François VERCAMMEN – Lénine et la question du parti – Remarques autour de » Que faire ? «
Les » principes léninistes » d’organisation, voire la » théorie léniniste » du Parti… Autant de références clés d’un » modèle léniniste « , sinon sacralisé, du moins considéré comme décisif dans le domaine de l’organisation révolutionnaire. Emblématique en ce domaine, le Que faire ? de Lénine. François Vercammen nous invite à une relecture de ce texte qui oblige à un nouvel examen de la trajectoire et de l’apport de Lénine… Et à bien des remises en question.
La révolution russe est un événement majeur de ce siècle. Elle a montré la capacité de la classe ouvrière de conquérir le pouvoir politique, de bouleverser les structures sociales capitalistes et de diriger la société nouvelle. Dans ce bouleversement historique, le rôle du Parti bolchevique a été déterminant.
LÉNINE ET LA THÉORIE DU PARTI.
Difficulté de départ : Lénine n’a jamais formulé une théorie du Parti. C’est par étapes qu’apparaîtront des lignes de force. Ce, pour une double raison. La première est que, sur ce point, peut-être plus que sur d’autres, Lénine s’est gardé de toute construction intellectuelle achevée. Les énoncés théoriques portant sur le Parti sont disséminés dans son œuvre, on les trouve dans les écrits occasionnels, souvent dans un faisceau d’arguments de toutes sortes (empiriques, polémiques, historiques, pratiques…), venant appuyer une thèse ou une proposition.
Dès lors, partir d’un noyau » théorique » originel (traditionnellement, la brochure Que faire ?) pour expliquer tout son parcours ultérieur (moyennant quelques adaptations), ou pour construire une cohérence théorique à partir d’une sélection d’éléments jugés » essentiels « , est une démarche qui me semble conduire à une impasse.
La deuxième est que, chez Lénine, le sens profond du parti, sa véritable substance, c’est son rapport à la société et, plus particulièrement, son activité en vue de la révolution. La réflexion (politique, analytique, théorique) sur le Parti gravite autour de cette activité. La » conception » du Parti est de ce fait totalement intégrée et subordonnée à sa méthode marxiste et à sa perspective révolutionnaire.
Percer le » secret » du Parti chez Lénine – les conditions de la victoire en 1917 et son lien éventuel avec la dégénérescence ultérieure de la révolution – ne peut se faire qu’en procédant à une lecture serrée de ses textes, en liaison avec les problèmes d’orientation politique qu’il voulait résoudre, problèmes qui à leur tour se trouvent étroitement insérés dans un contexte social, politique et événementiel. Quelques anecdotes témoignent de ce refus d’une construction intellectuelle achevée. La brochure Que faire ?, écrite dans la période 1901-1902, a joué un rôle très important dans les débuts mouvementés du Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR). Toute tentative de la part de ses contemporains (camarades ou adversaires) d’attribuer à Que Faire ? une portée générale (donc, théorique) a rencontré une ferme opposition de la part de Lénine.
Au troisième congrès (1905), il a polémiqué violemment contre ceux qui, au nom de ce même texte, s’opposaient au recrutement massif des ouvriers et au processus électif des instances. En 1907, il a accepté la réédition de la brochure dans un recueil d’articles, En douze ans, mais en y ajoutant une préface qui la renvoie totalement dans le passé’. Toute tentative ultérieure de la rééditer à des fins d’éducation politique sera rejetée par lui. Ainsi, en 1920, lorsque dans les cercles dirigeants de l’Internationale on la (re)propose pour éduquer les » jeunes » partis communistes, il préfère, en pleine guerre civile, rédiger une autre brochure : La Maladie infantile du communisme – le gauchisme (printemps 1920), plus circonstacielle et incluant quelques synthèses mûries depuis vingt ans.
En 1921, au troisième congrès de l’Internationale Communiste (IC), le communiste allemand Kœnen, avec l’accord de Lénine, fait adopter une résolution sur » la structure, les méthodes et l’action des partis communistes », Lénine l’(auto-)critiquera sans appel l’année suivante2.
On connaît le désastre que Zinoviev, grand concepteur du » léninisme •• post-léninien, provoquera en imposant le » modèle bolchevik » aux sections de l’IC en 1926 lors de la célèbre 2e Conférence d’organisation de l’IC.
LÉNINE, POPULISTE-RÉVOLUTIONNAIRE ?
La période qui va grosso modo de 1890 (année durant laquelle Lénine, qui est né en 1870, commence à militer) à 1900 (Le Développement du capitalisme en Russie, 1898, et début de rédaction de Que Faire ?, 1901) constitue un véritable point aveugle dans les biographies intellectuelles. A tort, car c’est une importante période d’apprentissage. Il assimile et écarte le populisme-révolutionnaire, adhère au marxisme kautsko-plekhanovien de la IIe Internationale, et commence à rompre avec celui-ci sous l’impact des débats stratégiques qui accompagnent la première vague de luttes ouvrières à la fin des années 1890. C’est alors qu’il conquiert son autonomie de pensée et qu’un projet marxiste-révolutionnaire original prend corps.
D’innombrables analystes (de gauche et de droite) ont tiré, la plupart d’une manière superficielle et mal intentionnée, une ligne de continuité entre le « léninisme » et le populisme révolutionnaire3, pour aboutir à la conclusion : léninisme = substitutisme.
Pour démontrer cette thèse, ils s’appuient sur Que Faire ?, plus particulièrement sur deux types de citations : celles qui concernent l’introduction de l’extérieur de la conscience de classe socialiste, d’une part, et, d’autre part, les méthodes d’organisation du Parti.
Je considère, pour ma part, qu’il s’agit d’une extrapolation abusive. La tentative de Lénine de réfléchir aux conditions russes de la future révolution et de la construction du Parti ne pouvait que le rapprocher de certains aspects du populisme. Il s’agit d’une véritable tradition révolutionnaire vernaculaire4 : le long cycle du populisme révolutionnaire (1848-1883) a profondément marqué la société russe et particulièrement son intelligentsia. Il constituait l’arrière-fond » absent-présent » de bien des réflexions et débats – l’attente d’une révolution, dont les conditions sont à réunir ; l’engagement militant, en absence d’un mouvement ouvrier vraiment constitué…-, d’où, en effet, ce volontarisme politique d’intellectuels qui s’organisent et agissent pour combler ce double hiatus. Situation qui hantait l’imaginaire des générations militantes successives, pour l’exalter ou le diaboliser.
Mais, en se ralliant à Plekhanov, Lénine rompt (lors de son entrée en politique en 1891) avec le populisme, dont il rejette précisément la stratégie substitutiste. Parce que celle-ci a échoué totalement et cruellement (1881-1883), et parce que le marxisme présente une issue » objective » ainsi qu’un exemple : la voie « occidentale » ( » allemande « ). Déjà serait en cours la formation, retardée, mais désormais accélérée, de la classe ouvrière industrielle. Il existerait donc bientôt une puissante force sociale, un sujet de l’histoire et de la révolution.
Sa rupture avec le populisme (avant 1895) mène Lénine au marxisme de la Deuxième Internationale, y compris en ce qui concerne la conception du Parti. Ainsi, certaines idées, souvent attribuées à Lénine, sont des emprunts directs à Kautsky et au modèle pratique du Parti socialiste allemand (SPD) : le Parti qui représente les intérêts historiques de la classe ouvrière, le Parti qui en tant que forme supérieure du mouvement ouvrier est en droit de se subordonner les autres organisations (syndi- cats, mutuelles, coopératives…), le Parti qui, grâce à ses intellectuels, est porteur de la conscience socialiste et apporte celle-ci à la classe ouvrière…
Bref, le Parti social-démocrate ne se substitue pas à la classe, il est ou tend à être la classe5. Ces idées, qui dominent le marxisme russe de Plehkanov, constituent dans un premier temps la trame de la pensée de Lénine sur le sujet.
AU-DELÀ DU POPULISME ET DU MARXISME KAUTSKO-PLEKHANOVIEN
Trois facteurs vont battre en brèche cette vision optimiste, propagandiste et gradualiste ; un changement majeur dans la tactique de construction du Parti (introduit par Martov en 1894-1895) ; les grèves spectaculaires du prolétariat industriel (1895-1896) et leurs suites décevantes ; le dialogue avec Axelrod (à propos des grands problèmes de la stratégie révolutionnaire en Russie).
En 1894, Martov rentre de son exil dans la zone d’établissement juif, armé d’un manifeste, » Sur l’agitation « , qu’il a écrit avec Kremer, le principal dirigeant du Bund (le Parti ouvrier juif), condensant l’expérience impressionnante du prolétariat juif6.
Cete introduction provoque une crise existentielle dans le mouvement ou vrier russe, basé sur des cercles d’éducation et de propagande. Ce changement n’est pas une simple question technique » d’intervention » et il va bien au-delà de la formule lapidaire de Plekhanov, » la propagande c’est beaucoup d’idées pour peu de gens, l’agitation peu d’idées pour beaucoup de gens « . Elle touche à la nature même de l’organisation ouvrière à construire : sa tâche spécifique de popularisation des revendications immédiates économiques, sociales, mais aussi politiques, pour pousser à l’action ; son rôle dans les luttes, dépassant la division du travail parti-syndicat ; son lien direct aux masses ; son mode de fonctionnement interne tourné vers les ouvriers » agitateurs » et » organisateurs » de leurs compagnons de travail…
Ce projet est l’antithèse du substitutisme : » la social-démocratie concourt à l’organisation des ouvriers » (Lénine, 1895). Les premières grèves de masse à Pétrograd (deuxième moitié de 1895, début 1896) marquent l’irruption du prolétariat industriel sur le devant de la scène. Elles frappent par leur force et leur degré spontané d’organisation Leur effet sur Lénine sera éminemment contradictoire. Elles confirment le rôle décisif du prolétariat dans le combat antitsariste, mais elles conduisent aussi à une » déception « 7 car, après 1896, les noyaux ouvriers qui se sont constitués dans les grandes entreprises ne vont pas, spontanément, vers la conscience révolutionnaire et le Parti révolutionnaire : la spontanéité ouvrière fait des merveilles dans l’action, mais elle ne mène pas obligatoirement au Parti et à la conscience socialiste.
Lénine méditera cette expérience en la resituant dans le cadre des conversations menées avec Axelrod (qui, avec Plekhanov, est le principal marxiste russe de l’époque), au début de cette année 1895. Celui-ci avait proposé une perspective déconcertante, qui reprenait en partie les analyses des populistes : si une industrialisation a lieu sous la dictature tsariste, sans espace démocratique ou citoyen, la décomposition des campagnes ne débouchera pas pour autant sur la formation d’une classe ouvrière à l’occidentale, d’une part elle renforcera le tsarisme, de l’autre elle conduira à la formation d’une classe ouvrière dont le noyau très minoritaire, privilégié et éduqué, sera noyé dans un océan d’ » asiatisme » (une formule que Lénine réutilisera), une masse de prolétaires mi-chômeurs, mi-paysans, mi-déclassés, mi-migrants, toujours liés à une paysannerie arriérée et accrochée ses villages. Il sera impossible d’organiser un tel prolétariat, sans parler de révolution. Pour Axelrod, le progrès social et culturel de la société entière est un préalable, qui ne pourrait venir que d’une alliance (victorieuse) avec la bourgeoisie libérale (antitsariste), en excluant la paysannerie. Seule une longue période de développement capitaliste créerait les conditions de l’auto-organisation et de l’ » autoémancipation » de la classe ouvrière.
L’alternative serait le vieux rêve/cauchemar du populisme : une alliance avec la paysannerie « asiatique », et un Parti substitutionniste, ce qui déboucherait sur un nouvel Etat totalitaire. Du populisme, Lénine rejette le substitutisme, mais retient l’actualité de la révolution. D’Axelrod, il rejette le report de la révolution (et l’alliance avec la bourgeoisie), mais retient le rôle-clé de la classe ouvrière (notamment son auto-activité), mais aussi la difficulté intrinsèque de son organisation.
La solution c’est un Parti dont le rôle directionnel par rapport à la classe ouvrière est décisif. Aucun marxiste avant lui n’avait » admis » une telle disharmonie entre le mouvement spontané de la classe ouvrière et les exigences politiques et stratégiques de la conquête du pouvoir. Le double mouvement – distinction nette entre classe et parti, et dialectique concrète entre l’un et l’autre – est mis en place.
VERS UN MARXISME RÉVOLUTIONNAIRE « OPÉRATIONNEL ».
Les interrogations que lui soumet Axelrod ébranlent Lénine, son marxisme, son concept stratégique, sa vision du Parti. Il comprend avant tout l’inadéqua- tion de » son marxisme » – dont Axelrod avait critiqué, cordialement, le caractère » un peu primitif », économiste, et ouvriériste – et aussi l’urgence d’y remédier.
Des critiques d’Axelrod, il ne déduit pas le report sine die de la révolution, mais sa proximité. Cet horizon nouveau deviendra désormais le principe organisateur de son activité politique et de son cheminement intellectuel.
Lénine retient aussi les difficultés intrinsèques de cette révolution : pour être démocratique, elle devra passer par une alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie, mais cette classe ouvrière, parce que » russe « , présente des faiblesses et des » vulnérabilités » marquantes . Le rôle du Parti qui en découle diffère nettement du » propagandisme » de Kautsky-Plekhanov, qui accompagne la classe ouvrière, et du » substitutisme » des populistes-révolutionnaires, chez qui le Parti agit au nom et à la place de la classe opprimée (en l’occurrence la paysannerie).
Prenant en compte à la fois les très lourdes pesanteurs sociales de la société russe (y compris au sein des classes opprimées) et l’explosivité de ses contradictions sociales, politiques et culturelles, Lénine y voit une extraordinaire potentialité révolutionnaire.
Ce développement va le mener au-delà du populisme (dont il récupère la pulsion révolutionnaire) et du marxisme kautskien (dont il dépasse le déterminisme). Il en résultera un marxisme révolutionnaire opérationnel qui lui est propre.
En premier lieu, Lénine déconstruit son marxisme, en créant l’espace nécessaire aux innovations analytiques, politiques, » théoriques » que requiert son projet stratégique. Cela signifie parfois une mise en question radicale de biens des prémisses qui semblaient acquises à partir de ses lectures de Marx et de Plekhanov : le tsarisme, un Etat bourgeois ? La paysannerie, force révolutionnaire ou réactionnaire ? La formation de la conscience de classe, endogène ou extérieure ? Audace politique concrète et affirmation d’une orthodoxie sans faille se combinent.
Pourquoi ? Si on laisse de côté les aspects psychologiques, la principale raison est sans doute que le marxisme » russe » semble à ce moment très menacé (fin XIXe siècle, début XXe siècle). Certes, il a réussi sa percée dans [’intelligentsia et la jeunesse étudiante (en 1891-1892). Mais il n’est pas consolidé, ni en théorie ni en pratique (à la différence de la situation en Allemagne, Autriche, Belgique, et du cas du Bund). Il n’existe pas de véritable Parti, seulement un noyau social-démocrate, membre, avec les populistes-révolutionnaires, de la Deuxième Internatinale.
Par ailleurs, tous les courants antitsaristes de gauche se revendiquent de Marx. Les populistes-révolutionnaires, eux, lisent dans Marx une extraordinaire critique du capitalisme ; d’où leur projet de sauter l’étape capitaliste et de passer directement au socialisme grâce à une révolution paysanne. Les libéraux du » mouvement de libération » (espèce particulière, en l’absence d’une classe bourgeoise vraiment constituée) critiquent violemment le tsarisme pour démontrer, par Marx, l’inévitabilité de l’étape capitaliste : leur » marxisme légal » met en exergue les aspects progressistes de celui-ci sur le plan éco- nomique et culturel. On comprend aisément l’atmosphère qui devait régner, en l’absence alors d’une société civile active.
En second lieu, Lénine, à l’abri de l’orthodoxie, et s’en dégageant, développe son marxisme à partir des points clés de l’analyse qui commande directement son projet stratégique. Les besoins de l’orientation politique constituent les fils conducteurs et la force motrice de sa pensée. Il fait basculer la paysannerie du côté de la révolution antitsariste, non à partir d’une définition de sa nature de classe, mais en fonction des contradictions sociales concrètes qui commandent son auto-activité. Le sens du concret, très présent dès le départ chez Lénine, contraste avec les écrits de Plekhanov qu’il étudie à ce moment (voir son approche de la question paysanne, influencée par le » marxisme intérieur » de Fedoseev8, et aussi ses écrits économiques des années 1890, notamment Le Développement du capitalisme).
La méthode de » l’agitation politique » présente une véritable portée épistémologique, dans la mesure où le Parti, par son incursion politique dans la société, en ramène une part importante de vérité sociale. Entre 1901 en 1903, tout s’accélère et prend consistance : mobilisations paysannes, étudiantes, ouvrières… Cette série de confrontations entre la société et l’Etat crée les » conjonctures » et les » cycles « . Leur analyse s’impose pour définir une activité partidaire. Ce nouveau facteur temps, concentré et « unitaire », marquera définitivement la pensée de Lé- nine : elle est désormais axée sur » le moment présent « , » le pas suivant « , » l’analyse concrète de la situation concrète « .
Ainsi Lénine développe, presque à son corps défendant, un marxisme particulier, révolutionnaire et opérationnel9, dont le trait marquant est la séparation et l’articulation spécifique entre le niveau général (la théorie, l’analyse générale de la société, les grandes perspectives historiques, les prévisions politiques, les principes programmatiques et organisationnels) et le niveau particulier (axé sur l’orientation politique, avec l’analyse conjoncturelle, les mots d’ordre et les revendications, le système d’organisation pratique). Chez Lénine, contrairement à Trotsky10, » le général » ne s’impose pas au » particulier « .
Comme Boukharine l’avait indiqué, Lénine avait » une compréhension profonde du rôle subalterne de toute construction théorique « , dégageant » le sens pratique de chaque thèse, de chaque construction théorique « n. Cela ne dévalorisait ppas la théorie, qui est soumise à un traitement rigoureux. Mais celle-ci n’est ni le départ ni l’aboutissement de la réflexion. Elle ne possède pas de force contraignante. Elle apparaît le plus souvent comme une part importante, nichée dans un faisceau d’arguments de différents types qui soutiennent une position. La fameuse » souplesse tactique » de Lénine ne relève pas du pragmatisme, le » tournant brusque » n’est pas » circonstanciel « , il exige une réargumentation à tous les niveaux, et partant une réorganisation de la pensée.
La dialectique chez Lénine est forte du point de vue de la révolution (de la « praxis »), car elle est plus ouverte à la réalité empirique, plus réceptive de par ses implications pratiques militantes. Et plus dynamique en rapport avec les flux, les hétérogénéités et les discontinuités de la société, car moins tenue par les exigences de cohérence propres aux constructions totalisantes et anticipatrices.
Résolument orienté vers la révolution, mais conscient des obstacles im- menses, c’est un marxisme, certes porté par le cours de l’histoire, mais politiquement à contre-courant. Ainsi, dans l’effort d’analyse extraordinaire qu’il va entreprendre pour être à la hauteur de ces enjeux, volontarisme et réalisme révolutionnaires vont désormais coexister.
LA CLASSE OUVRIÈRE » TSARISTE «
Le schéma stratégique que Lénine développe entre 1900 et 1904 soumet le Parti en construction à une série de fortes tensions dans ses rapports avec la société, tensions qui se réfractent en son sein. Lénine est à peu près le seul à en prendre toute la mesure et en tirer toutes les conclusions.
Deux sont de caractère pratique et organisationnel : assurer la survie de cette organisation dans un environnement totalitaire et répressif ; recruter les intellectuels comme premiers cadres pour une organisation qui s’efforce de s’implanter dans la classe ouvrière.
Au-delà, ce sont les rapports avec les » grandes masses » de la société qui sont en cause. C’est, avant tout, un Parti qui se prépare à la révolution ( » l’insurection « ), donc à l’affrontement avec cet appareil d’Etat tsariste, massif et totalitaire. Et un Parti qui pense pouvoir intégrer la paysannerie, largement majoritaire (environ 120 millions de paysans, contre 2 à 3 millions d’ouvriers !), petite-bourgeoise et » antisocialiste « , dans une alliance avec la classe ouvrière pour aller au pouvoir : au Parti donc d’organiser l’hégémonie prolétarienne.
Quant à la classe ouvrière, depuis son dialogue avec Axelrod, Lénine en perçoit les faiblesses congénitales. Cette » vulnérabilité « 12 est d’autant plus préoccupante que, comme l’expérience venait de le démontrer, son radicalisme ne débouche pas sur la conscience socialiste et ne se dirige pas vers le Parti. Sa radicalité ne lui enseigne pas spontanément ses tâches politiques, complexes, par rapport à son alliée (la paysannerie) et son adversaire principale (la bourgeoisie libérale).
Les spécificités de la classe ouvrière russe continuent, jusqu’à aujourd’hui, à être l’objet d’un vaste débat, sur la base d’innombrables études fouillées, autour de paradigmes variables et opposés.
Sa radicalité est quasi-unaniment reconnuee. Mais quels en sont les ressorts ? Est-elle liée à son passé paysan récent (sa conscience primitive et son comportement brutal) ou, au contraire, à sa prolétarisation/urbanisation massive (sa réceptivité aux idées politiques radicales). Est-ce le produit du déracinement récent ou, au contraire, de la stabilisation de la » deuxième génération » d’immigrés de la campagne ? Sont-ce donc les couches les moins qualifiées, les plus obtuses et exploitées qui portent cette combativité explosive ou, au contraire, les travailleurs éduqués, cultivés et qualifiés ? A la base de cette alchimie explosive, une dynamique « endogène » à la classe ou, au contraire, des influences extérieures, dont celle d’une mince couche d’intellectuels (membres ou non des organisations ouvrières et paysannes naissantes) ? On peut dire que, pour l’essentiel, une réponse naîtra grâce à la (semi) révolution (généralement négligée) des années 1913-1914. Et ce sur deux plans.
Au plan politique et pratique, le Parti de Lénine réussit à gagner la di- rection du mouvement ouvrier, par une propagande et agitation radicales et massives, et sur la base de la démocratie ouvrière (élections et débat de tendance dans les syndicats et les conseils pour l’assurance sociale). Sur le plan de l’analyse historique et scientifique, le mécanisme socio-politique » intérieur » qui amène cette radicalisation ouvrière élémentaire sur le terrain politique révolutionnaire « .
L’expansion économique (à partir de 1910) a provoqué un ample renouvellement et extension de la classe ouvrière (janvier 1912 : 1.800.000 ; juillet 1914 : 2.400.000 ouvriers !). Un facteur générationnel intervient, selon un double mouvement : la jeunesse supplante largement, dans les entreprises, la vieille génération de » 1905 » – plus mâture et aussi plus sceptique – qui n’est pas totalement évincée pour autant. Et cette jeunesse comprend à son tour deux segments distincts : une minorité » deuxième génération » (fils des prolétarisés des années d’avant 1905), éduquée et qualifiée, couche ouvrière supérieure dans le processus de production, très réceptive aux idées politiques radicales, d’une part, et, d’autre part, une masse de jeunes paysans déracinés des régions agricoles » radicales » du sud-ouest, qui continue, comme ses prédécesseurs, la tradition paysanne du » buntartsvo » – la révolte sans lendemains.
Différences notables avec 1905 : les deux comportements jeunes fusionnent ; les Partis les plus radicaux (bolcheviques et… socialistes-révolutionnaires hégémoniques en milieu paysan actif) écartent les mencheviques modérés. C’est cette couche jeune éduquée qui formera la nouvelle base du militantisme bolchevique, des comités de grève et du syndicalisme en expansion. Mais, comme le note Haimson, on ne peut comprendre cette montée semi-révolutionaire (qui sera insurrectionnelle à Petrograd) sans l’activité prolongée du Parti bolchevique où d’ex-militants ouvriers et intellectuels de la vague de 1905 et de nouvelles recrues ont fusionné au sein du Parti illégal maintenu.
RETOUR SUR QUE FAIRE ?
Ce cocktail complexe, dès avant 1917, explique comment, dans les conditions russes, un vrai Parti révolutionnaire à caractère de masse s’est créé et a agi sans substitutisme. Egalement comment les rapports Parti/classe et, au sein du Parti, entre conscience et spontanéité, esprit rebelle et exigences stratégiques, ne faisaient pas nécessairement bon ménage. Et aussi comment, en juillet 1917, le Parti bolchevique a tenté de suspendre une lutte révolutionnaire gagnante à Petrograd mais isolée dans le pays, ou, comment il se confrontera, en juillet 1914, à la combativité explosive et débordante d’un secteur de prolétariat de la ville, sous la direction des jeunes cadres ouvriers fraîchement recrutés.
Rétrospectivement, on peut comprendre bien des aspects de Que faire ?, la bataille pour le 2e congrès et son issue désastreuse (scission entre mencheviques et bolcheviques, fragmentations, départs de militants ouvriers…).
Il s’agit d’un éclairage indispensable à la fameuse question de » l’extériorité » de la conscience, sur laquelle Lénine insiste très fortement, sans omettre en bon marxiste les références à la spontanéité et au rôle de l’expérience dans la formation de la conscience de classe.
Sans entrer dans une analyse détaillée, il est intéressant de mentionner qu’on peut distinguer trois types de consciences et trois modalités différentes d’introduction de » l’extérieur » :
* la formule empruntée à K. Kautsky signifie qu’historiquement la » conscience socialiste » » ne découle pas de la lutte des travailleurs « , elle a été développée par des » intellectuels bourgeois « , qui » l’ont communiquée aux prolétaires intellectuellement les plus évolués, qui à leur tour l’ont l’introduite dans la lutte des classes du prolétariat (p.393). Leur rôle reste indispensable car « aujourd’hui elle ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique « . Lénine nuance et admet que » la classe ouvrière va spontanément au socialisme » (p.393), mais il ajoute que » cette conscience est menacée par l’idéologie bourgeoise qui domine « . * une extériorité toute différente : » la conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur des rapports entre ouvriers et patrons » (p.431). Mais, il écrit : » Très souvent, la lutte économique revêt un caractère politique de façon spontanée, sans l’intervention des sociaux-démocrates conscients » (p.43D. * l’extériorité du Parti, c’est-à-dire son autonomie relative par rapport à la classe, son indispensable rôle d’introduire (ou proposer) une « politique social-démocrate » (p.394), » une organisation (qui) ne se lie pas les mains », » rompue à la lutte politique en toutes circonstances et en toutes périodes » (p.398), dans la mesure où la classe ouvrière en tant que telle n’élabore pas une ligne politique.
L’ÉMERGENCE DES » RÉVOLUTIONNAIRES PROFESSIONNELS « .
Lors de leur publication, les thèses développées dans Que Faire ? n’avaient pas soulevé de désaccords dans la mouvance social-démocrate du début de siècle, sauf chez les syndicalistes-révolutionnaires. Lénine visait à rassembler pour réussir le 2e congrès. Le cœur de Que Faire ? consiste en une transcription d’idées et d’expériences partagées par le noyyau dirigeant des deux générations (Plekhanov, Axelrod, Vera Zasulich, Lénine, Martov, Potresov), même si Lénine en donnait une expression forte et polémique, avançait des propositions pratiques très contraignantes, ainsi, bien entendu, que la perspective de l’insurrection.
La réception, par ses pairs, des formules » théoriques » de Lénine allait prendre une tout autre tournure à cause du contexte politique précédant le congrès (1903). La remontée de la lutte de classe, dès 1901, enlève au débat stratégique son aspect livresque et abstrait : l’actualité de la révolution s’affiche, le choix politique fondamental (alliance avec la paysannerie ou avec la bourgeoisie libérale) se fait crucial. La fondation du Parti devient une urgence, son retard, voire son échec éventuel, une hantise. Seul Lénine, parmi les dirigeants, prend toute la mesure de cette situation.
Il tient dès lors à l’application rigoureuse de son schéma organisationnel, il bouscule les inerties et sensibilités. Le consensus vole en éclats. Le congrès se transforme en une lutte pour la direction. Une polémique violente se focalise sur le régime intérieur du Parti et la composition de ses organes de direction. Les thèses de Que Faire ? sont » relues » sous cet angle, en particulier l’idée de la centralisation en sort totalement diabolisée, alors que le courant de ’Iskra – futurs mencheviques et bolcheviques ensemble s’est précisément constitué au départ à partir de la nécessité de dépasseer des méthodes artisanales e localistes14.
Cette lutte politique, crispée et encore très confuse quant à sa substance, pousse sur l’avant-scène le groupe des » révolutionnaires professionnels « . Toujours pratique, Lénine avait fait d’eux les véritables « héros » de Que Faire ?, beaucoup plus que l’avant-garde ouvrière. Agents de la direction centrale, ils jouissaient de ce fait d’une grande autorité pratique, engageaient la lutte contre les particularismes locaux et les méthodes artisanales, ils imposaient, au forcing s’il fallait, la centralisation. La tenue du congrès de fondation était « leur » affaire. Ils furent d’emblée décisifs pour la formation de la fraction bolchevique et la survie de celle-ci dans la courte période 1903-1904.
Ce faisant,15 les » comitards « , comme on les apppelait, se sont affrontés aux militants ouvriers dans la bataille pour gagner leur adhésion au Parti. L’argumentaire de Que Faire ?, pointant les limites de la conscience ouvrière spontanée et les dangers du » trade unionisme « , devenait de fait un instrument redoutable pour domestiquer les militants ouvriers issus des grèves de 1895-1896, fiers de leurs grèves et jaloux de -leurs » organisations embryonnaires (les » caisses « ), méfiants vis-à-vis des intellectuels et récalcitrants aux directives venant de l’ » exil « . Ils résistèrent à ces assauts et fuirent le Parti. La composition sociale du POSDR devait en porter la marque.
Avant 1905, et cette ample expérience d’auto-activité de masse irriguant toute la classe ouvrière, il y a là, au sein du Parti, un mécanisme substitutionniste : la mise sous tutelle des militants ouvriers par les cadres-intellectuels du Parti. Il n’est pas étonnant que cette couche de » révolutionnaires professionnels » tende à reproduire, plus ou moins spontanément, ce comportement dans les rapports avec la classe. Ils incarnent certainement, dans leur propreconcience, la capacité du Parti à résister à une classe ouvrière considérée comme » immature » et » élémentaire » par tous les courants du POSDR.
Cette bataille des » comitards » a opéré une sélection, façonné une mentalité, créé des solidarités, engendré un » sens commun « . Ces traits consubstantiels du courant bolchevique font partie d’une configuration autoritaire qui embrasse l’approche de la théorie (l’invocation de l’orthodoxie), le style de débat, les caractérisations sociologiques des adversaires ( » petite bourgeoisie « …), les excommunications, les rapports entre dirigéants eet dirigés, le moralisme et l discipline quasi-militaire… Toutes choses au demeurant dont le bolche- visme n’avait pas le monopole.
Lénine n’est pas étranger à cette même bataille qui s’étale sur cinq ans. Il lui donne, dans le contexte de » chaos dans le Parti » avant et après le 2e congrès, une priorité absolue (Lénine écrira trois articles en douze mois sur la guerre russo-japonaise !). Selon sa conception du Parti, ce » deuxième cercle concentrique » du Parti (Boukharine) occupera une fonction indispensable de continuité de l’appareil.
Lénine connaissait bien leurs faiblesses : il n’hésitait jamais à les affronter, mais il leur portait une grande estime publique et ne cessait de les valoriser. Ils formaient une partie importante de l’identité bolchevique : quand Trotsky et d’autres, dès 1903, s’en prenaient à l’esprit bolchevique ou, en 1917, exigeaient (préalablement à leur entrée dans le Parti) » la débolchevisation « , ils visaient en particulier cette mentalité.
Déconcertés, une fois de plus, par l’extraordinaire redéploiement politique et tactique que Lénine impulsait dans les années 1906-1912, ils se reprendront » sur le front intérieur « , lorsque la scission au sein du POSDR, en janvier 1912, fut consommée. Le Parti bolchevique ne ressemblait plus au POSDR avec ses courants, il était né d’une fraction soudée et homogène. La revanche des » comitards » viendra quand le Parti clandestin, ayant survécu grâce à eux dans des conditions difficiles, sortira de l’illégalité en 1913-194 et s’imposera comme Parti de masse dirigeant de la classe.
1905 CONTRE » QUE FAIRE ? « .
La révolution de 1905, événement majeur de l’histoire du XXe siècle, a bouleversé la situation européenne et poussé la dictature vers une (tentative d’auto-réforme. Elle a affecté en profondeur les stratégies de tous les acteurs de toutes les classes de la société. Cela vaut évidemment pour Lénine. 1905 lui imposa une réorganisation profonde de ses conceptions analytiques, stratégiques et organisationnelles, et de sa pratique militante. En ce qui concerne le point névralgique de notre sujet, dans l’esprit de Lénine, » 1905 » annule Que Faire ? et, plus précisément, toute la polémique (outrancière) à propos de la conscience ouvrière16.
D’abord, il réaffirme et réconforte le rôle de la classe ouvrière comme sujet de la révolution. Il réhabilitera » la spontanéité révolutionnaire « , réaffirmera l’expérience dans la formation de la conscience de classe, insistera sur » l’initiative historique des masses « , élaborera à plusieurs reprises sur les ressources profondes et les mécanismes intimes de la grève générale politique comme forme de la révolution. Tout semblant de substitutisme s’évanouit.
L’autonomie du Parti – base de Que Faire ?- se trouve « dialectisée » dans le rapport triangulaire Parti/classe/conseils-comités de grève, (les syndicats, encore trop embryonnaires, n’entrent pas encore dans le scénario).
Ensuite, cela affecte le Parti17. Il le montre en pratique. Il propose de remplacer la cooptation par des élections démocratiques des comités locaux à tous les niveaux du parti, d’y réserver 80 des places à des ouvriers. Quant aux critères d’adhésion (le fameux statut n°l du 2ème congrès, prétendument « la cause » de la scission), il plaide pour recruter tous les ouvriers combatifs, y compris ceux qui ne sont pas révolutionnaires (« social-démocrates »).
De quelques centaines de membres avant 1905, les deux fractions réunies de Russie (sans les Polonais, ni le Bund, …) passent à 70.000 membres ! En réalité, c’est une autre forme (« modèle ») de Parti qui apparaît : un Parti de cadres à caractère de masse17. Schéma non théorisé, mais susceptible d’être répété : en 1917, le parti bolchevique, de 15 000 membres désorganisés en février, passe à 300 000 en novembre).
Le Parti doit être capable d’absorber tout le potentiel de révolte, d’énergie, de combativité des ouvriers, surtout des jeunes. Le sytème d’organisation doit s’adapter : le nombre de membres des comités locaux du Parti doit être décuplé, il faut multiplier les » organisations de toute sorte » liées au Parti. En embrassant, en période révolutionnaire, le maximum du » mouvement réel » dans le Parti, celui-ci intériorise la dialectique politique entre les cadres et la masse active de la classe, entre le programme marxiste et la conscience spontanée.
L’objectif est d’exposer sciemment les travailleurs » non-révolutionnaires » à l’influence des cadres du Parti. L’inverse est vrai également : il s’ensuivra un heurt frontal entre Lénine et le groupe des » comitards » – gardien de l’orthodoxie bolchevique. Son idée principale est que le Parti est assez fort pour résister à la dilution de son identité grâce à son programme, sa stratégie et sa tactique, son expérience et ses cadres.
A mon sens, le » substitutisme » a reçu un coup mortel. La révolution trouve sa forme concrète sur le plan urbain. L’auto-émancipation de la classe ouvrière devient une perspective réelle. Cela n’efface pas le rôle du Parti, dont le rôle directionnel se rééquilibre dans ce nouveau cadre.
APRÈS 1905
Presque brisé par le désastre du 2e congrès, subjugué par l’énorme vague révolutionnaire de 1905. le POSDR se constitue pour la première fois en un Parti qui se déploie dans la société. En général, commentateurs de gauche et de droite admettent l’ouverture, le vent » libertaire » et le souci démocratique chez Lénine en 1905-1906. Mais ils considèrent ces gains comme ayant été rapidement annulés par en retour en arrière. C’est une interprétation en accordéon : 1900-1904, 1905-1906, 1907-1916, 1917-1918, 1919-1922, où deux polarités se succèdent : ouverture/démocratie/hétérodoxie et fermeture/dogmatisme/autoritarisme…. Elle fait fi de la profonde transformation du courant bolchevique en rapport avec les bouleversements de la structure sociale et politique de la société tsariste.
Ce qui aveugle les analystes politiques (moins les historiens spécialisés), ce ont les batailles intestines au sein du POSDR, les scissions, la violence verbale et, en général, la dégradation des rapports humains et militants. Toutes choses qui ont existé et laissé des traces. Mais l’essentiel est ailleurs : à partir de 1906, sous le tsarisme, se constitue un embryon de société civile qui permet pour la première fois la réorganisation des partis en vue d’une activité politique articulée.
Celle-ci est suivie d’une situation prérévolutionnaire en 1913-1914, à travers laquelle le Parti bolchevique supplante les autres courants et gagne la majorité de la classe ouvrière. L’art de la politique concrète chez Lénine s’y déploie.
En continuité, la conception de base de Que Faire ?, à savoir l’ » agitation politique » : le Parti porte une ligne politique dans les classes et dans le mouvement (en réalité cela amènera Lénine à un embryon de programme de transition avec formule gouvernementale). Son » marxisme révolutionnaire opérationnel », qui refuse la contrainte des constructions théoriques achevées, mais aborde les problèmes par leurs aspects concrets, y trouve un terrain fertile.
Ses transgressions de » l’orthodoxie marxiste « , ou prétendue telle, se multiplent : une réestimation du tsarisme et de sa capacité d’autoréforme, la participation à des élections truquées pour un parlement émasculé, une exploration poussée du travail parlementaire, un second tournant dans l’analyse de la paysannerie avec la reprise du programme agraire des Socialistes Révolutionnaires, son rapprochement ponctuel avec les mencheviques et une révision de sa caractérisation des Socialistes Révolutionnaires, une révision de la tactique syndicale, une prise en compte radicale de la question des nationalités, le début du travail femmes, et, surtout, une recherche acharnée sur les formules stratégiques pour la révolution russe…
Au cours de cette période, tous les courants politiques de toutes les classes de la société discutent, se disputent, révisent et éclatent. Quant à la conception du Parti chez Lénine, il faut souligner trois éléments.
° Le primat à l’activité » face aux millions » de travailleurs et de paysans. Il mène une bataille sur deux fronts. Un combat contre le courant » liquidateur « , parmi les mencheviques qui abandonnent les structures clandestines du Parti et handicapent la bataille révolutionnaire. Un autre, immédiatement politique, visant le gauchisme qui risque de paralyser l’intervention du Parti dans le mouvement réel : celui de sa propre fraction qui rejette la participation à toutes les institutions dites » légales » (élections, parlement, syndicats…), celui qui sous-estime la paysannerie en théorie (syndicalistes révolutionnaires, ouvriéristes) et en pratique (Trotsky, Rosa et les » Polonais » qui, en outre, se trompent sur la question nationale, question démocratique déterminante), celui enfin des Socialistes-Révolutionnaires qui influencent une partie importante des travailleurs des grandes entreprises. Le bolchevisme, pour radical qu’il fût, ne fut jamais le plus à gauche des (grands) courants du mouvement ouvrier et paysan.
° Un aspect sous-estime : le soin que Lénine porte, tout le temps, aux cadres organisateurs de sa fraction. Ceux-ci ont été pris de vertige dans la révolution et, ensuite, devant la nouvelle situation et la nouvelle ligne du Parti. Le ton fracassant du débat que Lénine mène avec eux, parfois jusqu’à la rupture, va de pair avec une collaboration politique et pédagogique plus systématique et plus proche avec les cadres intermédiaires, souvent nouveaux et plus nombreux que jamais. Ces » comitards » redeviennent le chaînon indispensable au sein du Parti dans la nouvelle clandestinité qui sera plus dure et plus complexe. Car le Parti présente une double face : déploiement vers l’extérieur, pour bâtir des liens dans la société, et consolidation du Parti par ses structures internes » clandestines « , qui prévalent sur l’ensemble du Parti. Ici, la hiérarchie, la discipline, l’engagement moral et l’esprit de sacrifice dominent plus que jamais. Cette couche militante » intermédiaire « , qui s’identifie aux valeurs bolcheviques de hiérarchie, de discipline de fer, et se sacrifie pour le Parti, se consolide à travers la crispation politique et organisationnelle du Parti clandestin (par la » tonalité » des débats, l’amplitude des désaccords politiques, la situation difficile et misérable du Parti et des militants individuels). Quand la montée sociale apparaît et se transforme en situation pré-révolutuionnaire, ce sont eux qui prennent en mains sur le terrain la direction quotidienne du Parti bolchevique.
° Le lien particulier qui se noue entre le Parti et la classe ouvrière dans la séquence 1912-1914. Il s’agit d’une expérience inverse de celle de 1905 (et d’après 1917). Ici, la situation révolutionnaire de mai 1913-juillet 1914 ne prend pas la forme d’une explosion ouvrière qui passe spontanément à l’auto-organisation et déborde tout le monde, y compris le Parti bolchevique. C’est le Parti bolchevique qui contribue directement par son activité de masse à l’émergence de la situation révolutionnaire : agitation pour une plate-forme de revendications immédiates (journée de huit heures, confiscation des terres de l’aristocratie, Constituante, libertés syndicales, une assurance sociale complète pour tous payée par les patrons et l’Etat), campagnes de masse (notamment à partir de la fraction parlementaire), bataille de tendance dans les syndicats… Il concentre son activité dans la préparation d’une nouvelle grève générale politique pour renverser le tsarisme18.
A la veille de 1914, le Parti bolchevique (et le léninisme) a acquis ses caractéristiques, dont l’efficacité déjà testée se confirmera en 1917. C’est dans le cadre bouleversé du cycle 1914-1921 (guerre impérialiste-révolution-guerre civile avec intervention militaire impérialiste), que vont être abordées permanences et discontinuités de la politique de Lénine.
Notes :
1. Œuvres, t.13, pp100-102. » Que Faire ? » se trouve dans le tome 5 des Œuvres.
2. » Trop russe « , » incompréhensible et inapplicable », • une faute grave… -, Œuvres, t.33, pp.442-443.
3. J’excepte ici Ingerflom, Le Citoyen impossible. Les racines russes du léninisme, Payot, 1988, livre remarquable, mais qui s’arrête aux racines sans considérer l’arbre…
4. cf. l’excellent article de T.Shanin, – Marxism and thé vernacular revolutionary traditons •, in Late Marx and thé Russian Road, Monthly Review Press, 1983.
5. Par un développement » naturel « , » le mouvement socialiste et le mouvement ouvrier se sont fondus ; mettant à l’écart les autres tendances, notamment l’anarchisme, écrit K.Kautsky, Le Programme socialiste (1892), Paris, Ed. Rivière, 1909, p. 225. Selon Rosa Luxembourg, » En vérité, la social-démocratie n’est pas liée à l’organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière ; in Centralisme et démocratie, Editions Spartacus, p. 21.
6. N.Weinstock, Le Pain de la misère. Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, t.I, La Découverte, 1984, pp.71-92.
7. cf. L. Haimson, qui a été parmi les premiers à signaler ce facteur, in Thé Russian Marxist and thé origin of Bolchevism, 1955, Beacon Press, 1966.
8. cf. Harding, Lenin, Vol. I, McMillan, 1983, pp. 16-18.
9. J’emprunte la formule à Ingerflom.
10. Celui-ci écrit dans Ma Vie (Livre de poche, pp. 114-115) : • Le sentiment de la prédominance du général sur le particulier, de la loi sur le fait, de la théorie sur l’expérience indiviuelle… se fortifia avec les années… lEllel devint le fond de ma conception du monde… une partie indissoluble de mes écrits et ma politique « .
11. N. Boukharine, Lénine marxiste, Maspéro, Dossiers Partisans, Paris, 1966, p.l8.
12. Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, Paris, Gallimard, 1987, P. 417. La discussion sur la nature de la classe ouvrière russe a produit une vaste littérature. Outre M. Lewin, signalons R. E. Johnson, Peasants and Proleta- rians. The working class of MOSCOU) in thé late 19e Century (1979), Victoria Bonnell, Thé Roots of Rébellion. Worker’s Politics and Organisa- tions m St. Petersburg and MOSCOU), 1900-1914 (1983), et David Mandel, Thé Petrograd Workers and thé Fall ofthe Old Régime (1983).
13. cf. l’article fondateur de Leopold Haimson qui bouleversait aussi la recherche historique : • Thé Problem of social Stability in urban Russia (1905-1917) -, 1 and II, in Slavic Review, December. 1964, and March 1965.
14. cf. les polémiques entre les protagonistes reproduites dans l’édition par Jean-Jacques Marie de Que aire ?, Seuil, 1966.
15. comme l’ont montré Fraenkel, introduction à Thé polarization ofRussian Marxism (1883-1903), et Wildman, Thé making ofa workers’ révolution. Russian social-democracy, 1891-1903, Chicago, University Press, 1967.
16. cf. la préface au recueil « En Douze ans « , Œuvres, t. 13.
17. « La réorganisation de notre Parti », Œuvres t.10, et Préface, Œuvres Complètes, t.l3.
18. Une bonne description in Tony Cliff, Lenin, Vol I, pp.317-366) Alors que les mencheviques, dirigeants du mouvement syndical « légal « , en arriveront à s’opposer aux grèves économiques afin de ’ préserver les syndicats légaux » et leur alliance avec la bourgeoisie libérale.