Daniel BENSAÏD – La Commune, l’Etat et la Révolution
Bien des lecteurs de Marx lui font reproche d’un implacable déterminisme économique. Il faut croire que c’est, dans la plupart du cas, par méconnaissance des ses écrits politiques, dont la trilogie sur Les luttes des classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, et La Guerre civile en France. [1] Si une vingtaine d’années sépare le premier texte du dernier, ils n’en constituent pas moins une trilogie où se dessine une conception de la politique, de la représentation, de l’Etat, de la démocratie. Ces trois textes constituent en quelque sorte l’autre face de la critique marxienne de la modernité, souvent ignoré par des lecteurs aveuglés par le grand soleil de la critique de l’économie politique – Le Capital.
De la République tout court à la République sociale
« En imposant la République » le prolétariat parisien a conquis en 1848 le terrain en vue de sa propre lutte pour l’émancipation, mais « nullement cette émancipation elle-même », car la classe ouvrière était « encore incapable d’accomplir sa propre révolution ». [2] Michelet l’avait pressenti dès 1846 : « Un demi siècle a suffi pour voir la bourgeoisie sortir du peuple, s’élever par son activité et son énergie, et tout à coup, au milieu de son triomphe, s’affaisser sur elle-même. » [3] Ainsi mûrissait « le germe obscur de cette révolution inconnue » qu’il percevait dans la sans-culotterie parisienne de 1793 : « Les républicains classiques avaient derrière eux un spectre qui marchait vite et les eût gagné de vitesse : le républicanisme romantique aux cent têtes, aux mille écoles, que nous appelons aujourd’hui socialisme ». [4] C’est ce même spectre qui vient hanter l’Europe dès les premières lignes du Manifeste du Parti communiste rédigé dans les derniers jours de 1847 et qui fait irruption quelques semaines plus tard sur la scène européenne. Marx date la naissance officielle de la IIe République du 4 mai. Mais le lieu et la date de sa naissance réelle, « ce n’est pas la révolution de février, mais la défaite de juin ». Le prolétariat vaincu y força la République à peine proclamée à apparaître comme l’Etat dont le but déclaré était « la perpétuation de l’esclavage salarié : « La bourgeoisie n’a pas de roi, la forme de son règne est la République » qui accomplit dans son « règne anonyme » « la synthèse de la Restauration et de la Monarchie de Juillet ». Dans sa forme achevée, la République constitutionnelle réalise la coalition d’intérêts du parti de l’ordre, auquel s’oppose. Il n’y aura plus désormais de République tout court. Elle sera sociale ou ne sera qu’une caricature d’elle-même, le masque d’une nouvelle oppression.
Au moment où Marx publie Le 18 Brumaire, Blanqui emprisonné à la forteresse de Belle-Ile, écrit à peu près la même chose à son ami Maillard : « Qu’est-ce donc que nous sommes contraints de faire depuis si longtemps, sinon la guerre civile ? Et contre qui ? Ah ! Voilà précisément la question qu’on s’efforce d’embrouiller par l’obscurité des mots : car il s’agit d’empêcher que les deux drapeaux ennemis ne se posent carrément en face l’un de l’autre. » [5] Et c’est pourquoi les socialistes doivent désormais se distinguer des simples républicains bourgeois qui veulent « recommencer février, pas davantage ». Dans La lutte des classes en France et dans le Dix-huit Brumaire, Marx a commencé à tirer, en invoquant le nom de Blanqui, les implications stratégiques de l’épreuve de Juin 48 : « Le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme, pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui ; ce socialisme est la déclaration de la révolution en permanence. » [6] Formule fameuse, qu’il reprend sous forme de mot d’ordre dans la conclusion de son Adresse à la Ligue des communistes : le « cri de guerre » des travailleurs doit être désormais « La révolution en permanence ! ». Enigmatique mot d’ordre, qui noue problématiquement ensemble, l’acte et le processus, l’instant et la durée, l’événement et l’histoire. La révolution en permanence a une dimension d’emblée européenne. Les territoires nationaux sont les champs de bataille partiels d’une guerre civile de toute autre ampleur. Jusqu’à l’écrasement, entre 1918 et 1923 des révolutions allemandes, hongroise, italienne, les révolutionnaires européens, à commencer par les bolcheviques, penseront leur action dans cette représentation européenne de l’espace stratégique. C’est la conclusion que tire Marx, dès Les luttes de classes en France : « La nouvelle Révolution française est forcée de quitter aussitôt le sol national et de conquérir le terrain européen, le seul où peut s’accomplir la révolution sociale au XIXe siècle », car « personne ne saurait affirmer que la carte de l’Europe soit définitive ». [7] Le rapport entre guerre et révolution s’inscrit donc d’emblée dans cette perspective continentale.
Préfaçant, en 1891, la réédition du texte de Marx sur La guerre civile en France, Engels reprend prophétisera : « Est-ce que l’annexion des provinces françaises n’a pas poussé la France dans les bras de la Russie ? Et ne voit-on pas quotidiennement suspendue au-dessus de notre tête, telle l’épée de Damoclès, la menace d’une guerre, au premier jour de laquelle tous les traités d’alliance des princes s’en iront en fumée ? D’une guerre dont rien n’est sûr que l’absolue incertitude de son issue, d’une guerre de race qui livrera toute l’Europe aux ravages de quinze à vingt millions d’hommes armés . » Une guerre de race ! Tout comme de la guerre a surgi la révolution de la Commune, de la Grande guerre surgira la révolution d’Octobre, et de la seconde guerre mondiale les révolutions chinoise, grecque, vietnamienne, yougoslave, mais à quel prix : sur un amas de ruines et de cadavres chaque fois plus imposant, dont le poids mort pèsera de plus en plus lourd sur la vie et le cerveau des (sur)vivants, au point de tansformer en cauchemars les rêves d’émancipation.
Un nouveau Léviathan bureaucratique
1850-1871 : Des Luttes de classes en France à La Guerre civile en France. Entre les deux, montée, déclin, et chute de l’Empire. Comme l’a bien mis en évidence Maximilien Rubel, cette séquence offre à Marx la matière pour méditer cet étrange phénomène politique moderne qu’est le « bonapartisme » et de reconsidérer à travers lui la question de l’Etat et de son rapport à la société civile. [8] Ressurgit ainsi, à la lumière des brasiers de la Commune, la critique de la bureaucratie amorcée dès 1843 dans le Manuscrit de Kreuznach et laissée depuis en chantier ou reprise seulement de manière éparse dans des écrits de circonstance. L’esprit corporatif de l’ancien régime survit, écrivait-il alors, dans la bureaucratie en tant que produit de la séparation entre l’Etat et la société civile : « Le même esprit qui, à l’intérieur de la société crée la corporation, crée, dans l’Etat la bureaucratie […] La bureaucratie est le formalisme d’Etat de la société civile ». Elle est « la conscience de l’Etat, la volonté de l’Etat, le pouvoir de l’Etat, incarnés dans une corporation, formant une société particulière et fermée à l’intérieur de l’Etat ». Elle « ne peut être qu’un tissus d’illusions pratiques : elle est l’illusion même de l’Etat », et l’esprit bureaucratique est « un esprit foncièrement jésuitique et théologique : les bureaucrates sont les jésuites de l’Etat et les théologiens de l’Etat ; La bureaucratie est la république prêtre ». [9] Quant au bureaucrate « pris individuellement », le but de l’Etat « devient son but privé : c’est la curée aux postes plus élevés, c’est le carriérisme. »
La suppression de la bureaucratie ne serait donc possible que « si l’intérêt général devient effectivement et non pas comme chez Hegel en pensée, dans l’abstraction, l’intérêt particulier, ce qui ne peut se faire que si l’intérêt particulier devient effectivement l’intérêt général ». Forme enfin trouvée de l’émancipation, la Commune de Paris apparaît précisément aux yeux de Marx comme la critique en acte de l’Etat bureaucratique et comme l’intérêt particulier devenu effectivement l’intérêt général. En quoi « la plus grande mesure » qu’ait prise la Commune, ce n’est pas une invention doctrinaire ou un paradis artificiel, ce n’est pas l’établissement d’un phalanstère ou d’une Icarie, mais « sa propre existence », limites et contradictions incluses. La Commune fut ainsi « l’antithèse directe de l’Empire », ou encore « la forme positive de la République sociale », rêvée depuis les Trois glorieuses de 1830 et les journées sanglantes de Juin 48. Le pouvoir d’Etat est « désormais aboli », écrit donc Marx à propos des six semaines de liberté communale. Aboli ? Le mot semble contredire les polémiques contre Proudhon ou Bakounine, dans lesquelles Marx s’opposait à l’idée qu’une telle abolition, du salariat ou de l’Etat, puisse se décréter. Il s’agissait plutôt d’un processus dont il fallait commencer par réunir les conditions, par la réduction du temps de travail, la transformation des rapports de propriété, la modification radicale de l’organisation du travail.
Le deuxième essai de rédaction de La guerre civile nuance fortement ce que l’on peut entendre par abolition. En tant « qu’antithèse directe de l’Empire », la Commune « devait être composée de conseillers municipaux élus au suffrage de tous les citoyens, responsables et révocables à tout moment ». Elle « devait être un corps agissant et non parlementaire, exécutif et législatif en même temps ». Les fonctionnaires et les propres membres de la Commune devaient « accomplir leur tâche pour des salaires d’ouvriers » : « En un mot, toutes les fonctions publiques, même les rares fonctions qui auraient relevé d’un gouvernement central devaient être assumées par des agents communaux et placées par conséquent sous la direction de la Commune. C’est entre autres choses une absurdité de dire que les fonctions centrales, non point les fonctions d’autorité sur le peuple, mais celles qui sont nécessitées par les besoins généraux et ordinaires du pas, ne pourraient plus être assurées. Ces fonctions devaient exister, mais les fonctionnaires eux-mêmes ne pouvaient plus, comme dans le vieil appareil gouvernemental, s’élever au-dessus de la société réelle, parce que les fonctions devaient être assumées par des agents communaux et soumises par conséquent à un contrôle véritable. La fonction publique devait cesser d’être une propriété personnelle. » [10] Il ne s’agit donc pas d’interpréter le dépérissement de l’Etat comme l’absorption de toutes ses fonctions dans l’autogestion sociale ou dans la simple « administration des choses ». Certaines de ces « fonctions centrales » doivent continuer à exister, mais comme fonctions publiques sous contrôle populaire.
En ce cas, le dépérissement de l’Etat ne signifie pas le dépérissement de la politique ou son extinction dans la simple gestion rationnelle du social. Il peut signifier aussi bien l’extension du domaine de la lutte politique par la débureaucratisation des institutions et la mise en délibération permanente de la chose publique. Ecrits dans le feu de l’événement, les textes sur la Commune permettent de régler son compte au mythe d’un Marx ultra-jacobin, hyper-étatiste, et centralisateur à outrance, face à un Proudhon girondin, libertaire, et décentralisateur. Certes, il souligne que la constitution communale, qui brise le pouvoir d’Etat moderne, « a été prise à tort pour une tentative de rompre en une fédération de petits Etats, conforme aux rêves de Montesquieu et des Girondins, cette unité des grandes nations qui, bien qu’engendrée à l’origine par la violence, est devenue maintenant un puissant facteur de la production sociale ». Et l’on a voulu voir à tort également dans la Commune « qui brise le pouvoir d’Etat moderne, un rappel à la vie des communes médiévales » qui précédèrent ce pouvoir d’Etat [11].
La centralisation étatique a pu jouer un rôle utile pour déblayer les particularismes féodaux et élargir l’horizon, puis pour défendre la révolution contre les complots de l’Ancien régime. Mais contre l’Etat parasite et bureaucratique victorieux et sa centralisation gouvernementale, Marx soutient une logique de décentralisation solidaire dans une perspective d’alliance entre les paysans opprimés par Paris-Capitale et les travailleurs parisiens opprimés par la réaction provinciale : « Paris capitale des classes dominantes et de leur gouvernement ne peut pas être une ville libre et la province ne pas être libre, car c’est ce Paris-là qui est la capitale. La province ne peut être libre qu’avec la Commune de Paris. » [12] Cet antagonisme entre Paris-Capitale et Paris-Commune est la scène originelle d’une lutte entre deux forces sociales et deux principes politiques. Les classes dominantes n’ont cessé depuis de vouloir conjurer le spectre de Paris-Commune, plusieurs fois ressuscité (en 1936 avec les grèves du Front populaire, en 1945 avec l’insurrection et la libération de Paris, en 1968 avec sa grève générale et ses barricades). Ce que voulut Paris-Commune, c’était « briser le système d’unité factice qui s’oppose à la véritable union vivante de la France », car l’unité imposée jusqu’alors était « une centralisation despotique, inintelligente, arbitraire et onéreuse ». L’unité politique autour de la Commune, c’eut été au contraire « l’association volontaire de toutes les initiatives locales », et « une délégation centrale des communes fédérées » [13]. Le Marx communard va alors jusqu’à reprendre à son compte la formule de Montesquieu d’une république fédérative conçue comme « une société de sociétés qui en font une nouvelle qui peut s’agrandir par de nombreux associés ».
Ce qu’est la dictature du prolétariat ?
La Commune comme forme enfin trouvée de l’émancipation, ou de la dictature du prolétariat, ou des deux, indissociablement ? C’est ce que proclame Engels, vingt ans après, en conclusion de son introduction à La guerre civile : « Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. » [14] Si, comme le déclare Engels, la Commune, « c’était la dictature du prolétariat », il importe de savoir précisément ce qu’était la Commune. Elle supprime « tous les mystères et les prétentions de l’Etat » en se dotant de mandataires sous contrôle populaire permanent, rétribués comme des ouvriers qualifiés. Sa mesure la plus importante est « sa propre organisation, qui s’improvisa avec l’ennemi étranger à une porte et l’ennemi de classe à l’autre » [15]. Elle « ne supprime pas la lutte des classes » mais représente « la libération du travail », comme « condition fondamentale de toute vie individuelle et sociale ». Elle crée ainsi « l’ambiance rationnelle » dans laquelle peut commencer – commencer seulement – à se développer l’émancipation sociale [16]. Elle est « ce sphinx qui tracasse fort l’entendement bourgeois » : tout simplement « la forme sous laquelle la classe ouvrière prend le pouvoir politique » [17]. Face à cette violence despotique des possédants, Marx reprend alors « l’audacieuse devise révolutionnaire » : « Renversement de la bourgeoisie ! Dictature de la classe ouvrière ! » [18] Cette forme, il faut le souligner tant il est facile de l’oublier, reste celle du suffrage universel et de la représentation territoriale des communes et des quartiers : « La Commune devait être composée de conseillers municipaux des divers arrondissements (comme Paris en a été l’initiateur et le modèle, ce sera notre référence) élus au suffrage de tous les citoyens, responsables et révocables à tout moment. La majorité de cette assemblée était naturellement composée d’ouvrier ou de représentants reconnus de la classe ouvrière. » [19]
Dans l’Adresse du 31 mai 1871 au Conseil général de l’AIT, Marx insiste : « le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes » et « rien ne pouvait être plus étranger à l’esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel par une investiture hiérarchique ». Il n’envisage pas de restriction sur critères sociaux du droit de vote. Il exprime seulement sa conviction que la majorité politique correspondra « naturellement » à la majorité sociale. Quant au rapport des représentants aux représentés, des mandataires à leurs mandants, il est celui d’un contrôle permanent concrétisé par les principes de responsabilité et de révocabilité. Les représentants ont en permanence à rendre compte de leurs actes et en cas de litige avec les représentés, à remettre en jeu leur mandat. Dans ce passage du deuxième essai de rédaction de La guerre civile, il n’est pas fait mention de mandat impératif, comme c’était le cas dans l’Adresse à l’AIT du 31 mai 1871, où il est mentionné comme un constat que, jusque dans les plus petits hameaux, les communes rurales devaient « administrer leurs affaires par une assemblée de délégués à tout moment révocables et liés par le mandat impératif des électeurs » [20]. Autant la révocabilité est la conséquence de la responsabilité de l’élu devant ses électeurs, autant le mandat impératif aboutit à paralyser la délibération démocratique : si le mandataire n’est que le porte-parole de l’intérêt particulier de ses mandants, sans possibilité de modifier son point de vue en fonction de la discussion, aucune volonté générale ne peut émerger, l’addition des intérêts particuliers ou corporatifs se neutralise, et la stérilité du pouvoir constituant finit par faire le lit d’une bureaucratie qui s’élève au dessus de cette volonté en miettes en prétendant incarner l’intérêt général. Si pour savoir ce qu’était la dictature du prolétariat dans l’esprit de Marx et Engels, il suffit de regarder la Commune, cette « dictature » apparaît fort respectueuse du suffrage universel et du pluralisme politique. Ses premières mesures consistent en une débureaucratisation et démilitarisation de l’Etat Léviathan, en des dispositions qui relèveraient de ce qu’on appellerait aujourd’hui une démocratie participative, et en des mesures élémentaires de justice sociale. Elle n’a pas grand chose d’un pouvoir dictatorial et peu de choses d’un régime d’exception, si ce n’est la suspension de l’ordre légal existant au profit de l’exercice du pouvoir constituant inaliénable d’un peuple souverain.
La Commune, l’Etat et la révolution
Pour Lénine comme pour Marx et Engels, la question de l’Etat, est donc indissociable de celle de la dictature du prolétariat, comme organisation de la force et de la violence, « aussi bien pour réprimer la résistance des exploiteurs que pour diriger la grande masse de a population ». Si cette « dictature » a un caractère de classe, elle ne se conçoit cependant pas comme une dictature corporative. Il s’agit de prendre le pouvoir pour « conduire le peuple entier au socialisme ». La formule évoque le concept d’hégémonie, qui avait cours dans la social-démocratie russe pour définir le rapport entre prolétariat et paysannerie dans l’alliance ouvrière et paysanne, bien avant que Gramsci ne lui donne sa portée stratégique nouvelle, Il s’agit bien déjà de former un bloc historique, sans oublier que « par le rôle qu’il joue dans la grande production, le prolétariat est seul capable d’être le guide de toutes les classes laborieuses exploitées mais incapables d’une lutte indépendante pour leur affranchissement ». Après la prise du pouvoir, l’Etat subsiste dans un premier temps, mais « comme Etat bourgeois sans bourgeoisie ». Cette formule paradoxale servira à nouveau à Lénine pour penser de manière inédite le type d’Etat issu de la révolution russe. Mais un Etat bourgeois sans bourgeoisie n’est pas pour autant un Etat prolétarien. L’Etat bourgeois sans bourgeoisie va ainsi devenir le terreau sur lequel s’épanouissent les dangers professionnels du pouvoir et à l’abri duquel se développe une nouvelle forme d’excroissance bureaucratique parasitaire de la société. Dans L’Etat et la Révolution, Lénine rompt donc radicalement avec « le crétinisme parlementaire » du marxisme orthodoxe, mais il en conserve l’idéologie gestionnaire.
Ainsi imagine-t-il encore que la société socialiste « ne sera plus qu’un bureau, un seul atelier, avec une égalité de travail et égalité de salaire ». De telles formules rappellent certaines pages où Engels suggère que le dépérissement de l’Etat signifiera aussi un dépérissement de la politique au profit d’une simple « administration des choses », dont l’idée est empruntée aux saint-simoniens ; autrement dit, à une simple technologie de gestion du social, où l’abondance postulée dispenserait d’établir des priorités, de débattre de choix, de faire vivre la politique comme espace de pluralité. Comme c’est souvent le cas, une utopie d’apparence libertaire se retourne en utopie autoritaire. Le rêve d’une société qui ne serait « tout entière qu’un seul bureau et un seul atelier », ne relèverait en effet que d’une bonne organisation administrative. De même, un « Etat prolétarien », conçu comme un « cartel du peuple entier », peut aisément conduire à la confusion totalitaire de la classe, du parti, et de l’Etat. En voulant tordre le cou au légalisme institutionnel de la II° Internationale, Lénine tord le bâton de la critique dans l’autre sens. Il rompt avec les illusions parlementaires, mais s’interdit du même coup de penser les formes politiques de l’Etat de transition. C’est ce point aveugle que Rosa Luxemburg va mettre en évidence. si elle assume pleinement la notion de dictature du prolétariat au sens large – « aucune révolution ne s’est achevée autrement que par la dictature d’une classe » = elle met aussi en garde les sociaux-démocrates russes : « Apparemment, aucun social-démocrate ne se laisse aller à l’illusion que le prolétariat puisse se maintenir au pouvoir. S’il pouvait s’y maintenir, alors il entraînerait la domination de ses idées de classe. Ses forces n’y suffisent pas à l’heure actuelle, car le prolétariat, au sens le plus strict de ce mot, constitue précisément dans l’empire russe, la minorité de la société. Or, la réalisation du socialisme par une minorité est inconditionnellement exclue, puisque l’idée du socialisme exclut justement la domination d’une minorité ».
Cet article de 1906 préfigure et annonce la fameuse brochure de 1918 sur la Révolution russe. Contrairement aux socialistes orthodoxes de la social-démocratie allemande, elle salue la révolution et les bolcheviks qui ont « osé » ouvrir la voie au prolétariat international en prenant le pouvoir. Elle souligne les responsabilités qui en résultent pour les révolutionnaires européens, à commencer par les Allemands : « En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. En ce sens, l’avenir appartient partout au bolchevisme ». L’avenir de la révolution russe se joue donc, dans une large mesure, dans l’arène européenne et mondiale. Il n’en demeure pas moins que les bolcheviks russes ont aussi leur part de responsabilité. Rosa critique leurs mesures concernant la réforme agraire et la question nationale. En créant, non pas une propriété sociale, mais une nouvelle forme de la propriété privée agraire, la parcellisation des grands domaines « accroît les inégalités sociales dans les campagnes » et génère massivement une nouvelle petite-bourgeoisie agraire dont les intérêts entreront inévitablement en contradiction avec ceux du prolétariat. De même, l’application généralisée du droit à l’autodétermination pour les nationalités de l’empire tsariste n’aboutit qu’à « l’autodétermination » des classes dirigeantes de ces nationalités opprimées, car « le séparatisme » est « un piège purement bourgeois ». Lénine et ses amis ont « gonflé artificiellement l’affèterie de quelques professeurs d’université et de quelques étudiants pour en faire un facteur politique ». En matière de politique agraire et de politique des nationalités, les bolcheviks auraient péché par excès d’illusion démocratique, alors qu’inversement ils ont sous-estimé l’enjeu démocratique de la question institutionnelle.
La question de la Constituante
C’est le fameux débat sur la dissolution de l’Assemblée Constituante. Rosa n’est pas sourde aux arguments selon lesquels il fallait « casser cette constituante surannée », donc « mort née », qui retardait sur la dynamique révolutionnaire, tant par ses modalités électives que par l’image déformée qu’elle donnait du pays. Mais alors, « il fallait prescrire sans tarder de nouvelles élections pour une nouvelle Constituante » ! Or Lénine et Trotski (dans sa brochure de 1923 sur Les leçons d’Octobre) excluent par principe toute forme de « démocratie mixte » prônée par les austro-marxistes. Pour Trotski, ceux qui, dans le parti, fétichisent la Constituante, sont les mêmes à ses yeux qui avaient hésité par légalisme devant la décision de l’insurrection. Si, en octobre, l’insurrection fut « canalisée dans la voie soviétiste et reliée au 2e congrès des soviets », il ne s’agissait pas selon lui d’une question de principe, mais « d’une question purement technique, quoique d’une grande importance pratique ». Ce télescopage de la décision militaire et de l’institution démocratique est propice à la confusion des rôles entre le parti et l’Etat, mais aussi entre l’état d’exception révolutionnaire et la règle démocratique. Cette confusion est portée à son comble dans Terrorisme et communisme, brochure rédigée elle aussi dans l’urgence de la guerre civile qui est la forme paroxystique de l’état d’exception.
L’approche de Rosa Luxemburg est différente. Elle accepte les arguments avancés par les bolcheviks pour dissoudre la Constituante, mais elle s’inquiète de cette confusion entre l’exception et la règle : « Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils [les dirigeants bolcheviks] ils cherchent à fixer dans tous les points de la théorie, une tactique qui leur a été imposée par des conditions fatales et à la proposer au prolétariat international comme modèle de la tactique socialiste ». Ce qui est en jeu, au-delà de l’affaire de la Constituante, c’est la vitalité et l’efficacité de la démocratie socialiste elle-même. Rosa souligne l’importance de l’opinion publique, qui ne saurait se réduire à un leurre ou à un théâtre d’ombres. Toute l’expérience historique « nous montre au contraire que l’opinion publique irrigue constamment les institutions représentatives, les pénètre, les dirige. Comment expliquer sinon les cabrioles archi-réjouissantes que, dans tout Parlement bourgeois, les représentants du peuple nous donnent parfois à voir, lorsque, animés soudain d’un esprit nouveau, ils font entendre des accents parfaitement inattendus ? Comment expliquer que, de temps à autre, des momies archi-desséchées prennent des airs de jeunesse, que les petits Scheidemann de tous poils trouvent tout à coup dans leur coeur des accents révolutionnaires lorsque la colère gronde dans les usines, dans les ateliers et dans les rues ? Cette action constamment vivace de l’opinion et de la maturité politique des masses devrait donc, juste en période de révolution, déclarer forfait devant le schéma rigide des enseignes de partis et des listes électorales ?
Tout au contraire ! C’est justement la révolution qui, par son effervescence ardente, crée cette atmosphère politique vibrante, réceptive, qui permet aux vagues de l’opinion publique, au pouls de la vie populaire d’agir instantanément, miraculeusement sur les institutions représentatives. » Au lieu de comprimer ce « pouls de la vie populaire », les révolutionnaires doivent le laisser battre, car il constitue un puissant correctif au lourd mécanisme des institutions démocratiques : « Et si le pouls de la vie politique de la masse bat plus vite et plus fort, son influence se fait alors plus immédiate et plus précise, malgré les clichés rigides des partis, les listes électorales périmées, etc. Certes, toute institution démocratique, comme toute institution humaine, a ses limites et ses lacunes. Mais le remède qu’ont trouvé Lénine et Trotski –supprimer carrément la démocratie – est pire que le mal qu’il est censé guérir : il obstrue la source vivante d’où auraient pu jaillir les correctifs aux imperfections congénitales des institutions sociales, la vie politique active, énergique, sans entraves de la grande majorité des masses populaires. » Les avertissements de Rosa prennent alors rétrospectivement tout leur sens. Elle redoutait en 1918 que des mesures d’exception temporairement justifiables ne deviennent la règle au nom d’une conception purement instrumentale de l’Etat en tant qu’appareil de domination d’une classe sur une autre.
La révolution consisterait alors seulement à le faire changer de mains : « Lénine dit que l’Etat bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’Etat socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie, qu’il n’est en quelque sorte qu’un Etat capitaliste inversé. Cette conception simpliste omet l’essentiel : pour que la classe bourgeoise puisse exercer sa domination, point n’est besoin d’enseigner et d’éduquer politiquement l’ensemble de la masse populaire, du moins pas au-delà de certaines limites étroitement tracées. Pour la dictature prolétarienne, c’est là l’élément vital, le souffle sans lequel elle ne saurait exister. » La société nouvelle s’invente sans mode d’emploi. Le programme du parti n’offre que « de grands panneaux indiquant la direction », et encore ces indications n’ont-elles qu’un caractère indicatif, de balisage et de mise en garde, plutôt qu’un caractère prescriptif. Certes, le socialisme « présuppose une série de mesures coercitives contre la propriété,etc. », mais, si « l’on peut décréter l’aspect négatif, la destruction », il n’en est pas de même de « l’aspect positif, la construction : terre neuve, mille problèmes. » Pour résoudre ces problèmes, la liberté la plus large, l’activité la plus large, de la plus large part de la population est nécessaire. Ce n’est pas la liberté, mais la terreur qui démoralise : « Sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif. »
Dans L’Etat et la Révolution, Lénine lui-même a entrevu cette fonctionnalité sociale de la démocratie politique. A certains marxistes, pour lesquels le droit d’autodétermination des nations opprimées était irréalisable sous le capitalisme et deviendrait superflu sous le socialisme, il répondait d’avance : « Ce raisonnement, soi-disant spirituel mais en fait erroné, pourrait s’appliquer à toute institution démocratique, car un démocratisme rigoureusement conséquent est irréalisable en régime capitaliste, et en régime socialiste, tout démocratie finira par s’éteindre […] Développer la démocratie jusqu’au bout, rechercher les formes de ce développement, les mettre à l’épreuve de la pratique, et elle est pourtant l’une des tâches essentielles de la lutte pour la révolution sociale. Pris à part, aucun démocratisme, quel qu’il soit, ne donnera le socialisme : mais dans la vie, le démocratisme ne sera jamais pris à part. Il sera pris dans l’ensemble. Il exercera aussi une influence sur l’économie dont il stimulera la transformation. » [21]
Notes :
[1] Les luttes de classes en France (1850) et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, collection Folio, 2002. La guerre civile en France, Paris, éditions sociales, 1968.
[2] Marx, Lutte des classes en France, p. 18, 22.
[3] Michelet, Le Peuple. En 132 déjà, Blanqui déclarait dans son Rapport à la Société des Amis du peuple : « Il ne faut pas se dissimuler qu’il y a guerre à mort entre les classes qui composent la nation » (Blanqui, Il faut des armes, Paris, La fabrique, 2007, p 80).
[4] Michelet, Histoire de la Révolution française, Laffont 79, tome II, p. 474.[5] Blanqui, op. cit., p 176. [6] Marx, L des C en F, p 122. Dans sa douzième Thèse sur le concept d’histoire, Walter Benjamin accusera en écho la social-démocratie d’être « presque parvenue en l’espace de trois décennie le nom d’un Blanqui dont les accents d’airain avaient ébranlé le XIXe siècle ».
[7] Engels, Le Pô et le Rhin.
[8] Voir Maximilien Rubel, Karl Marx devant le bonapartisme, réédité dans Karl Marx, Les luttes de classes en France, op. cit. Paris, Folio, 2002.[9] Marx, Critique de la philo de l’Etat de Hegel, Paris, 10-18, 1976.
[10] Marx, Guerre civile, p. 260.
[11] Guerre civile p. 45.
[12] Ibid. p. 227.
[13] Ibid., p. 231
[14] Guerre civile, p 302.
[15] Ibid., 215.
[16] Ibid., 216.
[17] Ibid., 256.
[18] Lutte des classes, p 41.[19] Ibid., p. 260.
[20] Chez Lénine, dans l’Etat et la révolution notamment, on retrouve les principes de responsabilité et de révocabilité mais non le mandat impératif.
[21] Lénine, L’Etat et la Révolution, in Œuvres, tome 25, éditions de Moscou, p. 489