissant une espèce de dynamique infernale du substitutisme, semble anticiper l’itinéraire que le Parti bolchevique allait parcourir sous le règne de Staline : l’organisation du parti se substituerait au parti, le comité central à l’organisation du parti et finalement le dictateur se substituerait au comité central.

Il a été juste, par ailleurs, d’attirer l’attention sur un autre passage qui, sans doute pour la première fois après la Critique du programme de Gotha par Karl Marx, s’efforce de saisir la dialectique interne d’une société post-révolutionnaire : « Les tâches du nouveau régime sont si complexes qu’elles ne pourront être résolues que par la compétition entre différentes méthodes de construction économique et politique, que par de longues « discussion », que par la lutte systématique, lutte non seulement du monde socialiste avec le monde capitaliste, mais aussi lutte des divers courants et des diverses tendances à l’intérieur du socialisme : courants qui ne manqueront pas d’apparaître inévitablement dès que la dictature du prolétariat posera par dizaines, par centaines de nouveaux problèmes, insolubles à l’avance. » (Nos tâches politiques, Paris, 1970, p. 48).

L’autocritique de Trotsky que nous avons déjà mentionnée concerne aussi – explicitement – les attaques lancées contre Lénine dans cette brochure. Il n’y a pas de doute qu’il s’agissait, au fond, d’un procès d’intentions, un procédé, malheureusement assez fréquent dans les luttes fractionnelles. En fait, le comportement de Lénine ne justifiait absolument pas de telles attaques. Après tout, comme Deutscher le fait aussi remarquer, Lénine n’avait exclu personne du parti en se limitant à envisager des mesures contre les opposants s’ils persistaient dans leur obstruction à l’application des décision prises démocratiquement par le congrès (3).

Ajoutons que l’anticipation des conséquences du substitutisme, bien qu’elle puisse apparaître prophétique, comporte, telle qu’elle est formulée, une erreur de méthode, analogue à celle que commettront – bien entendu, dans une optique tout à fait différente – d’innombrables critiques – mieux vaudrait dire détracteurs – de la conception léniniste du parti. Le processus de dégénérescence du parti et de l’Etat soviétique est présenté par ces gens sous une forme tout à fait abstraite, comme la conséquence inévitable d’une conception – de surcroît, abusivement interprétée – et de mécanismes organisationnels en tant que tels, en faisant abstraction des contenus politiques et sociaux, concrets et spécifiques, qui déterminent, en dernière analyse, la dynamique soit positive, soit perverse de structures et mécanismes organisationnels. Que les choses se soient passées exactement ainsi dans le cas de la dégénérescence du parti et de l’Etat soviétique, c’est Trotsky lui-même qui devait le démontrer à maintes reprises dans les quinze dernières années de sa vie.

Nous avons vu que Trotsky se reprochait dans Ma vie « une espèce de fatalisme social-révolutionnaire ». Il se référait fort probablement à un passage de Nos tâches politiques où il expliquait que dans les conditions d’une crise révolutionnaire « la volonté subjective du parti, même du parti dirigeant, n ’est qu une force parmi mille, et certainement pas la plus importante » (p. 223). Ici, effectivement il semble sous-estimer la fonction du parti, donc se différencier nettement de la conception de Lénine.

Les premières années de la révolution

Dans les premières années après la révolution d’Octobre, les discussions sur le problème parti ont lieu surtout dans le cadre de l’Internationale communiste et en premier lieu à l’occasion de son deuxième congrès, qui adopte un document « sur le rôle du Parti communiste dans la révolution prolétarienne » et les fameuses vingt et une conditions d’adhésion à l’Internationale conçue comme un parti mondial. Trotsky qui intègre le groupe dirigeant de l’Internationale et joue souvent un rôle de premier plan dans les congrès, considère désormais comme un acquis commun la conception léniniste du parti et ne défend aucune position particulière. Qui plus est – ce n’est pas inutile de le rappeler aujourd’hui, à l’heure de la mystification généralisée et du rejet sommaire des conceptions léninistes au sein du mouvement ouvrier lui-même -, c’est justement dans les années les plus difficiles pour la survie de la révolution que le parti bolchevique maintient un fonctionnement démocratique. Tous les problèmes, nationaux et internationaux, qui se posent, y sont discuté librement et souvent même publiquement, sans cacher les divergences qui se dessinent. Ce n’est qu’après ces discussions que les décisions majoritaires sont appliquées.

Il faut ajouter que l’accord sur le mode de fonctionnement du parti au sein du groupe dirigeant subsiste même lorsque Lénine propose au Xe Congrès du PCUS en 1921 l’interdiction de groupes ou fractions organisés. Trotsky lui-même exprime son accord et se prononce pour la dissolution des tendances et regroupements existants dont le sien. A posteriori, on peut estimer que la décision du congrès a été une lourde erreur : en fait, elle est devenue une arme redoutable aux mains de la bureaucratie. Est-ce que ce danger aurait pu être perçu déjà à l’époque ? Probablement, oui. Il ne faut oublier, en tout cas, que la mesure adoptée était conçue comme exceptionnelle et provisoire, visant à surmonter la cristallisation fractionnelle qui s’était produite. Qui plus est, elle ne comportait guère l’interdiction de la discussion interne ni des prises de positions critiques à l’égard de la direction. Par ailleurs, Lénine lui-même proposa au congrès d’élire dans la nouvelle direction des représentants de toutes les tendances et les sensibilités du parti (4).

Rappelons que même au XIIIe Congrès, en mai 1924, alors que le processus de bureaucratisation du parti est déjà amorcé, la résolution finale proclame, entre autres : « La démocratie socialiste signifie la liberté pour tous les membres du parti d’examiner ouvertement les questions essentielles de la vie du parti et la liberté d’en discuter ainsi que l’éligibilité aux postes de direction et dans les collèges d’en bas en haut. » C’était dans une large mesure de l’hypocrisie de la part de ceux qui étaient déjà en train de se regrouper autour de Staline. Mais il est significatif que personne ne pouvait encore s’opposer à de telles formules.

Un an avant le Xe Congrès, qui fut aussi, rappelons-le, le congrès de l’introduction de la NEP, Trotsky avait publié Terrorisme et communisme. Dans cette brochure polémique à l’égard de Kautsky, il n’hésite pas à affirmer, entre autres, que « la direction générale des affaires est concentrée entre les mains du parti. Ce n ’est pas que le parti gouverne d’une façon immédiate, car son appareil n ’est pas adapté à ce genre de fonctions. Mais il a voix décisive sur toutes les questions de principe qui se présentent. Bien plus, l’expérience nous a conduit à décider que, sur toutes les questions litigieuses, dans tous les conflits qui peuvent s’élever entre les administrations et dans les conflits de personnes à l’intérieur des administrations, le dernier mot appartenait au comité central du parti » (Terrorisme et communisme, Editions 10/18, Paris, 1963, pp. 167-168). Plus loin, on lit : « La dictature présuppose unité, volonté, unité de tendance, unité d’action. Par quelle autre voie pourrait-elle se réaliser ? La domination révolutionnaire du prolétariat suppose dans le prolétariat même la domination d’un parti pourvu d’un programme d’action bien défini et fort d’une discipline intérieure indiscutée » (ibidem, pp. 168-169). Et finalement : « On nous a accusé plus d’une fois d’avoir substitué à la dictature des soviets celle du parti. Et cependant, on peut affirmer, sans risquer de se tromper, que la dictature des soviets n ’a été possible que grâce à la dictature du parti » ( ibidem, p. 170).

On comprend pourquoi, c’est justement à Terrorisme et communisme, de même qu’aux positions exprimées lors du débat sur les syndicats, que se réfèrent ceux qui prétendent qu’il faut mettre Trotsky et Staline dans le même sac. En fait, Trotsky exprime dans cette brochure une conception de la démocratie prolétarienne qui n’est pas partagée par ceux qui se réclament de ses idées aujourd’hui. Mais, il ne faut quand même pas oublier qu’il écrivait dans le cadre contraignant d’une guerre civile atroce. Qui plus est, il serait incorrect d’extrapoler les idées exprimées dans Terrorisme et communisme, de l’ensemble des œuvres de Trotsky, de ce qu’il avait écrit avant, par exemple à l’époque de la révolution de 1905, et – nous y reviendrons – de ce qu’il écrira après, entre 1923 et 1940.

La bataille pour la démocratisation du parti

Une nouvelle étape de la bataille de Trotsky s’ouvre déjà avant la mort de Lénine, en 1923. La première manifestation en est la publication de Cours nouveau, dont le leitmotiv est la revendication du fonctionnement démocratique du parti contre les distorsions bureaucratiques qui étaient déjà en train de se produire (l’auteur parle explicitement de « fraction bureaucratique » à l’œuvre).

Trotsky ne change pas son avis sur la nécessité d’un parti centralisé. Mais il met l’accent sur l’idée que l’appareil doit être l’instrument du parti et non son maître et que les exigences de la centralisation doivent être harmonisées et équilibrées par les exigences de la démocratie. Il ne s’agit pas d’une proclamation abstraite : l’auteur dit sans ambages qu’une telle pratique n’avait pas existé « au cours de la dernière période ». En même temps, tout en ne se délimitant pas des conceptions de l’époque sur le rapport entre le parti et l’Etat, il lance une mise en garde : « Le prolétariat réalise sa dictature par l’Etat soviétique. Le parti communiste est le parti dirigeant du prolétariat et, par conséquent, de son Etat. Toute la question est de réaliser ce pouvoir dans l’action sans se fondre dans l’appareil bureaucratique de l’Etat, afin de ne pas s’exposer à une dégénérescence bureaucratique ». Or, il ne s’agissait pas que d’un danger potentiel : la dynamique perverse opérait déjà sur ce terrain aussi.

Dans la même période, Trotsky adresse une lettre ouverte aux assemblées du parti où, après avoir dénoncé à nouveau les dangers de bureaucratisation, il conclut : « II faut en finir avec l’obéissance passive, avec le nivellement mécanique par les autorités, avec la suppression de la personnalité, avec la servilité et avec le carriérisme ! Un bolchevik n ’est pas uniquement un homme discipliné : il est un homme qui dans tous les cas et sur toutes les questions se forme une opinion ferme par lui-même et la défend avec courage et d’une façon indépendante non seulement contre ses ennemis, mais aussi dans son propre parti ».

Quatre ans après Cours nouveau, lorsque la fraction stalinienne a déjà assez consolidé son pouvoir, apparaît ce véritable manifeste de la bataille antibureaucratique qu’est la plate-forme de l’Opposition de gauche. La démocratisation du parti y est à nouveau revendiquée comme un objectif essentiel de la lutte plus générale pour la démocratie socialiste. « L’anéantissement de la démocratie intérieure du parti mène à l’anéantissement de la démocratie ouvrière en général, dans les syndicats et dans d’autres organisations sans parti de masses » lit-on dans le chapitre consacré justement au parti.

Signalons, toutefois, que « la situation départi unique qu’occupe le PCUS » est encore considérée comme « indispensable à la révolution », même si l’on attire l’attention sur le fait c^« elle crée des dangers particuliers ». La conclusion est encore plus nette : « La dictature du prolétariat exige impérativement qu’il n’existe qu’un seul parti prolétarien uni comme dirigeant des masses ouvrières et paysannes » (Plateforme de l’Opposition, inclue dans le volume La lutte anti-bureaucratique en URSS, Editions 10/18, 1975, pp. 245-246).

Les batailles des années trente

Dans la dernière décennie de sa vie, Trotsky opère dans un contexte tout à fait différent de celui où il avait opéré auparavant et des événements majeurs, comme la défaite de la classe ouvrière allemande, l’amènent à rectifier son approche aussi bien tactique que stratégique. A partir de 1933, il tire la conclusion que pour lui et ses compagnons de lutte, il s’agit désormais de construire des nouveaux partis révolutionnaires et une nouvelle internationale. Peu après, il abandonne l’idée d’une régénération de l’URSS par une action dans le cadre du parti et des institutions existantes, et il inscrit dans son programme la révolution politique anti-bureaucratique.

Il revient également à plusieurs reprises sur le problème du parti et de sa fonction dans une démocratie socialiste. Sans minimiser pour autant les médiations nécessaires, il réaffirme son idée centrale dans des termes péremptoires qui peuvent apparaître schématiques : « l’instrument principal de notre époque est le parti du prolétariat ». Il se préoccupe, d’abord, de rejeter toute conception spontanéiste et, plus généralement, toute conception sous-estimant la nécessité de « la sélection préparatoire de l’avant-garde ». A ce sujet, il faut mentionner un article sur Rosa Luxembourg de juin 1935. L’auteur ne partage absolument pas les critiques stéréotypées au « spontanéisme » de Rosa. Il considère « indiscutable » le fait qu’elle « a opposé avec passion la spontanéité des actions de masse à la politique conservatrice « couronnée par la victoire » de la social-démocratie » et qu’en fin de compte sa théorie a été « une arme salutaire contre l’appareil encroûté du réformisme. »

Il souligne également que la « spontanéiste » Rosa « s’est efforcée d’éduquer d’avance l’aile révolutionnaire du prolétariat », « a construit en Pologne une organisation indépendante très rigide » et a entrepris après la révolution de novembre 1918 « le travail de rassemblement de l’avant-garde prolétarienne » en Allemagne (6). Sa critique est sobrement calibrée dans les termes suivants : « Tout au plus, pourrait-on dire que, dans l’évaluation historico-philosophique du mouvement ouvrier, la sélection préparatoire d’une avant-garde ne comptait pas suffisamment par rapport aux actions de masses qu’il fallait attendre, tandis que Lénine, en revanche, sans se consoler par la pensée des miracles des actions à venir, réunissait inlassablement les ouvriers avancés en noyaux fermes, légaux et illégaux, au sein d’organisations de masses ou secrètement, autour d’un programme rigoureusement déterminé ».

Dans le même article, Trotsky précise son approche du problème dans le contexte où il écrit : « Essayons d’appliquer à notre époque le conflit entre les actions spontanées des masses et le travail d’organisation conscient dans ce but. Quelle fantastique dépense de forces et de dévouement les masses laborieuses des pays civilisés ou non ont-elles assumée depuis la première guerre mondiale ! Rien dans l’histoire antérieure de l’humanité ne peut être comparé à cela. Dans cette mesure, Rosa Luxemburg avait tout à fait raison contre les philistins, les caporaux, les crétins du conservatisme bureaucratique de la marche toute droite vers le « couronnement victorieux ». Mais, c’est précisément cet immense gaspillage d’énergie qui constitue la base du reflux du prolétariat et des progrès du fascisme. On peut l’affirmer sans la moindre exagération : l’ensemble de la situation mondiale est déterminé par la crise de la direction du prolétariat. » (Œuvres, Paris 1983, vol. 15, pp. 35-37).

Nous avons vu que Trotsky, justement dans l’une des citations qui affirme de la façon la plus catégorique le rôle capital du parti, utilise pour le définir le mot « instrument ». Il ne s’agit pas d’une question purement terminologique. Justement, la construction du parti est un moyen et non un but en soi. Cela implique – ajoutons-le – qu’il faut exclure toute conception préfigurante du parti, c’est-à-dire toute idée selon laquelle le parti serait une espèce de microcosme anticipateur d’une société nouvelle. Une telle approche est, dernière analyse, idéaliste, voire parfaitement velléitaire. Le danger est qu’il en découle une idéalisation du parti en tant que tel, sa transformation potentielle de moyen en but en soi. Trotsky, de même que Lénine, n’a jamais eu rien à voir avec une telle conception.

En même temps, Trotsky met en garde contre toute conception mécaniste, voir méthaphysique du centralisme démocratique. « Le régime d’un parti ne tombe pas tout cuit du ciel, mais se constitue progressivement au cours de la lutte, écrit-il… Cela signifie que la formule du centralisme démocratique doit finalement trouver une expression différente dans les partis des différents pays et à des étapes différentes du développement d’un seul et même parti ». Et il poursuit : « La démocratie et le centralisme ne sont pas dans un rapport constant l’un vis-à-vis de l’autre. Tout dépend des circonstances concrètes, de la situation politique du pays, de la force du parti, et de son expérience, du niveau général de ses membres, de l’autorité que la direction a réussi à s’assurer » (Œuvres, vol. 15, p.360). Par exemple, dans le cas de l’organisation trotskiste nord-américaine en 1937, il estimait qu’il fallait mettre l’accent sur la démocratie et pas sur le centralisme.

Dans les écrits des quatre dernières années de sa vie, Trotsky aborde deux autres problèmes fondamentaux. En premier lieu nous avons vu quelle était sa position sur la question du parti unique encore en 1927. En 1936, dans la Révolution trahie, cette position est abandonnée en faveur de la pluralité des partis. On y lit notamment : « Le rétablissement du droit de critique et dune liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le Parti bolchevique et la renaissance des syndicats sont impliqués » (la Révolution trahie. Editions de minuit, 1963, p. 192).

Deux ans plus tard, l’idée est reprise et précisée dans le Programme de transition, écrit pour le congrès de fondation de la IVe Internationale : « La démocratisation des soviets est impossible sans la légalisation des partis soviétiques. Les ouvriers et les paysans indiqueront eux-mêmes quels partis ils reconnaîtront comme partis. La conception de Trotsky évolue en même temps en ce qui concerne le rapport entre le parti et les organisations de masse et en premier lieu les syndicats. Il attribue désormais à ceux-ci une fonction spécifique – de défense des intérêts et des besoins de travailleurs -, distincte non seulement de celle du parti mais aussi de celle des soviets et des organismes de gestion ouvrière dans les entreprises, cela implique leur autonomie et donc le rejet de la conception et de la pratique stalinienne, selon laquelle les syndicats devaient être soumis a la direction du parti.

La construction d’une organisation internationale

Finalement, c’est surtout dans la dernière période de sa vie que Trotsky a insisté inlassablement sur la nécessité d’une organisation internationale. Certes, cette idée n’appartient pas qu’à lui. Déjà Marx avait travaillé dans une telle optique à l’époque de la Première Internationale. A sa fondation, la Troisième Internationale s’était reliée à cette tradition y compris en reprenant, dans 1 introduction de ses statuts, les principes énoncés dans les statuts adoptés a Londres en 1864 La même idée de l’internationale avait inspire, par ailleurs, la bataille internationaliste de Trotsky, de Lénine, de Rosa Luxemburg et d’autres révolutionnaires pendant la première guerre mondiale.

Toujours est-il que Trotsky a donné son apport spécifique surtout par sa défense et reaffirmation intransigeante et systématique de l’idée de l’internationale tout au long des années trente, alors que l’Internationale social-démocrate n’était qu’un fantôme, et plus que jamais, pour reprendre une définition célèbre, une internationale boîte aux lettres et le Komintern n’était plus qu une courroie de transmission des intérêts et de la volonté de la caste bureaucratique du Kremlin.

Les textes – de différente nature – qui abordent ce problème sont très nombreux. Nous ne mentionnerons ici qu’un seul article consacré (en 1935) a la polémique contre l’ILP britannique. Pour expliquer comment doit être conçue une internationale en opposition à la façon de concevoir les conseils, Trotsky écrit : « Les conseils constituent une forme d’organisation, seulement une forme… Il n’existe aucun moyen de « préparer » les conseils, sauf par une politique révolutionnaire juste, appliquée dans tous les domaines du mouvement ouvrier : il n ’existe aucune « préparation » spéciale, spécifique, des conseils. Mais il en va tout autrement de l’Internationale. Alors que les conseils ne peuvent naître qu’à la condition qu’existe dans les masses de millions d’hommes, une fermentation révolutionnaire, l’internationale, elle, est toujours nécessaire : le dimanche comme en semaine, à l’attaque comme dans la retraite, en paix comme pendant la guerre. L’internationale n ’est absolument pas une « forme », comme il découlerait de la formulation profondément erronée de l’ILP. L’internationale est avant tout un programme et un système de méthodes stratégiques, tactiques et organisationnelles qui en découlent » (Œuvres, vol. 6, p.239).

Peu avant, l’auteur avait exprimé comme suit son idée centrale sur la nécessité de construire d’une façon combinée le parti et l’internationale révolutionnaire : « II faut avant tout comprendre que des partis ouvriers réellement indépendants – indépendants non seulement de la bourgeoisie, mais également de deux Internationales faillies – ne peuvent être construits en dehors de l’existence entre eux d’un lien international étroit, sur la base de principes communs, et à la condition qu ’existent entre eux un échange vivant d’expériences et un contrôle mutuel vigilant. L’idée qu’il faudrait d’abord constituer des partis nationaux (lesquels ? sur quelle base ?) et que ce n ’est qu ’ensuite qu ’ils devraient se réunir en une nouvelle Internationale (comment garantir dans de telles conditions une base principielle commune ?), constitue une caricature de l’histoire de la Deuxième Internationale : la Première et la IIIe Internationale furent construites bien différemment. Mais aujourd’hui, dans les conditions de l’époque impérialiste, après que l’avant-garde prolétarienne de tous les pays du monde ait vécu de nombreuses décennies d’une expérience commune colossale, y compris celle de l’effondrement de deux internationales, il est absolument impensable de construire des partis révolutionnaires nouveaux, marxistes, sans contact direct avec ce même travail dans les autres pays » (ibidem, p. 234).

Le 25 mars 1935, Trotsky écrit dans son Journal d’exil : « Je crois que le travail que je fais en ce moment – malgré tout ce qu ’il a d’extrêmement insuffisant et fragmentaire – est le travail le plus important de ma vie, plus important que 1917, plus important que l’époque de la guerre civile… Je ne peux pas dire que mon travail ait été irremplaçable, même en ce qui concerne la période 1917-1921. Tandis que ce que je fais maintenant est dans le plein sens du terme « irremplaçable ». Il n’y a pas dans cette affirmation la moindre vanité. L’effondrement de deux internationales a posé un problème qu ’aucun des chefs de ces internationales n ’est le moins du monde apte à traiter. Les particularités de mon destin personnel m’ont placé face à ce problème, armé de pied en cap d’une sérieuse expérience. Munir d’une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par dessus la tète des chefs de la IIe et de la IIIe Internationale est une tâche qui n’a pas, hormis moi, d’homme capable de la remplir ».

On peut avoir des jugements différents sur la question de savoir dans quelle mesure Trotsky a réussi à accomplir la tâche qu’il s’était fixée. Avec l’avantage de juger post factum, nous pouvons saisir, encore mieux qu’à l’époque où Trotsky écrivait, la difficulté de cette tâche, de même que les limites de l’acquis. Toujours est-il que, selon nous, le rôle de Trotsky était effectivement irremplaçable. Quant au problème plus fondamental de la nécessité historique d’une internationale révolutionnaire, alors que tout le monde doit reconnaître l’interdépendance du développement mondial contemporain, nous ne comprenons pas comment on puisse le mettre tout simplement de côté, comme s’il s’agissait d’un problème d’une époque révolue.

Notes :

1. Par exemple, une telle idée a été exprimée récemment dans un débat à la télévision française par l’historien soviétique Iuri Afanasiev.

2. C’est Trotsky lui-même qui fait référence à ce document dans son rapport sur le congrès de 1903 connu comme Rapport de la délégation sibérienne.

3. Pour sa part, Pierre Broué écrit à propos de la brochure Nos tâches politiques : « Analyse et polémique, débat d’idées et pamphlet, réquisitoire et leçon érudite d’histoire de la Révolution française, elle manque totalement son but. la réunification on, du moins, la préparation de ses conditions » (Trotsky, Paris, 1988, p. 85).

4. Rappelons que le Xe Congrès adopta aussi une résolution sur la démocratie ouvrière. En la présentant, Boukharine avait expliqué, entre autres, que la démocratie ouvrière était « une forme d’organisation qui assure à tous les membres du parti une participation active à la vie du parti, aux discussions ».

5. Dans Leçons d’Octobre (1924), Trotsky avait écrit : « Sans le parti, en dehors du parti, en contournant le parti, avec un substitut de parti, la révolution prolétarienne ne peut pas gagner. Voilà l’enseignement principal des dix dernières années ».

6. Dans un article de 1904 « Questions d’organisation de la social-démocratie russe » qui polémiquait contre Lénine, Rosa avait écrit quand même : « On ne saurait mettre en doute qu’en général une forte centralisation ne soit inhérente à la social-démocratie ».

7. Rappelons que Trotsky a toujours critiqué l’idée stalinienne selon laquelle la classe ouvrière ne pouvait exprimer qu’un seul parti.

8. On ne saurait soupçonner Trotsky d’avoir sous-estimé le rôle du Parti bolchevik dans la construction de l’Internationale communiste, lié à la victoire du prolétariat russe dans la révolution d’Octobre. Pourtant, de même que Lénine, il concevait ce rôle comme transitoire. Par exemple, dans un article publié dans Izvestia en 1919, il écrivait : « Le rôle révolutionnaire dirigeant passera à la classe ouvrière avec une puissance économique et organisationnelle supérieure. Si aujourd’hui le centre de la Troisième Internationale se trouve à Moscou, demain il passera à l’Ouest, à Berlin, à Paris, à Londres. »