Ernest MANDEL – La défaite impérialiste au Vietnam : ses causes, son sens et ses conséquences historiques (juillet 1975)
Pendant plus d’une décennie, la guerre civile au Vietnam et la tentative de l’impérialisme américain d’en décider l’issue au moyen d’une guerre d’intervention contre-révolutionnaire, ont dominé la situation mondiale. Cela ne découle pas seulement du fait qu’elles ont dominé la politique internationale, interne, militaire et même en partie économique et monétaire des Etats-Unis, la principale puissance capitaliste du monde. Cela résulte surtout du fait que la guerre d’Indochine a, comme un véritable révélateur, amené à la lumière les principales modifications survenues dans les rapports de forces sociaux à l’échelle mondiale et qu’elle les a imposées la conscience des représentants les plus lucides des principales classes et fractions de classe antagonistes du monde présent.
Les raisons de la guerre d’agression
C’est à dessein que nous désignons la guerre du Vietnam avant tout comme une guerre civile, dans laquelle l’impérialisme US est intervenu. Cette définition gêne tous ceux qui, de quelque bord qu’ils soient, n’admettent pas que le monde dans lequel nous vivons est dominé par le conflit irréconciliable entre le Capital et le Travail, conflit que la crise historique du régime capitaliste, ouverte par la Première guerre mondiale amène à son expression la plus aiguë qui ne laisse, en définitive, que deux issues possibles : la victoire de la révolution socialiste mondiale ou la rechute de l’humanité dans la barbarie. La manière concrète dont ce conflit se manifeste dans chaque secteur et pays du monde peut varier. Dans les pays semi-coloniaux, dominés par la loi du développement inégal et combiné que leur impose l’impérialisme, ce conflit s’entrecroise avec la nécessité de résoudre des tâches que dans d’autres pays les révolutions bourgeoises avaient en gros résolues : indépendance et unification nationales ; libération de la paysannerie des séquelles féodales et semi-féodales. Mais justement, en tenant compte de cette combinaison de tâches avec lesquelles fut confrontée la révolution indochinoise, l’alternative « révolution socialiste ou barbarie » y a reçu une expression particulièrement saisissante.
La barbarie y a été apporté par la puissance la plus riche du monde, sous la forme de bombardements génocides, de substances chimiques défoliantes, de cages à tigres protégées, de stupéfiants et de prostitution répandus à une échelle jamais égalée. La fureur a été déchaînée par l’impérialisme contre les masses vietnamiennes, coupables de ne pas plier le genoux devant la supériorité des armes yankees et ne pas s’avouer battues.
La domination de classe de la bourgeoisie internationale repose pour 9/10e sur sa reproduction automatique, par les mécanismes du marché, et leur acceptation comme naturelles ou inévitables. En vendant leur force de travail, en achetant leurs vivres, en produisant pour des patrons, les travailleurs reproduisent, avec la plus-value et l’accumulation du capital, les rapports sociaux qui les obligent à continuer à vendre leur force de travail, à rester des salariés. Mais le jour où une fraction importante des exploités dit « assez » ; le jour où elle refuse d’accepter l’oppression, l’inégalité et l’injustice comme inévitables ; le jour où elle commence à se révolter de manière massive contre une société d’exploitation, ce jour-là, le règne du capital est davantage ébranlé que par dix crises économiques. Il ne peut plus s’en remettre à l’automatisme économique pour régner. Il doit avoir recours à la violence extra-économique, à la terreur sans phrase, pour maintenir sa domination. Ce jour-là, il essaie d’infliger aux opprimés une leçon si sanglante, si persuasive dans son horreur, qu’ils hésiteront pendant une ou deux génération avant de se risquer au crime de lèse-capital.
Tel fut le sens historique du massacre des Communards. Tel fut le sens historique de la terreur nazie et de la guerre civile espagnole. Tel a été le sens historique de la guerre d’agression déclenchée par l’impérialisme américain contre la révolution indochinoise.
Aujourd’hui, les bonnes âmes libérales aux Etats-Unis se demandent si tout cela ne fut pas fait « pour la galerie », par simple galéjade politique. Ils cherchent à rendre responsable de l’intervention au Vietnam le « provincial » Johnson, « l’escroc » Nixon, voire la machine « diabolique » de la CIA. L’histoire ne leur permettra pas de se refaire à si bon compte une bonne conscience aux dépens de quelques boucs émissaires de bas étage. La décision d’intervenir dans la guerre civile au Vietnam fut prise par le « grand » président « libéral » John F. Kennedy. Elle fut proposée, décidée, approuvée, par la fine-fleur de la bourgeoisie monopoliste des Etats-Unis, y compris ses conseillers intellectuels les plus distingués.
Et elle fut prise en connaissance de cause, en fonction d’une analyse de l’évolution mondiale qui illustre parfaitement le sens de l’intervention : montrer aux révolutionnaires et aux masses du monde quel prix ils auraient à payer pour toute nouvelle remise en question de l’ordre bourgeois, à un point quelconque du globe où celui-ci reste encore établi.
Pour s’en rendre compte, il suffit de se référer au moment précis où cette intervention fut décidée : au lendemain de la consolidation de la révolution cubaine, où le pouvoir de la bourgeoisie et de son protecteur nord-américain avait été balayé pour ainsi dire par surprise, sans que Washington n’eût le temps d’intervenir qu’après coup, avec le lamentable échec de Playa Giron. Les documents l’attestent : plus que la peur d’une chute successive des positions capitalistes dans le sud-est asiatique, c’est la crainte de voir s’étendre de par le monde des soulèvements révolutionnaires à l’image et dans la prolongation de ceux qui conduisirent à Dien Bien Phu, à l’insurrection algérienne et à la révolution cubaine qui a motivé l’intervention au Vietnam.
A cela s’est ajouté, sous Lyndon Johnson, un motif supplémentaire d’escalade, conjoncturel et « régional ». Dans un des plus grands et, potentiellement, un des plus riches pays semi-coloniaux du monde, l’Indonésie, une crise pré-révolutionnaire était en train de mûrir pendant la période 1964-1965, crise qui donnait à la « théorie des dominos » un contenu précis. Une victoire rapide de la révolution vietnamienne aurait pu faire basculer l’Indonésie à court terme vers une insurrection ouvrière et paysanne victorieuse. L’escalade de Lyndon Johnson en Indochine eut l’effet pratique de renforcer la résolution de la contre-révolution indonésienne. Elle fraya la voie au coup d’Etat militaire victorieux et aux massacres sanglants d’octobre 1965.
Finalement, en riposte à l’aide que la République démocratique (RD) du Vietnam accordait à la révolution au Sud-Vietnam, l’administration Johnson a poursuivi, du moins entre 1965 et 1968, le but supplémentaire de détruire cet Etat ouvrier, c’est à dire de « refouler » la zone du monde libérée de l’exploitation capitaliste.
L’échec de la guerre contre-révolutionnaire
La guerre d’intervention impérialiste en Indochine s’est soldée par un échec politique, militaire et social intégral. Les régimes bourgeois s’y sont effondrés. L’impérialisme US n’a pas réussi à empêcher la victoire des forces révolutionnaires. Ce n’est plus qu’une question de temps pour que l’Etat ouvrier, en voie de construction au Sud-Vietnam, apparaisse comme définitivement établi et réalise l’unification du pays, en fusionnant avec la RD du Vietnam.
Cependant, si l’intervention impérialiste a échoué dans son objet immédiat – intimider les masses vietnamiennes et les arrêter sur la voie de leur libération nationale et sociale, elle a pu marquer des points sur le plan mondial. L’énorme prix de sang imposé aux révolutionnaires vietnamiens a eu un effet d’intimidation, moins sur les masses populaires des pays semi-coloniaux ou des pays impérialistes, que sur d’importants secteurs, réformistes ou néo-réformistes, du mouvement ouvrier international. Il a facilité des entreprises contre-révolutionnaires en Asie, en Afrique et en Amérique latine.
Cela résulte essentiellement du risque tactique que l’impérialisme a pu courir avec succès, du fait qu’il a pu concentrer ses forces sur le Vietnam sans que l’affaiblissement de son potentiel d’intervention dans le reste du monde ne soit mis à profit par des forces anti-impérialistes substantielles.
Le « Che » avait bien compris les termes de l’alternative. L’impérialisme ne pouvait se permettre le luxe de concentrer son effroyable machine de destruction sur le territoire d’un petit pays que pour autant que le Vietnam reste en fait isolé. « Créer deux, trois, plusieurs Vietnam », mot d’ordre que la IVe Internationale reprit du « Che », cela ne signifia pas seulement aider la révolution vietnamienne, obliger l’impérialisme à disperser ses forces. Cela signifiait surtout de rendre impossible des opérations d’intimidation sanglante de cette sorte. Car la dispersion même des forces impérialiste en diminue l’impact de manière qualitative.
C’est la responsabilité principale de la bureaucratie soviétique, et de toutes les directions d’organisations ouvrières et anti-impérialistes qu’elle influence, que pareille dispersion ne se soit pas produite. Le fait que, pendant des années, cette bureaucratie n’a même pas accordé aux masses vietnamiennes les moyens pour se défendre efficacement contre un assaut aérien meurtrier, restera un motif de discrédit supplémentaire des maîtres du Kremlin aux yeux des travailleurs d’avant-garde.
Si, malgré cet avantage tactique évitable, l’impérialisme a fini par perdre la guerre du Vietnam, c’est avant tout parce qu’il s’agissait précisément d’une guerre civile ; que la guerre d’intervention contre-révolutionnaire était une guerre sale et injuste, perçue comme telle par les masses du monde, par les masses et les soldats des Etats-Unis, et avant tout par les masses vietnamiennes elles-mêmes.
La guerre du Vietnam confirme une grande leçon de l’histoire. Dans des guerres entre des classes sociales antagonistes (qu’elles soient menées sur le plan « purement » national ou qu’elles débordent vers des guerres civiles internationales), le facteur de l’armement et de la technique militaire est, en dernière analyse, moins décisif que le facteur politico-moral.
Certes, il serait irresponsable de sous-estimer le poids de l’armement adéquat, de la stratégie et de la tactique militaires adaptées à la nature spécifique du terrain et des combattants. Mais lorsque, sur le champ de bataille, se sont font face d’une part des masses laborieuses qui combattent contre une exploitation séculaire, qui veulent, comme au Vietnam, en finir avec les propriétaires fonciers et usurier accaparant 50,60 et 70% de la récolte, et d’autre part des soldats qui voient tous les jours qu’ils se battent pour maintenir au pouvoir des pourris, des trafiquant, des tortionnaires, des généraux véreux et des politiciens sans autre idéal que celui de leur enrichissement privé, alors les premiers ne peuvent que se sentir soulevés par une obstination et une énergie indomptable, les seconds ne peuvent pas ne pas se démoraliser progressivement. Pour peu que la trahison ne s’installe pas dans le camp de la révolution et que les masses n’aient pas l’impression qu’on les frustre systématiquement des fruits de leur victoire.
Le déroulement de la guerre du Vietnam a confirmé en tous points ces leçons de la guerre des Gueux contre les Espagnols ; des guerres de la Révolution française contre les têtes couronnées d’Europe ; de la guerre civile américaine et de la guerre civile russe. Quelle que soit la nature précise des classes sociales en présence, quel que soit l’enjeu précis de la bataille – et il diffère manifestement du tout au tout dans chacun de ces cinq exemples -, en dernière analyse, il s’agissait à chaque fois de guerres dans lesquelles les premières ne purent être vaincues que par la trahison dans leur propre camp (comme ce fut le cas en Espagne entre 1936 et 1939) et non par la force politique de l’adversaire.
Ceci implique que la défaite impérialiste au Vietnam est dues également au fait que le PC vietnamien n’a pas répété au Vietnam le rôle du PC et du Front populaire durant la guerre d’Espagne ; qu’il n’a pas poignardé dans le dos une révolution en cours sous prétexte de gagner « d’abord » la guerre ; qu’il a laissé le pays s’embraser des flammes de la révolution agraire ; qu’il n’a pas accepté la possibilité, offerte par l’impérialisme après l’offensive du Têt en 1968, d’obtenir l’arrêt des attaques contre la RD du Vietnam en échange de l’arrêt de la révolution dans le Sud-Vietnam ; qu’il n’a pas, en d’autres termes, trahi la révolution vietnamienne.
Le mouvement anti-guerre aux Etats-Unis
La défaite que l’impérialisme a subie au Vietnam et qui s’est terminée en débandade militaire, a été avant tout une défaite politique. C’est la seconde qui a rendu possible la première. Et cette défaite-là, l’impérialisme l’a subie sur les deux fronts principaux de la guerre : en Indochine même et aux Etats-Unis.
A ce propose également, la guerre du Vietnam a été une guerre-teste révélatrice. L’idée qu’un Etat impérialiste pourrait mobiliser un demi-million d’hommes et les envoyer, des années durant, à des milliers de kilomètres de leur pays natal, dans n’importe quelles conditions politiques et idéologiques, est une idée profondément fausse, qui surestime la puissance des manipulation idéologiques des classes dominantes. Chaque guerre dans laquelle de larges armées sont engagées représentent un risque politique certain pour une classe dominante, que celle-ci ne peut courir que dans des conditions politiques précises. Chaque guerre impérialiste qui succède à une guerre précédente accroît encore ce risque. Les dirigeants de la bourgeoisie américaine qui, d’escalade en escalade, ont été amenés à envoyer des contingents croissants de troupes américaines en Indochine, ont manifestement commis une erreur d’appréciation catastrophique concernant les marges d’adaptabilité du peuple américain à n’importe quelle forme de crime en matière de politique étrangère. Le scandale du Watergate est dû, en bonne partie, aux tentatives (largement avortées) de retarder le moment où devrait être payé le prix de cette erreur.
La réaction des masses américaines contre la guerre du Vietnam n’a pas été une réaction hautement politisée, dans le sens d’assumer une position de solidarité avec la révolution vietnamienne. Espérer autre chose, c’eût été se méprendre complètement sur l’état de la conscience politique du prolétariat et de la grande majorité de la jeunesse aux Etats-Unis qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance politique par rapport à l’idéologie bourgeoise. Mais si cette réaction a été viscérale et élémentaire, elle n’en a pas moins été puissante, d’une ampleur sans précédent dans l’histoire des guerres coloniales. Après quelques années d’hésitation sinon d’appui mitigé à l’agression, les masses américaines commencèrent à réagir lorsque l’envoi du contingent en Indochine et l’accroissement du nombre de pertes américaines amenèrent la réalité de la guerre dans la majorité des ménages des Etats-Unis.
Ayant saisi à la fois les limites et le potentiel de cette réaction possible des masses, nos camarades américains ont joué un rôle important dans la construction d’un mouvement anti-guerre de masse autour du seul thème du retrait immédiat et inconditionnel des troupes américaines du Vietnam. Ce fut l’aide internationaliste la plus efficace qu’ils purent rendre à la révolution vietnamienne. Elle finit par modifier la situation politique aux Etats-Unis à tel point qu’elle empêcha le président Johnson de se représenter aux élections présidentielles, qu’elle obligea Nixon de promettre la fin rapide de la guerre, qu’elle entraîna la classe dominante dans des divisions et des manœuvres politiques de plus en plus compliquées et de plus en plus mensongères à l’égard de leur propre peuple, qui conduisirent finalement au retrait définitif des troupes US du Vietnam et à l’arrêt des bombardements après la signature des accords de Paris.
Le rôle joué par les trotskystes dans cette mobilisation de masse est, lui aussi, révélateur des changements qui se sont produits dans la situation mondiale au cours de la décennie passée. On peut dire sans risque d’exagérer que le mouvement anti-guerre aux Etats-Unis a été l’allié objectif le plus important de la révolution vietnamienne. Si les masses américaines n’avaient pas pesé dans la balance pour obliger l’impérialisme à retirer ses troupes, la guerre aurait pu se prolonger et l’issue aurait pu être modifiée.
Le mouvement de solidarité en Europe
En Europe, la situation à laquelle les révolutionnaires devaient faire face par rapport à la révolution vietnamienne était doublement différente par rapport à celle qu’affrontèrent les révolutionnaires aux Etats-Unis.
Tout d’abord, la bourgeoisie européenne n’était pas directement engagée dans la guerre. Elle la considérait même d’un oeil sceptique. A ce scepticisme se mêla d’ailleurs un tantinet de ce que les Allemands appellent la « Schadenfreue », rendant à l’impérialisme américain la monnaie de la pièce que celui-ci avait passé lors du « processus de décolonisation » au lendemain de la Seconde guerre mondiale, culminant dans l’intervention US pour mettre fin à l’aventure franco-britannique contre l’Egypte de Nasser en 1956.
Par ailleurs, des troupes européennes ne se trouvant pas en Indochine, les intérêts matériels immédiats de millions de gens, détonateurs du mouvement anti-guerre de masse aux USA, n’étaient pas mis en branle sur ce continent-ci. Il s’agissait donc de miser sur des intérêts sociaux, politiques et moraux plus larges qui ne purent résulter que du sentiment d’identification avec la révolution vietnamienne. C’est pourquoi la solidarité avec la révolution vietnamienne contre l’agression impérialiste fut le mot-d’ordre central utilisé à juste titre par les révolutionnaires européens. C’est sur ce mot-d’ordre que se sont mobilisés des dizaines et des dizaines de milliers de personnes à Londres, à Berlin, à Paris, à Milan et ailleurs. L’impact de masse de ce mot-d’ordre, incontestable à la lumière de l’ampleur du mouvement de solidarité, reflète le niveau de conscience politique aujourd’hui encore plus élevé d’une partie du prolétariat européen par rapport à celui du prolétariat nord-américain.
Mais il y a avait, à la base de cette différence de tactique du mouvement anti-guerre aux Etats-Unis et en Europe, outre une appréciation correcte de la différence entre les situations objectives et subjectives des deux côtés de l’Atlantique, aussi une compréhension de la fonction différente des deux mouvements dans l’aide à apporter à la révolution vietnamienne.
Le mouvement de solidarité avec la révolution vietnamienne déclenché en Europe et répercuté au Japon, en Amérique latine et jusqu’en Europe orientale, pouvait avoir des effets autrement importants sur l’issue de la guerre de par ses répercussions au sein du mouvement ouvrier internationale et aux sein des Etats ouvriers bureaucratisés que de par ses répercussions aux Etats-Unis. En déclenchant un mouvement de masse d’identification et de solidarité avec la révolution vietnamienne, les révolutionnaires d’Europe, du Japon et des pays semi-coloniaux ont profondément influencé et entraîné à leur suite une grande partie de la base des jeunesses communistes. Ils ont radicalement modifié les rapports de force au sein de la jeunesse entre les partisans de la « coexistence pacifique » et du « retour à la paix à tout prix » d’une part, et les défenseurs de la victoire de la révolution vietnamienne d’autre part.
Ils ont, de ce fait, fait monter les enchères à l’échelle internationale de manière telle que le prix politique à payer pour Moscou et pour Pékin pour une trahison intégrale de la révolution devenait trop lourd. Ils ont fixé un cran d’arrêt au processus de trahison de cette révolution par les bureaucraties des Etats ouvriers. Telle a été leur fonction principale, pleinement couronnée de succès, et dont les communistes vietnamiens furent d’ailleurs aussi conscients que du rôle-clé joué par le mouvement anti-guerre aux USA pour aider leur révolution.
Le rôle joué par la IVe internationale dans l’organisation de ce mouvement de solidarité indiqua, par la négative, ce en quoi les PC stalinisés avaient failli. Si des organisations révolutionnaires encore faibles ont pu effectivement animer la mobilisation de centaines de milliers d’ardents partisans de la révolution vietnamienne de par le monde, des dirigeants de syndicats comptant des millions de membres n’ont pas entreprise – hormis l’exception honorable de l’Australie – d’organiser le boycott des envois d’armes et du chargement de troupes pour la « sale guerre ». Ce parallèle a été monnayé à fond par Hanoï, il a joué à l’avantage de la révolution vietnamienne.
L’échec des bureaucraties de Moscou et de Pékin
Pour la bureaucratie soviétique, la guerre civile vietnamienne, puis la résistance acharnée des masses indochinoise contre l’intervention militaire américaine, fut une cause d’embarras et d’irritation croissants, auxquels elle s’est efforcée de mettre fin aussi vite que possible. Allant à l’encontre de sa stratégie fondamentale de « coexistence pacifique », modifiant la division du monde en sphères d’influence telle qu’elle fut réglée à Yalta et Potsdam, inspirant et stimulant l’essor de luttes et de conscience révolutionnaires de par le monde, ébranlant son autorité sur celle des PCs sous sa houlette, contribuant à la reconstitution d’avant-garde communistes petites même dans les pays sous sa propre domination, la révolution vietnamienne et ses répercussions bouleversèrent ses desseins politiques et menacèrent ses intérêts vitaux. La bureaucratie soviétique a donc pesé de tout son poids pour y mettre fin. Elle a utilisé dans ce but, avant tout, sa passivité devant chaque nouvelle escalade de l’agression impérialiste, et le chantage à la limitation, voire à l’arrêt total de son aide matérielle aux combattants vietnamiens.
Ces pressions se sont manifestées de la manière la plus cynique au milieu des années ’60, puis au début des années ’70. Lorsque l’intervention impérialiste dans la guerre civile au Sud-Vietnam passa à des actes d’agression caractérisée contre le territoire de la RD du Vietnam, le Kremlin s’abstint de toute riposte ou même de tout avertissement. Il donna ainsi le feu vert à la poursuite de l’escalade. Lorsque la crise politique causée aux Etats-Unis par la prolongation de la guerre obligea Nixon a manœuvrer dans le sens d’un repli, le Kremlin intervint pour lui permettre de « sauver la face », plutôt que dans le sens de stimuler un nouvel essor du mouvement anti-guerre et une nouvelle poussée de la lutte sur le terrain. Dans les deux cas, d’énormes pertes en hommes, en destructions matérielles, et en temps précieux, furent infligés aux masses d’Indochine par suite de ces trahisons.
Mais en définitive, la bureaucratie soviétique n’a pas réussi à étrangler la révolution vietnamienne. Elle a tout au plus pu ralentir le rythme de sa victoire.
Le conflit sino-soviétique, expression concentrée de la crise du stalinisme résultant de la remontée de la révolution mondiale, et de sa victoire éclatante en Chine, a eu un effet contradictoire sur le déroulement de la guerre.
D’un côté, en affaiblissant l’emprise du Kremlin sur les PCs, surtout ceux de l’Asie ; en stimulant la différenciation au sein du mouvement de masse ; en favorisant l’apparition d’avant-gardes nouvelles prêtes à agir de manière autonome de la bureaucratie, sinon à l’encontre direct de ses commandements et de ses intérêts, ce conflit a contribué à limiter l’efficacité de l’intervention contre-révolutionnaire de cette bureaucratie. Il a élargi l’espace d’autonomie politique, sociale et militaire pour le PC vietnamien. Il lui a permis de monnayer sa position d’indépendance, voir « d’équidistance » entre Moscou et Pékin, pour éviter d’être sevré complètement d’aide matérielle.
Le prestige et l’autorité des dirigeants vietnamiens, aux yeux des masses du monde et des militants communistes, étaient tels que ni Moscou ni Pékin ne purent courir le risque d’une dénonciation publique par Hanoï. C’est sans doute un des facteurs qui a finalement empêché la révolution vietnamienne d’être étranglée comme le fut la révolution espagnole de 1936-1937.
Mais, d’un autre côté, l’aggravation du conflit sino-soviétique, surtout à partir de la phase finale de la « révolution culturelle » ; sa transformation de plus en plus nette d’un conflit idéologique et politique en un conflit entre Etats a créé par la suite des obstacles supplémentaires sur la voie d la victoire en Indochine. Ces obstacles ne furent pas seulement logistiques, comme résultat des réticences croissantes des bureaucrates de Moscou et de Pékin à collaborer sur le plan le plus strictement technique pour acheminer des armes et des munitions vers Hanoï. Ils furent aussi et surtout diplomatiques et politiques, les deux bureaucraties se lançant dans une course de vitesse à qui gagnerait plus vite les faveurs de Nixon et à qui faciliterait davantage le « désengagement » américain, sans tenir compte des intérêts de la révolution indochinoise.
La IVe Internationale a adopté à ce propose une position de principe qui a rencontré objectivement – et sans doute en partie aussi subjectivement – les intérêts de la révolution vietnamienne et de ses dirigeants sur le terrain. Elle a réclamé qu’en dépit de toutes leurs divergences, et sans abandonner leur droit à en débattre publiquement, les dirigeants des Etats ouvriers bureaucratisés concluent un accord de front unique de fait pour la défense de la RD du Vietnam et de la révolution indochinoise. Loin de refléter une alignement quelconque sur les intérêts de la bureaucratie, cet appel exprimait une prise de conscience de la nature de classe de la guerre au Vietnam, de l’enjeu qu’elle représentait pour la révolution mondiale, de l’importance de clarifier devant les masses du monde, et d’obliger les dirigeants de la bureaucratie et des partis ouvriers de masse qu’ils contrôlent encore à se situer à son égard.
Si le Kremlin a surtout subi les conséquences du refus d’une option dans la première phase de la guerre, et s’il a payé ce refus d’une perte d’influence sur des centaines de milliers de travailleurs et de jeunes de par le monde, Pékin a commencé à se démasquer dans la phase finale de la guerre. Il ne faut pas oublier que c’est lorsque les bombes américaines pleuvaient encore sur les combattants vietnamiens que Nixon a été invité à Pékin et que la thèse des « deux super-puissances » mises sur pied d’égalité, puis du « social-impérialisme (l’URSS) ennemi principal des peuples d’Europe et d’Asie », ont été avancées. Dans le miroir de la guerre au Vietnam, aussi bien Moscou que Pékin ont révélé une fois de plus la nature fondamentale de la politique de la bureaucratie : subordonner de manière cynique les intérêts de la révolution internationale aux besoins changeants de leur propre diplomatie à courte vue et étroitement nationale. La victoire de la révolution vietnamienne est, dans ce sens, un échec pour la bureaucratie de Moscou et de Pékin, de même qu’elle représente une défaite éclatante pour l’impérialisme.
Le sens historique de la victoire au Vietnam
Historiquement, la victoire de la révolution vietnamienne et la forme concrète qu’elle a revêtue synthétisent tous les changements qui se sont produits à l’échelle mondiale depuis 25-30 ans.
Elle exprime avant tout la modification des rapports de force entre le Capital et le Travail, ou plus exactement entre l’impérialisme et toutes les forces anti-impérialistes à l’échelle mondiale, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et la victoire de la révolution chinoise qui a brisé l’encerclement capitaliste de l’Union soviétique. Elle exprime la montée de la révolution mondiale qui s’oppose de manière particulièrement frappante à son recul pendant la période 1923-1943. Certes, cette montée n’est ni rectiligne ni homogène à l’échelle du globe. Elle a été accompagnée, après les premières années d’après-guerre, par une stabilisation relative de l’impérialisme en Europe occidentale, au Japon et dans les autres pays impérialistes, avant tout par suite de la trahison des chances révolutionnaires de 1944-1948 en Europe capitaliste par les directions staliniennes et réformistes. Elle a connu, à partir de 1965, des défaites graves et sanglantes dans une série de pays semi-coloniaux (de la défaite indonésienne et brésilienne à la défaite chilienne), non sans rapport avec l’agression sauvage de l’impérialisme contre l’Indochine et l’impuissance du mouvement anti-impérialiste sous direction stalinienne d’y riposter politiquement et internationalement comme il le fallait.
Mais la remontée des luttes ouvrières et révolutionnaires en Europe, symbolisée par Mai 68 ainsi que l’essor du mouvement anti-guerre aux USA, eux-mêmes liés à la naissance d’une nouvelle avant-garde stimulée par la révolution cubaine et vietnamienne, ont à leur tour apporté une aide précieuse à la modification des rapports de force entre les classes à l’échelle mondiale, dont la victoire vietnamienne est en dernière analyse le produit.
Elle exprime ensuite la modification des rapports de force entre les masses et les appareils bureaucratiques et, ce qui en est le corollaire, la modification des rapports de force entre ces appareils et l’avant-garde émancipée de leur contrôle au sein du mouvement de masse. Le parallèle entre le déroulement de la guerre civile espagnole et la guerre civile vietnamienne est particulièrement instructif à ce propos. Alors que staliniens et réformistes (avec la complicité des dirigeants anarchistes devenus ministres bourgeois) ont pu ramener en moins d’un an le torrent de la révolution espagnole vers les canaux de la reconstruction de l’Etat bourgeois, débouchant sur l’écrasement de la révolution et la défaite devant le fascisme, en Indochine, 15 années de pression ouverte et insidieuse, sanglante et « pacifique », militaire et diplomatique, n’ont pas pu empêcher les masses de jeter bas l’Etat et la société de leurs exploiteurs.
Alors que le puissant mouvement de solidarité envers le prolétariat espagnol de par le monde a pu être abusé et dévié, pour l’essentiel, au service de l’étranglement de la révolution, par les dirigeants staliniens et sociaux-démocrates qui en conservaient un contrôle quasi-total, le mouvement anti-guerre et de solidarité avec la révolution vietnamienne, non moins puissant ni moins généreux, a échappé dans une forte mesure à ces tentatives de manipulation. Il est même devenu un facteur largement autonome qui a pesé positivement sur l’issue de la guerre.
Mais la forme concrète qu’à revêtue la victoire de la révolution – l’effondrement des régimes de Thieu et de Lon-Nol septe années après l’offensive du Têt en 1968, dans un pays couvert de ruines et au bord de la famine, dans des conditions qui favorisent hautement la déformation bureaucratique, dès le départ, des nouveaux Etats ouvriers en train de naître – n’est pas non plus le produit du hasard ni le résultat fatal de l’énorme force de « dissuasion contre-révolutionnaire » dont dispose encore l’impérialisme.
Elle exprime avant tout le degré de contrôle que les appareils bureaucratiques conservent encore sur le mouvement ouvrier et anti-impérialiste à l’échelle mondiale, l’absence de grèves générales et de boycott généralisés en riposte à l’agression impérialiste, l’absence d’une coordination efficace des mouvements de masse révolutionnaires à l’échelle mondiale, l’absence d’une Internationale révolutionnaire de masse. Elle exprime la persistance de la crise du facteur subjectif, fût-ce sous une forme moins sévère que dans le passé, du moins dans certains pays. Elle exprime donc, en dernière analyse, le fait que la remontée de la révolution mondiale n’est encore que partielle et fragmentée, que cette remontée n’est pas encore suffisante pour briser définitivement le rôle de frein conservateur que les appareils bureaucratiques jouent au sein du mouvement de masse.
La nature du PC vietnamien est-elle même autant un reflet qu’un élément constitutif de tous ces changements. Dire qu’il s’agit d’un parti stalinien, dans le sens que l’effet global de sa politique à l’échelle mondiale est contre-révolutionnaire, est manifestement absurde devant le bilan des quinze années de la deuxième guerre d’Indochine. Affirmer qu’il est « définitivement passé du côté de l’ordre bourgeois », c’est du délire. La bourgeoisie vietnamienne a voté avec ses pieds contre cette thèse grotesque, dans une mesure tellement ample qu’elle ne peut laisser aucun doute sur le contenu de classe de la révolution en voie d’achèvement et du nouvel Etat en voie de construction.
Mais le fait que le PC vietnamien ne soit manifestement ni stalinien ni contre-révolutionnaire n’implique nullement qu’il soit marxiste-révolutionnaire ou partisan de la démocratie prolétarienne, de l’exercice direct du pouvoir par le prolétariat et la paysannerie pauvre groupés dans des soviets, ou qu’il soit clairement internationaliste. La thèse selon laquelle dans aucun pays du monde, dans aucune condition et pour aucune durée, le pouvoir des classes possédantes ne peut être renversé sans que les masses aient un parti marxiste-révolutionnaire à leur tête, représente une simplification grossière et mécanique de la théorie léniniste de l’organisation. De la Commune de Paris à la victoire de la révolution cubaine, en passant par la victoire des révolutions yougoslaves, chinoise, et nord-vietnamienne, nous avons vu des révolutions socialistes renverser victorieusement le pouvoir du Capital sous la direction de groupements et de partis qui avaient tous en commun trois traits : leur nature politique objectivement prolétarienne ; leur option en faveur de la révolution – et donc leur rupture avec des stratégies et tactiques contre-révolutionnaires au moment décisif ; leur insuffisances programmatique criantes, conduisant dans tous les cas à des déformations bureaucratiques graves, sauf dans celui de la Commune de Paris où elles conduisirent à la défaite rapide.
Ce phénomène de partis à mi-chemin entre la bureaucratie ouvrière et les masses prolétariennes, à mi-chemin entre le stalinisme et le marxisme-révolutionnaire, résulte à son tour de la faiblesse encore prononcée du facteur subjectif à l’échelle mondiale. Il reflète en dernière analyse la participation encore limitée du prolétariat des pays industriellement développés à l’activité révolutionnaire, le retard de la victoire de la révolution socialiste dans les pays impérialistes les plus importants, alors que se poursuit et s’aggrave la crise de décomposition du système impérialiste à l’échelle mondiale. Mais en précisant les causes de ce phénomène particulier – que le Vietnam a révélé plus nettement encore que Cuba – on trace simultanément les limites historiques ainsi que les conditions de son dépassement : un nouvel essor de la révolution mondiale, plaçant le prolétariat industriel au centre de l’action révolutionnaire internationale ; un nouveau bond en avant dans la construction de la IVe Internationale dans sa transcroissance vers des partis révolutionnaires et une Internationale révolutionnaire de masse.
La situation mondiale après la défaite impérialiste
La défaite subie par l’impérialisme au Vietnam a accentué les effets de la montée du mouvement anti-guerre aux Etats-Unis pour créer une situation entièrement nouvelle à l’échelle internationale : l’impérialisme américain est aujourd’hui incapable, pour toute une période, de jouer le rôle de gendarme mondial du capital au moyen de l’envoi massif de troupes américaines, pour intervenir dans des révolutions ou des guerres civiles en cours.
Or, aucune puissance impérialiste, à commencer par celle d’Allemagne occidentale ou du Japon, sans parler de celle, encore inexistante au niveau d’appareil d’Etat et de répression, d’une « Europe capitaliste intégrée » n’est aujourd’hui capable de se substituer à l’impérialisme américain momentanément défaillant. Il en résulte non seulement une crise de direction aiguë au niveau de la bourgeoisie mondiale dans son ensemble, mais surtout une nouvelle modification considérable des rapports de force à l’échelle mondiale. Pour la première fois depuis l’ouverture de l’ère du déclin du capitalisme, la révolution prolétarienne des pays industrialisés est aujourd’hui momentanément à l’abri d’interventions étrangères massives. Cet avantage historique colossal, c’est à l’héroïsme et à l’acharnement révolutionnaire des masses vietnamiennes que nous le devons. C’est dire la dette de gratitude énorme que tous les révolutionnaires ont à l’égard de la révolution vietnamienne.
Pour les raisons esquissées plus haut, et qui tiennent aux défaites subies par la révolution coloniales depuis 1965 et à la faiblesse encore prononcée du mouvement révolutionnaire dans le reste du sud-est asiatique, c’est en Europe capitaliste plutôt qu’ailleurs que les effets de cette situation internationale nouvelle seront, à court terme, les plus bénéfiques pour un nouvel essor de la révolution.
La prise de conscience de cette modification de la situation mondiale doit être, certes, tempérée, par plusieurs considérations. Avant tout, il s’agit d’une modification temporaire. Il serait irresponsable de partir de l’idée que l’impérialisme est définitivement paralysé. Il essaiera de recréer les conditions politiques internes pour l’emploi de la force de frappe qui ne lui fait défaut ni matériellement, ni techniquement. Mais cela réclame du temps ; du temps pour modifier la situation intérieure aux Etats-Unis, en Europe occidentale et au Japon. Pendant cette intervalle, les chances de la révolution socialiste sont fortement accrues. Et si les luttes de classe en cours, ou qui se dessinent à l’horizon, se terminent pas la victoire et non la défaite du prolétariat européen, la situation internationale se modifiera encore une fois dans un sens défavorable pour l’impérialisme et le capitalisme. Ensuite, il s’agit d’une modification partielle. Nous avons dit qu’après l’essor du mouvement anti-guerre aux Etats-Unis et la défaite impérialiste au Vietnam, l’impérialisme US ne peut plus envoyer des masses d’infanterie contre des révolutions en cours. Mais cela ne signifie pas qu’il ne puisse plus intervenir de manière militaire. Il dispose encore de « relais » contre-révolutionnaires puissants qui, comme l’armée brésilienne, l’armée iranienne ou l’armée zaïroise, peuvent, en fonction de la victoire temporaire de la contre-révolution dans ces pays, agir efficacement contre les développements révolutionnaires dans des pays voisins, du moins pendant une certaine période.
Et il y a une menace supplémentaire qui devient plus précise et plus effrayante aujourd’hui : celle de l’emploi d’armes nucléaires tactiques contre des peuples insurgés. La nature même de l’arme nucléaire, et les conséquences non seulement matérielles mais encore politiques et psychologiques de son emploi, sont telles que cette menace ne peut être agitée que de manière fort sélective. Mais il faut prendre au sérieux les avertissements du secrétaire américain à la défense, Shlessinger, à ce propos. L’impérialisme prépare l’opinion américain à l’emploi d’armes nucléaires contre la révolution coloniale au moins dans deux cas concrets : celui de l’éclatement d’une nouvelle guerre civile en Corée : celui d’une menace de destruction imminente de l’Etat sioniste. Rien ne nous dit que la menace restera limitée à ces deux cas, même dans les années à venir.
Finalement, il y a une arme d’intervention contre-révolutionnaire qui a gardé toute son efficacité et qui sera utilisée de manière d’autant plus régulière que l’intervention militaire directe devient plus difficile : celui de la pression économique, de l’étranglement financier, de la tentative d’affamer. Et pour certains pays semi-coloniaux, il s’agit d’une arme redoutable par ses effets psychologiques et politiques autant que sinon plus que par ses effets matériels immédiats.
Il est du devoir des internationalistes de préparer la classe ouvrière internationale et les masses du monde à apprendre comment riposter à cette arme-là, dont l’emploi n’entraîne pas des réactions aussi massives et aussi spontanées que celles provoquées par des bombardements barbares ou l’envoi de troupes d’intervention. L’interaction entre les divers secteurs de la révolution mondiale Objectivement, ce changement de la situation mondiale renforce la tendance vers le déplacement du centre de gravité de la révolution mondiale vers les pays industrialisés, renforce le poids du prolétariat urbain même dans le cours de la révolution des pays semi-coloniaux, et accélère le retour vers des formes de révolution prolétarienne et socialiste qui se rapprochent des « normes » des révolutions de 1917-1923, tendance que les résolutions politiques adoptées par le 9e et 10e Congrès de la IVe Internationale avaient déjà mise en évidence.
La combinaison de la nouvelle situation internationale créée par la défaite impérialiste au Vietnam ; la remontée des luttes ouvrières en Europe, la crise mondiale de direction de la bourgeoisie, la récession généralisée de l’économie capitaliste internationale, a créé des conditions exceptionnellement favorables pour l’avènement d’une situation révolutionnaire presque simultanée dans toute une série de pays d’Europe : Portugal, Espagne, Italie, France, voire Grande-Bretagne. Déjà les événements au Portugal commencent à prouver que nous ne nous sommes pas laissé entraîner par un optimisme excessif lorsqu’au centenaire de la Commune de Paris nous nous sommes permis de prédire que l’heure approche où l’on verra de nouveau des conseils ouvrier apparaître en Europe.
L’acharnement de toutes nos sections européennes à propager à travers la vague montante de lutte des ouvriers et des jeunes l’adoption de plus en plus étendue par les masses de formes d’auto-organisation comme les assemblées générales de grévistes, l’élection démocratique de comités de grève, responsables devant elles, leur coordination locale, régionale, nationale, porte déjà et portera de plus en plus ses fruits. C’est une classe ouvrière différente de celle des années ’40 et ’50 qui abordera les prochaines crises révolutionnaires en Europe, différentes non seulement par sa force, sa confiance en elle-même, son niveau de qualification et de culture, mais aussi par son niveau de préoccupations, de revendications et de conscience, donc différente par sa capacité de s’autonomiser des appareils bureaucratiques et différente par sa capacité de passer à la forme suprême de l’auto-organisation qui est la forme soviétique.
La transcroissance des organisations trotskystes en partis révolutionnaires de masse est étroitement liée à l’apparition de situations de dualité de pouvoir car c’est seulement dans une telle situation que le choix entre la voie réformiste et la voie révolutionnaire cesse d’être le choix entre une réalité vécue (avec les avantages et les désavantages familiers) et une idée, peut-être attrayante mais sans portée immédiate, pour devenir une question d’expérience pratique quotidienne pour les masses.
La réapparition de situations révolutionnaires se rapprochant de la « norme » des révolutions prolétariennes russe et allemande, fondée sur les conseils ouvriers, aura des répercussions profondes sur d’autres secteurs de la révolution mondiale. Elle stimulera dans les pays semi-coloniaux eux-mêmes le développement de l’autonomie de classe tant politique qu’organisationnelle du prolétariat, coupant l’herbe sous les pieds de l’idéologie et des expériences « frontistes » d’inspiration stalinienne, réduisant ainsi les risques de déformation bureaucratiques et nationalistes au départ de ces révolutions. Le cas de l’Angola est déjà typique à ce propos. Si c’est incontestablement le mouvement révolutionnaire des masses coloniales qui a porté le coup décisif contre la dictature de Salazar-Caetano et qui a déclenché le processus de décomposition de l’armée bourgeoise portugaise, les progrès de la révolution portugaise ont eu à leur tour des répercussions au sein du processus révolutionnaire en Angola, stimulant l’auto-organisation et l’auto-défense du prolétariat urbain, qui élève de ce point de vue ce processus révolutionnaire au niveau le plus avancé connu jusqu’ici en Afrique noire.
Le développement de situations de double pouvoir dans les pays impérialistes d’Europe, voire la victoire de révolutions socialistes dans un ou plusieurs de ces pays, aura des répercussions non moins profondes sur la dynamique révolutionnaire aux Etats-Unis. L’identification du « socialisme » avec « l’oppression » et la « tyrannie », avec la réduction des libertés politiques et individuelles des larges masses, n’est pas seulement un produit de la propagande impérialiste. Cette identification ne fut point accepté comme évidente par le prolétariat américain au cours des années ’20 et au début des années ’30, malgré une propagande anti-communiste aussi acharnée sinon plus hystérique que celle d’aujourd’hui. Cette identification est le produit du stalinisme et de ce que les masses américaines connaissent de la réalité politique des Etats ouvriers bureaucratiques. L’apparition, dans des pays industrialisés, d’un « modèle » d’Etat ouvrier et d’économie planifiée libérés des tares de la bureaucratie stalinienne, donnera une contribution colossale à la conquête par le prolétariat américain d’une conscience de classe politique au niveau le plus élevé.
La percée de la révolution prolétarienne en Europe capitaliste peut également modifier du tout au tout la situation en URSS et dans les « démocraties populaires ». Ces pays sont ébranlés par une crise politique et sociale croissante. Mais la passivité politique du prolétariat soviétique constitue l’obstacle principal sur la voie du débouché de cette crise vers la révolution politique victorieuse, conservant et renforçant les conquêtes d’Octobre, et frayant la voie vers la création accélérée, à l’échelle internationale, d’une société socialiste sans oppression, ni inégalité sociale. A son tour, le manque de perspectives politiques d’ensemble est l’obstacle principal sur la voie de la politisation du prolétariat soviétique.
Celui-ci déteste le règne de la bureaucratie. Il n’a aucune envie de revenir au capitalisme et la crise actuelle avec ses 17 millions de chômeurs dans les pays impérialistes n’est pas faite pour le faire changer d’avis. Il se réfugie dès lors dans la vie privée et dans la tentative occasionnelle de défendre des acquis immédiats. Une percée révolutionnaire en Europe capitaliste, libérant l’image du socialisme du discrédit que la dictature bureaucratique lui a empreint, créant une issue tangible par rapport au dilemme « dictature de la bureaucratie ou restauration du capitalisme » accélérera la repolitisation du prolétariat soviétique, empêchera toute nouvelle intervention contre-révolutionnaire du Kremlin en Europe orientale comme celle employée pour étouffer la révolution hongroise et tchécoslovaque, et stimulera la victoire de la révolution politique dans « démocraties populaires » et en URSS.
L’Europe au seuil des conseils ouvriers, le monde au seuil d’un nouveau bond en avant de la révolution internationale ; la IVe Internationale au seuil de partis révolutionnaires de masse dans plusieurs pays : telle est la chance que la révolution vietnamienne a renforcée pour les révolutionnaires. Sachons saisir cette chance ; elle ne restera pas toujours avec nous.