Ernest MANDEL – Pourquoi sommes-nous révolutionnaires ?

Pourquoi sommes nous révolutionnaires ?

Qu’est-ce qu’une révolution ?

Une révolution, c’est le renversement radical, en peu de temps, des structures économiques et (ou) politiques de pouvoir, par l’action tumultueuse de larges masses. C’est aussi la transformation brusque de la masse du peuple d’objet plus ou moins passif en acteur décisif de la vie politique.

Une révolution éclate lorsque ces masses décident d’en finir avec des conditions d’existence qui leur semblent insupportables. Elle exprime donc toujours une grave crise d’une société donnée. Cette crise plonge ses racines dans une crise des structures de domination. Mais elle traduit aussi une perte de légitimité des gouvernants, une perte de patience, de la part de larges secteurs populaires.

Les révolutions sont, à la longue, inévitables – les véritables locomotives du progrès historique – parce qu’une domination de classe ne peut justement pas être éliminée par voie de réformes. Celles-ci peuvent tout au plus l’adoucir, pas la supprimer. L’esclavage n’a pas été aboli par des réformes. La monarchie absolutiste de l’Ancien Régime n’a pas été abolie par des réformes. Il fallait des révolutions pour les éliminer. De même le régime capitaliste – la dépendance salariale de l’immense majorité de nos concitoyens – ne pourra être aboli petit à petit. La masse des salarié(e)s appointé(e)s ne peut pas gagner petit à petit un accès libre aux moyens de production et de survie. A cette fin, il faut supprimer la propriété privée des usines et des banques. Il faut permettre aux travailleurs librement associés de planifier l’économie pour garantir le plein emploi et une consommation décente pour tous et pour toutes, protégés contre tout effet de la concurrence ou de fluctuation de la conjoncture, ainsi qu’une réduction radicale de la semaine de travail, afin de permettre à tous et toutes de gérer leurs propres affaires, dans l’économie, dans l’État et dans la société. Si l’on croit que le capitalisme est une nuisance qui, malgré ses performances incontestables, déclenche périodiquement des catastrophes de plus en plus graves -guerres, crises économiques, fascisme, catastrophes écologiques – si l’on croit que cette nuisance doit être éliminée pour assurer le bien-être permanent de tous et de toutes pour éviter une rechute de l’humanité dans la barbarie, voire une disparition physique du genre humain, alors il faut souhaiter la révolution et oeuvrer patiemment à la rendre victorieuse. Il n’y a pas d’autre moyen d’en finir avec le régime capitaliste.

Mais ce n’est pas seulement, et même pas en premier lieu, une question de désir ou de choix. Les révolutionnaires ne sont ni des romantiques, ni des dogmatiques qui ont vendu leur âme à un projet politique préconçu. Une étude attentive de l’histoire démontre que les révolutions sont des faits incontestables, quelles se produisent périodiquement, indépendamment du désir des révolutionnaires ou de l’hostilité des anti-révolutionnaires. De nombreuses révolutions se sont produites depuis le début de l’ère moderne, au 16è siècle. La première a d’ailleurs éclaté dans nos régions. A une seule exception près (le Japon), tous les États importants qui existent aujourd’hui sont le produit d’une ou même de plusieurs révolutions.

Au 2Oè siècle, il y a eu au moins une trentaine de révolutions, pas toutes victorieuses il est vrai. A présent, des révolutions se déroulent dans deux pays d’Amérique centrale, le Nicaragua et le Salvador. Plusieurs autres pays sont au bord d’une révolution (ce que les marxistes appellent une situation prérévolutionnaire).

Il n’est pas vrai que les révolutions sont au fond inutiles, et que l’histoire est dominée par la règle : « Plus ça change, plus ça reste la même chose ». Les révolutions des deux siècles passés ont modifié fondamentalement la situation sociale et politique de chaque pays où elles ont triomphé. Elles ont permis un colossal progrès. Nier ce progrès, c’est nier l’évidence. On peut le mesurer en termes simples et clairs : accroissement de la production matérielle : élévation du niveau de vie ; accroissement de la culture ; accroissement des libertés politiques et des droits de l’homme.

Il est vrai que cet acquis est généralement inférieur aux espoirs des participants aux révolutions, et aux promesses de leurs dirigeants. Mais il est fort réel si on compare la situation qui existe lorsque les conquêtes révolutionnaires ont été consolidées avec la situation sous l’Ancien Régime.

Pourquoi éclatent des révolutions ?

Les adversaires de la révolution affirment qu’elle coûterait trop cher, que son prix en vies, souffrances humaines serait trop élevé. Pour pouvoir argumenter dans ce sens, il faut être aveugle de l’oeil droit, c’est-à-dire oublier (ou faire semblant d’oublier) les pertes en vies et en souffrances humaines causées par le régime qui existe avant la révolution.

Prenons un exemple au 2Oè siècle. Beaucoup d’idéologues hostiles à la révolution, y compris au sein de la social-démocratie, incriminent les pertes que les révolutions russe et chinoise ont entraînées, sans même distinguer les pertes causées par ces révolutions en elles-mêmes, et les pertes causées par la contre-révolution. Mais il ne « comptabilisent » pas les pertes qu’ont entraînés les guerres impérialistes et les guerres coloniales causées par le régime capitaliste, qui, comme le disait Jaurès, porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. Ces millions de morts sont considérés comme le produit de la fatalité, voire comme « naturels ». Seule la révolution est considérée comme « inhumaine ». Ensuite, argumentent les adversaires des révolutions, on aurait pu réaliser le même progrès que la révolution a finalement apporté, en y allant plus doucement, par voie des réformes successives, en prenant son temps. Comme le dit le nouvel hymne de la social-démocratie allemande qui a remplacé « L’Internationale » et chante maintenant : goutte par goutte nous creuserons la pierre (peut-être en l’an 3.000) ? Seulement voilà : les révolutions ne sont pas artificiellement déclenchées par de méchants révolutionnaires. Elles éclatent, comme de véritables forces de la nature, lorsque les contradictions économiques, sociales et (ou) politiques sont devenues incompressibles et incontrôlables par les tenants du pouvoir. Pour cette même raison, révolution et contre-révolution se trouvent la plupart des fois face à face, du fait de ces contradictions. Ceux qui refusent d’appuyer et de mener à bien la révolution, favorisent objectivement, ou renforcent sciemment, la contre-révolution.

De nouveau, il y a un exemple particulièrement navrant dans l’histoire du 2Oè siècle. En novembre 1918, une puissante révolution éclata en Allemagne. Pratiquement dans toutes les villes, les ouvriers s’emparèrent du pouvoir, ren- versant les vieilles structures de l’Empire de Guillaume II. Sous prétexte de « rétablir l’ordre » et de « marcher légalement vers la socialisation » à travers des élections parlementaires, la droite social-démocrate maintint en place les restes de l’armée impériale. Elle s’appuya sur celle-ci pour désarmer les ouvriers et supprimer les pouvoirs des conseils ouvriers -au prix de plusieurs dizaines de milliers de morts, soit dit en passant. Elle permit la constitution de corps francs préfascistes, qui furent les noyaux des futurs SA et SS. Elle prépara ainsi le terrain pour le triomphe final de la contre-révolution sanglante : la prise du pouvoir par Hitler en 1933. Une révolution socialiste victorieuse, en 1918, aurait épargné à l’Allemagne et à l’Europe les dizaines de millions de morts causées par les nazis et par la Deuxième guerre mondiale, à un prix infiniment plus réduit en vies humaines. Si nous sommes révolutionnaires, c’est avant tout parce que nous comprenons ce choix historique.

Nous sommes profondément convaincus que le régime capitaliste est entré en déclin, que les nouvelles avancées de bien-être matériel qu’il réalise encore de temps en temps sont contrebalancées par un coût destructeur de plus en plus élevé. Nous sommes convaincus que ce régime est déchiré par des contradictions de plus en plus multiples et incontrôlables, que périodiquement les larges masses se rebellent contre ce régime dans des mouvements puissants qui pourraient ouvrir la voie du progrès s’ils aboutissent à la victoire, et que le devoir des socialistes est d’assurer cette victoire par une ligne politique adéquate. Si l’occasion est ratée, alors le risque que le régime capitaliste sombre dans des catastrophes plus graves encore que celles que nous avons déjà connues dans le passé s’accroît de plus en plus.

Répétons-le : les révolutions ne sont pas « provoquées » ou « déclenchées » artificiellement par des « conspirateurs », ou des « groupes subversifs », voire des « chefs d’orchestre occultes ». Elles sont déclenchées par de larges masses, dans des situations de « crise de régime ». Rappelons la formule de Lénine, dont la vérité est patente à la lumière de l’étude : il y a situation révolutionnaire lorsque ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner normalement, et lorsque ceux d’en bas ne se laissent plus gouverner comme avant.

Révolutions sociales et révolutions politiques

Ces remarques générales s’appliquent à toutes les révolutions des deux derniers siècles. Mais une première distinction s’impose. Les structures vermoulues que les révolutions balayent peuvent être de nature essentiellement économiques et politiques à la fois ; elles peuvent être de nature seulement politiques. Dans le premier cas, il s’agit de révolutions sociales. Dans le second cas, il s’agit de révolutions politiques.

Les révolutions sociales renversent le pouvoir d’une classe sociale et y substituent celui d’une autre classe. Elles changent le régime économique. Elle substituent à un mode de production qui freine de plus en plus l’essor des forces productives un mode de production supérieur (ou du moins les prémisses indispensables pour l’avènement de ce mode de production supérieur).

Les révolutions politiques maintiennent le régime économique, le mode de production existant. Elles le consolident même (du moins la plupart des fois). Elles substituent donc au pouvoir d’une fraction majeure de classe, devenu un frein au progrès historique, celui d’une autre fraction de la même classe.

Ainsi la Révolution française de 1789 fut une révolution sociale substituant au pouvoir de la monarchie absolue, de la noblesse et de son allié le haut clergé, le pouvoir de la bourgeoisie, qui permit l’essor du capitalisme industriel. Par contre, les révolutions, françaises de 1830 et de 1848 ne furent pas des révolutions sociales mais bien des révolutions politiques. Aucune nouvelle classe ne se substitua à la bourgeoisie suite à leur victoire. Aucun autre régime économique ne remplaça le régime capitaliste. Mais au sein de la bourgeoisie, le pouvoir passa successivement de la bourgeoisie terrienne à la bourgeoisie bancaire, puis de la bourgeoisie bancaire à la bourgeoisie industrielle. Parallèlement, des contre-révolutions sociales font rétrograder une société d’un régime économique établi grâce à la révolution au régime économique antérieur. Il y en a eu peu ou prou au cours des 200 dernières années. La restauration du capitalisme en URSS ou en Chine serait une telle contre-révolution sociale. Elle ne s’est pas produite (nous ne disons pas qu’elle ne pourrait jamais se produire. Les Nazis ont essayé de la réaliser dans les territoires qu’ils occupèrent en 1941-1943)

Des contre-révolutions politiques font perdre le pouvoir aux fractions les plus radicales, les plus progressistes, de la classe dominante et de ses alliés, au profit de fractions plus conservatrices. Elles peuvent amener beaucoup de régressions, non seulement dans le domaine politique mais encore sur le plan économique et social. Mais elles ne renversent pas le régime économique fondamental. Ainsi, le 9 Thermidor – lorsque le règne des Jacobins fut renversé en France – ouvrit une série successive de contre-révolutions politiques qui domina la scène politique pendant 35 ans. On connut successivement le règne des Thermidoriens (le Directoire), celui de Napoléon Bonaparte (le Consulat, puis l’Empire), la restauration de la monarchie des Bourbons. Mais il n’y eut point de retour à l’Ancien Régime semi féodal. Le capitalisme continua à se développer. Cela provoqua d’ailleurs à la longue de nouvelles révolutions politiques.

La révolution belge de 1830 fut également une révolution politique et non sociale. Le capitalisme était déjà établi dans notre pays avant septembre 1830. C’est le pouvoir politique qui passa d’une fraction de la classe dominante (orangiste hollandaise) à une autre fraction. De même, après la victoire de la révolution d’octobre en Russie, s’est produite une contre-révolution politique, un Thermidor qui, lors de la dictature stalinienne sanglante, a impliqué le triomphe de la réaction, de la régression, dans la plupart des domaines de la vie sociale. Le pouvoir politique de la classe ouvrière et d’un parti authentiquement ouvrier est passé dans les mains d’une bureaucratie privilégiée, usurpatrice et parasitaire. Il faudra une nouvelle révolution politique pour rétablir un authentique pouvoir des soviets, une authentique gestion de l’économie par les travailleurs, une authentique démocratie socialiste.

Révolutions bourgeoises et révolutions prolétariennes

Une autre distinction s’impose à côté de celle entre révolutions sociales et révolutions politiques : la distinction entre révolution bourgeoise et révolution prolétarienne (socialiste). Une révolution bourgeoise substitue le pouvoir du Capital à celui de la noblesse foncière et de la Cour. Elle permet l’essor de l’industrie capitaliste. Elle représente un progrès incontestable par rapport à la féodalité, mais un progrès que les salarié(e)s ont payé et payent encore d’une exploitation et d’une insécurité d’existence impitoyables.

Une révolution prolétarienne (socialiste) signifie l’abolition du pouvoir du Capital, d’abord au niveau de l’État (et notamment l’élimination de son appareil de répression), ensuite très rapidement dans les pays industrialisés, au niveau de l’économie. Ainsi commence l’effort pour construire une société nouvelle, la société socialiste sans classes, dans laquelle les producteurs et les citoyens décident librement de leur sort en gérant eux-mêmes (elles-mêmes) l’économie et l’État.

La bourgeoisie a joué un rôle révolutionnaire aux 16è, 17è et 18è siècles. Elle a elle-même déclenché de puissantes révolutions, s’appuyant sur les masses populaires. La révolution française de 1789 a vu à la fois l’apogée de ce rôle révolutionnaire de la bourgeoisie et le début de son retournement. En effet, au fur et à mesure que se développe le capitalisme, et surtout après la révolution industrielle de la fin du 18è siècle, une nouvelle classe sociale apparaît sur la scène historique : d’abord le « quatrième État » ou pré-prolétariat puis, la classe ouvrière industrielle, puis la classe des salarié(e)s au sens le plus large du terme.

Plus les révolutions bourgeoises tardent à se produire, plus forte est cette classe ouvrière lorsqu’elles éclatent finalement, et plus la bourgeoisie doit littéralement se battre sur deux fronts : contre les forces de l’Ancien régime d’une part ; contre le prolétariat montant d’autre part.

Déjà au cours de la révolution française de 1789, ce fut davantage le cas qu’au cours de la révolution anglaise du 17è siècle. En 1848, en Allemagne, en Italie et surtout en France, ce fut davantage le cas qu’en 1789. En Russie en 1905 et en 1917, en Chine en 1925-27, et à partir de 1937-1946, ce fut encore plus vrai qu’en 1848. Plus le prolétariat est développé, plus la bourgeoisie commence à craindre la révolution, même lorsqu’elle n’est pas encore au pouvoir. Elle craint de plus en plus -à juste titre d’ailleurs -que les classes dites populaires combinent la lutte pour la conquête des libertés démocratiques -pour la con- quête de la terre par les paysans, pour leurs droits nationaux- pour une solution anticapitaliste.

Dans ces conditions, la bourgeoisie n’est plus capable de mener la révolution jusqu’à la victoire. Elle finit par passer dans le camp de la contre-révolution. Seule une direction non bourgeoise de la révolution (jacobine petite-bourgeoise en 1789-1793 ; prolétarienne à partir de 1848) peut permettre une victoire de la révolution. Celle-ci devient dès lors une « révolution permanente ». Elle passe, sans interruption ni étape intermédiaire, de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, qui réalise des tâches nationales démocratiques, au début de réalisation de tâches anticapitalistes, socialistes.

Les révolutions qui se sont déroulées depuis la 2è guerre mondiale n’ont pu vaincre sans cette conquête du pouvoir par la classe ouvrière, alliée aux autres classes populaires. Mais elles sont marquées par des situations spécifiques dans différente, parties du monde, définies notamment par des lâches stratégiques différentes à résoudre. Celles-ci correspondent aux problèmes passablement différents auxquels sont confrontées les masses laborieuses dans les pays dits du tiers-monde, dans les pays dits « socialistes », et dans les métropoles industrialisées capitalistes (pays impérialistes). C’est pourquoi la IVè Internationale utilise à ce propos la formule des « trois secteurs de la révolution mondiale).

Mais ce qui fait l’unité entre ces trois secteurs, c’est le fait que, dans chacun d’eux, le prolétariat, la classe des salarié(e)s appointé(e)s, est le seul sujet révolutionnaire efficace, le seul qui dispose, du moins potentiellement de la force de paralyser le pouvoir économique et politique du Capital, de substituer un ordre égalitaire et libre au désordre fondé sur l’oppression et l’exploitation.

Certes, cette classe n’est pas en permanence mobilisée, ni surtout toujours mobilisée de manière révolutionnaire. C’est pourquoi d’ailleurs les explosions révolutionnaires n’éclatent qu’à intervalles espacés. Mais c’est seulement lorsque ces explosions d’activité de masses rebelles se produisent que les écuries d’Augias du vieux monde, remplies non seulement d’ordures mais de dynamite risquant de faire voler en l’air notre planète, pourront être radicalement nettoyées. Qu’elles le soient effectivement, cela dépend d’une conscience et d’une direction révolutionnaire adéquates du prolétariat.

C’est parce que nous croyons qu’à la longue ces explosions révolutionnaires se produiront de toute façon que nous devons préparer dés aujourd’hui leur victoire -qui n’est guère facile en construisant dès aujourd’hui un Parti et une Internationale révolutionnaires.

En fin de compte, la révolution socialiste réalisée par la mobilisation, l’activité et l’auto organisation généralisées des masses laborieuses, confirmera la vieille devise que Marx donna au mouvement ouvrier dès la Première Internationale : « L’émancipation des travailleur sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. »