Nous avons commencé à penser à ce topo à travers l’idée du « corps sain ». Qu’est-ce qu’un corps sain, et par opposition un corps qui ne le serai pas ? Comment le capitalisme utilise ce mythe du corps sain ? Et comment un corps « malsain » se voit-il mis à la marge, opprimé par ce système capitaliste ?

Le corps est un enjeu primordial dans toute oppression. Le qualificatif « sain » met en jeu le médical comme outil pour justifier de ce qui est bien ou mal, et donc pour légitimer l’oppression.

Globalement, le corps sain c’est le corps masculin, blanc, hétérosexuel, et valide.

On peut voir comment cette notion de « sain » a justifié l’oppression des femmes dont le corps est jugé malade, faible, soumis aux règles et aux grossesses…, mais aussi l’oppression des LGBTI dont la sexualité « déviante » était considéré comme la source de la propagation de maladie comme le Sida. Le racisme trouve son origine dans une théorie scientifique des races où la notion de corps « malsain » sert d’argument à la mise en esclavage des populations noires (l’esclavage était même justifié par le fait que seul le corps des Noirs pouvaient supporter une telle activité physique hors-normes). Pour finir, la notion de corps sain est aussi à la base de l’oppression subie par les personnes handicapées dans le système capitaliste, ce sur quoi nous allons nous réfléchir un peu plus en profondeur.

Le handicap est un exemple assez parlant de cette dictature de l’image du corps sain qui justifierait l’oppression des corps « malades », le corps malade étant celui qui fait référence à la mort. D’un point de vue capitaliste c’est l’improductif, celui qui coûte de l’argent à la société, celui dont la dépendance est un fardeau. En gros, c’est celui qui ne sert à rien…

Comment le capitalisme se sert du handicap ?

Le handicap est un terme très vague qui regroupe beaucoup de personnes différentes, et il a, dans l’imaginaire populaire, une connotation très négative. Selon l’OMS, il est définit comme « un terme générique, couvrant des déficiences, des limitations d’activités, et des restrictions de participation. Le handicap est un phénomène complexe, reflétant une interaction entre les caractéristiques du corps d’une personne et les caractéristiques de la société dans laquelle il ou elle vit ».

L’intégration des personnes handicapées dans la société a connu un sévère frein lors de la révolution industrielle avec l’accélération des rythmes et le développement des machines demandant des habilités particulières. Les personnes jugées plus faibles, vulnérables, dépendantes, sont alors isolées dans des maisons de correction, des asiles, des prisons ou des écoles spécialisées, permettant ainsi de soulager la sphère domestique dont les membres peuvent se tourner vers un travail plus productif.

La fin du 19ème siècle voit s’accroître les théories eugénistes, qui trouveront leur apogée lors de la seconde guerre mondiale, et qui préconisent un nouveau concept, celui de la « normalité » par l’élimination des défaillances. Plus de 275.000 personnes handicapées furent tuées dans le programme nazi de mise à mort « Aktion T-4 ».

Cependant, l’économie de guerre permit aux personnes handicapées de retrouver une place dans la production puisqu’il fallait un moyen pour remplacer les soldats morts ou blessés. Une politique d’expansion des ateliers protégés fut alors menée, permettant une exploitation de ces travailleurs qui étaient payés en dessous du salaire minimal. Le boom économique de l’après-guerre permit d’ouvrir un espace à de nouvelles revendications pour les personnes handicapées, et la lutte pour les droits civils des Noirs servit de modèle à des pionniers du mouvement qui voulaient sortir des institutions dites « spécialisées », se battre contre la « médicalisation » de leur statut, et contre ce mouvement caritatif suscité par leur condition.

Sortir des institutions est, bien sûr, la base de leur intégration, mais cela nécessite que la société soit capable de remettre en cause son propre système de normes. « [Si le handicap] est vu comme une tragédie personnelle, les personnes handicapées seront traitées comme s’ils étaient un peu les victimes d’événements ou de circonstances tragiques. … Si le handicap est définie comme l’oppression sociale, on verra alors les personnes handicapées comme les victimes collectives d’une société qui ne sait pas ou qui ne se soucie pas … »* (article de Raudy Slorach)

Apparaît là une idée clé, qui va être développée dans les années à venir, celle que c’est la société qui rend les gens « handicapé ». Le handicap n’apparaît donc plus seulement comme un facteur naturel, endogène qui, de la même façon que cela a justifié la situation des victimes du racisme, justifierait celle des personnes handicapées. Si un fait apparaît comme « naturel », intrasèque à la personne, la société se dédouane alors de toute responsabilité. C’est la faute du biologique et non du social ! Or, le handicap apparaît, à son tour, de plus en plus comme une construction sociale oppressive, oppression dont l’existence est bien due à des choix politiques.

Certains activistes verront même la société « valide » comme le problème, comme étant la source de tout handicap. Se « séparer » de cette société pour construire une autre société où le handicap ne serait plus était le but d’activistes séparatistes voyant tous les gens valides comme des oppresseurs. Cela a mené à des situations extrêmes comme de savoir qui était « vraiment handicapé », ou a conduit à des comportements discriminants envers les Noirs, les femmes, et les gays puisque, eux, faisaient partie de cette société « valide ».

Selon Roddy Slorach, « La difficulté cruciale, cependant, était que le mouvement des handicapés a grandi en Grande-Bretagne (et ailleurs) pendant et après une période de défaites pour la classe ouvrière, quand d’autres mouvements d’opprimés étaient déjà passés dans le déclin… Peu d’activistes ont vu une quelconque preuve que la classe ouvrière pouvait avec succès unir les luttes des opprimés ayant un intérêt partagé dans un changement plus fondamental. »

Pourtant, la lutte des classe prend aussi tout son sens au sein de la population handicapée puisque, un ouvrier, bien que son espérance de vie soit déjà plus courte de 7 ans, va vivre en moyenne 17 ans de plus avec un handicap. De plus, comme pour les autres oppressions, un handicapé riche pourra en compenser les effets en payant des biens et des services.

Le corps handicapé, plus lent, voire difforme, est perçu comme improductif en lui-même et ne peut que rendre malade le système capitaliste qu’il ralentie. Il est le faible, le malade, tout comme l’a été, et l’est parfois encore, le corps féminin. Le corps handicapé est au corps valide ce que le corps féminin est au corps masculin.

Pour finir, je trouvais intéressant dans le cadre de la journée sur les oppressions de genre, de se demander un peu plus précisément ce qu’il en est des corps handicapés féminins.

C’est une question compliquée car le corps de la femme handicapée est souvent maltraité, bafoué, ignoré par la société… Il y a une négation totale de leur sexualité, en tant que personne handicapée puisque la sexualité des pardonnes handicapées reste un des plus gros tabous de nos société, mais aussi en tant que femmes puisque l’oppression subie de part leur handicap vient se confronter au sexisme dont elles sont victimes, comme toute femme, au sein de la société.

Le corps des femmes handicapées ne correspond aux normes du corps féminin prôné dans la société, il est souvent mutilé, atrophié, « manquant », ce qui ne correspond pas aux normes de beauté qui sont imposées.

Un colloque a été organisé par FDFA (Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir) le 19 juin 2010 sur le thème de la violence faite aux femmes handicapées, et intitulé « Violence faite aux femmes, le non des femmes handicapées ». On s’aperçoit qu’elles subissent encore plus de violences, de maltraitances domestiques, de viols….

La sexualité des femmes handicapées reste problématique dans la société qui, soit la nourrie de violences, soit l’ignore en rendant ces femmes invisibles au désir (au contraire même, la société les utilise plutôt comme symboles de dégout), ou soit, aussi, en les empêchant concrètement et matériellement l’accès aux services en lien avec leur corps (inaccessibilité due, souvent, au manque de rampe pour franchir les marches des plannings familiaux, des gynécologues, des obstétriciens,…)

A noter que le peu de femmes handicapées enceintes suscitent souvent un rejet très violent de la part de la société. Des témoignages d’intéressées relatent des phrases telles que « comment une handicapée ose donner naissance ? », « elle va transmettre son handicap, c’est irresponsable », « elle ne pourra pas s’occuper de son bébé »… Ces réflexions sont faites de façon bien plus nombreuses à l’encontre des femmes handicapées qu’à l’encontre des hommes dans la même situation, et cela s’explique sûrement par la place que la femme occupe au sein de la famille, à savoir que c’est elle qui doit s’occuper des enfants, de la maison, être une bonne mère et une bonne épouse… Le handicap apparaît alors comme une incompatibilité totale avec cette image de la femme « parfaite » qui, en plus de renvoyer la femme à son statut de mère au foyer et d’épouse soumise, ne se trouve pas toujours en opposition avec le statut réel de la femme handicapée. Une femme handicapée a, certes, des façons de faire différentes pour s’occuper de son enfant, pour trouver sa place au sein de son foyer, mais le résultat n’en n’est pas moins à juger négativement. Si la femme handicapée suscite autant de rejet c’est qu’elle apparait, souvent à tord, comme l’anti femme parfaite que veut nous imposer le modèle social.

Les femmes handicapées connaissent donc de réelles oppressions du fait de leur double statut, et il est tout aussi important de réfléchir au croisement de ces oppressions et d’y répondre en y apportant notre vision d’une société plus équitable et plus juste. Pour cela, il faut vraiment que nous discutions de ces questions afin d’y apporter une réponse politique que nous souhaitons.

Sources : Article « opprimés de la terre, unissez-vous », revue Que Faire ? No 7

Article de Roddy Slorach dont la traduction en français est sur le site de la revue Que Faire ? http://quefaire.lautre.net/archives/article/marxisme-et-handicap