Daniel BENSAÏD – Des polémiques sur le port du foulard

Laïcités

Dans les polémiques sur le port du foulard, la laïcité est brandie comme l’attribut consubstantiel de la République, comme si son sens et ses modalités étaient gravées pour l’éternité dans le marbre. La bataille laïque a pourtant toute une histoire. Les principes de l’école et de la république laïque n’ont été établis qu’un siècle après la proclamation de la première République. Contrairement à ce que prétendent désormais les tenants d’une laïcité « ouverte et décomplexée » (Bernard Stasi) ou d’une « laïcité apaisée » (Jacques Chirac) (autrement dit d’une laïcité réduite à une coexistence pacifiée entre religions), la laïcité originelle ne fut pas un espace vide et neutre, mais une idéologie de combat contre l’emprise de l’Église catholique et romaine. Elle ne remporta la bataille que par l’alliance tactique entre deux forces stratégiquement antagoniques, la bourgeoisie anticléricale positiviste d’une part, et le mouvement ouvrier socialiste de l’autre. C’est pourquoi l’école est restée depuis un enjeu autour duquel se cristallisent, au grand étonnement des observateurs étrangers, les passions françaises (de manifestations géantes de la droite pour l’école libre, en manifestations géantes de la gauche contre la révision de la loi Falloux).

La laïcité victorieuse est cependant restée sous la direction hégémonique de la bourgeoisie républicaine. En tant qu’école d’État, l’école obligatoire de Ferry se voulait déjà un rempart non seulement contre l’Internationale noire des curés, mais aussi contre l’Internationale rouge de l’éducation populaire (1). En témoignent les rites de l’organisation scolaire, la rédaction des manuels, l’enseignement d’une épopée patriotique, la célébration de la République comme avènement de la Raison, et l’influence positiviste, partout présente, jusqu’à l’université avec le dictionnaire de Littré, la sociologie littéraire de Brunetière et de Lanson, l’histoire selon Langlois et Lavisse, la sociologie durkheimienne : « Tout est aujourd’hui au positivisme dans l’enseignement, dans la philosophie universitaire, et particulièrement pour la classification des sciences, tout est à la classification d’Auguste Comte . » (2)

Or qu’est-ce que le positivisme, en tant qu’idéologie dominante, si ce n’est l’apologie par les vainqueurs du Progrès dans l’Ordre ? Sa devise — « Ordre et progrès », le progrès en (bon) ordre — inspira les républiques autoritaires naissantes du Brésil comme du Mexique. Elle orne encore le drapeau brésilien. Elle vient du grand prêtre positiviste. Mais son esprit souffle aussi chez Victor Hugo. Rappelant avec quelle énergie il avait, en juin 1848, « défendu l’ordre en péril », et promettant qu’il le défendrait encore demain « si le danger revient de ce côté-là », l’auteur des Choses Vues exigeait à la tribune de l’Assemblée de démêler le prêtre du professeur. Il voulait « l’Église chez elle et l’État chez lui ». Car, « ce qu’il faut à la France, c’est l’ordre, mais l’ordre vivant, qui est le progrès tel qu’il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle du peuple… Vous ne voulez pas le progrès ? Vous aurez les révolutions ! » A bons entendeurs…

« Loi foulardière » (3)

La loi contre le port de signes religieux « ostentatoires » ou « ostensibles » (raffinement terminologique difficilement compréhensible hors de l’hexagone) à l’école fut avant tout une initiative de diversion et d’opportunité politique. Le gouvernement Raffarin venait d’être malmené par les grandes mobilisations sociales du printemps 2003 sur les retraites et sur l’éducation. Fixer l’attention sur la loi en question permettait de sceller une union sacrée républicaine entre droite de droite, droite du centre, et gauche du centre. Cet œcuménisme laïque a trouvé depuis un prolongement dans le « oui » à la Constitution Giscard des vrais-faux jumeaux Sarkozy-Hollande, et dans l’eurocompatibilité entre la gauche et la droite proclamée par Lionel Jospin à l’occasion de sa calamiteuse campagne pour le « oui » au traité constitutionnel Giscard. Cette loi est pourtant inutile et discriminatoire. Inutile : l’avis émis en 1991 par le Conseil d’État était suffisant. Il recommandait de traiter les litiges au cas par cas, dans le cadre des règlements en vigueur, sous la responsabilité des chefs d’établissement. Depuis l’adoption de la loi foulardière, moins de deux cents cas conflictuels ont été recensés, dont une quarantaine ont donné lieu à des exclusions. C’est encore trop. Mais il n’y avait certainement pas matière à déclencher une guerre civile scolaire. Chaque situation est singulière, le port du voile pouvant mêler à doses variables aliénation religieuse, défi culturel, distinction vestimentaire juvénile, soumission familiale, prosélytisme politique. On peut comprendre que des enseignants aient cru plus confortable de se retrancher derrière le mode d’emploi d’une directive légale que d’avoir à discuter avec une élève des tenants et aboutissants de leur tenue vestimentaire, et qu’ils aient pu se croire ainsi déchargés d’une responsabilité et d’une obligation de dialogue. L’armure législative se révèle cependant illusoire. C’était prévisible. Jacques Chirac lui-même en était conscient dans son discours de décembre 2003 sur la laïcité : « Dans l’application de cette loi, le dialogue et la concertation devront être systématiquement recherchés, avant toute décision ». Retour donc au cas par cas, et aux « accommodements raisonnables » recommandés par nos cousins québécois, avec en prime une épée de Damoclès confiée à l’arbitraire des conseils de discipline.

Beaucoup de bruit pour rien ? Non point. La loi, bien qu’inutile, n’en est pas moins discriminatoire. Doublement. Bien qu’elle prétende, non sans hypocrisie, s’appliquer à tous les signes ostensibles, les médias n’ont pas manqué de l’interpréter à juste titre comme une « loi contre le voile », Le Monde titrant à la une : « Faut-il interdire le voile islamique ? ». Qui s’est soucié de la taille à partir de laquelle une croix ou une kippa deviendraient ostentatoires ? Certain(e)s partisan(e)s de la loi eurent au moins le courage d’expliciter sa portée discriminatoire. Elisabeth Schemla, journaliste au Nouvel-Observateur, justifie ainsi une différence de nature entre le voile et la kippa : le premier serait le symbole provocant d’une religion prosélyte et expansionniste, la seconde témoignerait d’une religion non-prosélyte vers laquelle les conversions sont exceptionnelles. On n’adhère pas, on ne se convertit pas à l’élection : on est élu, ou on ne l’est pas ! (4)

Le plus grave, au-delà de la discrimination scolaire, c’est que la controverse contribue à stigmatiser des populations entières. Elle jette une suspicion générale sur le voile : refus à des mères voilées de participer à des sorties scolaires, à des conseils de classe, à des réunions de parents d’élèves ; exclusion par la préfecture de Bobigny d’une femme voilée d’une cérémonie de remise de ses papiers d’identité français ! Cette spirale vicieuse des humiliations et des rebuffades ordinaires ne peut qu’acculer aux replis communautaires redoutés.

En revanche, dans les mobilisations lycéennes du printemps 2005, la question du foulard ne s’est jamais posée, ni pour contester la présence dans les cortèges de filles voilées, ni pour réclamer l’abrogation de la loi Chirac. Seule la lutte commune est un creuset efficace, une expérience de partage et de respect mutuel.

Dévoilement

La séparation de l’Église et de l’État trace une ligne de partage mouvante entre privé et public, sacré et profane. Sous la poussée libérale, cette ligne tend d’autant plus à grignoter l’espace public que la privatisation galopante du public et la publicisation du privé brouillent les cartes et que les forces qui ont porté la cause laïque, la bourgeoisie libre-pensante et le mouvement ouvrier, semblent avoir épuisé leurs forces propulsives.

Mondialisation aidant, la bourgeoisie éclairée réconciliée avec une Église modernisée, se contenterait désormais d’une laïcité minimaliste compatible avec la promotion d’un marché éducatif et avec la marchandisation annoncée des services : entre une entreprise de formation capitaliste et une entreprise de formation religieuse, la différence n’a plus guère d’importance, dès lors que des entreprises confessionnelles capitalistes peuvent aussi proposer leurs services. Face à ces tendances lourdes, la crispation sur « l’ouvrage défensif » d’une laïcité originelle, idéologiquement neutre, paraît bien illusoire. Il n’y aura pas de retour au catéchisme et à « La Foi laïque » prêchée par Fernand Buisson. Plus l’élan fondateur s’épuise, plus refait surface la préférence confessionnelle, non seulement par le biais du vieux concordat sur l’Alsace-Lorraine, mais aussi dans le contenu d’un enseignement imprégné de culture chrétienne. La cité laïque, et l’école avec, sont imprégnées des formes et des rites de la vie catholique, du dimanche férié au poisson bouilli le vendredi. Il est choquant sans doute, mais guère surprenant au fond, que la République ait porté le deuil de Jean-Paul II et mis ses drapeaux en berne.

Si la loi foulardière a provoqué autant de troubles et de passions, si elle a provoqué ce que certains historiens perçurent comme « un orgasme républicain », c’est qu’elle témoignait surtout d’une incertitude sur le sens actuel de la laïcité et sur la clarté du partage entre l’espace public et l’espace privé. Prétendant défendre le premier contre un retour en force du religieux, elle a plutôt révélé à quel point la frontière est fragile et litigieuse. Le mot même de laïcité, parcimonieusement employé lors du débat de 1904 devint en 2004 un signal à répétition comme s’il pouvait à lui seul conjurer le malaise existentiel de la société française.

Voiles et turbans

L’exclusion de trois élèves sikhs de seconde sur décision du tribunal administratif de Melun illustre cette porosité entre le privé et le public. Les adolescents avaient accepté un accommodement raisonnable consistant à renoncer au keski volumineux au profit d’un léger foulard (ciel, un foulard !) pour protéger une chevelure considérée sacrée. Lors du débat sur l’adoption de la loi du 15 mars 2004, le législateur avait écarté la prohibition de tout signe religieux « visible » (contraire aux dispositions constitutionnelles garantissant la liberté religieuse), pour n’interdire que les signes « ostensible ». Cette subtile distinction entre le visible et l’ostensible (ah ! la somptueuse richesse de la langue française !) visait à criminaliser non le fait — le signe affiché —, mais l’intention prosélyte qui l’anime. Elle soulève une question intéressante : l’intention est-elle privée ou publique ? Et qui en est juge. Dans l’affaire de Melun, le commissaire du gouvernement a reconnu l’absence d’intention prosélyte de la part des trois sikhs. Ils ont tout de même été condamnés au nom d’une libre interprétation de la loi ! Entre le profane et le sacré, le public et le privé, il n’existe pas de frontière naturelle. Comme pour toute frontière, c’est une affaire d’histoire et de rapports de forces. Annonçant le grand dédoublement et la grande duplicité modernes, Hobbes distinguait déjà la foi intérieure de la confession extérieure, l’État ayant tout pouvoir sur « l’extérieur ». Vint ensuite la séparation entre le domaine coercitif du droit et celui, non coercitif, de l’éthique. Cette division des rôles demeure aujourd’hui encore litigieuse, toujours en dispute. En prétendant la faire passer par les comportements vestimentaires, la loi de 2004 a fait fausse route. Dans les sociétés modernes, le vêtement ne fait pas frontière. Il garde une portée symbolique importante, mais il ne codifie pas officiellement fonctions et hiérarchies. Il relève donc d’un choix privé, à l’instar des pratiques alimentaires, des caprices de la mode, des coquetteries adolescentes, ou de l’aliénation consumériste, impossibles à démêler, à moins de scruter les intentions cachées derrière le bandana, la casquette, ou la coiffure rasta. Les élèves et les étudiants ne sont ni des abstractions désincarnées (les fameuses « cires molles » à modeler), ni des fonctionnaires d’État. Ils ne laissent pas leurs cultures, leurs goûts, leurs habitudes, au vestiaire.

La défense de l’école publique ne passe donc pas prioritairement par l’inspection de l’uniforme ou par le menu unique à la cantine, mais par les moyens et la qualité de l’enseignement, par la formation des enseignants, par l’amélioration des conditions d’habitat, de loisir, de culture des élèves. Et par le contenu même des cours, en encourageant notamment ce que les anglo-saxons appellent les cultural et les postcolonial studies, à peine balbutiantes en France. Si une jeune fille voilée assiste à un cours d’histoire des sciences sur les théories de l’évolution, à un cours de philosophie sur Marx, à un cours de littérature sur Sade ou Bataille, à un cours d’histoire sur les révolutions modernes, Alléluia ! Elle peut être choquée dans sa foi, troublée dans sa vision du monde, mais c’est son problème. En revanche si un étudiant catholique créationniste refuse de souiller ses oreilles par un cours blasphématoire sur Darwin, si un étudiant fondamentaliste juif se sent écorché par un cours non moins blasphématoire sur l’excommunié Spinoza, et si un étudiant musulman ne supporte pas la poésie de Baudelaire, qu’ils aillent se faire bénir ailleurs. Acquis de haute lutte, le droit de lire Spinoza et Darwin, Sade et Baudelaire, Flaubert et Bukovsky, est désormais imprescriptible.

Que la République apeurée tremble devant quelques dizaines de foulards en dit plus long sur son propre état de langueur et d’anémie que sur la supposée menace dont elle serait l’objet. « Enfants, voici les bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers… » (5) […]

Intégration/diffraction

Parodiant l’interpellation célèbre de Gide à Barrès (6), le rejeton d’immigrés pourrait apostropher la société dite « d’accueil » : « Né de papa kabyle et de maman malienne, comment voulez-vous, M. de Villiers, M. Sarkozy, M. Bezag et M. Boutih, que je m’intègre à une société qui se désintègre ? » Le malaise est d’abord le fruit d’une panne de ce que l’on appelait « intégration ». Tous les ascenseurs sont en panne : l’intégration par l’école et l’intégration par le travail. Quant au mouvement féministe des années 1970, il s’essouffle et marque le pas : « Ça n’intègre plus, ça diffracte un max » ! (7)

Propice à la construction d’un « en commun », plutôt qu’à une intégration du dominé au dominant, l’espace de la cité fuit par le haut et par le bas, vers l’horizon sans cesse élargi des espaces marchands, vers les vieilles clôtures provinciales rétablies sous prétexte de décentralisation.

C’est l’occasion de passer au crible de la critique les sous-entendus des rhétoriques de « l’assimilation » et de « l’intégration ». La première appartient au vocabulaire colonial, l’indigène étant assimilé d’un même coup à la France et à l’universel, puisque les deux étaient supposés superposables depuis la Déclaration de 89. Quant à l’intégration, contestée par une partie croissante des intéressés, comme une injonction sommant le dominé de se dissoudre dans le dominant, elle est censée produire de l’homogène et de l’identique à partir du différent. S’il n’y parvient pas, c’est qu’il en est incapable, ou, pire, qu’il ses refuse à entrer dans la civilisation où le lait et le miel coulent à flots. C’est alors son problème, certainement pas celui du « creuset français », généreusement accueillant, comme chacun peut le constater, aux vagues d’immigration qui ont fait la diversité et la richesse de la France éternelle.

Accusés de refuser ce qui leur est refusé, exclu(e)s de l’universel, tenu(e)s de prouver toujours davantage leur mêmitude et de se fondre dans le paysage local, presque pareils et presque semblables, mais tout de même différents, il n’y a pas à s’étonner que, suivant le stratagème éprouvé de retournement du stigmate, certain(e)s revendiquent avec fierté la spécificité imposée et décrètent une résistance anti-intégrationniste. À la différence du colonisé, l’immigré de la deuxième ou de la nième génération ne peut cependant répliquer à l’injonction par une stratégie de libération visant à l’indépendance nationale. Il ne peut même pas se consoler à l’idée d’un retour au pays d’origine, souvent inconnu, et parfois synonyme d’échec. Il est donc condamné à rester un mutant, un paria, un luftmensch. C’est à cette double impasse de l’intégration improbable et du retour impossible à une origine mythique que tentent de répondre, de manières différentes si ce n’est opposées, la rhétorique du métissage et le discours. C’est à elle, encore, que croit répondre la disjonction d’Habermas entre intégration politique et intégration éthique (ou culturelle) (8).

Dans un bel essai, Abdellalil Hajjat (9) recense trois comportements possibles face à ces impasses : la haine de soi, le repli exclusif, et ce qu’il appelle « le repli d’ouverture », susceptible de relancer la particularité assumée à la rencontre de l’universel. Il reprend l’idée d’Abdelmalek Sayad, pour qui « l’enjeu réel des luttes communes aux dominés face aux dominants et à la domination ne porte pas comme on le dit communément, sur la conquête ou la reconquête de l’identité, mais sur le pouvoir de se réapproprier la possibilité de construire et d’évaluer en toute autonomie sa propre identité. » (10)

Ni-nisme

Ni loi, ni voile ? Cette parade ni-niste permettrait d’échapper à l’alternative infernale à laquelle on voudrait nous acculer ? Il s’agit plutôt d’un compromis boiteux, d’une fausse symétrie entre deux défis relevant de registres et de temporalités différents. Ni…, ni…. : ni maman ni putain, ni pute ni soumise, ni dieu ni diable. Ce double refus perpétue, selon Alain Badiou, ce qu’il prétend contester. Roland Barthes y décelait déjà le tic idéologique du juste milieu, à égale distance des extrêmes, la formule magique du tiers-parti, la ligne de fuite hors d’une opposition irréductiblement conflictuelle.

On ne saurait cependant banaliser le port du voile, sous prétexte que la normalisation républicaine serait le principal danger. Mais on ne saurait davantage s’accommoder, au nom d’un féminisme paradoxal, d’une loi discriminatoire comme le fait Danièle Sallenave lorsqu’elle est tentée de « prendre le risque de l’interdiction », par solidarité avec les mouvements de femmes iraniennes, afghanes ou algériennes qui rejettent la contrainte oppressive du foulard. Ici et maintenant, la loi et le voile sont à combattre. Pas par les mêmes moyens. Il ne faut jamais trop accorder à l’État. On ne sait jamais contre qui se retourneront les pouvoirs qu’imprudemment on lui a un jour consentis. Dans un pays où la loi prétendrait imposer aux femmes le port du foulard, il faudrait donc s’y opposer, comme il faut s’opposer à une loi qui prétend le leur interdire.

Dans un pays impérialiste, hanté par son passé colonial, empêtré dans la gestion répressive des flux migratoires, le port du voile est chargé de tant de significations inextricablement mêlées que le combat contre l’enfermement des femmes qu’il signifie, se situe sur le terrain des luttes communes, de la confiance à reconquérir, et de la persuasion plutôt que de la coercition. Le rythme lent de la transformation des mœurs n’est pas celui de la décision législative ou de la procédure judiciaire. En revanche, certains acquis de la lutte de libération des femmes ne sauraient être remis en question au nom de différences culturelles relativistes. Ce sont désormais des principes fondateurs, « antérieurs à la raison » aurait dit Rousseau, qui ne sauraient être remis en cause. Le droit à l’avortement et à la contraception, la criminalisation du viol, l’interdiction de la lapidation, de l’excision, de la polygamie, sont ainsi autant d’acquis historiques de la libération des femmes, qui ne se discutent et ne se négocient plus.

[…]

Juliette et Justine

« Nique ta Rep ! » (11). Emportée par sa furie déconstructive, Marie-Hélène Bourcier ajoute : « Nique ton genre ! ». Que miroite et chatoie la prolifération d’identités queer, « suffisamment problématiques pour entraver les modes de reproduction de l’identité occidentale ». L’universalisme républicain ne serait à ses yeux qu’un particularisme français, incompatible avec toute politique des différences.

Derrière la mythologie consensuelle républicaine, ses monuments aux morts, ses taxis de la Marne, ses cours d’instruction civique, ses leçons de morale calligraphiées au tableau noir par des maîtres austères et vertueux, ses plumes gauloises et sergent-major, ses saints et ses martyrs laïques, s’affrontent des républiques opposées et querelleuses. Réputée « une et indivisible », la République est plurielle et divisée. Elle n’est pas un spectre sans corps, elle est historique et charnelle.

A ses débuts, elle fit corps avec la Révolution. Ce furent deux sœurs jumelles, nées sous le signe de la Vierge, séparées et brouillées par Thermidor. Débraillée, dépoitraillée, échevelée, la Révolution devint alors infréquentable pour les gens comme il faut, les gens d’ordre et de propriété. Elle fut condamnée à la vie souterraine des taupes, à leur patient travail de creusement et de fouissement. La République commença au contraire à s’étourdir dans les mondanités. A fréquenter incroyables et muscadins, agioteurs et trafiquants de biens nationaux, elle s’est embourgeoisée, bureaucratisée, conformisée. Juliette et Justine : les prospérités du vice et les infortunes de la vertu.

Elle a cependant continué à entretenir des rapports discrets avec sa sœur rebelle. Déjà mise à l’épreuve des journées de juin 1848, leur relation ambiguë a connu une tumultueuse rupture sous la Commune. Péguy datait précisément de 1871 le début de la plaine sans reliefs historiques, dans laquelle s’est installée la République parvenue, avec son rituel positiviste, son école publique et ses expéditions coloniales. Ferry Jules — le vrai Ferry, l’original, pas la copie — c’est bien sûr l’enseignement obligatoire et gratuit, mais c’est aussi Ferry-Tonkin. C’est le début de la République affairiste. Qui marche au pas. Qui anti-dreyfuse. Qui zéro-de-conduite. Et qui fusillera pour l’exemple. Cette République cynique et sénile n’a pourtant pas réussi à faire disparaître son double, sa part maudite, la générosité juvénile de ses débuts, lorsqu’avec la révolution, elles faisaient la paire, rêvant de liberté, d’égalité, de solidarité. Ce rêve s’est bien vite brisé : avec l’exclusion des pauvres du suffrage et la répression du mouvement populaire, avec l’exclusion des femmes de l’espace public et de la citoyenneté, avec les tergiversations à abolir l’esclavage et l’empressement à le rétablir, avec la guillotine de Thermidor. Depuis, il y a leur République, thermidorienne et chauvine, et la nôtre, sociale et universelle. C’est une affaire sur laquelle, à moins de n’y plus rien comprendre, on ne se réconciliera plus.

Notes

1. Voir Edwy Plenel, La République inachevée, Paris, Payot, 1984 ; Samuel Johsua, Une autre école est possible !, Paris, Textuel, 2003 ; Jean-Pierre Debourdeau et Samuel Johsua, Athéisme, anticléricalisme, laïcité et Marie-Hélène Zybelberg-Hocquart, La laïcité en marche , in ContreTemps, n° 12, hiver 2005. En tant que socialiste libertaire, le premier Péguy manifesta un vif intérêt pour les universités populaires, notamment dans ses notes pour une thèse de 1909.

2. Charles Péguy, Un poète l’a dit , Œuvres en prose II, Paris, La Pléiade, p. 908. Dans L’Argent et dans L’Argent suite, Péguy croise précisément le fer avec les trois L (Lavisse, Langlois, Lanson), qui tiennent la Sorbonne. Jules Ferry était lui-même un héritier de Saint-Simon via Auguste Comte dont il fut le disciple.

3. La formule est d’Alain Badiou, dans un réjouissant et hilarant réquisitoire contre la loi (Alain Badiou, Circonstances 2, Paris, Lignes/Léo Scheer, 2004).

4. Voir « proche-orient info », 19 mai 2003.

5. Refrain d’un poème de Victor Hugo, La légende de la nonne, chanté par Georges Brassens.

6. « Né de papa breton et de maman picarde, où voulez-vous, M. Barrès, que je m’enracine ? ».

7. Marie Hélène-Bourcier, Sexpolitiques, La Fabrique, Paris 2005.

8. Dans une tribune du Monde (15 avril 2005), le philosophe guadeloupéen Jacky Dahomay , proche de Régis Debray sur la nation et la république, reprend à son compte ce compromis habermassien.

9. Abdellalil Hajjat, Immigration postcoloniale et mémoire, L’Harmattan, Paris 2005.

10. Abdelmalek Sayad, La double absence, Paris 1999, Liber.

11. Slogan lancé par Marie-Hélène Bourcier.