Retranscription d’un exposé d’Ernest MANDEL lors d’un stage de formation – Date inconnue

La grève générale

Si nous traitons de la grève générale, c’est parce que nous croyons que la grève générale est le modèle le plus probable de la révolution socialiste dans les pays impérialistes. Ceci n’est évidemment pas le seul modèle possible ; cela présuppose un certain nombre d’hypothèses de départ confirmées, à savoir l’absence d’une guerre mondiale dans les années à venir, l’absence d’une victoire du fascisme ou d’une dictature militaro-semi-fasciste dans les pays impérialistes, le maintien en gros des rapports de forces tels qu’ils sont actuellement établis entre les salariés et le Capital dans ces pays. Rapports de forces qui sont écrasants en faveur de la classe ouvrière comme on ne les a jamais connu dans le passé, c’est-à-dire que 80 à 85 et dans certains pays 90% de la population est composée de salariés.

Ces hypothèses de départ ne sont évidemment pas garanties pour toujours. Les camarades savent ce qui, au cours du Xe Congrès Mondial, a été dit et adopté par notre mouvement, mais pour autant que nous nous maintenons dans une limite de temps raisonnable, les années à venir pour lesquelles nous nous préparons, nous croyons que ces hypothèses de départ seront probablement maintenues. Et il y a non pas une spéculation mais un raisonnement, une logique interne dans l’adoption de ces hypothèses de départ : nous sommes convaincus qu’un changement qualitatif dans les trois domaines que j’ai indiqués plus haut n’est possible que s’il y a eu au préalable une défaite très lourde de la classe ouvrière.

Notre raisonnement est donc : cette défaite présuppose que la montée actuelle qui va vers une grève générale se termine négativement. Et il est donc parfaitement justifié d’analyser au contraire quelles sont les possibilités pour que cette montée ouvrière, aboutissant à une grève générale, se termine par une victoire, évite cette défaite. Et il est donc aussi parfaitement justifié d’analyser les modifications des conditions qui permettent la transformation d’une grève générale en victoire des révolutions socialistes.

Origine de la grève générale comme modèle de la révolution socialiste à venir

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier que la problématique de la grève générale est mise au centre du débat sur le modèle de la révolution socialiste à venir. Le premier débat à ce sujet a eu lieu à la fin du XIXe siècle et a été introduit par les tendances anarchistes, surtout anarcho-syndicalistes (syndicalistes-révolutionnaires), et cela en opposition délibérée avec la tactique social-démocrate adoptée à ce moment-là par la plupart des marxistes, qui était la lutte électorale et parlementaire.

Les marxistes ont fait à ce moment-là aux thèses anarcho-syndicalistes une critique qui maintient une partie de vérité et que nous ne sommes pas prêts à abandonner. La partie essentielle de vérité de la critique marxiste de cette thèse de la grève générale syndicaliste-révolutionnaire est qu’elle sous-estime le problème du pouvoir politique et qu’ elle croit qu’ il suffit à la classe ouvrière d’arrêter le travail sur le plan économique et de reprendre la direction des entreprises sous son propre guide au niveau de la vie économique pour que la société bourgeoise s’effondre. Il y a sous-estimation grave, catastrophique même, du problème de l’État, du problème du gouvernement, du problème de l’ armement, de la nécessaire transformation de la grève générale en une insurrection. Toute cette partie-là de la critique marxiste de la vieille thèse de la grève générale reste évidemment juste : une grève générale ne suffit pas pour renverser le système capitaliste.

Mais une grève générale peut être le début d’une révolution socialiste. Sur ce côté de la thèse syndicaliste-révolutionnaire, l’histoire du XXe siècle dans les pays impérialistes a donné un verdict qui est aujourd’hui absolument concluant : la grève générale dans un pays industrialisé peut être et sera vraisemblablement le début d’une révolution socialiste. Et ce que, à ce sujet, les marxistes, surtout les futurs réformistes, ont dit à la fin du XIXe siècle et qui était résumé dans la fameuse formule des syndicats sociaux-démocrates allemands « La grève générale, c’est l’idiotie générale », c’est-à-dire que la thèse selon laquelle une grève générale est impossible en régime capitaliste, tout cela s’est avéré totalement faux. Toute cette partie du raisonnement classique des sociaux-démocrates s’est avérée absolument fausse au cours de l’histoire du mouvement ouvrier du XXe siècle. Quel était le raisonnement, pour autant qu’il y ait un raisonnement et pas seulement la mauvaise foi de gens déjà intégrés dans le régime capitaliste ? Quel était le raisonnement qui était derrière cette argumentation social-démocrate ?

C’était une vue absolument mécaniste sur la simultanéité prétendue de toute une série de processus : ils disaient que pour qu’une grève générale réussisse, il fallait que tous les ouvriers soient organisés, il fallait qu’ils fussent déjà socialistes ; si tous les ouvriers sont socialistes et organisés, ils n’ont pas besoin d’une grève générale, ils auront la majorité au parlement et le pouvoir dans l’État. Tel était le raisonnement. Évidemment cette simultanéité prétendue dans les trois processus de capacité de lutte, d’organisation et de conscience est totalement fausse : une classe ouvrière qui est encore organisée en minorité et qui est encore socialiste dans une minorité relativement réduite s’est montrée historiquement capable de faire une grève générale. Entre ces trois phénomènes, il n’y a pas de coïncidence nécessaire.

L’erreur méthodologique qui est sous-jacente à cette conception mécaniste, c’est la sous-estimation extrêmement décisive de l’action en tant que source de conscience. C’est l’idée qu’il faut d’abord convaincre individuellement les ouvriers sur la base de la propagande individuelle pour les rendre capables d’atteindre un certain niveau de conscience, alors que l’expérience a montré que c’est exactement à travers de grandes grèves politiques de masses, à travers des grèves générales que toute une fraction de la classe ouvrière, qui ne peut accéder à la conscience de classe par la voie individuelle de l’ éducation et de la propagande, s’éveille ou se réveille à cette conscience de classe, y accède et devient extrêmement combative.

Et ce qui a été l’aboutissement de cette erreur, c’est une constante dans le débat entre la gauche et la droite du mouvement ouvrier en Europe dès le début du siècle. Débat où Rosa Luxembourg a joué un rôle décisif, plus tôt même que Lénine ou Trotsky : elle a compris que la division de la classe ouvrière entre une avant-garde organisée et une arrière-garde inorganisée représente une vue fort simpliste et étriquée de la réalité. Il est vrai qu’il existe une avant -garde organisée et qu’il y a les ouvriers non-organisés, mais il faut au moins introduire un troisième élément dans cette analyse pour comprendre la réalité : il y a cette partie de ouvriers non-organisés qui, dans une lutte de masse, peuvent dépasser toute une fraction de la classe ouvrière organisée qui, en fonction de la bureaucratisation des organisations ouvrières, aura tendance à suivre dans la lutte les mots d’ordre de la bureaucratie et cessera ainsi d’être à l’avant-garde dans la lutte.

On a mal interprété cette thèse de Rosa Luxemburg comme une thèse spontanéiste ce n’est pas tout à fait vrai ; il y a un élément de spontanéisme mais seulement un élément, c’est-à-dire la compréhension du fait qu »’organisé » n’est pas nécessairement identique à « avancé », ce qui est l’évidence même aujourd ’hui, personne ne le contestera. Rosa Luxembourg n’était pas du tout hostile à l’organisation. Elle était très favorable à l’organisation, à l’organisation révolutionnaire. Elle comprenait simplement qu’il n’y a pas d’identité entre organisation et avant-garde nécessairement à tous les moments et surtout au moment d’une grève générale.

Lénine a pris quelques années pour le comprendre, mais il a compris à partir de 1914. Et il est significatif que des sociaux-démocrates l’ ont attaqué après cette date en lui disant : « Mais tu détruis l’organisation c’est la révision de tout ce que tu as défendu pendant 20 ans » et il a répondu dans un de ses articles de polémique contre la social-démocratie internationale : « à partir d’un certain stade de dégénérescence, certaines formes d ’ organisations bureaucratisées peuvent effectivement être des obstacles, et des ouvriers non-organisés peuvent connaître un niveau de conscience plus élevé que des gens qui restent prisonniers des organisations bureaucratisées. Il faut alors construire une nouvelle organisation. La IIe Internationale est morte, il faut construire la IIIe Internationale ». Et Trotsky, après avoir décidé que les partis de la IIIe Internationale étaient devenus non-réformables, après la victoire d’Hitler, a trouvé des accents pratiquement identiques à ceux que Lénine a utilisé après 1914 et ceux que Rosa Luxembourg avait déjà utilisé dans les années 1905-1914 en Allemagne pour défendre la même thèse. Passons maintenant à la problématique de la grève générale telle qu’ elle se pose aujourd’hui. Et nous allons d’abord opérer de manière analytique, et non historique. Nous allons essayer d’analyser le mécanisme d’une grève générale et voir une dizaine d’éléments qui permettent de projeter idéalement sa progression jusque et y compris vers la victoire de la révolution socialiste. Dans une partie finale de l’exposé, je reprendrai quelques grands exemples historiques, surtout du mouvement ouvrier belge, et verrai chaque fois les facteurs qui ont fait défaut pour que cette transcroissance s’opère.

1. Qu’est-ce qu’une grève générale ?

Premier trait caractéristique d’une grève générale, et c’est peut-être le plus difficile à définir d’une manière tout à fait précise : qu’est-ce qui distingue une grève générale d’une simple grève large ? C’est difficile parce que, d’une manière purement quantitative, on ne peut pas répondre à la question. Une grève générale n’est évidemment pas une grève à laquelle participent tous les ouvriers ça n’a jamais existé et ça n’existera jamais ! Et attendre que le dernier ouvrier participe à la grève pour l’ appeler grève générale est absurde. Nous avons parlé de la grève générale en Belgique en 1960, à juste titre : disons qu’il y avait un million de grévistes, c’est le chiffre que nous avons avancé et je crois qu’il est quelque peu exagéré. Manifestement en Belgique, il y a plus d’un million d’ouvriers, il y en a deux millions et demi, Néanmoins le terme était parfaitement justifié.

Où se sépare une grève générale d’une grève simplement large ?

Quelques unes des principales caractéristiques sont :

a) qu’elle est largement interprofessionnelle non seulement dans la participation mais aussi dans les buts.

b) qu’elle déborde très largement du secteur privé incluant des éléments décisifs de tous les travailleurs des services publics, de sorte qu’elle paralyse non seulement les usines mais aussi toute une série d’institutions de l’État : chemin de fer, gaz, électricité, eau, etc.

c) et que l’atmosphère, c’est insaisissable mais c’est peut-être le facteur le plus important, qui est créée dans le pays est une atmosphère d’affrontement global entre les classes, c’est-à-dire que ce n’est pas un affrontement entre un secteur du patronat et un secteur de la classe ouvrière, mais que toutes les classes de la société ont l’impression que c’est un affrontement entre la bourgeoisie dans son ensemble et la classe ouvrière dans son ensemble, même si la participation des travailleurs à cette grève n’est pas à l00% ou à 90%.

Vous aurez peut-être remarqué que je n’ai pas ajouté une autre caractéristique qui est trop souvent ajoutée par des militants, par des théoriciens marxistes qui s ’ occupent de cette question. Je n’ai pas dit qu’une grève n’est seulement générale que si elle avance des revendications politiques. Pourquoi ? Une grève générale est objectivement politique, du fait qu’elle implique un affrontement avec la bourgeoisie dans son ensemble et avec l’État bourgeois, mais il n’est pas nécessaire qu’elle en ait conscience dès le départ « Il y a un grand exemple historique en Europe, peut-être le plus grand jusqu’à mai 68, qui le confirme, qui est l’exemple de juin 36 où aucune revendication politique n’était avancée, où les ouvriers occupaient les usines et avançaient, apparemment seulement, des revendications de type économique (réduction des heures de travail, congés payés, etc., à la limite « contrôle ouvrier »), mais où Trotsky lui-même et tous ceux qui, avec un peu d’honnêteté, ont examiné ce mouvement, se rendaient bien compte du fait que ces travailleurs réclamaient infiniment plus dans le fond que ce qu’ils étaient capables d’articuler. Et ce serait une très grave erreur de juger la nature d’une grève d’après la capacité d’expression consciente de ceux qui la portent à un moment déterminé.

Croire qu’une grève n’est seulement générale que si elle avance des revendications politiques, cela revient à dire « une grève n’est seulement générale que si ceux qui la dirigent et en expriment les revendications sont conscients de tout ce qu’elle implique ». Cela restreint d’une manière très dangereuse l’application du concept de grève générale. La conclusion qui s’en dégage c’est que l’avant-garde révolutionnaire s’efforce dès le début du mouvement d’en exprimer la nature politique, les objectifs qui dépassent les objectifs économiques ou propres à tel secteur et que son effort de politisation doit être courant.

2. La grève générale passive.

Il y a quelques exemples de grève passive dans l’histoire, et même parmi les plus éclatants : la plus grande grève générale qu’on ait jamais connu en Europe occidentale, la plus efficace, est la grève générale de la classe ouvrière allemande contre le putsch du général Kapp en 1920, qui a été absolument totale dans son efficacité, dans son effet, qui a arrêté toute la vie économique et publique, était passive : les ouvriers n’ ont pas occupé les usines, ils sont rentrés chez eux, sauf dans quelques régions et quelques cas exceptionnels.

Il faut bien distinguer une grève générale largement passive dans laquelle les ouvriers se limitent à arrêter le travail d’avec une grève générale avec occupation d’usines, qui est évidemment un énorme pas en avant (je laisse sur le côté les aspects économiques, j’y reviendrai dans un instant) parce qu’elle permet de rassembler la force de la classe. Une grève générale passive est une grève qui disperse la force de la classe : chaque ouvrier va à la maison. On ne peut plus le toucher, ni lui parler.

Une grève générale avec occupation veut dire des centaines de milliers ou, selon la dimension du pays, des millions d’ ouvriers qui sont rassemblés dans les entreprises, à qui on peut parler tout le temps, qui ont une force et une cohésion de classe qui est évidemment qualitativement supérieure à celle d’une grève générale où chacun reste chez soi.

La conclusion est ici pratique : nous propageons d’une façon systématique, il suffit de lire notre presse d’ ailleurs, l’ idée de l’occupation et le modèle de grève général dont nous essayons de convaincre l’avant-garde est une grève générale avec occupation des usines. Je reviendrai par la suite sur des aspects organisationnels extrêmement importants qui découlent de l’ occupation et qui sont des anneaux décisifs pour transformer une grève générale avec occupation vers une plate-forme de départ pour une véritable révolution.

3. La grève générale active

L’ idée de la grève générale active est aussi une idée d’ origine anarcho-syndicaliste -il faut rendre leur dû à ceux qui le méritent -, mais on peut dire que les syndicalistes-révolutionnaires ont apporté en pratique très peu de démonstrations, d’applications à cette idée, sauf évidemment en Espagne pendant la révolution de 1936.

Que veut dire cette idée ? Les travailleurs ne se contentent pas d’occuper l’usine en faisant la fête comme on l’a fait en France en juin 36 ou plus largement en mai 68, c’est-à-dire qu’ils ne font pas simplement des séances de discussions, de cinéma ou de jeu de cartes -c’est ce que nous avons vu quand nous sommes arrivés à Cockerill occupé par les employés (pour la première fois dans l’histoire de Belgique, il y avait une grève avec occupation des employés : décembre 71-janvier 72) : ils ont accueilli une délégation officielle de la LRT ; quand nous avons vu ces employés jouer aux cartes, nous avons quand même été un peu déçus. C’ est bien d’occuper, mais c’ est évidemment là le niveau le plus élémentaire de l’ occupation.

Que veut dire au contraire « grève active » ? Les ouvriers organisent eux-mêmes la production sous leur propre direction. Dans le passé, en dehors de l’ expérience de la révolution espagnole de 36 qui n’était pas seulement une grève générale mais une véritable révolution, il y a très peu d’exemples. il y a maintenant un tournant extrêmement important dans la classe ouvrière d’Europe occidentale : Lip en France, la Clyde en Angleterre, Glaverbel en Belgique montrent que des secteurs d’avant-garde de la classe ouvrière commencent à s’ouvrir à l’idée que quand on occupe une usine, on peut faire plus que de l’animation culturelle ou de jouer aux cartes, qu’on peut organiser soi-même la direction, c’est un énorme pas en avant.

Et nous donnons tellement d’importance à ces exemples, non pas parce que nous croyons à la possibilité de construire le socialisme dans une seule usine, mais parce que nous croyons que ces exemples, aujourd’hui encore isolés, peuvent s’étendre et se généraliser en cas de grève générale. Et une grève générale où les travailleurs de toutes les usines font ce que les travailleurs de Lip ou Glaverbel ont fait, voilà quelque chose de totalement différent ! C’est un niveau historique qualitativement supérieur à tout ce qu’ on a connu dans le passé comme grève générale. Il faut cependant se méfier de tout raisonnement mécaniste et bien se rendre compte que le passage à la grève active part de points de motivations ou de conscience très différents. Le cas le meilleur est celui où cela exprime une volonté plus ou moins consciente des travailleurs de prendre en main les moyens de production, c’est-à-dire de détruire le capitalisme. Si cela se produit, nous sommes évidemment très heureux.

Mais il y a d’autres variantes possibles. Je voudrais en donner deux :

A. Le passage à la grève active peut être le résultat de ce qu’on pourrait appeler la logique interne de la grève générale, c’est-à-dire la simple volonté de mieux réussir la grève générale. C’est une motivation de méthode de combat, simplement pour rendre plus efficace la lutte, indépendamment de ses objectifs à plus long terme, que la grève active peut devenir nécessaire. Je cite quelques exemples qui reviennent souvent dans les exposés et qui sont liés à l’expérience de mai 68 en France :

1) Il est manifeste qu’une grève générale des transports, qui est une grève passive, devient dans une très grande ville un facteur de désorganisation de la grève à partir d’un certain moment : si les métros, bus, chemins de fer de banlieue cessent de fonctionner dans une ville comme Londres, Paris ou Rome, cela veut dire que la classe ouvrière ne peut plus se rassembler, qu’il est impossible que des gens fassent 20, 30 ou 50 kilomètres pour se rassembler dans une manifestation. Alors l’idée peut naître, et doit être défendue par les révolutionnaires, qu’on maintient la grève générale des transports pour désorganiser et paralyser la vie économique bourgeoise ; mais quand la classe ouvrière appelle à une manifestation centrale dans la ville, on fait fonctionner les transports pour amener les ouvriers à la manifestation et seulement à cette fin, et sous le contrôle du comité de grève qui veille à ce que les transports ne fonctionnent que dans ce but.

2) Autres exemple, supérieur dans la mesure où il touche au saint des saints de la société capitaliste : une grève générale des banques, caisses d ’ épargne, etc. C’est un instrument vital pour paralyser la vie économique bourgeoise mais si la grève se prolonge, une telle grève passive se retourne contre les ouvriers. En effet un grand nombre d’ouvriers ont leur petite épargne dans une caisse, dans les caisses d’épargne des organisations ouvrières (mutualités, coopératives) ou au compte-chèques et s’ils ne peuvent pas toucher cet argent, leur capacité de résistance financière se réduit. Dans une grève générale active, les employés des organismes financiers rouvrent les guichets à certain moments sous le contrôle de leur comité de grève et donnent une certaine somme aux grévistes sur présentation d’un papier qui prouve qu’ils sont grévistes. Et c’est très important : cela veut dire que les employés commencent à administrer le système bancaire et financier.

B. Autre motivation de la grève active dans le cadre de la grève générale, elle découle de ce qu’on pourrait appeler la logique économique de la grève générale. Cette logique paralyse toute la vie économique. Mais toute la vie économique paralysée pendant longtemps (quelques jours n’est rien), pose des problèmes vitaux, immédiats pour les grévistes eux-mêmes. Prenons l’exemple le plus bête qu’on cite toujours : une grève générale absolument totale qui dure une semaine, cela veut dire qu’il n’y a plus de pain, que les gens n’ont plus rien à manger. Évidemment, cela devient complètement « contraproducente » comme on dit en italien. Il faut qu’à partir d’un certain moment des mécanismes commencent à jouer qui admettent, sous la direction des travailleurs, un minimum de fonctionnement pour que la survie physique de la classe ouvrière devienne possible. Les exemples marginaux ont déjà été appliqués qui sont connus et très importants : en Belgique, les ouvriers de Gazelco (gaz, électricité) ont depuis longtemps appliqué la règle qu’en cas de grève, ils contrôlent eux-mêmes la distribution du courant pour couper le courant aux entreprises, aux administrations publiques, banques, etc. et éviter que le courant ne soit coupé aux ménages, car cela risque de diviser la classe ouvrière, car la grève sera impopulaire dans certains secteurs de la classe ouvrière. Par contre s’il y a continuation de production, mais contrôlée par les grévistes qui assurent que l’effet de paralysie de la vie économique est maintenu sans que l’intérêt de la masse des consommateurs soit par trop perturbée, l’efficacité de la grève est fortement accrue.

Le même raisonnement a été appliqué pendant mai 68 à petite échelle, surtout dans la villes de Nantes – il ne faut pas sous-estimer l’importance de ces petits exemples -, quand des comités de grève, des groupes d’ouvriers d’avant-garde ont voulu organiser le ravitaillement des grévistes en assurant un échange de produits avec les paysans, ce qui impliquait la reprise ou le maintien de la production, l’écoulement des stocks qui existaient, toutes sortes d’activités économiques, sous la direction des grévistes, pour avoir assez à manger.

On peut encore citer un cas marginal qui n’a pas encore d’importance pour le déroulement de grandes luttes ouvrières mais qui pour l’avenir, vu la tendance générale de l’évolution économique, peut devenir de plus en plus important, c’est ce qui est en train de se passer aujourd’hui en Angleterre avec la grève des infirmières. C’est une grève très délicate car c’est une grève des soins et des malades pourraient être mal soignés ou mourir : ce qui serait radicalement impopulaire aux yeux du très large public pour être utilisé par la bourgeoisie dans sa campagne contre le droit de grève, les syndicats, le militantisme ouvrier. Les infirmières ont donc dû chercher des formes de grève qui évitaient de nuire aux malades et qui en même temps montrait leur capacité de frappe ! l’administration du ministère de la Santé. Une des solutions appliquées (il y a déjà eu d’autres cas du même genre qui se sont produits), c’était de faire la grève du payement, c’est-à-dire de soigner tout le monde mais de ne plus rien inscrire, ni tenir la comptabilité, ni faire payer qui que ce soit. Voilà qui est extrêmement populaire ! Tout en ayant l’efficacité financière et de désorganisation administrative exigée ! Un autre aspect, encore plus avancé c’est que dans certaines villes anglaises, des groupes d’ouvriers, entre autres métallurgistes et des transports, ont appuyé cette grève et ont proposé aux ouvriers de faire grève pour la cause de infirmières. Voilà un pas en avant très important dans la solidarité de classe !

Quelle est l’importance de tout cela ? Pourquoi soulevais-je ces anecdotes ? Non pas pour l’importance de celles-ci, nous ne croyons pas dans la percée de la conscience communiste dans un hôpital, à l’organisation du socialisme dans une seule usine, mais parce que nous croyons que la multiplication de ces exemples leur popularisation créent les conditions qui préparent leur généralisation en une de grève générale.

Et il faut préciser que nous n’avons pas encore connu une seule grève générale en Europe dans laquelle de tels exemples soient effectivement généralisés et que serait un changement total : il faut faire un effort d’imagination pour visualiser que serait une grève générale plus ou moins totale comme celle de mai 68 et de laquelle la plupart des secteurs de la classe ouvrière, au sens le plus large du terme appliqueraient toutes ces techniques : ce serait le début d’une révolution sociale. Et c’est pour cela que je mets en avant tous ces exemples assez anecdotiques fragmentaires. L’important n’est pas dans la fragmentation et dans l’anecdote mais dans la popularisation de l’exemple pour avoir une certaine tournure d’esprit. Une fois que des secteurs de plus en plus nombreux de la classe ouvrière comprenne cette problématique, quelque chose de totalement nouveau peut naître et c’est à cela que nous nous employons.

4. Grève générale autogérée ou dirigée par l’organisations ouvrières traditionnelles.

Nouvelle problématique : faut-il une grève générale dirigée d’une manière plus ou moins bureaucratique par les organisations ouvrières traditionnelles ou une grève générale autogérée, c’est -à-dire qui dégage l’ autonomie ouvrière par l’ apparition d’organismes à la base qui dirigent la grève. Je n’insiste pas parce que les camarades connaissent cette problématique et que nous ne cessons de la développer dans notre propagande et même dans notre agitation quotidienne. Il faut bien insister sur un fait : ce n’est pas un parti-pris sectaire que nous faisons. Si nous agissons en faveur de la grève générale (et de toute grève : en général) gérée par les travailleurs eux-mêmes, ce n’est pas parce que nous n’aimons pas les dirigeants de la FGTB ou de la CSC. Même si la direction de la CGT ou de la FGTB était exclusivement composée de membres de la IVe Internationale, nous serions encore en faveur de formes autogérées des grèves parce que nous croyons que ce n’est qu’en créant des comités de grèves élus dans les entreprises, qu’en associant un maximum de travailleurs à la gestion de la grève qu’une grève générale peut réussir.

L’idée d’une grève générale dirigée par un petit appareil, un petit état-major au sommet qui pousse sur les boutons, même s’il est composé des gens les meilleurs du monde du point de vue politique, ce n’est pas seulement une idée utopique, c’est aussi une idée profondément fausse du point de vue politique, du point de vue social : elle ne correspond pas à une compréhension de ce qu’est la classe ouvrière et la société bourgeoise ; elle présuppose au fond la même confusion mécaniste des sociaux-démocrates de 1900 dont j’ai parlé précédemment, une simultanéité de toutes sortes de processus qui ne correspond pas à la réalité.

Pour qu’une grève de 10 millions d’ouvriers en France puisse vraiment réussir, il ne suffit pas qu’il y ait un état-major de 15,20 dirigeants géniaux au sommet, il faut aussi qu’il y ait une association maximum du plus grand nombre de combattants à la direction de cette grève, et ce à tous les niveaux ; c’est comme cela que nous voyons surgir des organismes de dualité de pouvoir et aussi la possibilité d’une victoire de la révolution socialiste en brisant la division du travail entre les chefs et la masse que la bureaucratie a réintroduit de la société bourgeoise dans le mouvement ouvrier, et en reprenant l’idée de l’organisation soviétique -le fond de la pensée de Lénine dans « L’État et la révolution » sur l’organisation soviétique-, à savoir une organisation à laquelle le maximum de travailleurs, de gens du peuple est associé immédiatement, directement, sans division du travail, à la gestion quotidienne de leurs affaires.

Vous connaissez le modèle idéal que nous avançons :

1) Élection d’un comité de grève par une assemblée générale de grévistes.

2) Réunion régulière de cette assemblée générale qui a le droit et la possibilité de révoquer chaque membre du comité de grève,

3) Election de toute une série de commissions par le comité des grèves, plus larges que ses membres, pour associer un plus grand nombre de militants qui viennent à l’A.G. à toutes sortes de fonction : propagande, ravitaillement, finances,informations, animation culturelle, etc. Ce sont des choses dont on a déjà beaucoup parlé.

Il faut cependant se méfier du « schéma ultimaliste » : ce modèle idéal, nous ne réussirons vraisemblablement pas à le réaliser partout à la fois : cela présuppose la présence de militants révolutionnaires, un niveau de conscience assez élevé pour que de cette manière idéale, le modèle soit appliqué. Nous serions déjà très contents si, dans un très grand nombre d’entreprises, il y a élection du comité de grève. C’est déjà un pas en avant qualitatif.

Nous l’avons déjà dit souvent : si en mai 68, il n ’y avait eu que l’ élection de comités de grève – et leur fédération – dans toutes les entreprises, il y aurait eu le début de la révolution, il y aurait eu un changement qualitatif de la situation. Si nous poussons vers le modèle idéal, c’ est parce que les avantages de ce modèle sont tout à fait évidents : cela représente les conditions optima pour l’ organisation, l’ auto-organisation et l’ association d’un maximum de travailleurs à la direction de la grève et pour l’ éclosion d’une situation révolutionnaire dans les conditions les meilleures pour la classe ouvrière.

On comprendra aussi le lien intime entre la poussée vers la grève active et l’auto-organisation de la grève. Il est manifeste qu’une grève active ne peut plus être dirigée par un secrétariat syndical ou un permanent : une ou deux personnes ne peuvent et ne savent plus organiser dans une usine la production, le ravitaillement, le lien avec les entreprises fournisseurs de matières premières, etc. C’est impossible : dès qu’on passe à la grève active on est obligé d’associer à la direction de la grève et à toute une série de décisions d ’ autorité un grand nombre de travailleurs. La grève active en elle-même est un stimulant très puissant de l’auto-organisation de la grève comme le montrent les exemples de Lip, Glaverbel-Gilly et pas mal d’autres au cours des deniers mois.

5. Des comités de grève aux conseils ouvriers

Le comité de grève-même le comité central de grève, j’y reviendrai parce que ça a été la polémique avec les camarades lambertistes en France en mai 68 -ne déborde pas encore le domaine d’une grève, c’est-à-dire d’une contestation potentielle et non pas encore réelle du pouvoir politique (d’État) de la bourgeoisie.

Comment passer de comités de grève aux conseils ouvriers ? Quelle est la distinction qualitative entre eux, même si le conseil ouvrier naît 99 fois sur cent de comité de grève comme d’ ailleurs le premier soviet de Petrograd. Il y a deux éléments qui, jusqu’ici, sur la base de l’ expérience historique -et il faut être prudent parce que l’expérience de l’avenir peut être plus riche que celle du passé -semblent déterminants dans cette transformation :

1) la fédération, c’est-à-dire rompre le fractionnement du germe du pouvoir ouvrier qui naît au niveau d’une usine : Lip n’est pas la contestation de l’économie bourgeoise ou de l’État bourgeois dans son ensemble. Mais 50 Lips qui se fédèrent, qui débordent deux ou trois branches industrielles, voilà qui est qualitativement différent ! Surtout si cela implique en partie le système bancaire, l’électricité, les transports publics, etc.

La fédération horizontale ou verticale, c’est-à-dire dans une ville ou dans une branche industrielle -la ville est plus importante que la branche parce qu’elle tend à accentuer le caractère contestataire -, implique par sa logique une transformation de ces comités de grève en organes de dualité de pouvoir si cette fédération dépasse un certain niveau.

2) le second élément, qui est simplement contenu comme possibilité dans la fédération mais n’est pas encore réalisée, est aussi indispensable : ces organes de fédération de comité de grève assument des pouvoirs qui dépassent les pouvoirs de gestion de la grève. Un comité central de grève qui se limite à organiser la grève, à distribuer l’argent ou le ravitaillement aux grévistes et à éditer un journal d’agitation de la grève peut à la rigueur être encore compatible avec un pouvoir non partagé de la bourgeoisie. Cela devient difficile, c’est un cas limite, mais on peut encore se l’imaginer. Mais un comité central de grève qui assume des pouvoirs au-delà de la seule organisation de la grève, qui commence à organiser la production, à organiser la distribution de crédit ou de finances à partir des banques, à organiser les transports public, la distribution de l’électricité, qui assume en un mot des pouvoirs de fait, un tel comité de grève n’en est plus un mais est devenu un conseil ouvrier, un organe de pouvoir qui commence à fonctionner.

La naissance d’un organisme de dualité de pouvoir se manifeste par le fait que des pouvoirs qui, dans la société bourgeoise, sont normalement exécutés soit par la bourgeoisie et ses instruments, comme le système bancaire, soit par l’État bourgeois, commencent à être assumés par ces organes. Cela peut être minimal ; tout le monde connaît l’anecdote que je me suis évertué à répandre en Europe, sinon dans le monde, et pour laquelle les camarades liégeois m’en veulent énormément : la direction liégeoise de la FGTB qui, dans les deux grèves générales de 1950 et 1960, organisait la circulation automobile dans la ville de Liège et interdisait la circulation de voitures et de camions sans un tampon de la FGTB, assumait de fait un pouvoir public. Les camionneurs reconnaissaient ainsi un pouvoir public d’origine ouvrière qui est totalement différent du pouvoir d’État bourgeois. C’est extrêmement embryonnaire, mais réel.

Encore une fois, l’anecdote importe peu ; ce qui est important, c’est de transmettre des exemples pareils dans la mémoire et l’imagination collective de la classe ouvrière, c’est de faire prendre un pli à la structure mentale parce que ce genre d’exemple peut être multiplié, généralisé dans la prochaine grève générale et aura une importance colossale pratique pour faire naître vraiment des conseils ouvriers, des organes de pouvoir de la classe ouvrière opposés aux organes de pouvoir de la bourgeoisie.

6. Dualité de pouvoir économique et dualité de pouvoir politique.

Traditionnellement, le concept de dualité de pouvoir a été considéré -et l’école « zinovievo-stalinienne » a exercé une très grosse influence à ce propos dans le mouvement ouvrier – exclusivement comme un concept politique. Les camarades maoïstes en sont aujourd’hui le produit caricatural. Ils ont un schéma simpliste et absolument transparent : « les trotskystes n’ont pas compris que les soviets existent seulement dans une situation révolutionnaire et que ce sont des organes du pouvoir révolutionnaire. Aujourd’hui, il n ’y a pas de situation révolutionnaire donc bavarder aujourd’hui sur le contrôle ouvrier, sur la dualité de pouvoir, c’est parler dans le vide, ou pire encore, c’est faire du réformisme », etc.

Nous comprenons ce qu’il y a de caduc dans ce raisonnement : cela évacue totalement la situation la plus caractéristique d’une lutte ouvrière s’étendant et se généralisant, à savoir une situation révolutionnaire, et la manière dont les révolutionnaires peuvent et doivent intervenir dans une situation pré-révolutionnaire. Derrière le concept maoïste, il y a en réalité la vieille tradition fataliste, mécaniste, kautskyenne et anti-léniniste d’une situation révolutionnaire qui tombe du ciel, qui est déterminée par les conditions objectives sur lesquelles l’action de l’avant garde ouvrière ne peut avoir aucun effet.

Au contraire, nous prétendons qu’en poussant à des expériences de contrôle ouvrier, en généralisant le contrôle ouvrier, en généralisant la transformation de comités de grève en conseils ouvriers, nous transformons par cette intervention une situation pré-révolutionnaire en situation révolutionnaire, nous servons de facteur de cristallisation, de catalyseur pour la naissance d’une situation révolutionnaire. Et Trotsky a eu, concernant l’ Allemagne au début de la grande crise économique, une pensée plus audacieuse et plus rénovatrice : « Nous devons éviter d’identifier la dualité de pouvoir et les organes de la dualité de pouvoir d’avec les soviets de type classique qui sont venus de la révolution de 1917. Il n’est pas exclu que, dans la situation concrète de l’Allemagne de 1930, les conseils d’entreprise (organes légal dans le cadre de la constitution bourgeoise de Weimar – E.M) dominés par les syndicats, pourraient devenir objectivement un organe de dualité de pouvoir ».

Pour le moment, nous devons avoir l’ esprit assez ouvert à ce propos. Il est certain que l’identification de dualité de pouvoir avec des organes soviétiques exactement du même type que ceux de la révolution russe ou la révolution allemande serait une erreur à ne pas commettre. Il y a eu au moins un exemple historique à grande échelle : les comités de milice en Espagne en juillet 36, qui étaient des organe : dualité de pouvoir absolument évidents et d’une autre origine, d’une autre position que les soviets. Et, je prends l’ exemple le plus probable, on ne peut exclure qu’ en Grande-Bretagne, vu la particularité de la structure du mouvement ouvrier anglais, des organes d’un type assez différent du soviet classique puisse jouer le rôle d’organes de dualité de pouvoir. Nos camarades anglais s’appuient sur ce qui devient une constante aujourd’hui, du moins sur le plan local, en Angleterre : chaque fois qu’il y a une situation de lutte très tendue au niveau local des organismes de front unique « ad hoc » naissent qui rassemblent les délégués d’usine les plus combatifs, pas nécessairement tous, qui rassemblent les sections syndicales les plus combatives de l’endroit pas nécessairement toutes, qui rassemblent parfois les sections locales du parti travailliste, pas nécessairement toutes, et qui rassemblent des représentants d’organisations révolutionnaires localement implantées et influentes. La preuve du pudding, comme on dit en Angleterre, c’est en le mangeant qu’on l’obtient. Si cet organe est capable de mobiliser l’ensemble de la classe ouvrière de l’endroit, cela correspond à la même chose qu’à un soviet local. S’ils s’agit simplement d’un organe qui rassemble l’avant-garde et qui mobilise 10 à 15% de la classe ouvrière, c’est un front unique de gauche (anticapitaliste comme nous dirions en Belgique). Nous ne devons pas exclure l’apparition d’organes de ce genre dans des pays où l’immense majorité de la classe ouvrière se trouve encore, d’une manière ou d’une autre, encadrée dans les organisations traditionnelles ; c’est évidemment la condition pour qu’un type de rassemblement de ce genre puisse jouer de fait le même rôle qu’une structure soviétique.

Je voudrais souligner le fait que j’ai dit « organisé », que ce cas est très exceptionnel en Europe. Je crois qu’en dehors de l’ Angleterre – peut-être la Suède, que je connais mal – il n’y en a pas ; en France ce n’est certainement pas le cas. Si on devait rassembler tout ce que je viens de citer plus haut, dans la plupart des villes françaises, cela représenterait un tiers ou un quart de la classe ouvrière. Idem pour l’Italie, la Belgique. Cela présuppose un niveau d’organisation et d’encadrement de la classe ouvrière – non pas le fait de voter, mais le fait d’être organisé et de suivre l’appel de… – qui est tout à fait exceptionnel en Angleterre : dans la plupart des grands centres industriels, on peut pratiquement dire que toute la classe ouvrière, sous une forme ou sous une autre, est organisée dans les syndicats et le parti travailliste, dans la mesure où les syndicats sont dans ce parti. Et même pour l’Angleterre, si je donne le fond de ma pensée, je suis plutôt d’avis qu’en présence d’une grève générale il y aurait des comités de grève élus qui surgiraient plutôt que des organismes de ce genre. Mais il ne faut pas totalement exclure une éventualité de ce type, parce qu’elle reste dans une certaine logique du mouvement ouvrier anglais.

La distinction est donc très importante entre des organes -qu’ils soient élus ou non, là n’est pas le point décisif -dont le rôle est d’assurer certains pouvoirs économiques et le fait de passer à la contestation du pouvoir de l’État bourgeois. Pourquoi ce problème est-il si décisif et si difficile ? Parce que nous nous heurtons à la distinction entre une tendance objective et un certain saut qualitatif dans la conscience. On peut dire que par la force des choses, presque imperceptiblement, par la simple logique interne du mouvement, des ouvriers sociaux-démocrates ou éduqués dans le kroutchevisme peuvent être entraînés, malgré eux, à faire toute une série de choses que j’ai décrites précédemment (points 1 à 4), y compris la grève active, y compris la réouverture des banques pour payer les grévistes. Mais il y a un point où cela devient difficile, sinon impossible : lorsqu’il faut faire un choix délibéré et conscient de se heurter, de nier les institutions de la démocratie bourgeoise. C’est ce qui a causé la perte de toutes les révolutions jusqu’à maintenant en Europe occidentale. Il y a un exemple classique, c’est le plus connu parce que c’est aussi le pays où les choses se font le plus brutalement : c’est le cas de l’Angleterre. Au moment où le mouvement ouvrier anglais avait sa plus grande force, juste après la Première guerre mondiale en 1921, lorsqu’il y avait la fameuse triple alliance entre les trois plus grands syndicats qui décidaient de faire grève en commun (métallos, mineur et transports) – qui aurait abouti à une grève générale infiniment plus puissante qu celle de 1926, dans un contexte historique totalement différent – au moment où le mouvement des « shop-stewar » (de type semi-soviétique) était largement répand dans les usines anglaises, Lloyd Georges, le dirigeant le plus intelligent de la bourgeoisie anglaise, a appelé les trois principaux dirigeants des syndicats de la « triple alliance » chez lui et leur a dit : « Nous savons que vous êtes capables de paralyser tout le pays, nous savons que vous êtes beaucoup plus forts que nous et nous savons même que nous ne pourrions pas utiliser l’armée contre vous parce que la plupart des soldats refuseraient de marcher, mais vous devez faire un choix : Je représente la majorité de la nation, du parlement ; si vous êtes prêts à faire une grève générale contre la majorité de la nation et du parlement, vous ne pouvez la faire que si vous êtes prêts à vous substituer à eux et à créer un autre pouvoir, une autre structure d’État que celle du parlement et du suffrage universel. Etes-vous prêts à le faire ? » Je ne dois pas vous faire un dessin sur ce que ces bureaucrates syndicaux ont répondu, tout le monde a compris.

La traduction la plus tragique (en Angleterre on peut dire que c’est de la trai-comédie parce qu’il ne s’est rien passé – c’est ce que Lloyd Georges voulait) cette même logique, c’est le cas de l’ Allemagne où il y avait des conseils ouvrier dans pratiquement toutes les usines et toutes les villes, où il y avait quasi-effondrement de l’appareil d’État bourgeois (c’est-à-dire où le pouvoir était en fait entre les mains de la classe ouvrière) et où la majorité social-démocrate dans ces conseils ouvriers a décidé délibérément de convoquer des élections générales pour un parlement bourgeois et de transférer le pourvoir qu’elle avait à ce parlement bourgeois. Non seulement criminel, mais bête ! Parce qu’ils étaient convaincus qu’ils auraient eu la majorité dans ces élections parlementaires. Ils ne l’ont même pas eu (44% des voix). Ils n’ont même pas transmis le pouvoir des conseils ouvriers à un gouvernement social-démocrate, mais à des partis bourgeois.

C’est ainsi qu’en trois mois, la révolution allemande a été liquidée (novembre 18-février 19) : après la convocation de l’assemblée constituante de Weimar, il n ’y avait plus de soviets. Ce point de non retour : transformer des conseils ouvriers qui ont commencé à assumer un certain nombre de pouvoirs économiques en organes qui délibérément contestent le pouvoir des institutions parlementaires démocratiques bourgeoises de l’État bourgeois, cela exige un saut qualitatif de la conscience ; on ne peut pas amener la majorité des ouvriers à faire la révolution socialiste sans s’en apercevoir ; c’est une illusion totale.

Il faut donc qu’il y ait une transformation décisive du niveau de conscience de la majorité de la classe ouvrière, d’un niveau réformiste à un niveau révolutionnaire ou semi-révolutionnaire, il y a une série de conditions propices pour cela :

1) accélération générale de l’ expérience de la conscience des événements durant une période révolutionnaire -ce qui n’est pas une mince affaire. Tout le monde connaît les formules de Lénine et Trotsky : « Pendant une révolution, les ouvriers apprennent plus en un jour que pendant un ou cinq ans d’une période non-révolutionnaire ». Ils apprennent plus parce qu’il y a plus d’activités de masse -c’est évidemment ce qui caractérise une période révolutionnaire.

2) le rôle du parti révolutionnaire est tout à fait décisif dans ces circonstances. Il est inconcevable -et il n’y a aucun précédent – que la majorité de la classe ouvrière puisse acquérir une conscience anticapitaliste et révolutionnaire sans le rôle actif et dirigeant du Parti révolutionnaire. Et là encore, dans une période révolutionnaire, le Parti révolutionnaire peut se transformer et croître à un rythme infiniment plus rapide que dans une période de calme relatif.

3) Mais, aussi bizarre que cela puisse paraître, je donnerai quand même dans tout ce processus le rôle décisif à un troisième facteur : ce qui vient de l’ ennemi.

La seule situation qui soit extrêmement difficile est la situation dans laquelle l’ ennemi ne fait rien. Il y a un exemple historique : celui de la bourgeoisie italienne lorsque les ouvriers de l’Italie du nord ont occupé toutes les grandes usines de la région : la fameuse grande grève de novembre 1920. Et Giolitti, le premier ministre italien de l’époque, qui comme Lloyd Georges était un des dirigeants les plus astucieux de la bourgeoisie italienne, a dit : « Les ouvriers ont occupé les usines, ils sont armés (du moins ceux de Turin -E.M.) : c’est une menace pour la survie de l’État. La seule chose utile que nous puissions faire, c’est de ne rien faire ». Il faut espérer, en d’autres termes, qu’ ils ne sauront pas eux-mêmes prendre les initiatives décisives pour un pas en avant décisif’. C’est exactement ce qui est arrivé : il y a eu des réunions pendant 1,2,5,6 jours des directions des syndicats, de la direction du parti socialiste -les communistes étaient encore à l’ intérieur du P. S. -, des conseils ouvriers : on a discuté de savoir sur quoi on allait mettre l’accent : contrôle ouvrier ou non, que va-t-on demander aux patrons, au gouvernement, etc. et le mouvement s’est épuisé par discussions internes, piétinements, paralysie, incapacité de prendre une initiative décisive pour faire la transformation que j’ ai décrite plus haut. Si la bourgeoisie italienne avait commis l’erreur de lancer sur les usines les bandes fascistes à ce moment-là, ou de commencer une répression militaire, il est presque certain qu’il y aurait eu la révolution : les ouvriers étaient armés, ils avaient la force matérielle pour prendre le pouvoir, pour riposter à n’importe quelle provocation venant de l’autre côté. Mais prendre eux-mêmes les initiatives, sans provocations, rompre eux-mêmes avec les institutions de la démocratie bourgeoise, ils n’en avaient ni la conscience, ni la volonté, ni la direction.

Et il faut tirer une conclusion très importante, contestée, mais se dégageant de toute l’expérience des grèves générales en Europe occidentale : il est décisif de faire en sorte que les organes de pouvoir ouvrier naissants de la grève générale subsistent, qu’il y ait une structure de dualité de pouvoir qui subsiste et qu’il y ait une période de dualité de pouvoir qui s’ouvre. Parce qu’à partir du moment où on réussit à les maintenir, il est presque inévitable que l’ adversaire soit obligé de les attaquer, tôt ou tard et que les initiatives nécessaires pour la riposte puissent être préparées, centralisées d’une manière beaucoup plus efficace que si on réclame de ces ouvriers, qui viennent de faire un saut en avant organisationnel colossal, de comprendre immédiatement aussi toutes les implications politiques et révolutionnaires de leur décision, chose qui est peu probable, du moins dans la majorité des pays où la classe ouvrière est sous l’influence réformiste ou néo-réformiste.

En d’autres termes, la variante la plus probable, c’est une véritable dualité de pouvoir ; c’est-à-dire qu’existeront côte à côté pendant une période transitoire, et les conseils ouvriers -embryon de pouvoir soviétique -et le parlement et les institutions bourgeoises. Et il s’agira de savoir à quel moment, sous quelle forme et sous quel prétexte on amènera la majorité des travailleurs à rompre délibérément et consciemment avec les seconds pour s’appuyer sur les premiers. Tout cela s’applique si les travailleurs sont en majorité encore sous l’influence de l’idéologie réformiste ou néo-réformiste. Si la majorité des ouvriers est déjà communiste, anticapitaliste, trotskyste, révolutionnaire, maoïste, etc. avant même que la dualité de pouvoir naisse, tout cela ne s’applique guère, les ouvriers transformeront leurs conseils ouvriers ouvertement en soviets et ils iront à la conquête du pouvoir. Mais c’est une éventualité extrêmement improbable dans la quasi-totalité des pays d’Europe, à la possible exception de l’Espagne, et encore, il faut être très prudent.

7. La centralisation.

Nous nous heurtons ici à un phénomène qui est d’une très grande importance psychologique et que, sans aucun doute, Lénine a sous-estimé quand il a voulu transposer sur l’Europe occidentale un certain nombre d’expériences de la révolution russe : la classe ouvrière d’Europe occidentale est centralisée depuis très longtemps dans des organisations ouvrières, syndicales et politiques. Et quand le camarade Posadas venait en Europe et tapait sur le dos des ouvriers en leur disant : « Vous savez, vous devez apprendre à vous centraliser », il leur apprenait quelque chose qu’ils savaient depuis 75 ans.

Malheureusement, l’expérience que les ouvriers ont faite est double et au moins partiellement négative : la centralisation augmente incontestablement la force, mais la forme concrète de la centralisation a aussi renforcé la bureaucratisation ; et plus une organisation de masse est centralisée aujourd’hui, plus elle est bureaucratique -il n’y a aucune exception à la règle dans toute l’Europe.

Or nous avons expliqué que dans une très large mesure, ce qui est justement positif dans une grève générale, c’est qu’elle va libérer des forces d’autonomie ouvrière pouvant remettre en question le contrôle bureaucratique sur la classe ouvrière et le mouvement ouvrier. Il est presque inévitable que cette autonomie ouvrière sera caractérisée au départ par un degré non négligeable de décentralisation. C’est moins la révolte contre la bourgeoisie et son État que contre la bureaucratie. Mais les deux sont, par la force des choses, très intimement liés. Ce qui veut dire que la centralisation de toutes les initiatives qui seront prises ne sera pas une chose aussi évidente que dans un discours de troskyste ou dans une école de cadres. Prenons un exemple sorti de la révolution espagnole (il faut souvent se référer à elle parce que c’est l’expérience la plus riche de ce que nous avons connu dans les pays impérialistes jusqu’à maintenant) : les organes de type soviétique créés spontanément par les travailleurs pendant les premiers jours de la révolution n ’ avaient même pas le même nom dans les différentes villes : en Catalogne, où le mouvement était le plus avancé, ils s’appelaient en général « comité de milice » (pas partout) ; dans d’autres parties du pays, ils s’appelaient différemment : « comité de production », « comité local », « comité d’usine », « conseil ouvrier », « comité de front populaire », etc. Cela variait d’une ville à l’ autre. Et le titre n’était pas seulement une question formelle, il recouvrait aussi une fonction différente, une composition différente, une auto-conscience différente des gens qui étaient dedans, de ce qu’il représentaient. Et fédérer tous ces comités dans les 24 heures en un Congrès national, non seulement c’était impossible, mais cela ne s’est pas fait et ce n’est pas un hasard ! Je voudrais indiquer quelques voies par lesquelles cette centralisation peut progresser :

1) Une voie très importante, c’est la voie économique ou économiste dont j’ai déjà parlé : dans la mesure où on passe à la grève active, il y a dans la logique de la grève active une force centralisatrice colossale que nous devons souligner. Il est impossible de commencer à produire dans une entreprise sans prendre contact avec les entreprises de transport, de matières premières, de distribution, d ’ énergie. Il y a là une force de centralisation et de coordination qui naît presque automatiquement. C’est un argument de plus pour indiquer l’importance du passage à la grève active pour transformer une grève générale en début de processus vers la révolution socialiste.

2) Un autre facteur très important et que nous avons encore tendance à sous-estimer : la centralisation de la communication.Il y a aujourd’hui des centres nerveux de la société qui ne sont plus les mêmes que ceux d’il y a 60 ans. Ce n’est plus la gare ; l’idée d’occuper la gare -qui était une idée logique pour les ouvriers de 1917- ne viendrait à personne aujourd’hui dans pas mal de pays. Les centres nerveux actuels, ce sont les centres de télécommunication, de radio, de TV et ce qui est lié : les imprimeries (qu’il ne faut pas sous-estimer, notamment celle où on imprime l’ argent), banques, chèques-postaux, etc.

Si l’on voit ces quelques éléments, on voit des forces de centralisation qui peuvent naître dans une grève générale. Du point de vue de la possibilité d’une révolution socialiste, le tournant de la grève générale de mai 68 n’a été aperçu par presque personne : les premiers jours de la grève, toutes les entreprises étaient occupées et contrôlées par les travailleurs, y compris celles de télécommunication ; il n’y avait plus à Paris une antenne de télécommunication qui n’était pas contrôlée par les grévistes -même celles du Ministère de l’Intérieur et du Ministère de la Défense nationale. La seule intervention militaire que le gouvernement gaulliste a faite, ça a été pour dégager une antenne à Paris pour le ministère de l’Intérieur : une intervention de 100 CRS a suffit.

S’il y avait eu une autre direction à la grève -avec des si on peut évidemment faire beaucoup de choses -, s’il y avait eu une autre conscience chez les ouvriers, s’ils avaient compris l’importance décisive des choses, ils se seraient opposés à la saisie de cette antenne et il est inutile d’expliquer ce qui aurait pu naître d’une telle résistance – victorieuse cela ne fait aucun doute.

Il faut comprendre que le degré de paralysie qu’une grève générale, qui prend des mesures de centralisation de cette nature, peut imposer à l’État bourgeois, est qualitativement supérieur à tout ce qu’on a connu dans le passé. Là apparaît un des aspects les plus saisissants de l’incompréhension de tous ceux qui font la critique unilatérale et fausse de la technologie contemporaine et la voient seulement comme une force d’oppression et d’exploitation -ce qu’elle est en régime capitaliste -, et qui ne comprennent pas qu’ elle rend la société bourgeoise, parce que précisément technicienne, infiniment plus vulnérable que par le passé devant une action unanime et généralisée de tous les salariés. Qu’était la répression bourgeoise il y a 50 ou 60 ans ? C’était quelques milliers de soudards armés lâchés sur la population ; il n ’y avait à ce moment-là qu’une seule chose à faire : opposer les armes aux armes. Aujourd’hui, la société est beaucoup plus vulnérable ; ce sont des unités hautement mobiles mais toutes reliées par radio, télex, téléscripteurs etc. à un nombre fort réduit de centres nerveux. Saisissez toutes les antennes de télécommunication, coupez les possibilités de transmission et en un quart d’heure la centralisation passe dans le camp du prolétariat et de la révolution, et la contre-révolution est totalement décentralisée.

Pendant les premiers jours de la grève générale de mai 68 en France, on est arrivé à une situation où le ministre de l’Intérieur n’avait plus aucun moyen de communication avec les préfets. et la situation était poussée au grotesque parce que même les secrétaires, les dactylos, les employés de préfectures étaient en grève, c’est à dire que la question n’était même pas qu’il ne pouvait communiquer avec les préfectures mais que ceci ne servait à rien : il fallait communiquer directement avec le préfet ou un de ses adjoints parce qu’autrement ce n’était pas transmis.

L’importance de ces nouveaux centres nerveux que sont tous ces moyens de télécommunications pour faire passer la centralisation dans le camp ouvrier et pour paralyser le camp bourgeois et de la contre-révolution est très important à comprendre. La grève passive transformée en grève active dans ces domaines est une centralisation automatique. Imaginez-vous le passage à la grève active lors d’une grève générale du personnel de la radio- TV Cela veut dire que la radio- TV est mise au service de la grève, avec une force de centralisation indescriptible. La contre-révolution le comprend parfaitement : chaque putsch contre-révolutionnaire des 15 dernières années visait à saisir avant tout la radio-TV.Ils savaient que si la radio-TV était aux mains du peuple et des travailleurs, cela donnait une puissance colossale qui n’a jamais existé dans le passé pour la centralisation d’un pouvoir ouvrier. Et on peut tirer des conséquences, à coup sûr, pour l’avenir : c’est autour de ces centres que les premières épreuves de forces éclateront. La gendarmerie en Belgique ne s’amusera pas d’abord à expulser les grévistes de Cockerill ou des ACEC – ils devraient être fous pour faire une chose pareille. Ils ne se concentreront pas non plus sur la gare de Waremme ou sur la gare-frontière de Haine-Saint-Pierre.Ils iront sur les grands centres de télécommunication, sur la RTB, les chèques-postaux, les grandes banques : là sont les centres qui, s’ils sont contrôlés par un camp ou l’autre, peuvent déterminer le cours général des événements pour une période.

Il est possible, justement autour du problème de l’autodéfense de ce genre d’institutions qui, par leur nature même, font passer dans une bonne proportion le pouvoir d’un camp à l’autre, que la prise de conscience d’une masse beaucoup plus grande de travailleurs peut s’allumer et qu’on peut comprendre la nécessité d’un certain nombre de choses qu’on ne comprend pas lorsque c’est posé d’une manière un peu abstraite et générale.

8. Les loyautés de la classe ouvrière aux organisations traditionnelles et le problème de la prise du pouvoir.

II s’agit de l’articulation de tout ce dont je viens de parler jusqu’ici au sujet du développement de la dualité de pouvoir naissant de la grève générale et les loyautés disons traditionnelles politiques de la classe ouvrière qui aboutit à la fameuse question de la formule transitoire gouvernementale. Nous sommes confrontés avec la contradiction fondamentale sous sa forme la plus pure et la plus élevée.

Objectivement la question de la grève générale pose la question du pouvoir politique. Objectivement des comités de grève fédérés sont des organes de dualité de pou- voir. Objectivement des comités de grève fédérés qui commencent à assumer des pouvoirs autres que ceux de gérer la grève, commencent à agir comme des organes de pouvoir. Mais tout cela est, malheureusement, compatible avec l’autre phénomène, que la majorité des travailleurs élisant ces comités et les appuyant, continuent à appuyer en même temps des partis réformistes qui, justement dans une situation de ce genre, manifestent leur caractère contre-révolutionnaire de la manière la plus nuisible dans le cours de l’histoire du mouvement ouvrier.

Et il faut dire que le verdict de l’histoire est absolument clair : cela s’est fait chaque fois. Les ouvriers russes ont élus des soviets partout en février-mars 1917 et y ont élu une majorité de mencheviks et S.R de droite, c’est-à-dire des réformistes. Les ouvriers allemands ont élu partout en Allemagne en novembre 1918 des conseils ouvriers et y ont élu une majorité de sociaux-démocrates. Les ouvriers espagnols ont créé des comités partout en Espagne en juillet 36, mais la grande majorité des membres de ces comités étaient des sociaux-démocrates, des anarchistes et des membres du P.C., c’est-à-dire des membres d’organisations qui ne comprenaient pas la nature de dualité de pouvoir, pour ne pas dire de la nécessité de conquête de pouvoir par ces comités. Nous devons comprendre cette contradiction et nous ne pouvons pas la nier en paroles.

Nous ne pouvons pas dire :  » Aussi longtemps que les ouvriers n’auront pas rompu consciemment avec le réformisme, ils ne créeront jamais des soviets ». C’est démontré faux par l’histoire. Et nous pouvons encore moins dire : « Aussi longtemps que les ouvriers n’auront pas rompu avec le réformisme, ils ne devraient pas créer des soviets », ce qui est presque la théorie des maoïstes. Car c’est seulement en créant des soviets, en étant dans une situation révolutionnaire qu’ils finiront par rompre en majorité avec le réformisme. Là se trouve donc la véritable difficulté, la véritable contradiction qui trouve son expression la plus nette sur la question du pouvoir.

Car on ne pourra convaincre les travailleurs que ces organes doivent prendre tout le pouvoir, si on oppose ce pouvoir aux partis auxquels ils sont encore loyaux. Et on ne peut pas non plus avoir l’illusion que ces partis, sous la pression des travailleurs, finiront par prendre le pouvoir. On ne peut pas exclure à l’ avance cette éventualité marginale mais elle est extrêmement improbable, et pour l’Europe occidentale, elle est exclue.

Jusque maintenant, le mouvement révolutionnaire en général à avancé deux solutions pour sortir de cette contradiction. Ces solutions qui sont des propositions pour résoudre le problème, restent les seules valables.

1) Au niveau de la propagande, c’est la fameuse et classique tactique des bolcheviks de 1917 qui dit aux travailleurs : « Vous êtes organisés dans des conseils ouvriers, vous voulez qu’ils prennent le pouvoir. En même temps vous avez encore des illusions dans le parti social-démocrate. Réclamez de votre parti qu’il prenne tout le pouvoir dans le cadre des soviets ».

J’insiste sur le fait qu’une telle agitation a une dynamique totalement différente dans une situation révolutionnaire où déjà des organes de dualité de pouvoir existent d’une tactique appelant les ouvriers à voter pour des partis ouvriers, de la tactique de réclamer que le Parti travailliste arrive au pouvoir en Angleterre par voie des élections, ce qui est utile aussi à des fins de propagande mais qui est totalement différent dans sa dynamique. Je crois qu’à l’avenir, il ne nous sera pas épargné de passer par la même voie. La seule éventualité où on pourrait faire l’économie de cette étape intermédiaire, serait que les organisations révolutionnaires, dès le départ, seraient majoritaires dans la classe ouvrière, éventualité que nous excluons comme peu probable sinon impossible dans les années à venir.

Il faut cependant faire attention à la formulation précise de ce mot d’ordre gouvernemental transitoire, car il doit correspondre à la réalité de la loyauté de la classe ouvrière. Et celle-ci peut varier.Il y a une tendance aujourd’hui en Europe occidentale – que nous avons constatée en Belgique peut-être avant les camarades d’autres pays -, qui est un certain transfert de loyauté des vieux partis traditionnels de la classe ouvrière vers les syndicats. La forme réformiste traditionnelle classique dans un pays comme la Belgique, c’est beaucoup plus la FGTB que le PSB, en Italie beaucoup plus les syndicats que le PC, pour ne pas dire le parti social-démocrate.

Il faut donc tenir compte dans la formulation du mot d’ordre gouvernemental : il faut de toute manière y inclure les syndicats et dans certaines situations les organisations syndicales avant les organisations politiques traditionnelles. On se rappelle qu’en Belgique, pendant toute une période partant de la grève générale de 1960, nous avions comme mot d’ordre gouvernemental de transition « gouvernement ouvrier appuyé sur les syndicats ». Ce qui correspondait à une réalité de la classe ouvrière, du mouvement ouvrier en Belgique. Il ne faut pas préjuger de l’avenir, car cette question est très concrète et elle se modifie avec les réalités de la classe ouvrière et il faut que cela ne sorte pas d’un schéma ou d’un texte écrit il y a 40 ans mais colle à la réalité concrète de l’étape à laquelle on se trouve dans chaque pays.

2) L’autre aspect de la solution de cette contradiction, c’est l’aspect organisationnel. Lorsqu’il y a une crise révolutionnaire très aiguë, lorsqu’il y a une grève général qui paralyse vraiment tout le pays et crée des organes de dualité de pouvoir, un regroupement ultra-rapide, une recomposition ultra-rapide s’opère dans la classe ouvrière et le mouvement ouvrier. C’est le grand moment du centrisme dans l’histoire du mouvement ouvrier. Il y a des forces centristes qui surgissent de divers horizons, de divers point de départ et qui, en général, se retrouvent assez rapidement sur un dénominateur commun dans la lutte, qui est positif -je ne parle, pas ici du centrisme au sens négatif mais positif car il s’agit de forces qui vont du réformisme vers la révolution.

Alors, la tâche de créer une unité d’action autour de quelques questions clés pour la naissance du pouvoir ouvrier entre les révolutionnaires et les centristes est en général la tâche organisationnelle la plus importante. Dans la révolution espagnole, c’était la gauche anarchiste, la gauche socialistes, le POUM et les trotskystes. Dans la révolution allemande, c’ était la gauche du parti socialiste indépendant, le PC et certaines forces anarcho-syndicalistes. Dans la révolution russe c’était le parti bolchevik et la gauche du parti socialiste-révolutionnaire.

Évidemment, la situation idéale, c’est -à nouveau- la situation où le parti révolutionnaire a, dès le départ, l’hégémonie dans ce rassemblement, alors il n ’y a pas beaucoup de problèmes et c’est le déroulement russe qui peut s’imiter. Mais je me permets de faire un pronostic pessimiste. Je ne crois pas que cela va se répéter souvent en Europe occidentale. Je ne dis pas cela par pessimisme congénital, mais parce que cette situation exceptionnelle en Russie était le produit d’un passé qu’il faut expliquer : le parti bolchevik a pu conquérir l’hégémonie dans l’extrême-gauche russe parce qu’il avait déjà l’hégémonie dans toute la classe ouvrière dix ans auparavant.

A la veille de la première guerre mondiale, le parti bolchevik était absolument hégémonique dans le mouvement ouvrier russe, tant du point de vue électoral que du point de vue de la presse, syndical et du nombre de membre. Il y a une enquête célèbre d’Emile Vandervelde, pourtant ennemi farouche des bolcheviks, qui est arrivé en Russie, au nom du Bureau Socialiste International, au début de 1914 et qui reconnaît que les bolcheviks sont majoritaires à tous points de vue dans la classe ouvrière russe.

Ce qui s’est passé en Russie est quelque chose de totalement différent de ce qui existe actuellement en Europe occidentale. Le courant révolutionnaire qui a eu l’hégémonie au sein de la classe ouvrière russe quand celle-ci réellement peu active, a perdu temporairement l’hégémonie, lorsque le courant révolutionnaire s’est étendu au peuple entier, en février-mars 17 et l’ a reconquise assez rapidement six mois après. Et il pouvait le faire parce qu’il avait des cadres ouvriers dans chaque usine, et qu’il avait un acquis d’implantation dans la classe ouvrière.

Ce n’est absolument pas la situation de l’avant-garde révolutionnaire aujourd’hui dans aucun pays d’Europe occidentale. Et dans ces conditions, il est peu probable que même avec l’aide d’une montée révolutionnaire, et même en pensant que nous multiplierons nos forces par dix ou même par cinquante, ce qui est probable dans une telle montée, nous serons d’emblée plus forts que des courants centristes sortant des grands courants de masse, ce qui représente une force infiniment plus importante. Le P.C. allemand en 1919, 1920 jusqu’au congrès de Halle, représentait 15 à 25.000 membres, la gauche des socialistes indépendants représentait 300 à 500.000 personnes. Voilà le rapport de forces. En Espagne, le POUM -avec toutes les critiques qu’on peut lui faire -et les trotskystes représentaient de 4 à 6.000 personnes, et la gauche socialiste et anarchiste, c’était de 200 à 300.000 personnes. C’est le même rapport de forces.

Il est peu probable qu’ à l’ avenir on connaîtra des rapports de forces radicalement différents au début d’une montée révolutionnaire. Ce qui veut dire qu’éviter tout sectarisme à l’ égard de ces courants de gauche est une question vitale pour ne pas rater la victoire de la révolution et qu’il faut trouver les formes organisationnelles de création d’un front unique des révolutionnaires au sein du front unique des organisations ouvrières. Quand je dis F.U. des révolutionnaires, je veux dire front du parti révolutionnaires et des centristes, parce que, par définition, tous ceux qui ne sont pas dans le parti révolutionnaire sont des centristes. En France, cette chose s’est concrétisée pendant mai 68 : une genre de front des révolutionnaires a fonctionné. C’est lui qui a pris toutes les initiatives d’action. Des grandes manifestations, des meetings, etc. Nos camarades y ont joué un rôle exemplaire, sans sectarisme aucun. C’est d’ailleurs le début de leur percée dans l’extrême-gauche française comme une force politiquement hégémonique. Je crois que c’est une image à appliquer. En Italie, par exemple, cela ne s’est pas fait. Pendant la grande montée des grèves en 69 les différents groupes et groupuscules révolutionnaires n’ont jamais réussi à établir un minimum de front unique entre eux. Ils le réalisent maintenant dans une période de recul et sur une ligne droitière, mais c’est classique. Et cela a eu des conséquences désastreuses en Italie.

Je prends l’exemple le plus désastreux. Lorsque le premier conseil de délégués ouvriers a été créé à Fiat, la fin de 69 à l’initiative de groupes d’extrême-gauche, une conférence ouvrière nationale a rassemblé 3.000 ouvriers révolutionnaires ; nos camarades, qui étaient une toute petite minorité, se sont battus « à mort » pour une question : que tous les révolutionnaires prennent l’initiative d’imiter dans d’autres entreprises italiennes ce qui avait été fait à Fiat. Il y avait moyen de le faire car les forces présentes en étaient capables. Tous les groupes maoïstes et spontanéistes s’y sont opposés avec des arguments stupides et typiques de l’ultra-gauche : « nous sommes tous des délégués », « nous n’avons, pas besoin de délégués », « nous voulons émanciper la masse », etc.

Le résultat de cela : la bureaucratie syndicale a fini par étendre la constitution des comités à la place de l’avant-garde révolutionnaire et a pu reprendre ainsi le contrôle d’un mouvement qui aurait pu lui échapper totalement. Et la conclusion logique : les mêmes qui criaient en 69 « nous sommes tous des délégués » appuient aujourd’hui la bureaucratie syndicale dans sa manoeuvre d’intégration des conseils ouvriers dans l’appareil syndical.

Cet exemple montre aussi que la lutte pour le front unique d’extrême-gauche dans le cadre de la lutte pour le F.U.O. exige l’absence de sectarisme, mais aussi l’absence d’alignement mécanique et suiviste sur les positions ultra-gauches et opportunistes qui peuvent être défendus par les différentes variantes qu’ on trouve dans cette faune.

Quelle est la chance ainsi donnée aux révolutionnaires ? Je voudrais donner quelques exemples historiques. L’association de la gauche du Parti socialistes Indépendant et du P. C. en 1922 a permis de conquérir la majorité du syndicat des métallurgistes en Allemagne, y compris la majorité dans la direction (le plus grand syndicat allemand). Aux mois de septembre-octobre 36, le POUM, la gauche anarcho-syndicalistes et la gauche socialistes avaient une majorité incontestable au sein des comités de milice en Catalogne. Et quand nous critiquons le POUM ou la direction droitière du PC allemand de 22-23, ce n’est pas parce qu’ils sont passés par ces étapes absolument indispensables pour conquérir la majorité de la classe ouvrière mais parce qu’ils n’ont pas saisi ces chances pour poser et résoudre la question du pouvoir. Il n’y a pas d’autres moyens de résoudre cette question. On ne la résoudra pas avec une petite minorité contre la majorité de la classe ouvrière dans les pays impérialistes.

9. L’armement ouvrier et l’auto-défense.

Même quand l’extrême-gauche a déjà la majorité dans les conseils ouvriers, même quand la bourgeoisie est profondément démoralisée et désorganisée, même quand les classes moyennes passent de plus en plus du côté de la classe ouvrière parce qu’elles croient qu’elle va gagner -tout cela ce sont les caractéristiques d’une crise révolutionnaire qui mûrit -,la question de la conquête du pouvoir ne sera pas résolue si la question de l’armement n’est pas résolue. Et la question de l’ armement a deux aspects qu’ il faut lier pour les résoudre :

1) la question de l’ armement de la classe ouvrière.

2) la question de la désagrégation de l’armée bourgeoise.

L’un ne va pas sans l’autre. Sans un début d’armement de la classe ouvrière, la désagrégation de l’ armée bourgeoise ne dépassera pas un seuil minimum. Trotsky a dit à ce sujet tout ce qu’il fallait dire, tout ce qui est classique à dire sur la force de la discipline à l’ intérieur de l’ armée bourgeoise ; qui ne peut éclater totalement que lorsque le soldat individuel trouve une défense, y compris une défense armée ailleurs. D’autre part, l’ auto-défense ouvrière ne dépassera pas un certain seuil minimum assez primitif s’il n ’y a pas une décomposition sur grande échelle de l’ armée bourgeoise.

Il faut comprendre que cette question est essentiellement politique et non technique. Tous ceux qui essayent de poser cette question comme étant technique finissent tôt ou tard par dire que la révolution est impossible. C’est la position de Régis Debray tirant les leçons de la révolution chilienne : « Nous n’avons pas assez de pilotes d’avions (qui aurait pu former des pilotes d’avions ? -E.M).Il n’y en avait pas assez en 73, pas assez en 72, pas assez en 71. Et si on avait commencé à armer les ouvriers plus tôt, les pilotes auraient frappé avant ». En dernière analyse, c’est l’explication des staliniens dans les débats que nous avons eus avec les dirigeants du P.C. belge, c’est-à-dire « le résultat qui est arrivé était inévitable ». Je ne veux pas entrer dans la question du Chili, ce n’est pas le sujet.

On a eu un débat similaire, évidemment académique, sur ce qui serait arrivé en mai 1968 si les travailleurs avaient commencé à poser la question du pouvoir. Le problème essentiel est un problème politique et non technique. Et c’est un problème très difficile dont il faut comprendre la difficulté et dont il faut comprendre que la plupart de ceux qui mettent en avant les solutions techniques le font en réalité parce qu’ ils essaient de fuir la difficulté par une fuite en avant.

Quelle est la difficulté ? C’est la même que celle que j’ai signalée auparavant à l’égard du parlement. Par toute la tradition du mouvement ouvrier en Europe occidentale -à l’ exception possible de l’Espagne -, les travailleurs ne sont pas préparés à prendre les armes. Cela leur paraît une préoccupation totalement coupée de leur expérience réelle. Et elle est coupée, il n’y a pas l’ ombre d’un doute ! Il faut donc trouver les médiations nécessaires pour les faire entrer dans l’expérience et la compréhension. Voilà l’importance du problème auto-défense, de la question de la lutte anti-fasciste, des expériences précises de piquets de grève et de l’extension de ceux-ci.

Car c’est seulement à travers ces expériences que cela devient plus concret pour une masse plus large. Je laisse de côté le problème de la préparation des cadres et du rôle de l’organisation révolutionnaire à ce sujet sur lequel suffisamment de choses ont été écrites. Encore une fois la difficulté, qui est très grande, est en partie réduite par l’adversaire lui-même.

Si la bourgeoisie et l’État se comportent de manière totalement passive à l’égard d’une grève générale avec occupation d’usines, avec conseils ouvriers et début d’organisation de la production par des ouvriers eux-mêmes, avec occupation des télécommunications, dans ce cas là, la conscience ne progressera pas beaucoup sur la voie de l’armement. Mais on comprendra qu’en résumant toutes ces conditions, cela est peu probable : une riposte assez rapide de la bourgeoisie est absolument inévitable. Elle prend la forme d’une provocation armée, d’abord petite puis de plus en plus grande. La question du rôle de l’avant-garde révolutionnaire pour saisir chacune de ces expériences pour faire faire des bonds et dans la conscience et dans l’organisation pratique des travailleurs sur le plan de l’auto-défense armée.

C’est ainsi que la grève générale avec occupation d’usines et naissance d’organes de dualité de pouvoir approche la situation où l’insurrection armée et la conquête du pouvoir commence à être posée à l’ordre du jour. Et la préparation des révolutionnaires à ce sujet est une préparation avant tout politique, dont l’aspect technique n’est pas à négliger mais est secondaire.

Tous les échecs des révolutions en Europe occidentale au cours des 50 dernières années n’ont pas eu lieu parce qu’il y a eu trop peu de préparations techniques mais parce qu’il y a eu des failles sur le plan politique. Si la classe ouvrière espagnole a réussi à désarmer pratiquement toutes les casernes dans les grandes villes, ce n’est pas parce qu’elle avait tant de richesses techniques, elle a réussi à le faire par un assaut colossal. S’ils ont raté la conquête du pouvoir, ce n’est pas parce que les moyens techniques qu’ils avaient en juillet leur faisaient défaut en septembre, mais parce que manifestement ils ont manqué de compréhension politique, d’avant-garde et de direction politique sur ce sujet.

Et je voudrais terminer par deux exemples de la révolution allemande qui sont les deux moments où la conquête du pouvoir a été posée concrètement. D’abord la grève général contre le putsch du général Kapp en 1920. L’émotion provoquée par le putsch et l’énorme confiance en elle-même née par le fait que ce putsch s’est effondré après trois jours de grèves générales aboutissent à ce que même le parti social-démocrate et surtout le syndicat, pour la première et unique fois en Allemagne, a posé la question d’un gouvernement ouvrier.

Legin, secrétaire général du syndicat allemand posait la question de la constitution d’un gouvernement composé des syndicats, du parti social-démocrate, du parti socialistes indépendant et du parti communiste. Le P. C. a commis l’erreur énorme de ne pas sauter sur l’occasion et de ne pas lancer une campagne d’agitation pour l’application immédiate de cette demande. Surtout, qu’en une partie de l’Allemagne (Ruhr et Saxe), les ouvriers étaient à nouveau armés pour s’opposer au Putsch. A ce moment déterminé, une percée était possible. Ce n’était donc pas un manque d’armes et de forces techniques mais un manque de sagesse politique qui a déterminé que ce tournant n’a pas été saisi.

Le deuxième exemple c’est celui de septembre-octobre 1923. J’ai déjà beaucoup parlé et je ne peux pas faire la description de 1923 qui est l’année du tournant de l’histoire européenne. En été 1923, la classe ouvrière allemande, par une grève générale, renverse le gouvernement conservateur du chancelier Kuno. A ce moment là, le P.C. est occupé à conquérir la majorité dans les grands syndicats et dans de très nombreux conseils d’entreprise. Le dirigeant du P.C., Brandler, a un projet de conquête du pouvoir. C’est un projet hasardeux mais pas idiot. C’est un projet en trois temps. D’abord le P.C. constitue un gouvernement de coalition dans deux provinces, Saxe et Thuringe, avec la gauche socialiste. Deuxièmement, il utilise les positions à l’intérieur de ces gouvernements pour constituer des milices ouvrières armées et troisièmement il s’appuie sur ces « gardes rouges » pour préparer l’insurrection dans toute l’ Allemagne.

Évidemment ce n’est pas un projet secret ; tout le monde, même la bourgeoisie, a su cela : c’était discuté au grand jour dans la presse du P.C.. Ce qui rendait le deuxième point vulnérable, c’était évidemment que la bourgeoisie allait réagir dès que les ministres communistes allaient faire mettre en application l’ armement des ouvriers. C’est ce qui est arrivé ! Dès que la première mesure de constitution de la « garde rouge » a été appliquée, la Reichwehr est entrée en Saxe et en Thuringe et a dissous ces deux gouvernements. C’est un aspect technique de la question ; on peut en discuter.

Quel est maintenant l’aspect politique, qui est de loin décisif ? Saxe et Thuringe étaient deux Länder gouvernés par des premiers ministres sociaux-démocrates de gauche. Les deux gouvernements avaient l’appui total des syndicats. L’offensive militaire de l’armée contre ces deux gouvernements était un affront, une véritable attaque lancée contre le mouvement ouvrier organisé en Allemagne.Il était possible de tourner ce petit succès tactique, secondaire d’ailleurs, dans les deux Länder, à condition d’avoir, d’une marnère systématique, préparé le P.C. et l’avant-garde ouvrière à une épreuve de force au niveau national, y compris sur le plan de l’armement.

Cela le camarade Brandler ne l’avait pas fait.Il était hésitant sur cette question et surtout sur la question de savoir si la situation était mûre pour une épreuve de force. Il a tourné la difficulté d’une manière classiquement centriste : il a convoqué un congrès des conseils ouvriers, des comités d’usines et il leur a posé la question : « Êtes-vous prêts à résister par les armes à la Reichwehr ? » La réponse était courue d’avance. Je dois dire, parce que c’est une preuve de la maturité extraordinaire de la situation, qu’il y avait environ 40% pour la résistance armée dans un congrès de ce genre.

Mais comme Trotsky a résumé la situation : « Si une masse de militants ouvriers hésitants se trouvent devant un dirigeant hésitant qui leur dit : « Je suis prêt à vous suivre ; quelle initiative prenez-vous ? » il ne faut évidemment pas espérer qu’ils vont courir à la conquête du pouvoir ».C’est évidemment la relation inverse qu’il aurait fallu : une direction très résolue qui devait convaincre une masse encore hésitante qu’il n ’y avait qu’une issue et indiquer cette issue d’une manière très claire en prenant des initiatives nécessaires dans ce sens. C’est ce que les bolcheviks avaient fait en 1917.

Ce qui est absolument décisif c’est la préparation des conditions subjectives nécessaires pour faire adopter par la classe ouvrière dans sa majorité la nécessité d’une épreuve de force décisive avec la bourgeoisie.

Toute la logique de cet exposé, c’est qu’une grève générale, une grève générale active, une grève générale qui donne lieu à l’élection de conseils ouvriers, prépare une telle épreuve de force, qu’il y a énormément d’atouts du côté ouvrier. Plus un pays est industrialisé, plus la technicité des processus sociaux est avancée, plus d’atouts se trouvent dans le camp ouvrier.

Mais le facteur en dernière analyse décisif reste le camp qui prend l’initiative dans l’action. Prendre l’initiative dans l’action, même d’un jour, battre l’adversaire dans un moment décisif, cela change totalement les rapports de force. C’est là qu’on voit toute l’importance du parti révolutionnaire et du facteur subjectif pour changer le cours de l’histoire !

Ernest MANDEL