LES QUESTIONS BRULANTES DE NOTRE MOUVEMENT

« .. La lutte intérieure donne au parti la force et la vitalité : la preuve la plus grande de la faiblesse du parti, c’est son amorphisme et l’absence de frontières nettement délimitées ; le parti se renforce en s’épurant… » (Extrait d’une lettre de Lassalle à Marx, 24 juin 1852.)

PREFACE

La brochure que nous présentons au lecteur devait, dans l’intention première de l’auteur, être consacrée au dévelop¬pement détaillé des idées exprimées dans l’article « Par où commencer ? » (Iskra n° 4, mai 1901 ). Nous devons tout d’abord nous excuser auprès du lecteur pour le retard apporté à l’exécution de la promesse faite dans cet article (et répétée en réponse à de nombreuses questions et lettres privées).

Une des raisons de ce retard fut la tentative d’unification de toutes les organisations social-démocrates à l’étranger, entreprise en juin 1901. Il était naturel que l’on attendit les résultats cette tentative, car si elle avait réussi, il eût peut-être fallu exposer sous un angle un peu différent les points de vue de l’Iskra en matière d’organisation ; en tout cas, cette réussite eût donné l’espoir de mettre très rapidement fin à l’existence de deux tendances dans la social-démocratie russe. Cette tentative, le lecteur ne l’ignore pas, a échoué et, comme nous essaierons de le démontrer plus loin, elle ne pouvait pas avoir une autre fin, après le nouveau coup de barre du Rabotchélé Diélo , dans son numéro 10, vers l’économisme. Il était devenu absolument nécessaire d’engager une lutte décisive contre cette tendance vague et peu déterminée, mais en revanche d’autant plus persistante et susceptible de renaître sous les formes les plus variées. Ceci étant, le plan initial de cette brochure a été modifié et consi¬dérablement élargi. Elle devait avoir pour thème principal les trois questions posées dans l’article « Par où commencer ? » A savoir le caractère et le contenu essentiel de notre agitation politique ; nos tâches d’organisation ; le plan de construction menée par pIusieurs bouts à la fois, d’une organisation de combat pour toute la Russie. Depuis longtemps ces problèmes intéressent l’auteur, qui s’est efforcé déjà de les soulever dans la Rabotchala Gazéta , lors d’une tentative, faite sans succès, pour renouveler ce journal (voir chap. V). Mais mon intention première de me borner dans cette brochure à l’analyse de ces trois questions et d’exposer mes vues, autant que possible, sous une forme positive sans recourir ou presque à la polémique, s’est avérée complètement irréalisable pour deux raisons. D’une part, l’économisme s’est révélé beaucoup plus vivace que nous ne le supposions (nous employons le terme économisme dans une acception large, comme il a été expliqué dans l’article de l’Iskra, n° 12 (décembre 1901) « Entretien avec les défenseurs de l’économisme « , article qui trace pour ainsi dire le canevas de la brochure que nous présentons au lecteur). Chose indéniable aujourd’hui, c’est que les différentes opinions émises sur ces trois problèmes s’expliquent beaucoup plus par l’opposition radicale de deux tendances dans la social-démocratie russe, que par des divergences de détail. D’autre part, la perplexité que suscita chez les économistes l’exposé méthodique de nos vues dans l’Iskra a montré à l’évidence que souvent nous parlons littéralement des langues différentes ; que, par suite, nous ne pourrons nous entendre sur rien si nous ne commençons pas ab ovo ; qu’il est nécessaire de tenter une «  »explication » méthodique aussi populaire que possible, illustrée de très nombreux exemples concrets, avec tous les économistes sur tous les points capitaux de nos divergences. Et j’ai résolu de faire cette tentative d’ »explication », comprenant parfaitement qu’elle accroîtrait considérablement les dimensions de cette brochure et en retarderait la parution, mais je ne voyais aucun autre moyen de tenir la promesse que j’ai faite dans l’article « Par où commencer ? ». Aux excuses concernant ce retard, je dois donc en ajouter d’autres, pour l’extrême insuffisance de la forme littéraire de cette brochure : j’ai dû travailler avec la plus grande précipitation et j’ai, en outre, été fréquemment interrompu par toute sorte d’autres travaux.

L’analyse des trois questions indiquées plus haut continue de faire le fond de la brochure, mais il m’a fallu commencer par deux autres questions d’ordre plus général : pour¬quoi un mot d’ordre aussi « anodin » et « naturel » que celui de la « liberté de critique » est-il pour nous un vrai cri de guerre ? Pourquoi ne pouvons-nous pas nous entendre même sur la question fondamentale du rôle de la social-démocratie à l’égard du mouvement de masse spontané ? En outre, l’exposé de mes vues sur le caractère et le contenu de l’agitation politique revient à expliquer la différence entre politique trade-unioniste et politique social-démocrate, et l’exposé de mes vues sur les tâches d’organisation, revient à expliquer la différence entre les méthodes de travail artisanales qui satisfont les économistes, et l’organisation des révolutionnaires que nous considérons comme indispensable. Ensuite, j’insiste d’autant plus sur le « plan » d’un journal politique pour toute la Russie, que les objections qui y ont été faites sont plus inconsistantes et qu’on m’a répondu moins pour le fond à la question posée dans l’article « Par où commencer ? » : comment pourrions-nous entreprendre simultanément, par tous les bouts, la construction de l’organisation qui nous est nécessaire ? Enfin, dans la dernière partie de la brochure, j’espère montrer que nous avons fait tout ce qui dépendait de nous pour prévenir la rupture décisive avec les économistes, rupture devenue cependant inévitable ; que le Rabotchélé Diélo a acquis une importance spéciale, « historique », si vous voulez, parce qu’il a exprimé le plus complètement et avec le plus de relief, non pas l’économisme conséquent, mais la dispersion et les errements qui ont été le trait distinctif de toute une période de l’histoire de la social-démocratie russe ; que, par conséquent, pour trop développée qu’elle puisse paraître, la polémique avec le Rabotchélé Diélo a sa raison d’être, car nous ne pouvons aller de l’avant sans liquider définitivement cette période.

Février 1902

I : DOGMATISME ET « LIBERTE DE CRITIQUE »

a) QUE SIGNIFIE LA « LIBERTE DE CRITIQUE » ?

La « liberté de critique » est, sans nul doute, le mot d’ordre le plus en vogue à l’heure actuelle, celui qui revient le plus fréquemment dans les discussions entre socialistes et démocrates de tous les pays. Au premier abord, rien de plus étrange que de voir une des parties en litige se réclamer solennellement de la liberté de critique. Se peut-il que, dans les partis avancés, des voix se soient élevées contre la loi constitutionnelle qui, dans la plupart des pays européens, garantit la liberté de la science et de l’investigation scientifique ? « Il y a là-dessous autre chose ! » se dira nécessairement tout homme impartial qui a entendu ce mot d’ordre à la mode répété à tous les carrefours, mais n’a pas encore saisi fond du désaccord. « Ce mot d’ordre est évidemment un de petits mots conventionnels qui, comme les sobriquets, sont consacrés par l’usage et deviennent presque des noms communs. »

En effet, ce n’est un mystère pour personne que, dans social-démocratie internationale d’aujourd’hui , il s’est formé deux tendances dont la lutte tantôt s’anime et brille d’une flamme éclatante, tantôt s’apaise et couve sous la cendre d’imposantes « résolutions de trêve ». En quoi consiste la « nouvelle » tendance qui « critique » l’ « ancien » marxisme « dogmatique », c’est ce que Bernstein a dit et ce que Millerand a montré avec une netteté suffisante.

La social-démocratie doit se transformer de parti de révolution sociale en parti démocratique de réformes sociales. Cette revendication politique, Bernstein l’a entourée de toute une batterie de « nouveaux » arguments et considérations assez harmonieusement orchestrés. Il nie la possibilité de donner un fondement scientifique au socialisme et de prouver, du point de vue de la conception matérialiste de l’histoire, sa nécessité et son inévitabilité ; il nie la misère croissante, la prolétarisation et l’aggravation des contradictions capitalistes ; il déclare inconsistante la conception même du « but final » et repousse catégoriquement l’idée de la dictature du prolétariat ; il nie l’opposition de principe entre le libéralisme et le socialisme ; il nie la théorie de la lutte de classes, soi-disant inapplicable à une société strictement démocratique, administrée selon la volonté de la majorité, etc.

Ainsi, la revendication d’un coup de barre décisif de la social-démocratie révolutionnaire vers le social-réformisme bourgeois était accompagnée d’un revirement non moins décisif vers la critique bourgeoise de toutes les idées fondamentales du marxisme. Et comme cette critique était depuis longtemps menée contre le marxisme du haut de la tribune politique et de la chaire universitaire, en une quantité de brochures et dans une série de savants traités ; comme, depuis des dizaines d’années, elle était inculquée systématiquement à la jeune génération des classes instruites, il n’est pas étonnant que la « nouvelle » tendance « critique » dans la social-démocratie ait surgi du premier coup sous sa forme définitive, telle Minerve du cerveau de Jupiter. Dans son contenu, cette tendance n’a pas eu à se développer et à se former : elle a été transplantée directement de la littérature bourgeoise dans la littérature socialiste.

Poursuivons. Si la critique théorique de Bernstein et ses convoitises politiques demeuraient encore obscures pour certains, les français ont pris soin de faire une démonstration pratique de la « nouvelle méthode ». Cette fois encore la France a justifié sa vieille réputation de « pays dans l’histoire duquel la lutte des classes, plus qu’ailleurs, était poussée résolument jusqu’au bout » (Engels, extrait de la préface au 18 Brumaire de Marx). Au lieu de théoriser, les socialistes français ont agi ; les conditions politiques de la France, plus évoluées sous le rapport démocratique, leur ont permis de passer immédiatement au « bernsteinisme pratique » avec toutes ses conséquences. Millerand a fourni un brillant exemple de ce bernsteinisme pratique ; aussi, avec quel zèle Bernstein et Vollmar sont-ils accourus pour défendre et louanger Millerand ! En effet, si la social-démocratie n’est au fond que le parti des réformes et doit avoir le cou¬rage de le reconnaître ouvertement, le socialiste non seule¬ment a le droit d’entrer dans un ministère bourgeois, mais il doit même s’y efforcer toujours. Si la démocratie signifie, dans le fond, la suppression de la domination de classe, pourquoi un ministre socialiste ne séduirait-il pas le monde bourgeois par des discours sur la collaboration des classes ? Pourquoi ne conserverait-il pas son portefeuille, même après que des meurtres d’ouvriers par les gendarmes ont montré pour la centième et la millième fois le véritable caractère de la collaboration démocratique des classes ? Pourquoi ne saluerait-il pas personnellement le tsar que les socialistes français n’appellent plus autrement que knouteur, pendeur et déportateur ? Et pour compenser cet abîme d’avilissement et d’auto fustigation du socialisme devant le monde entier, pour compenser cette perversion de la conscience socialiste des masses ouvrières – seule base pouvant nous assurer la victoire – on nous offre de grandiloquents projets de réformes infimes, infimes au point qu’on obtenait davantage des gouvernements bourgeois !

Ceux qui ne ferment pas sciemment les yeux ne peuvent pas ne pas voir que la nouvelle tendance « critique » dans le socialisme n’est qu’une nouvelle variété de l’opportunisme. Et si l’on juge des gens, non pas d’après le brillant uniforme qu’ils ont eux-mêmes revêtu ou le nom à effet qu’ils se sont eux-mêmes attribué, mais d’après leur façon d’agir et les idées qu’ils propagent effectivement, il apparaîtra clairement que la « liberté de critique » est la liberté de la tendance opportuniste dans la social-démocratie, la liberté de transformer cette dernière en un parti démocratique de réformes, la liberté de faire pénétrer dans le socialisme les idées bourgeoises et les éléments bourgeois.

La liberté est un grand mot, mais c’est sous le drapeau de la liberté de l’industrie qu’ont été menées les pires guerres de brigandage ; c’est sous le drapeau de la liberté du travail qu’on a spolié les travailleurs. L’expression « liberté de critique », telle qu’on l’emploie aujourd’hui, renferme le même mensonge. Des gens vraiment convaincus d’avoir poussé en avant la science ne réclameraient pas pour des conceptions nouvelles la liberté d’exister à côté des anciennes, mais le remplacement de celles-ci par celles-là. Or, les cris actuels de : « Vive la liberté de critique ! » rappellent trop la fable du tonneau vide. Petit groupe compact, nous suivons une voie escarpée et difficile, nous tenant fortement par la main. De toutes parts nous sommes entourés d’ennemis, et il nous faut marcher presque constamment sous leur feu. Nous nous sommes unis en vertu d’une décision librement consentie, précisément afin de combattre l’ennemi et de ne pas tomber dans le marais d’à côté, dont les hôtes, dès le début, nous ont blâmés d’avoir constitué un groupe à part, et préféré la voie de la lutte à la voie de la conciliation. Et certains d’entre nous de crier : Allons dans ce marais ! Et lorsqu’on leur fait honte, ils répliquent : Quels gens arriérés vous êtes ! N’avez-vous pas honte de nous dénier la liberté de vous inviter à suivre une voie meilleure ! Oh ! oui, Messieurs, vous êtes libres non seulement d’inviter, mais d’aller où bon vous semble, fût-ce dans le marais ; nous trouvons même que votre véritable place est précisément dans le marais, et nous sommes prêts, dans la mesure de nos forces, à vous aider à y transporter vos pénates. Mais alors lâchez-nous la main, ne vous accrochez pas à nous et ne souillez pas le grand mot de liberté, parce que, nous aussi, nous sommes « libres » d’aller où bon nous semble, libres de combattre aussi bien le marais que ceux qui s’y dirigent !

b) LES NOUVEAUX DEFENSEURS DE LA « LIBERTE DE CRITIQUE »

Et c’est ce mot d’ordre (« liberté de critique ») que le Rabotchéïé Diélo (n° 10), organe de l’ »Union des social-démocrates russes à l’étranger », a formulé solennellement ces tout derniers temps : non comme postulat théorique, mais comme revendication politique, comme réponse à la question : « L’union des organisations social-démocrates fonctionnant à l’étranger est-elle possible ? » – « Pour une union solide, la liberté de critique est indispensable » (p. 36).

De là deux conclusions bien nettes : 1° le Rabotchéïé Diélo assume la défense de la tendance opportuniste dans la social-démocratie internationale, en général ; 2° le Rabotchéïé Diélo réclame la liberté de l’opportunisme dans la social-démocratie russe. Examinons ces conclusions :

Ce qui déplaît « surtout » au Rabotchéïé Diélo, c’est la « tendance qu’ont l’Iskra et la Zaria à pronostiquer la rupture entre la Montagne et la Gironde de la social-démocratie internationale « .

« Parler d’une Montagne et d’une Gironde dans les rangs de la social-démocratie, écrit le rédacteur en chef du Rabotchéïé Diélo », B. Kritchevski, c’est faire une analogie historique superficielle, singulière sous la plume d’un marxiste : la Montagne et la Gironde ne représentaient pas des tempéraments ou des courants intellectuels divers, comme cela peut sembler aux historiens-idéologues, mais des classes ou des couches diverses : moyenne bourgeoisie d’une part, petite bourgeoisie et prolétariat de l’autre. Or, dans le mouvement socialiste contemporain, il n’y a pas collision d’intérêts de classe ; dans toutes (souligné par Kritchevski) ses variétés y compris les bernsteiniens les plus avérés, il se place entièrement sur le terrain des intérêts de classe du prolétariat, de la lutte de classe du prolétariat pour son émancipation politique et économique » (pp. 32-33).

Affirmation osée ! B. Kritchevski ignore-t-il le fait, depuis longtemps noté, que précisément la large participation de la couche d’ »académiciens » au mouvement socialiste de ces dernières années, a assuré cette rapide diffusion du bernsteinisme ? Et l’essentiel, sur quoi l’auteur fonde-t-il son opinion pour déclarer que les « bernsteiniens les plus avérés » se placent, eux aussi, sur le terrain de la lutte de classe pour l’émancipation politique et économique du prolétariat ? On ne saurait le dire. Aucun argument, aucune raison pour appuyer sa défense résolue des bernsteiniens les plus avérés.

L’auteur estime apparemment que, dès l’instant où il répète ce que disent d’eux-mêmes les bernsteiniens les plus avérés, son affirmation n’a pas besoin de preuves. Mais quoi de plus « superficiel » que cette façon de juger toute une tendance sur la foi de ce que disent d’eux-mêmes ceux qui la représentent. Quoi de plus superficiel que la « morale » qui suit, sur les deux types ou chemins différents, et même diamétrale¬ment opposés, du développement du parti (pp. 34-35 du Rabotchéïé Diélo) ? Les social-démocrates allemands, voyez-vous, reconnaissent l’entière liberté de critique ; les Français ne la reconnaissent pas, et c’est leur exemple qui montre tout le « mal de l’intolérance ».

Précisément l’exemple de B. Kritchevski, répondrons-nous, montre qu’il est des gens qui, tout en s’intitulant marxistes, considèrent l’histoire exactement « à la manière d’Ilovaïski « . Pour expliquer l’unité du parti allemand et le morcellement du parti socialiste français, il n’est guère besoin de fouiller dans les particularités de l’histoire de l’un ou l’autre pays, de mettre en parallèle les conditions du semi-absolutisme militaire et du parlementarisme républicain ; d’examiner les conséquences de la Commune et de la loi d’exception contre les socialistes ; de comparer la situation et le développement économiques ; de tenir compte du fait que la « croissance sans exemple de la social-démocratie allemande » s’est accompagnée d’une lutte d’une énergie sans exemple dans l’histoire du socialisme, non seulement contre les erreurs théoriques (Mühlberger, Dühring , les socialistes de la chaire ), mais aussi contre les erreurs tactiques (Lassalle), etc., etc. Tout cela est superflu ! Les Français se querellent parce qu’ils sont intolérants ; les Allemands sont unis parce qu’ils sont de petits garçons bien sages. Et, remarquez-le bien, à l’aide de cette incomparable profondeur de pensée, on « récuse » un fait qui renverse entièrement la défense des bernsteiniens. Ces derniers se pla¬cent-ils sur le terrain de la lutte de classe du prolétariat ? Question qui ne peut être résolue définitivement et sans retour que par l’expérience historique. Par conséquent, ce qui a le plus d’importance ici, c’est l’exemple de la France, seul pays où les bernsteiniens aient tenté d’agir comme une force autonome, aux chaleureux applaudissements de leurs collègues allemands (et en partie, des opportunistes russes v. Rab. Diélo, n° 2-3, pp. 83-84). Alléguer l’ »intransigeance » des Français, en dehors de la valeur « historique » de cette allégation (au sens de Nozdrev), – c’est chercher simplement à étouffer sous des paroles acrimonieuses des faits extrêmement désagréables.

D’ailleurs, nous n »avons nulle intention d’abandonner les Allemands à B. Kritchevski et aux autres nombreux défenseurs de la « liberté de critique ». Si les « bernsteiniens les plus avérés » sont encore tolérés dans le parti allemand c’est uniquement dans la mesure où ils se soumettent à la résolution de Hanovre , qui rejette délibérément les « amendements » de Bernstein, et à celle de Lubeck , qui (malgré toute sa diplomatie) contient un avertissement formel à l’adresse de Bernstein. On peut, au point de vue des intérêts parti allemand, contester l’opportunité de cette diplomatie, se demander si, en l’occurrence, un mauvais accommodement vaut mieux qu’une bonne querelle ; on peut en bref différer d’avis sur tel ou tel moyen de repousser le bernsteinisme, mais on ne saurait contester que le parti allemand l’a deux fois repoussé. Aussi bien, croire que l’exemple des Allemands confirme la thèse selon laquelle « les bernsteiniens les plus avérés se placent sur le terrain de la lutte de classe du prolétariat pour son émancipation économique et politique », c’est ne rien comprendre à ce qui se passe sous les yeux de tous .

Bien plus, nous l’avons déjà signalé, le Rabotchéïé Diélo intervient devant la social-démocratie russe pour réclamer la « liberté de critique » et défendre le bernsteinisme. Il a dû apparemment se convaincre que nos « critiques » et nos bernsteiniens étaient injustement offensés. Mais lesquels ? Par qui, où et quand ? Pourquoi injustement ? Là-dessus le Rabotchéïé Diélo se tait ; pas une fois il ne mentionne un cri¬tique ou un bernsteinien russe ! Il ne nous reste qu’à choisir entre deux hypothèses possibles. Ou bien la partie in¬justement offensée n’est autre que le Rabotchéïé Diélo lui-même (ce qui est confirmé par ceci que les deux articles du n° 10 parlent uniquement des offenses infligées par la Zaria et l’Iskra au Rabotchéïé Diélo). Et alors comment expliquer cette bizarrerie que le Rabotchéïé Diélo, qui a toujours récusé avec opiniâtreté toute solidarité avec le bernsteinisme, n’ait pu se défendre qu’en plaçant un mot en faveur des « bernsteiniens les plus avérés » et de la liberté de critique ? Ou bien ce sont des tiers qui ont été injustement offensés. Et alors quels motifs peut-on avoir pour ne les point nommer ?

Ainsi, nous voyons que le Rabotchéïé Diélo continue le jeu de cache-cache auquel il se livre (nous le montrerons plus loin) depuis qu’il existe. Et puis, remarquez cette première application pratique de la fameuse « liberté de critique ». Cette liberté s’est ramenée aussitôt, en fait, non seulement à l’absence de toute critique, mais aussi à l’absence de tout jugement indépendant. Le même Rabotchéïé Diélo qui tait, comme une maladie secrète (selon l’expression heureuse de Starover), l’existence d’un bernsteinisme russe, propose de guérir cette maladie en recopiant purement et simplement la dernière ordonnance allemande pour le traitement de la forme allemande de cette maladie ! Au lieu de liberté de critique, imitation servile… pis encore : simiesque ! Les manifestations de l’actuel opportunisme international, partout identique dans son contenu social et politique varient selon les particularités nationales. Dans tel pays, les opportunistes se sont depuis longtemps groupés sous un drapeau particulier ; dans tel autre, dédaigneux de la théorie ils mènent pratiquement la politique des radicaux socialistes ; dans un troisième, quelques membres du parti révolutionnaire passés au camp de l’opportunisme veulent arriver à leurs fins, non par une lutte ouverte pour des principes, une tactique nouvelle, mais par une dépravation graduelle, insensible et, si l’on peut dire, impunissable, de leur parti ; ailleurs, enfin, ces transfuges emploient les mêmes procédés dans les ténèbres de l’esclavage politique, où le rapport entre l’activité « légale » et l’activité « illégale » etc., est tout à fait original. Faire de la liberté de critique et de la liberté du bernsteinisme la condition de l’union des social-démocrates russes, sans une analyse des manifestations concrètes et des résultats particuliers du bernsteinisme russe, c’est parler pour ne rien dire. Essayons donc de dire nous-mêmes, au moins en quelques mots, ce que n’a pas voulu dire (ou peut-être n’a pas su comprendre) le Rabotchéïé Diélo.

c) LA CRITIQUE EN RUSSIE

A cet égard, la particularité essentielle de la Russie, c’est que le début même du mouvement ouvrier spontané d’une part, et de l’évolution de l’opinion publique avancée vers le marxisme, de l’autre, a été marqué par la réunion d’éléments pertinemment hétérogènes sous un même drapeau pour la lutte contre l’ennemi commun (contre une philosophie politique et sociale surannée). Nous voulons parler de la lune de miel du « marxisme légal ». Ce fut un phénomène d’une extrême originalité, à la possibilité duquel personne n’aurait pu croire dans les années 80 ou au début des années 90. Dans un pays autocratique, où la presse est complètement asservie, à une époque de réaction politique forcenée qui sévissait contre les moindres poussées de mécontentement et de protestation politique, la théorie du marxisme révolutionnaire se fraye soudain la voie dans une littérature soumise à la censure, et cette théorie est exposée dans la langue d’Esope mais compréhensible pour tous « ceux qui s’y intéressent ». Le gouvernement s’était habitué à ne considérer comme dangereuse que la théorie de la « Narodnaïa Volia » (révolutionnaire) ; il n’en remarquait pas, comme cela arrive d’ordinaire, l’évolution intérieure et se réjouissait de toute critique dirigée contre elle. Avant que le gouvernement se ressaisît, avant que la lourde armée des censeurs et des gendarmes eût découvert le nouvel ennemi et foncé sur lui, il se passa beaucoup de temps (beaucoup pour nous autres russes). Or, pendant ce temps, des ouvrages marxistes étaient édités, les uns après les autres, des revues et des journaux marxistes se fondaient ; tout le monde littéralement devenait marxiste, on flattait les marxistes, on était aux petits soins pour eux, les éditeurs étaient enthousiasmés de la vente extrêmement rapide des ouvrages marxistes. On conçoit que parmi les marxistes débutants, plongés dans la griserie du succès, il se soit trouvé plus d’un « écrivain enorgueilli »…

Aujourd’hui, l’on peut parler de cette période tranquillement, comme on parle du passé. Nul n’ignore que la floraison éphémère du marxisme à la surface de notre littérature provint de l’alliance d’éléments extrêmes avec des éléments très modérés. Au fond, ces derniers étaient des démocrates bourgeois, et cette conclusion (corroborée a l’évidence par leur évolution « critique » ultérieure) s’imposait à certains, du temps que l’ »alliance » était encore intacte .

Mais s’il en est ainsi, à qui incombe la plus grande responsabilité du « trouble » ultérieur, sinon aux social-démocrates révolutionnaires qui ont conclu cette alliance avec les futurs « critiques » ? Voilà la question, suivie d’une réponse affirmative, qu’on entend parfois dans la bouche de gens qui voient les choses de façon trop rectiligne. Mais ces gens ont bien tort. Seuls peuvent redouter des alliances temporaires, même avec des éléments incertains, ceux qui n’ont pas confiance en eux-mêmes. Aucun parti politique ne pourrait exister sans ces alliances. Or, l’union avec les marxistes légaux fut en quelque sorte la première alliance politique véritable réalisée par la social-démocratie russe. Cette alliance permit de remporter sur le populisme une victoire étonnamment rapide et assura une diffusion prodigieuse aux idées marxistes (vulgarisées, il est vrai). En outre, cette alliance ne fut pas conclue tout à fait sans « conditions ». Témoin le recueil marxiste Documents pour servir de caractéristique à notre développement économique, brûlé en 1895 par la censure. Si l’on peut comparer l’accord littéraire passé avec les marxistes légaux à une alliance politique, on peut comparer cet ouvrage à un contrat politique. La rupture ne provint évidemment pas de ce que les « al¬liés » s’étaient avérés des démocrates bourgeois. Au con¬traire, les représentants de cette dernière tendance sont pour la social-démocratie des alliés naturels et désirables, pour autant qu’il s’agit de ses tâches démocratiques que la situation actuelle de la Russie porte au premier plan. Mais la condition nécessaire d’une telle alliance, c’est la pleine possibilité pour les socialistes de dévoiler devant la classe ouvrière l’opposition hostile de ses intérêts avec ceux de la bourgeoisie. Or, le bernsteinisme et la tendance « critique » auxquels se rallièrent en foule la plupart des marxistes légaux, enlevaient cette possibilité et pervertissaient la conscience socialiste en avilissant le marxisme, en prêchant la théorie de l’émoussement des antagonismes sociaux, en proclamant absurde l’idée de la révolution sociale et de la dictature du prolétariat, en ramenant le mouvement ouvrier et la lutte de classes à un trade-unionisme étroit et à la lutte pour de menues réformes graduelles. Cela équivaut parfaitement à la négation, par la démocratie bourgeoise, du droit du socialisme à l’indépendance, et, par conséquent de son droit à l’existence ; cela tendait en pratique à transformer le mouvement ouvrier, alors à ses débuts, en appendice du mouvement libéral.

Il est évident que dans ces conditions la rupture s’imposait. Mais l’ »originalité » de la Russie fut que cette rupture amena simplement l’élimination des social-démocrates de la littérature « légale », la plus accessible au public et la plus répandue. Les « ex-marxistes » qui s’étaient groupés « sous le signe de la critique » et avaient obtenu le quasi-monopole de « l’exécution » du marxisme s’y étaient retranchés. Les devises : « contre l’orthodoxie » et « vive la liberté de critique » (reprises maintenant par le Rabotchéïé Diélo) devinrent aussitôt des vocables à la mode. Que même censeurs et gendarmes n’aient pu résister à cette mode, c’est ce que montrent des faits tels que l’apparition de trois éditions russes du livre du fameux (fameux à la façon d’Erostrate) Bernstein ou la recommandation, par Zoubatov, des ouvrages de Bernstein, Prokopovitch, etc. (Iskra, n° 10). Les. social-démocrates avaient alors la tâche déjà difficile par elle-même, et rendue incroyablement plus difficile encore par les obstacles purement extérieurs, de combattre le nouveau courant. Or, celui-ci ne se limitait pas à la littérature. L’évolution vers la « critique » se rencontrait avec l’engouement des social-démocrates praticiens pour l’ »économisme ». La naissance et le développement du lien et de la dépendance réciproque entre la critique légale et l’économisme illégal est une question intéressante qui pourrait faire l’objet d’un article spécial. Il nous suffira de marquer ici l’existence incontestable de ce lien. Le fameux Credo n’acquit une célébrité aussi méritée que parce qu’il formulait ouvertement cette liaison et dévoilait incidemment la tendance politique fondamentale de l’ »économisme » : aux ouvriers, la lutte économique (ou plus exactement : la lutte trade-unioniste qui embrasse aussi la lutte spécifiquement ouvrière) ; les intellectuels marxistes se fondront avec les libéraux pour la « lutte » politique.¬ L’activité trade-unioniste « dans le peuple » fut l’accomplissement de la première moitié de la tâche ; la critique légale, de la seconde. Cette déclaration était une arme si précieuse contre l’économisme que si le Credo n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer.

Le Credo ne fut pas inventé ; il fut publié sans l’assentiment et peut-être même contre la volonté de ses auteurs. En tout cas, l’auteur de ces lignes, qui contribua à étaler au grand jour le nouveau « programme « , a eu l’occasion d’en¬tendre regretter et déplorer que le résumé des vues des orateurs, jeté par eux sur le papier, ait été répandu en copies, décoré de l’étiquette de Credo et même publié dans la presse en même temps que la protestation ! Si nous rappelons cet épisode, c’est parce qu’il révèle un trait fort curieux de notre économisme : la crainte de la publicité. C’est bien là un trait de l’économisme en général, et pas seulement des auteurs du Credo : il s’est manifesté dans la Rabotchaïa Mysl – partisan le plus franc et le plus honnête de l’économisme, – et dans le Rabotchéïé Diélo (qui s’est élevé contre la publication de documents « économistes » dans le Vademecum), et dans le comité de Kiev qui n’a pas voulu, il y a deux ans, autoriser qu’on publiât sa « profession de foi », en même temps que la réfutation de cette dernière, – comme il s’est manifesté chez beaucoup, beaucoup de représentants de l’économisme.

Cette crainte de la critique que montrent les partisans de la liberté de critique ne saurait être expliquée uniquement par la ruse (quoique la ruse joue parfois un rôle : il n’est pas avantageux en effet d’exposer à l’attaque de l’adversaire les essais encore fragiles d’une tendance nouvelle !). Non, la majorité des économistes, avec une sincérité parfaite, voit sans bienveillance (et de par l’essence même de l’économisme ne peut que voir sans bienveillance) toutes les discussions théoriques, divergences de fraction, vastes problèmes politiques, projets d’organisation des révolutionnaires, etc. « On ferait bien d’écouler le tout à l’étranger ! », me dit un jour un des économistes assez conséquents, exprimant par là cette opinion extrêmement répandue, purement trade-unioniste, encore une fois, que notre affaire c’est le mouvement ouvrier, les organisations ouvrières de chez nous, de notre localité, – et que tout le reste, ce sont des inventions de doctrinaires, une « surestimation de l’idéologie », selon l’expression des auteurs de la lettre parue dans le n° 12 de l’Iskra à l’unisson avec le n° 10 du Rabotchéïé Diélo.

La question se pose maintenant : étant donné ces particularités de la « critique » et du bernsteinisme russes, quelle devait être la tâche de ceux qui, réellement, et non pas seulement en paroles, voulaient combattre l’opportunisme ? Tout d’abord, il fallait songer à reprendre le travail théorique, qui, à peine commencé à l’époque du marxisme légal, retombait maintenant sur les militants illégaux ; sans ce travail, la croissance normale du mouvement était impossible. Ensuite, il était nécessaire d’engager une lutte active contre la « critique » légale qui pervertissait à fond les esprits. Enfin, il fallait s’élever vigoureusement contre la dispersion et les flottements du mouvement pratique, en dénonçant et réfutant toute tentative de rabaisser, consciemment ou inconsciemment, notre programme et notre tactique.

Que le Rabotchéïé Diélo ne se soit acquitté ni de la première, ni de la deuxième, ni de la troisième de ces tâches, on le sait, et nous aurons plus loin à analyser en détail cette vérité bien connue, sous les angles les plus divers. Maintenant nous voulons simplement montrer la contradiction flagrante qui existe entre la revendication de la « liberté de critique » et les particularités de notre critique nationale et de notre économisme russe. Jetez en effet un coup d’œil sur la résolution par laquelle l’ »Union des social-démocrates russes à l’étranger » a confirmé le point de vue du Rabotchéïé Diélo :

« Dans l’intérêt du développement idéologique ultérieur de la social-démocratie, nous reconnaissons que la liberté de critiquer la théorie social-démocrate est absolument nécessaire dans la littérature du parti, dans la mesure où cette critique ne contredit pas le caractère de classe et le caractère révolutionnaire de cette théorie. » (Deux congrès, p. 10.)

Et les motifs, c’est que cette résolution, « dans sa première partie, coïncide avec la résolution du congrès du Parti à Lubeck, au sujet de Bernstein »… – Dans la simplicité de leur cœur, « ceux de l’Union » ne remarquent même pas quel testimonium paupertatis (certificat d’indigence) ils se dé¬cernent par ce copiage !.. – « mais… dans sa deuxième partie, elle circonscrit la liberté de critique plus étroitement que ne l’a fait le congrès de Lubeck »

Ainsi donc, la résolution de l’ »Union » serait dirigée con¬tre les bernsteiniens russes ? Autrement, il serait tout à fait absurde de s’en référer à Lubeck ! Mais il est faux qu’elle « circonscrive étroitement la liberté de critique ». Par leur ré¬solution de Hanovre, les Allemands ont, point par point, repoussé justement les amendements de Bernstein et, par celle de Lubeck, ils ont donné un avertissement personnel à Bernstein en le nommant dans la résolution. Cependant nos « libres » imitateurs ne font pas la moindre allusion à une seule des manifestations de la « critique » et de l’économisme spécialement russes. Etant donné cette réticence, l’allusion abstraite au caractère de classe et au caractère révolutionnaire de la théorie laisse beaucoup plus de place aux fausses interprétations, surtout si « l’Union » se refuse à classer dans l’opportunisme la « tendance dite économiste » (Deux Congrès, p. 8, § 1). Cela, soit dit en passant. L’important, c’est que les positions des opportunistes par rapport aux social-démocrates révolutionnaires sont diamétralement opposées en Allemagne et en Russie. En Allemagne, les social-démocrates révolutionnaires, comme on sait, s’affirment pour la conservation de ce qui est : pour l’ancien programme et l’ancienne tactique connus de tous et expliqués dans tous leurs détails par l’expérience de dizaines et de dizaines d’années. Or, les « critiques » veulent introduire des modifications et, comme ils sont une infime minorité et que leurs tendances révisionnistes sont très timides, on comprend pour quels motifs la majorité se borne à rejeter froidement leur « innovation ». En Russie, au contraire, critiques et économistes sont pour la conservation de ce qui est : les « critiques » veulent continuer à être considérés comme des marxistes et à jouir de la « liberté de critique » dont ils ont profité à tous égards (car au fond, ils n’ont jamais reconnu aucune cohésion dans le parti ; d’ailleurs, nous n’avions pas un organe de parti universellement reconnu et capable de « limiter », ne fût-ce que par un conseil, la liberté de critique) ; les économistes veulent que les révolutionnaires reconnaissent « les pleins droits du mouvement à l’heure actuelle » (Rab. Diélo, n° 10, p. 25), c’est-à-dire la « légitimité » de l’existence de ce qui existe ; que les « idéologues » ne cherchent pas à « faire dévier » le mouvement de la voie « déterminée par le jeu réciproque des éléments matériels et du milieu matériel » (« lettre » du n° 12 de l’Iskra) ; que l’on reconnaisse comme désirable la lutte « que les ouvriers peuvent mener dans les circonstances présentes », et comme possible celle « qu’ils mènent en réalité au moment présent » (« Supplément spécial à la Rabotchaïa Mysl », p. 14). Mais nous, social-démocrates révolutionnaires, ce culte du spontané, c’est-à-dire de ce qui est « au moment présent », ne nous sa¬tisfait pas. Nous exigeons que soit modifiée la tactique qui a prévalu ces dernières années ; nous déclarons que « avant de nous unir et pour nous unir, il faut d’abord nous délimiter résolument et délibérément » (annonce de la publication de l’Iskra ). En un mot, les Allemands s’en tiennent à l’état actuel des choses et repoussent les changements ; quant à nous, repoussant la soumission et la résignation à l’état de choses actuel, nous en réclamons le changement.

C’est cette « petite » différence que nos « libres » copieurs de résolutions allemandes n’ont pas remarquée !

d) ENGELS ET L’IMPORTANCE DE LA LUTTE THEORIQUE

« Le dogmatisme, le doctrinarisme », « l’ossification du parti, châtiment inévitable de la compression forcée de la pensée », tels sont les ennemis contre lesquels entrent en lice les champions de la « liberté de critique » du Rabotchéïé Diélo. Nous sommes très heureux que cette question soit mise à l’ordre du jour ; seulement nous proposerions de la compléter par cette autre question :

- Mais qui sont les juges ?

Nous avons devant nous deux prospectus d’éditions littéraires. Le premier : le « programme du Rabotchéïé Diélo », organe périodique de l’ »Union des social-démocrates russes »(épreuve du n°1 du Rab. Diélo). Le second : l’ »annonce de la reprise des éditions du groupe « Libération du Travail ». Tous deux sont datés de 1899, époque à laquelle la « crise du marxisme » était depuis longtemps déjà à l’ordre du jour. Pourtant, dans le premier ouvrage, on chercherait en vain des indications sur cette question et un exposé précis de la position que compte prendre le nouvel organe à cet égard. Du travail théorique et de ses tâches essentielles à l’heure présente, ce programme non plus que ses compléments adoptés par le III° congrès de l’ »Union » (en 1901) ne soufflent mot (Deux congrès, pp. 15-18). Durant tout ce temps, la rédaction du Rabotchéïé Diélo a laissé de côté les questions théoriques, quoiqu’elles émussent les social-démocrates du monde entier.

L’autre prospectus, au contraire, signale tout d’abord un relâchement de l’intérêt pour la théorie au cours de ces dernières années ; il réclame instamment « une attention vigilante pour le côté théorique du mouvement révolutionnaire du prolétariat » et exhorte à la « critique implacable des tendances antirévolutionnaires, bernsteiniennes et autres », dans notre mouvement. Les numéros parus de la Zaria montrent comment ce programme a été exécuté.

Ainsi donc, l’on voit que les grandes phrases contre l’ossification de la pensée, etc., dissimulent l’insouciance et l’impuissance à faire progresser la pensée théorique. L’exemple des social-démocrates russes illustre d’une façon particulièrement frappante ce phénomène commun à l’Europe (et signalé depuis longtemps par les marxistes allemands) que la fameuse liberté de critique ne signifie pas le remplacement d’une théorie par une autre, mais la liberté à l’égard de tout système cohérent et réfléchi ; elle signifie éclectisme et absence de principes. Ceux qui connaissent tant soit peu la situation de fait de notre mouvement ne peuvent pas ne pas voir que la large diffusion du marxisme a été accompagnée d’un certain abaissement du niveau théorique. Bien des gens dont la préparation théorique était infime ou nulle ont adhéré au mouvement pour ses succès pratiques et sa portée pratique. On peut juger du manque de tact que montre le Rabotchéïé Diélo lorsqu’il sort d’un air triomphant cette définition de Marx : « Tout pas réel du mouvement pratique importe plus qu’une douzaine de programmes. » Répéter ces mots en cette époque de débandade théorique équivaut à clamer à la vue d’un cortège funèbre : « Je vous souhaite d’en avoir toujours à porter ! » D’ailleurs, ces mots sont empruntés à la lettre sur le programme de Gotha, dans laquelle Marx condamne catégoriquement l’éclectisme dans l’énoncé des principes. Si vraiment il est nécessaire de s’unir, écrivait Marx aux chefs du parti, passez des accords en vue d’atteindre les buts pratiques, du mouvement, mais n’allez pas jusqu’à faire commerce des principes, ne faites pas de « concessions » théoriques. Telle était la pensée de Marx, et voilà qu’il se trouve parmi nous des gens qui, en son nom, essayent de diminuer l’importance de la théorie !

Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande pour trois raisons trop souvent oubliées, savoir : tout d’abord, notre parti ne fait encore que se constituer, qu’élaborer sa physionomie et il est loin d’en avoir fini avec les autres tendances de la pensée révolutionnaire, qui menacent de détourner le mouvement du droit chemin. Ces tout derniers temps justement, nous assistons, au contraire (comme Axelrod l’avait prédit depuis longtemps aux économistes), à une recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates. Dans ces conditions, une erreur « sans importance » à première vue, peut entraîner les plus déplorables conséquences, et il faut être myope pour considérer comme inopportunes ou superflues les discussions de fraction et la délimitation rigoureuse des nuances. De la consolidation de telle ou telle « nuance » peut dépendre l’avenir de la social-démocratie russe pour de longues, très longues années.

Deuxièmement, le mouvement social-démocrate est, par son essence même, international. Il ne s’ensuit pas seulement que nous devons combattre le chauvinisme national. Il s’ensuit encore qu’un mouvement qui commence dans un pays jeune ne peut être fructueux que s’il assimile l’expérience des autres pays. Or pour cela il ne suffit pas simplement de connaître cette expérience ou de se borner à recopier les dernières résolutions : il faut pour cela savoir faire l’analyse critique de cette expérience et la contrôler soi-même. Ceux qui se rendent compte combien s’est développé le mouvement ouvrier contemporain, et combien il s’est rami¬fié, comprendront quelle réserve de forces théoriques et d’expérience politique (et révolutionnaire) réclame l’accomplissement de cette tâche.

Troisièmement, la social-démocratie russe a des tâches nationales comme n’en a jamais eu aucun parti socialiste du monde. Nous aurons à parler plus loin des obligations poli¬tiques et d’organisation que nous impose cette tâche : libérer un peuple entier du joug de l’autocratie. Pour le mment, nous tenons simplement à indiquer que seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. Or, pour se faire une idée un peu concrète de ce que cela veut dire, que le lecteur se rappelle les prédécesseurs de la social-démocratie russe Herzen, Biélinski, Tchernychevski et la brillante pléiade des révolutionnaires de 1870-1880 ; qu’il songe à l’importance mondiale qu’acquiert actuellement la littérature russe ; qu’il … mais, suffit !

Citons les remarques faites par Engels en 1874, sur l’importance de la théorie dans le mouvement social-démocrate. Engels reconnaît à la grande lutte de la social-démocratie non pas deux formes (politique et économique) – comme cela se fait chez nous – mais trois, en mettant sur le même plan la lutte théorique. Sa recommandation au mouvement ouvrier allemand, déjà vigoureux pratiquement et politiquement, est si instructive au point de vue des problèmes et discussions actuels, que le lecteur, espérons-le, ne nous en voudra pas de lui donner le long extrait de la préface à la brochure Der deutsche Bauernkrieg depuis longtemps devenue une rareté bibliographique : « Les ouvriers allemands ont deux avantages importants sur les ouvriers du reste de l’Europe. Le premier, c’est qu’ils appartiennent au peuple le plus théoricien de l’Europe et qu’ils ont conservé en eux-mêmes ce sens de la théorie, presque complètement perdu par les classes dites « instruites » d’Allemagne. Sans la philosophie allemande qui l’a précédé, en particulier sans celle de Hegel, le socialisme scientifique allemand, le seul socialisme scientifique qui ait jamais existé, ne se serait jamais constitué. Sans le sens théorique qui leur est inhérent, les ouvriers ne se seraient jamais assimilé à un tel point ce socialisme scientifique, comme c’est le cas à présent. Combien est immense cet avantage, c’est ce que montrent, d’une part, l’indifférence à toute théorie gui est une des principales raisons pour lesquelles le mouvement ouvrier anglais progresse si lentement malgré la magnifique organisation de certains métiers, et d’autre part, le trouble et les hésitations que le proudhonisme a provoqués, sous sa forme primitive, chez les Français et les Belges et, sous la forme caricaturale que lui a donnée Bakounine, chez les Espagnols et les Italiens.

Le deuxième avantage est que les Allemands sont entrés dans le mouvement ouvrier presque les derniers. De même que le socialisme théorique allemand n’oubliera jamais qu’il repose sur Saint-Simon, Fourier et Owen – trois penseurs qui, malgré le caractère fantaisiste et utopique de leurs doc¬trines, comptent parmi les plus grands esprits de tous les temps, et qui par leur génie ont anticipé sur d’innombrables vérités dont maintenant nous démontrons scientifiquement la justesse, – de même le mouvement ouvrier pratique d’Allemagne ne doit jamais oublier qu’il s’est développé grâce au mouvement anglais et français, dont il a pu utiliser la coûteuse expérience et éviter maintenant les fautes, inévitables alors dans la plupart des cas. Où serions-nous maintenant sans le modèle des trade-unions anglaises et de la lutte politique des ouvriers français, sans cette impulsion formidable qu’a donnée notamment la Commune de Paris ?

Il faut rendre justice aux ouvriers allemands : ils ont profité avec une rare intelligence des avantages de leur situation. Pour la première fois depuis que le mouvement ouvrier existe, la lutte est dans ses trois directions coordonnées et liées entre elles : théorique, politique et économique-pratique (résistance aux capitalistes). C’est dans cette attaque pour ainsi dire concentrique que résident la force et l’invincibilité du mouvement allemand.

Cette situation avantageuse d’une part, le caractère essentiellement insulaire du mouvement anglais, ainsi que la répression du mouvement français, de l’autre, font que les ouvriers allemands se trouvent maintenant à la tête de la lutte prolétarienne. Combien de temps les événements leur permettront-ils d’occuper ce poste d’honneur, on ne saurait le prédire. Mais aussi longtemps qu’ils l’occuperont ils s’acquitteront comme il convient, il faut l’espérer, des obligations que ce poste leur impose. Pour cela ils devront redoubler leurs efforts dans tous les domaines de la lutte et de l’agitation. Pour les chefs en particulier, leur devoir consistera à s’instruire de plus en plus dans toutes les questions théoriques, à se libérer de plus en plus de l’influence des phrases traditionnelles de l’ancienne conception du monde, et à ne jamais perdre de vue que le socialisme, depuis qu’il est de¬venu une science, veut être traité comme une science, c’est-à-dire être étudié. il faut redoubler d’ardeur pour répandre parmi les masses ouvrières la conscience ainsi acquise et de plus en plus lucide, cimenter toujours plus fortement l’organisation du parti et celle des syndicats… …Si les ouvriers allemands continuent à progresser ainsi, je ne dis pas qu’ils marcheront à la tête du mouvement – il n’est pas dans l’intérêt du mouvement que les ouvriers d’une seule nation quelconque marchent à sa tête – mais qu’ils occuperont une place honorable parmi les combattants et seront armés de pied en cap, si de rudes épreuves ou de grands événements les obligent soudain à plus de courage, à plus de décision et d’énergie. »

Les paroles d’Engels se sont révélées prophétiques. Quelques années plus tard, les ouvriers allemands étaient inopinément soumis à la rude épreuve de la loi d’exception contre les socialistes. Les ouvriers allemands se trouvèrent en effet armés de pied en cap pour affronter cette épreuve, et ils en sortirent victorieux.

Le prolétariat russe aura à subir des épreuves infiniment plus dures encore, il aura à combattre un monstre au¬près duquel la loi d’exception dans un pays constitutionnel semble un pygmée. L’histoire nous assigne maintenant une tâche immédiate, la plus révolutionnaire de toutes les tâches immédiates du prolétariat de n’importe quel autre pays. L’accomplissement de cette tâche, la destruction du rempart le plus puissant, non seulement de la réaction européenne mais aussi (nous pouvons maintenant le dire) de la réaction asiatique, ferait du prolétariat russe l’avant-garde du prolétariat révolutionnaire international.

Et nous sommes en droit d’espérer que nous obtiendrons ce titre honorable, mérité déjà par nos prédécesseurs, les révolutionnaires de 1870-80, si nous savons animer du même esprit de décision et de la même énergie sans bornes, notre mouvement, mille fois plus large et plus profond.

II : LA SPONTANEITE DES MASSES ET LA CONSCIENCE DE LA SOCIAL-DEMOCRATIE

Nous avons dit qu’il était nécessaire d’animer du même esprit de décision et de la même énergie sans bornes notre mouvement, infiniment plus large et plus profond que celui de 1870-1880. En effet, jusqu’à présent, personne encore, semble-t-il, n’avait douté que la force du mouvement contemporain ne fût dans l’éveil des masses (et principalement du prolétariat industriel), et sa faiblesse dans le man¬que de conscience et d’initiative des dirigeants révolutionnaires. Néanmoins, ces tout derniers temps, une découverte stupéfiante menace de renverser sur ce point toutes les idées reçues. Elle est l’œuvre du Rabotchéïé Diélo qui, polémisant avec l’Iskra et la Zaria, ne s’est pas borné à des objections particulières et a tenté de ramener le « désaccord général  » à sa racine profonde : à une « appréciation différente de l’importance relative de l’élément spontané et de l’élément consciemment « méthodique ». L’acte d’accusation du Rabotchéïé Diélo porte : « sous-estimation de l’importance de l’élément objectif ou spontané du développement ». Nous répondrons : si la polémique de l’Iskra et de la Zaria n’avait eu aucun autre résultat que d’amener le Rabotchéïé Diélo à découvrir ce « désaccord général », ce résultat à lui seul nous donnerait grandement satisfaction, tant cette thèse est significative, tant elle éclaire vivement le fond des divergences théoriques et politiques qui séparent aujourd’hui les social-démocrates russes.

Aussi la question des rapports entre la conscience et la spontanéité offre-t-elle un immense intérêt général et de¬mande-t-elle une étude détaillée.

a) DEBUT DE L’ESSOR SPONTANE

Dans le chapitre précédent nous avons marqué l’engouement général de la jeunesse instruite russe pour la théorie marxiste vers 1895. C’est vers la même époque que les grèves ouvrières, après la fameuse guerre industrielle de 1896 à Pétersbourg, revêtirent aussi un caractère général. Leur extension dans toute la Russie attestait clairement combien profond était le mouvement populaire qui montait à nouveau, et si l’on veut parler de l’ »élément spontané », c’est assurément dans ce mouvement de grèves qu’il faut le voir avant tout. Mais il y a spontanéité et spontanéité. Il y eut en Russie des grèves et dans les années 70 et dans les années 60 (et même dans la première moitié du XIX° siècle), grèves accompagnées de destruction « spontanée » de machines, etc. Comparées à ces « émeutes », les grèves après 1890 pourraient être qualifiées même de « conscientes », tant le mouvement ouvrier avait progressé dans l’intervalle. Ceci nous montre que l’ »élément spontané » n’est au fond que la forme embryonnaire du conscient. Les émeutes primitives exprimaient déjà un certain éveil de conscience : les ouvriers perdaient leur foi séculaire dans l’inébranlabilité du régime qui les accablait ; ils commençaient… je ne dirai pas à comprendre, mais a sentir la nécessité d’une résistance collective, et ils rompaient résolument avec la soumission servile aux autorités. Pourtant, c’était bien plus une manifestation de désespoir et de vengeance qu’une lutte. Les grèves d’après 1890 nous offrent bien plus d’éclairs de conscience : on formule des revendications précises, on tâche de prévoir le moment favorable, on discute certains cas et exemples des autres localités etc. Si les émeutes étaient simplement la révolte de gens opprimés, les grèves systématiques étaient déjà des embryons – mais rien que des embryons – de la lutte de classe. Prises en elles-mêmes, ces grèves étaient une lutte trade-unioniste, mais non encore social-démocrates ; elles marquaient l’éveil de l’antagonisme entre ouvriers et patrons ; mais les ouvriers n’avaient pas et ne pouvaient avoir conscience de l’opposition irréductible de leurs intérêts avec tout l’ordre politique et social existant, c’est à dire la conscience social-démocrate. Dans ce sens les grèves d’après 1890, malgré l’immense progrès qu’elles représentaient par rapport aux « émeutes », demeuraient un mouvement purement spontané.

Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc . Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. De même en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie sur¬git d’une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes. A l’époque dont nous parlons, c’est-à-dire vers 1895, cette doctrine était non seulement le programme parfaitement établi du groupe « Libération du Travail », mais elle avait gagné à soi la majorité de la jeunesse révolutionnaire de Russie.

Ainsi donc, il y avait à la fois éveil spontané des masses ouvrières, éveil à la vie consciente et à la lutte consciente, et une jeunesse révolutionnaire qui, armée de la théorie social-démocrate brûlait de se rapprocher des ouvriers. A ce propos, il importe particulièrement d’établir ce fait sou¬vent oublié (et relativement peu connu), que les premiers social-démocrates de cette période, qui se livraient avec ardeur à l’agitation économique (en tenant strictement compte, à cet égard, des indications vraiment utiles de la brochure De l’agitation, encore manuscrite en ce temps-là), loin de considérer cette agitation comme leur tâche unique, assignaient dès le début à la social-démocratie russe les plus grandes tâches historiques en général et la tâche du renversement de l’autocratie, en particulier. Ainsi, par exemple, le groupe des social-démocrates de Pétersbourg, qui fonda « l’Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière », rédigea, dès la fin de 1895, le premier numéro d’un journal intitulé Rabotchéïé Diélo. Prêt à être imprimé, ce numéro fut saisi par les gendarmes au cours d’une descente effectuée dans la nuit du 8 au 9 décembre 1895, chez un des membres du groupe, Anat. Alex. Vanéev , de sorte que le Rabotchéïé Diélo de la première formation ne put voir le jour. L’éditorial de ce journal (que peut-être dans une trentaine d’années une revue comme la Rousskaïa Starina exhumera des archives du département de la police) exposait les tâches historiques de la classe ouvrière en Russie, parmi lesquelles il mettait au premier plan la conquête de la liberté politique. Suivaient un article « A quoi pensent nos ministres ? » sur le sac des comités d’instruction élémentaire par la police, ainsi qu’une série de correspondances, non seulement de Pétersbourg, mais aussi d’autres localités de la Russie (par exemple, sur un massacre d’ouvriers dans la province de Iaroslavl). Ainsi, ce « premier essai », si je ne m’abuse, des social-démocrates des années 1890-1900 n’était pas un journal étroitement local, encore moins de caractère « économique » ; il s’efforçait d’unir la lutte gréviste au mouvement révolutionnaire dirigé contre l’autocratie et d’amener tous les opprimés, victimes de la politique d’obscurantisme réactionnaire, à soutenir la social-démocratie. Et pour quiconque connaît tant soit peu l’état du mouvement à cette époque, il est hors de doute qu’un tel journal eût rencontré toute la sympathie des ouvriers de la capitale et des intellectuels révolutionnaires, et aurait eu la plus large diffusion. L’insuccès de l’entreprise prouva simplement que les social-démocrates d’alors étaient incapables de répondre aux exigences de l’heure par manque d’expérience révolutionnaire et de préparation pratique. De même pour le Rabotchi Listok de Saint-Pétersbourg et surtout pour la Rabotchaïa Gazéta et le Manifeste du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, fondé au printemps de 1898. Il va de soi que l’idée ne nous vient même pas à l’esprit de reprocher aux militants d’alors leur manque de préparation. Mais pour profiter de l’expérience du mouve¬ment et en tirer des leçons pratiques, il faut se rendre compte, jusqu’au bout, des causes et de l’importance de tel ou tel défaut. C’est pourquoi il importe éminemment d’établir qu’une partie (peut-être même la majorité) des social-démocrates militants de 1895-1898 considéraient avec juste raison comme possible à cette époque-là, au début même du mouvement « spontané », de préconiser un programme et une tactique des plus étendus . Or, le manque de préparation chez la plupart des révolutionnaires, étant un phénomène parfaitement naturel, ne pouvait susciter aucune appréhension particulière. Du moment que les tâches étaient bien posées ; du moment qu’on avait assez d’énergie pour essayer à nouveau de les accomplir, les insuccès momentanés n’étaient que demi-mal. L’expérience révolutionnaire et l’habileté organisatrice sont choses qui s’acquièrent. Il suffit qu’on veuille développer en soi les qualités nécessaires ! Il suffit qu’on prenne conscience de ses défauts, ce qui, en matière révolutionnaire, est plus que corriger à moitié !

Mais le demi-mal devint un mal véritable quand cette conscience commença à s’obscurcir (elle était pourtant très vive chez les militants des groupes mentionnés plus haut), quand apparurent des gens – et même des organes social-démocrates – prêts à ériger les défauts en vertus et tentant même de justifier théoriquement leur soumission servile au spontané, leur culte du spontané. Il est temps de faire le bilan de cette tendance, très inexactement caractérisée par le terme d’ »économisme », trop étroit pour en exprimer le contenu.

b) LE CULTE DU SPONTANE. LA RABOTCHAÏA MYSL

Avant de passer aux manifestations littéraires de ce culte, nous signalerons le fait caractéristique suivant (que nous tenons de la source indiquée plus haut), qui jette une certaine lumière sur la naissance et la croissance parmi les camarades militants de Pétersbourg, d’un désaccord entre les deux futures tendances de la social-démocratie russe. Au début de 1897, A. A. Vanéev et quelques-uns de ses camarades eurent l’occasion de participer, avant leur départ pour l’exil, à une réunion privée où se rencontrèrent les « vieux » et les « jeunes » membres de l’ »Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière ». La conversation roula principalement sur l’organisation et, en particulier, sur les « statuts de la caisse ouvrière », publiés sous leur forme définitive dans le n° 9-10 du Listok « Rabotnika » (p. 46). Entre Ies « vieux » (les « décembristes » comme les appelaient en manière de plaisanterie les social-démocrates pétersbourgeois) et quelques-uns des « jeunes » (qui plus tard collaborèrent activement à la Rabotchaïa Mysl), se manifesta aussitôt une divergence très nette et une polémique ardente s’engagea. Les « jeunes » défendaient les principes essentiels des statuts tels qu’ils ont été publiés. Les « vieux » disaient que ce n’était point là ce qu’il fallait au premier chef ; qu’il fallait d’abord consolider l’ »Union de lutte » pour en faire une organisation de révolutionnaires, à laquelle seraient subordonnés les diverses caisses ouvrières, les cercles de propagande parmi la jeunesse des écoles, etc. Il va de soi que les parties étaient loin de voir dans cette divergence le germe d’un désaccord ; elles la considéraient au contraire comme isolée et accidentelle. Mais ce fait montre que la naissance et l’extension de l’ »économisme » en Russie également ne se firent pas sans une lutte contre les « vieux » social-démocrates (c’est ce qu’oublient souvent les économistes actuels). Et si cette lutte n’a pas laissé, dans la plupart des cas, de traces « documentaires », c’est uniquement parce que l’effectif des cercles en activité changeait avec une incroyable rapidité, qu’aucune tradition ne s’établissait et que, par suite, les divergences de vues ne se trouvaient consignées dans aucun document.

L’apparition de la Rabotchaïa Mysl tira l’économisme au grand jour, mais non pas du premier coup. Il faut se représenter concrètement les conditions de travail et la brève existence de nombreux cercles russes (or celui-là seul qui a passé par là peut se représenter la chose concrètement), pour comprendre tout ce que comportait de fortuit le succès ou l’insuccès de la nouvelle tendance dans les différentes villes, et l’impossibilité, l’impossibilité absolue dans laquelle se sont longtemps trouvés partisans et adversaires de cette « nouvelle » tendance, de déterminer si elle était réellement une tendance distincte ou simplement l’expression d’un manque de préparation chez certains. Ainsi, les premiers numéros polycopiés de la Rabotchaïa Mysl restèrent même complète¬ment inconnus de l’immense majorité des social-démocrates, et si nous avons maintenant la possibilité de nous référer à l’éditorial de son premier numéro, c’est uniquement parce que cet éditorial a été reproduit dans l’article de V. I.-ne (Listok « Rabotnika », n° 9-10, pp. 47 et suiv.) qui évidemment n’a pas manqué de louer avec zèle – avec un zèle inconsidéré – ce nouveau journal si nettement différent des journaux et projets de journaux cités plus haut . Or, cet éditorial vaut la peine qu’on s’y arrête, tant il exprime avec relief tout l’esprit de la Rabotchaïa Mysl et de l’économisme en général.

Après avoir indiqué que le bras au parement bleu n’arrêterait jamais les progrès du mouvement ouvrier, l’éditorial poursuit : « … Le mouvement ouvrier doit sa vitalité au fait que l’ouvrier lui-même se charge enfin de son sort, qu’il a arraché des mains de ses dirigeants ». Cette thèse fondamentale est ensuite développée dans tous ses détails. En réalité, les dirigeants (c’est-à-dire les social-démocrates, organisateurs de l’ »Union de lutte ») avaient été arrachés par la police des mains, on peut le dire, des ouvriers , et l’on veut nous faire croire que les ouvriers menaient la lutte contre ces dirigeants et s’étaient affranchis de leur joug ! Au lieu d’appeler à marcher en avant, à consolider l’organisation révolutionnaire et à étendre l’activité politique, on appela à revenir en arrière, vers la seule lutte trade-unioniste. On proclama que « la base économique du mouvement est obscurcie par la tendance à ne jamais oublier l’idéal politique », que la devise du mouvement ouvrier est la « lutte pour la situation économique » ( !) ou, mieux encore, « les ouvriers pour les ouvriers » ; on déclara que les caisses de grève « valent mieux pour le mouvement qu’une centaine d’autres organisations » (que l’on compare .cette affirmation, remontant à octobre 1897, à la dispute des « décembristes » avec les jeunes, au début de 1897), etc. Les formules comme : il faut mettre au premier plan non la « crème », des ouvriers, mais l’ouvrier du rang, ou comme : « Le politique suit toujours docilement l’économique « , etc., etc., acquirent une vogue et eurent une influence irrésistible sur la masse des jeunes entraînés dans le mouvement et qui, pour la plupart, ne connaissaient que des fragments du marxisme tel qu’il était exposé légalement.

C’était là l’écrasement complet de la conscience par la spontanéité – par la spontanéité des « social-démocrates » qui répétaient les « idées » de Monsieur V V., la spontanéité des ouvriers séduits par cet argument qu’une augmentation, même d’un kopek par rouble, valait mieux que tout socialisme et toute politique, qu’ils devaient « lutter en sachant qu’ils le faisaient, non pas pour de vagues générations futures, mais pour eux-mêmes et pour leurs enfants » (éditorial du n° 1 de la Rabotchaïa Mysl). Les phrases de ce genre ont toujours été l’arme préférée des bourgeois d’Occident qui, haïssant le socialisme, travaillaient eux-mêmes (comme le « social-politique » allemand Hirsch) à transplanter chez eux le trade-unionisme anglais, et disaient aux ouvriers que la lutte uniquement syndicale est une lutte justement pour eux et pour leurs enfants, et non pour de vagues générations futures avec un vague socialisme futur. Et voici que les « V. V. de lia social-démocratie russe  » se mettent à répéter ces phrases bourgeoises. Il importe de marquer ici trois points qui nous seront d’une grande utilité dans notre analyse des divergences actuelles.

En premier lieu, l’écrasement de la conscience par la spontanéité, dont nous avons parlé, s’est aussi fait de façon spontanée. Cela semble un jeu de mots, mais c’est, hélas l’amère vérité. Ce qui a amené cet écrasement n’est pas une lutte déclarée de deux conceptions absolument opposées, ni la victoire de l’une sur l’autre, mais la disparition d’un nombre toujours plus grand de « vieux » révolutionnaires « cueillis » par les gendarmes et l’entrée en scène toujours plus fréquente des « jeunes » « V. V. de la social-démocratie russe ». Tous ceux qui, je ne dirai pas, ont participé au mouvement russe contemporain, mais en ont simplement respiré l’air, savent parfaitement qu’il en est ainsi. Et si néanmoins nous insistons particulièrement pour que le lecteur se rende bien compte de ce fait connu de tous, si, pour plus d’évidence en quelque sorte, nous rapportons certaines données sur le Rabotchéïé Diélo première formation, et sur la discussion entre « jeunes » et « vieux » au début de 1897, c’est unique¬ment parce que des gens qui se targuent d’ »esprit démocratique » spéculent sur l’ignorance de ce fait dans le grand public (ou dans la jeunesse la plus juvénile). Nous reviendrons là-dessus.

Deuxièmement, nous pouvons dès la première manifestation littéraire de l’économisme, observer un phénomène éminemment original et extrêmement caractéristique pour la compréhension de toutes les divergences entre social-démocrates d’à présent : les partisans du « mouvement purement ouvrier », les adeptes de la liaison la plus étroite et la plus « organique » (expression du Rab. Diélo) avec la lutte prolétarienne, les adversaires de tous les intellectuels non ouvriers (fussent-ils des intellectuels socialistes) sont obligés, pour défendre leur position, de recourir aux arguments des « uniquement trade-unionistes » bourgeois. Cela nous montre que, dès le début, la Rabotchaïa Mysl s’est mise – inconsciemment – à réaliser le programme du Credo. Cela montre (ce que ne peut arriver à comprendre le Rabotchéïé Diélo), que tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie signifie par-là même – qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien – un renforcement de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers. Tous ceux qui parlent de « surestimation de l’idéologie « , d’exagération du rôle de l’élément conscient , etc., se figurent que le mouvement purement ouvrier est par lui-même capable d’élaborer et qu’il élaborera pour soi une idéologie indépendante, à la condition seulement que les ouvriers « arrachent leur sort des mains de leurs dirigeants ». Mais c’est une erreur profonde. Pour compléter ce que nous avons dit plus haut, rapportons encore les paroles profondément justes et significatives de Kautsky à propos du projet du nouveau pro¬gramme du parti social-démocrate autrichien :

« Beaucoup de nos critiques révisionnistes imputent à Marx cette affirmation que le développement économique et la lutte de classe, non seulement créent les conditions de la production socialiste, mais engendrent directement la conscience (souligné par K.K.) de sa nécessité. Et voilà que ces critiques objectent que l’Angleterre, pays au développement capitaliste le plus avancé, est la plus étrangère à cette science. Le projet de programme donne à croire que la commission a élaboré le programme autrichien partage aussi ce point de vue soi-disant marxiste orthodoxe, que réfute l’exemple de l’Angleterre. Le projet porte : « Plus le prolétariat augmente en conséquence du développement capitaliste, plus il est contraint et a la possibilité de lutter contre le capitalisme. Le prolétariat vient à la conscience de la possibilité et de la nécessité du socialisme ». Par suite, la conscience socialiste serait le résultat nécessaire, direct, de la lutte de classe prolétarienne. Et cela est entièrement faux. Comme doctrine, le socialisme a évidemment ses racines dans les rapports économiques actuels au même degré que la lutte de classe du prolétariat ; autant que cette dernière, il procède de la lutte contre la pauvreté et la misère masses, engendrées par le capitalisme. Mais le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s’engendrent pas l’un l’autre ; ils surgissent de prémisses différentes. La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir, le prolétariat ne peut créer ni l’une ni l’autre ; toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or, le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois (souligné par K. K.) : c’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés, qui l’introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors (Von Aussen Hineingetragenes) dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément (urwüchsig). Aussi le vieux programme de Hainfeld disait-il très justement que la tâche de la social-démocratie est d’introduire dans le prolétariat (littéralement : de remplir le prolétariat) la conscience de sa situation et la conscience de sa mission. Point ne serait besoin de le faire si cette conscience émanait naturellement de la lutte de classe. Or le nouveau projet a emprunté cette thèse à l’ancien programme et l’a accolée à la thèse citée plus haut. Ce qui a complètement interrompu le cours de la pensée… »

Du moment qu’il ne saurait être question d’une idéologie indépendante, élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement , le. problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu (car l’humanité n a pas élaboré une « troisième » idéologie ; et puis d ailleurs, dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais exister d’idéologie en dehors ou au dessus des classes). C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise. On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise, Il s’effectue justement selon le programme du Credo, car mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme, la Nur-Gewerkschaftlerei ; or le trade-unionisme, c’est justement l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie. C’est pourquoi notre tâche, celle de la social-démocratie est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie, et de l’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire. Par conséquent, la phrase des auteurs de la lettre « économique » du n° 12 de l’Iskra, affirmant que tous les efforts des idéologues les plus inspirés ne sauraient faire dévier le mouvement ouvrier de la voie déterminée par l’action réciproque des éléments matériels et du milieu matériel, équivaut exactement à abandonner le socialisme et si ces auteurs étaient capables de méditer jusqu’au bout, avec logique et sans peur, ce qu’ils disent, comme doit le faire quiconque s’engage sur le terrain de l’action littéraire et sociale, il ne leur resterait qu’à « croiser sur leur poitrine vide leurs bras inutiles » et. . . et laisser le champ d’action aux sieurs Strouve et Prokopovitch qui tirent le mouvement ouvrier « dans le sens du moindre effort », c’est-à-dire dans le sens du trade-unionisme bourgeois, ou bien aux sieurs Zoubatov, qui le tirent dans le sens de l’ »idéologie » cléricalo-policière. Souvenez- vous de l’Allemagne. Quel a été le mérite historique de Lassalle devant le mouvement ouvrier allemand ? C’est d’avoir détourné ce mouvement de la voie du trade-unionisme progressiste et du coopératisme dans laquelle il se dirigeait spontanément (avec le concours bienveillant des Schulze-Delitzsch et consorts). Pour accomplir cette tâche, il a fallu tout autre chose que des phrases sur la sous-estimation de l’élément spontané, sur la tactique-processus, sur l’action réciproque des éléments et du milieu, etc. Il a fallu pour cela une lutte acharnée contre la spontanéité, et ce n’est qu’après de longues, très longues années de cette lutte que l’on est parvenu, par exemple, à faire de la population ouvrière de Berlin, de rempart du parti progressiste qu’elle était, une des meilleures citadelles de la social-démocratie. Et cette lutte est loin d’être terminée à ce jour (comme pour¬raient le croire les gens qui étudient l’histoire du mouvement allemand d’après Prokopovitch, et la philosophie de ce mouvement d’après Strouve). Maintenant encore la classe ouvrière allemande est, si l’on peut s’exprimer ainsi, partagée entre plusieurs idéologies : une partie des ouvriers est groupée dans les syndicats ouvriers catholiques et monarchistes ; une autre, dans les syndicats Hirsch-Duncker , fondés par les admirateurs bourgeois du trade-unionisme anglais ; une troisième, dans les syndicats social-démocrates. Cette dernière partie est infiniment plus nombreuse que toutes les autres, mais l’idéologie social-démocrate n’a pu obtenir et ne pourra conserver cette suprématie que par une lutte inlassable contre toutes les autres idéologies.

Mais pourquoi – demandera le lecteur – le mouvement spontané, qui va dans le sens du moindre effort, mène-t-il précisément à la domination de l’idéologie bourgeoise ? Pour cette simple raison que, chronologiquement, l’idéologie bourgeoise est bien plus ancienne que l’idéologie socialiste, qu’elle est plus achevée sous toutes ses formes et possède infiniment plus de moyens de diffusion . Plus le mouvement socialiste dans un pays est jeune, et plus il faut combattre énergiquement toutes les tentatives faites pour consolider l’idéologie non socialiste, plus résolument il faut mettre les ouvriers en garde contre les mauvais conseillers qui crient à la « surestimation de l’élément conscient », etc. Avec le Rabotchéïé Diélo, les auteurs de la lettre économique fulminent à l’unisson contre l’intolérance propre à l’enfance du mouvement. Nous répondrons : oui, en effet, notre mouvement est encore dans son enfance, et pour hâter sa virilité, il doit justement se cuirasser d’intolérance à l’égard de ceux qui, par leur culte, de la spontanéité, retardent son développement. Rien de plus ridicule et de plus nuisible que de trancher du vieux militant qui depuis longtemps déjà a passé par toutes les phases décisives de la lutte Troisièmement, le premier numéro de la Rabotchaïa Mysl nous montre que la dénomination d’ »économisme » (à laquelle bien entendu nous n’avons pas l’intention de renoncer, puisque de toute façon ce vocable a déjà obtenu droit de cité) ne traduit pas assez exactement le fond de la nouvelle tendance. La Rabotchaïa Mysl ne nie pas entièrement la lutte politique : les statuts de la caisse qu’elle publie dans son premier numéro, parlent de lutte contre le gouvernement. La Rabotchaïa Mysl estime seulement que « le politique suit toujours docilement l’économique ». (Et le Rabotchéïé Diélo donne une variante à cette thèse, affirmant dans son programme qu’ »en Russie plus que dans tout autre pays, la lutte économique est inséparable de la lutte politique »). Ces thèses de la Rabotchaïa Mysl et du Rabotchéïé Diélo sont absolument fausses, si par politique, on entend la politique social-démocrate. Très souvent, la lutte économique des ouvriers, comme nous l’avons déjà vu, est liée (non pas indissolublement, il est vrai) à la politique bourgeoise, cléricale ou autre. Les thèses du Rabotchéïé Diélo sont justes si, par politique, on entend la politique trade-unioniste, c’est-à-dire l’aspiration générale des ouvriers à obtenir de l’Etat des mesures susceptibles de remédier aux maux inhérents à leur situation, mais qui ne suppriment pas encore cette situation, c’est-à-dire qui ne suppriment pas la soumission du travail au capital. Cette aspiration est en effet commune et aux trade-unionistes anglais hostiles au socialisme, et aux ouvriers catholiques, et aux ouvriers de « Zoubatov », etc. Il y a politique et politique. Ainsi donc, l’on voit que la Rabotchaïa Mysl, même à l’égard de la lutte politique, la nie moins qu’elle ne s’incline devant sa spontanéité, son inconscience. Reconnaissant entièrement la lutte politique qui surgit spontanément du mouvement ouvrier lui-même (ou plutôt : les desiderata et revendications politiques des ouvriers), elle se refuse absolument à élaborer elle-même une politique social-démocrate spécifique, qui répondrait aux tâches générales du socialisme et aux conditions russes actuelles. Plus loin nous montrerons que c’est aussi la faute commise par le Rabotchéïé Diélo.

c) LE « GROUPE DE L’AUTOLIBERATION » ET LE RABOTCHEÏE DIELO

Si nous avons analysé avec force détails l’éditorial peu connu et presque oublié aujourd’hui du premier numéro de la Rabotchaïa Mysl, c’est qu’il a le premier de tous et avec le plus de relief exprimé le courant général, qui plus tard allait apparaître au grand jour sous la forme d’une infinité de petits ruisselets. V. I.-ne avait parfaitement raison lorsque, louant ce premier numéro cet éditorial de la Rabotchaïa Mysl, il en constatait « la fougue et le brio » (Listok Rabotnika n° 9-10, p. 49). Tout homme fort de son opinion et croyant apporter du nouveau, écrit avec « fougue » et il écrit de telle sorte qu’il exprime sa manière de voir avec relief. Seuls les gens habitués à rester assis entre deux chaises, manquent de « fougue » ; seuls ces gens-là, après avoir loué hier la fougue de la Rabotchaïa Mysl, sont aujourd’hui capables de reprocher à ses adversaires « leur fougue polémique ».

Sans nous arrêter au « Supplément spécial à la Rabotchaïa Mysl » (nous aurons dans la suite, à divers propos, à nous reporter à cette oeuvre qui expose avec le plus de logique les idées des économistes), nous nous bornerons à signaler sommairement l’ »Appel du Groupe de l’autolibération des ouvriers » (mars 1899, reproduit dans le Nakanouné de Londres, n° 7, juillet 1899). Les auteurs de cet appel disent très justement que « la Russie ouvrière, qui ne fait encore que de s’éveiller et de regarder autour d’elle, s’accroche d’instinct aux premiers moyens de lutte qui s’offrent à elle », mais ils en tirent la même conclusion erronée que la Rabotchaïa Mysl, oubliant que l’instinctif est précisément l’inconscient (le spontané), auquel les socialistes doivent venir en aide ; que les « premiers » moyens de lutte « qui s’offrent » seront toujours, dans la société contemporaine, les moyens de lutte trade-unioniste et la « première » idéologie, l’idéologie bourgeoise (trade-unioniste). Ces auteurs ne « nient » pas non plus la politique, ils disent seulement (seulement !) après Monsieur V. V., que la politique est une superstructure et que, par conséquent, « l’agitation politique doit être la superstructure de l’agitation en faveur de la lutte économique, qu’elle doit surgir sur le terrain de cette lutte et marcher derrière elle ».

Quant au Rabotchéïé Diélo, il a commencé son activité directement par la « défense » des économistes. Après avoir énoncé une contre-vérité manifeste en déclarant, dès son premier numéro (n° 1, pp. 141-142), « ignorer de quels jeunes camarades parlait Axelrod », qui, dans sa brochure que l’on connaît , donnait un avertissement aux économistes, le Rabotchéïé Diélo a dû, au cours de sa polémique avec Axelrod et Plekhanov au sujet de cette contre-vérité, reconnaître qu’ »en feignant de ne pas savoir de qui il s’agissait, il voulait défendre tous les plus jeunes social-démocrates de l’étranger contre cette accusation injuste » (l’accusation d’étroitesse portée contre les économistes par Axelrod). En réalité, cette accusation était parfaitement juste, et le Rabotchéïé Diélo savait fort bien qu’elle visait entre autres V. I.-ne, membre de sa rédaction. Je ferai remarquer à ce propos que, dans la polémique en question, Axelrod avait entièrement raison et le Rabotchéïé Diélo entièrement tort dans l’interprétation de ma brochure Les tâches des social-démocrates russes. Cette brochure a été écrite en 1897, dès avant l’apparition de la Rabotchaïa Mysl, alors que je considérais à bon droit comme dominante la tendance initiale de « l’Union de lutte »de St.-Pétersbourg telle que je l’ai caractérisée plus haut. Effectivement, cette tendance fut prépondérante tout au moins jusque vers le milieu de 1898. Aussi le Rabotchéïé Diélo n’était-il nullement fondé pour démentir l’existence et le danger de l’économisme, à se référer à une brochure ex¬posant des vues qui furent supplantées à Saint-Pétersbourg en 1897-1898, par les vues « économistes « .

Mais le Rabotchéïé Diélo n’a pas seulement « défendu » les économistes ; il a constamment dévié lui-même vers leurs principales erreurs. Ce qui était à l’origine de cette déviation, c’était l’interprétation équivoque de la thèse suivante de son programme : « Le phénomène essentiel de la vie russe, appelé principalement à déterminer les tâches (souligné par nous) et le caractère de l’activité littéraire de l’Union, est, à notre avis, le mouvement ouvrier de masse (souligné par le Rabotchéïé Diélo), qui a surgi ces dernières années. » Que le mouvement de masse soit un phénomène très important, cela est hors de discussion. Mais toute la question est de savoir comment comprendre la « détermination des tâches » par ce mouvement de masse. Elle peut être comprise de deux façons : ou bien l’on s’incline devant la spontanéité de ce mouvement, c’est-à-dire que l’on ramène le rôle de la social-démocratie à celui de simple servante du mouve¬ment ouvrier comme tel (ainsi l’entendent la Rabotchaïa Mysl, le « Groupe de l’autolibération  » et les autres économistes) ou bien l’on admet que le mouvement de masse nous impose de nouvelles tâches théoriques, politiques et d’organisation, beaucoup plus compliquées que celles dont on pouvait se contenter avant l’apparition du mouvement de masse. Le Rabotchéïé Diélo a toujours penché et penche pour première interprétation ; il n’a jamais parlé avec précision nouvelles tâches, et il a toujours raisonné comme si ce « mouvement de masse » nous débarrassait de la nécessité de concevoir nettement et d’accomplir les tâches qu’il im¬pose. Il suffira d’indiquer que le Rabotchéïé Diélo a jugé impossible d’assigner comme première tâche au mouvement ouvrier de masse le renversement de l’autocratie, tâche qu’il a abaissée (au nom du mouvement de masse) au niveau de la lutte pour les revendications politiques immédiates (« Ré¬ponse », p. 25).

Laissant de côté l’article de B. Kritchevski, rédacteur en chef du Rabotchéïé Diélo – « La lutte économique et politi¬que dans le mouvement russe » – paru au n° 7, article où se trouvent les mêmes erreurs , nous passerons directement n° 10 du Rabotchéïé Diélo. Certes, nous n’examinerons pas une à une les objections de B. Kritchevski et de Martynov contre la Zaria et l’Iskra. Ce qui nous intéresse ici, c’est uniquement la position de principe occupée par le Rabotchéïé Diélo dans son n° 10. Ainsi nous n’examinerons pas ce fait curieux que le Rabotchéïé Diélo voit une « contradiction fondamentale » entre la thèse suivante :

 » La social-démocratie ne se lie pas les mains, ne restreint par son activité à un plan ou procédé de lutte politique quelconque, élaboré à l’avance ; elle admet tous les moyens de lutte pourvu qu’ils correspondent aux forces réelles du parti, etc. » (Iskra, n° 1) et la thèse que voici :

« S’il n’existe pas une organisation forte, rompue à la lutte politique et sachant la mener à tout moment et quelles que soient le circonstances, il ne saurait être question d’aucun plan d’action systématique, éclairé par des principes fermes et rigoureusement appliqué, le seul qui mérite le nom de tactique » (Iskra, n° 4)

Confondre la reconnaissance de principe de tous les moyens, de tous les plans et procédés de lutte, pourvu qu’ils soient rationnels, avec la nécessité de se guider à un moment politique donné d’après un plan appliqué rigoureusement, si l’on veut parler tactique, équivalait à confondre la reconnaissance par la médecine de tous les systèmes de traitement, avec la nécessité de s’en tenir à un système déterminé dans le traitement d’une maladie donnée. Mais c’est que le Rabotchéïé Diélo souffre lui-même de la maladie que nous avons appelée le culte du spontané et ne veut admettre aucun « système de traitement » de cette maladie. Aussi a-t-il fait cette découverte remarquable que « la tactique-plan contredit l’esprit fondamental du marxisme » (n° 10, p. 18) ; que la tactique est « le processus d’accroissement des tâches du parti qui croissent en même temps que lui » (p. 11, souligné par le Rabotchéïé Diélo). Ce dernier apophtegme a toutes les chances de devenir un apophtegme fameux, un monument indestructible de la « tendance » du Rabotchéïé Diélo. A la question : « où aller ? » cet organe dirigeant répond : le mouvement est le processus de variation de distance entre le point de départ et les points suivants du mouvement. Cette réflexion d’une incomparable profondeur n’est pas seulement curieuse (il ne vaudrait pas alors la peine de s’y arrêter), elle est encore le programme de toute une tendance, programme que la R. M. (dans le « Supplément spécial à la Rabotchaïa MysI ») a exprimé en ces termes : est désirable la lutte qui est possible ; est possible celle qui se livre au moment présent. C’est là précisément la tendance de l’opportunisme illimité, qui s’adapte passivement à la spontanéité. « La tactique-plan contredit l’esprit fondamental du marxisme ! » Mais c’est calomnier le marxisme, c’est en faire une caricature analogue à celle que nous opposaient les populistes dans leur guerre contre nous. C’est rabaisser l’initiative et l’énergie des militants conscients, alors que le marxisme stimule au contraire, formidablement l’initiative et l’énergie du social-démocrate, en lui ouvrant les plus larges perspectives, en mettant (si l’on peut s’exprimer ainsi) à sa disposition les forces prodigieuses des millions et des millions d’ouvriers qui se dressent « spontanément » pour la lutte ! Toute l’histoire de la social-démocratie internationale fourmille de plans formulés par tel ou tel chef politique, plans qui attestent la clairvoyance des uns et la justesse de leurs vues en matière de politique et d’organisation, ou qui dévoilent la myopie et les erreurs politiques des autres. Lorsque l’Allemagne connut un des plus grands revirements de son histoire : formation de l’Empire, ouverture du Reichstag, octroi du suffrage universel, Liebknecht avait un plan de politique et d’action social-démocrates en général, et Schweitzer en avait un autre. Quand la loi d’exception s’abattit sur les socialistes allemands, Most et Hasselmann avaient un plan : l’appel pur et simple à la violence et à la terreur ; Höchberg, Schramm et (en partie) Bernstein en avaient un autre : les social-démocrates ayant, par leur violence déraisonnable et leur révolutionnisme, provoqué la loi qui les frappait, devaient maintenant, par une conduite exemplaire, obtenir leur pardon ; enfin, il existait un troisième plan : celui des hommes qui préparaient et réalisaient la publication d’un organe illégal. Quand on jette un coup d’œil rétrospectif, avec un recul de plusieurs années, alors que la lutte pour le choix du chemin à suivre est terminée et que l’histoire s’est définitivement prononcée sur la valeur de la route choisie, il n’est certes pas difficile de faire preuve de profondeur en déclarant sentencieusement que les tâches du parti croissent en même temps que ce dernier. Mais, aux heures de trouble , quand les « critiques » et économistes russes rabaissent la social-démocratie au niveau du trade-unionisme et que les terroristes prêchent avec ardeur l’adop¬tion d’une « tactique-plan » qui ne fait que reprendre les anciennes erreurs, – s’en tenir dans un pareil moment à de telles sentences, c’est se décerner « un certificat d’indigence ». Au moment où de nombreux social-démocrates russes manquent justement d’initiative et d’énergie, manquent d’ »envergure dans la propagande, l’agitation et l’organisation politiques « , manquent de « plans » pour une organi¬sation plus large du travail révolutionnaire, dire dans un pareil moment que « la tactique-plan contredit l’esprit fondamental du marxisme », c’est non seulement avilir théoriquement le marxisme, mais pratiquement tirer le parti en arrière.

« Le social-démocrate révolutionnaire – nous enseigne plus loin le Rabotchéïé Diélo – n’a pour tâche que d’accélérer par son travail conscient le développement objectif, et non de le supprimer ou de le remplacer par des plans subjectifs. L’Iskra, en théorie, sait tout cela. Mais l’importance considérable que le marxisme attribue avec raison au travail révolutionnaire conscient, entraîne en fait l’Iskra, par suite de son doctrinarisme en matière de tactique, à sous-estimer l’importance de l’élément objectif ou spontané du développement » (p. 18).

Nous voilà derechef devant une confusion théorique extraordinaire, digne des sieurs V. V. et consorts. Mais, demanderons-nous à notre philosophe, en quoi peut donc consister la « sous-estimation » du développement objectif chez l’au¬teur de plans subjectifs ?

Evidemment, à perdre de vue que ce développement objectif crée ou consolide, ruine ou affaiblit telles ou telles classes, couches, groupes, nations, groupes de nations, etc., déterminant par là même tel ou tel groupement politique international de forces, telle ou telle posi¬tion des partis révolutionnaires, etc. Mais la faute de cet auteur sera dès lors d’avoir sous-estimé non pas l’élément spontané, mais au contraire l’élément conscient, car il aura manqué de la « conscience » nécessaire pour une juste compréhension du développement objectif. C’est pourquoi le seul fait de parler d’ »appréciation de l’importance relative » (souligné dans le Rabotchéïé Diélo) de la spontanéité et de la conscience, révèle une absence complète de « conscience ». Si certains « éléments spontanés du développement » sont accessibles en général à la conscience humaine, l’appréciation erronée de ces éléments équivaut à une « sous-estimation de l’élément conscient ». Et s’ils sont inaccessibles à la conscience, nous ne les connaissons pas et nous ne pouvons en parler. Que veut donc B. Kritchevski ? S’il trouve erronés les « plans subjectifs » de l’Iskra (il les déclare en effet erronés), il devrait montrer de quels faits objectifs précisément ces plans ne tiennent pas compte, et accuser l’Iskra de manque de conscience, de « sous-estimation de l’élément conscient », pour parler sa langue. Mais si, mécontent des plans subjectifs, il n’a pas d’autres arguments que ceux de la « sous-estimation de l’élément spontané » ( !!), il ne fait que prouver par là que : 1° théoriquement, il comprend le marxisme à la façon des Kiaréev et des Mikhiaïlovski, bien assez raillés par Beltov ; 2° pratiquement, il est entièrement satisfait des « éléments spontanés du développement » qui ont entraîné nos marxistes légaux dans le bernsteinisme et nos social-démocrates dans l’économisme, et qu’il est « moult fâché » contre ceux qui ont décidé de détourner à tout prix la social-démocratie russe des voies du développement « spontané ».

Viennent ensuite des choses tout à fait amusantes. « De même que les hommes, malgré tous les progrès des sciences naturelles, continueront à se multiplier par des procédés ancestraux, de même la naissance d’un nouvel ordre social, malgré tous les progrès des sciences sociales et la croissance des combattants conscients, sera toujours et surtout le résultat d’explosions spontanées » (19). De même que la sagesse ancestrale dit : pour avoir des enfants, en est-il qui ont manqué d’intelligence ? – de même la sagesse des « socialistes modernes » (à la Narcisse Touporylov ) dit : pour participer à la naissance spontanée d’un nouvel ordre social, en est-il qui manqueraient d’intelligence ? Nous pensons aussi que nul n’en manquerait. Pour y participer, il suffit de se laisser aller à l’économisme, quand règne l’économisme, au terrorisme, quand apparaît le terrorisme. Ainsi le Rabotchéïé Diélo, au printemps dernier, alors qu’il importait tellement de mettre en garde contre l’engouement pour la terreur, se trouvait placé, tout perplexe, devant une question « nouvelle » pour lui. Et maintenant, six mois après, alors que la question a cessé d’être d’une actualité aussi brûlante, il nous présente en même temps cette déclaration : « nous pensons que la tâche de la social-démocratie ne peut ni ne doit être de s’opposer à l’essor des tendances terroristes » (R.D. n° 10, p. 23). Ainsi que la résolution du congrès : « Le congrès reconnaît comme inopportune la terreur offensive systématique » (Deux congrès, p. 18). C’est admirable de clarté et d’esprit de suite ! Nous ne nous opposons pas, mais nous déclarons inopportune, et nous le déclarons de façon que la « résolution » n’embrasse pas la terreur non systématique et défensive. Avouons qu’une telle résolution n’offre aucun danger et qu’elle est garantie contre toute erreur, comme le serait celui qui aurait parlé pour ne rien dire ! Et pour rédiger une telle résolution, il ne faut qu’une chose : savoir se tenir à la queue du mouvement. Quand l’Iskra s’est mo¬quée du Rabotchéïé Diélo qui a proclamé que la question de la terreur était une question nouvelle, le Rabotchéïé Diélo a accusé sévèrement l’Iskra « d’avoir la prétention incroyable d’imposer à l’organisation du Parti la solution de problèmes tactiques, présentée il y avait plus de quinze ans par un groupe d’écrivains de l’émigration » (p. 24). En effet, quelle attitude prétentieuse et quelle exagération de l’élément cons¬cient : résoudre théoriquement les questions par avance, afin de convaincre ensuite du bien-fondé de cette solution, l’orga¬nisation, le parti et la masse ! Il en irait bien autrement s’il s’agissait de répéter les choses déjà dites et, sans rien « imposer » à personne, d’obéir à chaque « tournant » aussi bien vers l’économisme que vers le terrorisme. Le Rabotchéïé Diélo va jusqu’à synthétiser ce grand précepte de la sagesse humaine, accuse l’Iskra et la Zaria « d’opposer au mouvement leur programme comme un esprit planant au-dessus du chaos informe » (p. 29). Mais quel est le rôle de la social-démocratie, si ce n’est d’être « l’esprit » qui non seulement plane au-dessus du mouvement spontané, mais élève ce dernier jusqu’à « son programme » ? Ce n’est pourtant pas de se traîner à la queue du mouvement : chose inutile dans le meil-leur des cas, et, dans le pire, extrêmement nuisible pour le mouvement. Le Rabotchéïé Diélo, lui, ne se borne pas à suivre cette « tactique-processus » ; il l’érige même en principe, de sorte que sa tendance devrait être qualifiée non d’opportunisme, mais plutôt de queuisme (du mot queue). Force est de reconnaître que des gens fermement décidés à toujours marcher à la queue du mouvement, sont absolument et à jamais garantis contre le défaut de « sous-estimer l’élément spontané du développement ».

* * *

Ainsi, nous l’avons constaté, l’erreur fondamentale de la « nouvelle tendance » de la social-démocratie russe est de s’incliner devant la spontanéité, de ne pas comprendre que la spontanéité de la masse exige de nous, social-démocrates, une haute conscience. Au fur et à mesure que l’élan spontané des masses s’accroît et que le mouvement s’élargit, le besoin de haute conscience dans le travail théorique, politique et d’organisation de la social-démocratie augmente infiniment plus vite encore.

L’élan spontané des masses en Russie a été (il l’est encore) si rapide que la jeunesse social-démocrate s’est avérée peu préparée pour accomplir ces tâches gigantesques. Le manque de préparation, voilà notre malheur à nous tous, le malheur de tous les social-démocrates russes. L’élan des masses n’a cessé de grandir et de s’étendre sans solution de continuité ; loin de s’interrompre là où il a une fois commencé, il s’est étendu à de nouvelles localités, à de nouvelles couches de la population (le mouvement ouvrier a provoqué un redoublement d’effervescence parmi la jeunesse studieuse, les intellectuels en général, et même les paysans). Les révolutionnaires, eux, retardaient sur la progression du mouvement, et dans leurs « théories » et dans leur activité ; ils n’ont pas su créer une organisation fonctionnant sans solution de continuité, capable de diriger le mouvement tout entier.

Dans le premier chapitre, nous avons constaté que le Rabotchéïé Diélo rabaisse nos tâches théoriques et répète « spontanément » le cri d’appel à la mode : « liberté de cri¬tique » ; mais ceux qui le répètent n’ont pas eu assez de « conscience » pour comprendre l’opposition diamétrale exis¬tant entre les positions des « critiques » opportunistes et des révolutionnaires en Allemagne et en Russie.

Dans les chapitres suivants, nous verrons comment ce culte de la spontanéité s’est exprimé dans le domaine des tâches politiques et dans le travail d’organisation de la so¬cial-démocratie.

III : POLITIQUE TRADE-UNIONISTE ET POLITIQUE SOCIAL-DEMOCRATE

Encore une fois, nous commencerons par louer le Rabotchéïé Diélo. « Littérature de dénonciation et lutte prolétarienne », c’est ainsi que Martynov a intitulé son article du Rabotchéïé Diélo (n° 10) sur les divergences avec l’Iskra. « Nous ne pouvons nous borner à dénoncer le régime qui entrave son développement (du parti ouvrier). Nous devons également faire écho aux intérêts courants et urgents du prolétariat » (p. 63). C’est ainsi que Martynov formule le fond de ces divergences. « …l’Iskra… est effectivement l’organe de l’opposition révolutionnaire, qui dénonce notre régime et principalement notre régime politique… Nous autres travaillons et travaillerons pour la cause ouvrière, en liaison organique étroite avec la lutte prolétarienne. » (Ibid.) On ne saurait qu’être reconnaissant à Martynov de cette formule. Elle acquiert un intérêt général éminent du fait qu’elle embrasse, au fond, non seulement nos divergences de vues avec le Rabotchéïé Diélo, mais toutes les divergences qui existent, d’une façon générale, entre nous et les « éco¬nomistes » sur la question de la lutte politique. Nous avons déjà montré que les « économistes » ne nient pas absolument la « politique », mais qu’ils dévient constamment de la conception social-démocrate vers la conception trade-unioniste de la politique. C’est ainsi exactement que dévie Martynov ; et nous voulons bien le prendre, lui, comme spécimen des erreurs économistes dans la question qui nous occupe. Nous nous efforcerons de montrer que ni les auteurs du « Supplé¬ment spécial à la Rabotchaïa Mysl », ni ceux de la procla¬mation du « Groupe de l’autolibération », ni ceux enfin de la lettre économique du n° 12 de l’Iskra ne sont en droit de nous reprocher ce choix.

a) L’AGITATION POLITIQUE ET SON RETRECISSEMENT PAR LES ECONOMISTES

Nul n’ignore que l’extension et la consolidation de la lutte économique des ouvriers russes, ont marché de pair avec l’éclosion de la « littérature » de dénonciation économique (concernant les usines et la vie professionnelle). Les « feuilles volantes » dénonçaient principalement le régime des usines, et bientôt une véritable passion pour les divulgations se manifesta parmi les ouvriers. Dès que ces derniers virent que les cercles social-démocrates voulaient et pouvaient leur fournir des feuilles volantes d’un nouveau genre, disant toute la vérité sur leur vie misérable, leur labeur accablant et leur asservissement, ils firent en quelque sorte pleuvoir les correspondances des fabriques et des usines. Cette « littérature de dénonciation » faisait sensation non seulement dans la fabrique dont la feuille volante fustigeait le régime, mais dans toutes les entreprises où l’on avait eu vent des faits dénoncés. Or, comme les besoins et les souffrances des ouvriers des différentes entreprises et professions ont beaucoup de points communs, la « vérité sur la vie ouvrière » ravissait tout le monde. Une véritable passion de « se faire imprimer » s’empara des ouvriers les plus arriérés, noble passion pour cette forme embryonnaire de guerre contre tout le régime social actuel basé sur le pillage et l’oppression. Et les « feuilles volantes » étaient réellement dans l’immense majorité des cas, une déclaration de guerre, parce que leurs divulgations excitaient vivement les ouvriers, les poussaient à réclamer la suppression des abus les plus criants et à soutenir leurs revendications par des grèves. En fin de compte, les usiniers eux-mêmes furent si bien obligés de voir dans ces tracts une déclaration de guerre que, fréquemment, ils ne voulurent pas attendre la guerre elle-même. Comme toujours, par le seul fait de leur publication, ces révélations acquéraient de la vigueur, exerçaient une forte pression morale. Il n’était pas rare que la seule apparition d’un tract fît obtenir aux ouvriers satisfaction to¬tale ou partielle. En un mot, les divulgations économiques (d’usines) étaient et restent encore un levier important de la lutte économique. Et il en sera ainsi tant qu’existera le capitalisme, qui pousse nécessairement les ouvriers à l’autodéfense. Dans les pays européens les plus avancés, il arrive maintenant encore que la dénonciation des conditions scandaleuses de travail dans un « métier » désuet ou dans une branche de travail à domicile oubliée de tous, donne l’éveil à la conscience de classe, à la lutte syndicale et à la diffusion du socialisme.

L’immense majorité des social-démocrates russes a été ces derniers temps, presque entièrement absorbée par l’organisation de ces divulgations d’usines. Il suffit de songer à la Rabotchaïa Mysl pour voir jusqu’où allait cette absorption ; on oubliait qu’au fond cette activité n’était pas encore en elle-même social-démocrate. Les divulgations concernaient uniquement les ouvriers d’une profession donnée avec leurs patrons, et n’avaient d’autre résultat que d’apprendre à ceux qui vendaient leur force de travail, à vendre plus avantageusement cette « marchandise » et à lutter contre l’acheteur sur le terrain d’une transaction purement commerciale. Ces divulgations (à condition d’être convenablement utilisées par l’organisation des révolutionnaires) pouvaient servir de point de départ et d’élément constitutif de l’action social-démocrate ; mais elles pouvaient aussi (et elle devaient, si l’on s’inclinait devant la spontanéité) aboutir à la lutte « uniquement professionnelle » et à un mouvement ouvrier non social-démocrate. La social-démocratie dirige la lutte de la classe ouvrière, non seulement pour obtenir des conditions avantageuses dans la vente de la force de travail, mais aussi pour la suppression de l’ordre social qui oblige les non-possédants à se vendre aux riches. La social-démo¬cratie représente la classe ouvrière dans ses rapports non seulement avec un groupe donné d’employeurs, mais aussi avec toutes les classes de la société contemporaine, avec l’Etat comme force politique organisée. Il s’ensuit donc que, non seulement les social-démocrates ne peuvent se limiter à la lutte économique, mais qu’ils ne peuvent admettre que l’organisation des divulgations économiques constitue le plus clair de leur activité. Nous devons entreprendre activement l’éducation politique de la classe ouvrière, travailler à développer sa conscience politique. Sur ce point, après la première offensive de la Zaria et de l’Iskra contre l’économisme, « tous sont d’accord » maintenant (accord parfois seulement verbal, comme nous le verrons plus loin).

La question se pose : en quoi donc doit consister l’éducation politique ? Peut-on se borner à propager l’idée que la classe ouvrière est hostile à l’autocratie ? Certes, non. Il ne suffit pas d’éclairer les ouvriers sur leur oppression politique (comme il ne suffisait pas de les éclairer sur l’opposition de leurs intérêts à ceux du patronat). Il faut faire de l’agitation à propos de chaque manifestation concrète de cette oppression (comme nous l’avons fait pour les manifestations concrètes de l’oppression économique). Or, comme cette oppres¬sion s’exerce sur les classes les plus diverses de la société, se manifeste dans les domaines les plus divers de la vie et de l’activité professionnelle, civile, privée, familiale, reli¬gieuse, scientifique etc., etc., n’est-il pas évident que nous n’accomplirons pas notre tâche qui est de développer la cons¬cience politique des ouvriers, si nous ne nous chargeons pas d’organiser une vaste campagne politique de dénonciation de l’autocratie ? En effet, pour faire de l’agitation au sujet des manifestations concrètes d’oppression, il faut dénoncer ces manifestations (de même que pour mener l’agitation économique, il fallait dénoncer les abus commis dans les usines).

C’est clair, je pense. Mais il s’avère justement que la nécessité de développer dans tous les sens la conscience politique n’est reconnue « de tous » qu’en paroles. Il s’avère ici que le Rabotchéïé Diélo, par exemple, loin de se charger d’organiser lui-même une vaste campagne de dénonciations politiques (ou de prendre l’initiative en vue de cette organisation) s’est mis à tirer en arrière l’Iskra qui s’était attelée à cette tâche. Ecoutez plutôt : « La lutte politique de la classe ouvrière n’est que (justement elle n’est pas que) la forme la plus développée, la plus large et la plus effective de la lutte économique » (programme du Rabotchéïé Diélo, RD., n° 1, p. 3). « Maintenant il s’agit pour les social-démocrates de savoir comment donner à la lutte économique elle-même, autant que possible, un caractère politique » (Martynov, dans le n° 10, p. 42). « La lutte économique est le moyen le plus largement applicable pour entraîner les masses dans la lutte politique active » (résolution du congrès de l’Union et « amendements » : Deux congrès, pp. 11 et 17). Le Rabotchéïé Diélo, comme on voit, depuis sa nais¬sance jusqu’aux dernières « instructions à la rédaction », a toujours été pénétré de ces thèses, qui toutes expriment évidemment un point de vue unique sur l’agitation et la lutte politique. Considérez ce point de vue sous l’angle de l’opinion qui règne chez tous les économistes : l’agitation politique doit venir après l’agitation économique. Est-il vrai que la lutte économique soit en général « le moyen le plus largement applicable » pour entraîner les masses dans la lutte politique ? C’est absolument faux. Toutes les manifestations, quelles qu’elles soient, de l’oppression policière et de l’arbitraire absolutiste, et non pas seulement celles qui sont liées à la lutte économique, sont un moyen non moins « largement applicable » pour un pareil « entraînement ». Pourquoi les zemskié natchalniki et les punitions corporelles infligées aux paysans, la corruption des fonctionnaires et la façon dont la police traite le « bas peuple » des villes, la lutte contre les affamés, la campagne de haine contre le peuple aspirant aux lumières et à la science, l’extorsion des impôts, la persécution des sectes, le dressage des soldats et le régime de caserne infligé aux étudiants et aux intellectuels – pourquoi toutes ces manifestations de l’oppression et mille autres encore, qui ne sont pas liées directement à « la lutte économique », seraient-elles en général des moyens et des occasions moins « largement applicables » d’agitation politique, d’entraînement de la masse à la lutte politique ? Tout au contraire : dans la somme totale des occasions quotidiennes où l’ouvrier souffre (pour lui-même ou pour ses proches) de son asservissement, de l’arbitraire et de la violence, les cas d’oppression policière s’appliquant précisément à la lutte professionnelle ne sont, certainement, que peu nombreux. Pourquoi alors restreindre à l’avance l’envergure de l’agitation politique en ne proclamant « le plus largement applicable », qu’un seul moyen à côté duquel, pour le social-démocrate, il devrait y en avoir d’autres qui, d’une façon générale, ne sont pas moins « large-ment applicables » ?

A une époque depuis longtemps révolue (il y a un an de cela !…) le Rabotchéïé Diélo écrivait : « Les revendications politiques immédiates deviennent accessibles à la masse après une ou, en mettant les choses au pire, après plusieurs grèves », « dès que le gouvernement a lancé la police et la gendarmerie » (n° 7, p. 15, août 1900). Cette théorie opportuniste des stades a été dès maintenant repoussée pour l’Union qui nous fait une concession, en déclarant : « il n’est nul besoin, dès le début, de faire de l’agitation politique uniquement sur le terrain économique » (Deux congrès, p. 11). Cette seule négation par l’ »Union » d’une partie de ses an¬ciens errements, montrera au futur historien de la social-démocratie russe mieux que toute sorte de longues disserta-tions, à quel abaissement nos économistes ont conduit le socialisme ! Mais quelle naïveté ç’a été de la part de l’Union d’imaginer qu’au prix de cet abandon d’une forme de rétrécissement de la politique, on pourrait nous faire accepter une autre forme de rétrécissement ! N’aurait-il pas été plus logique de dire ici encore qu’il faut soutenir une lutte économique aussi large que possible ; qu’il faut toujours l’utiliser aux fins d’agitation politique mais qu’il « n’est nul besoin » de considérer la lutte économique comme le moyen le plus largement applicable pour entraîner la masse à la lutte politique active ?

L’Union considère comme chose d’importance le fait d’avoir remplacé par l’expression « le moyen le plus largement applicable », l’expression « le meilleur moyen », qui figure dans la résolution correspondante du IV° congrès de l’Union ouvrière juive (Bund). A la vérité, nous serions embarrassés de dire laquelle de ces deux résolutions est la meilleure : à notre avis elles sont plus mauvaises l’une que l’autre. L’Union comme le Bund dévie (peut-être même en partie inconsciemment, sous l’influence de la tradition) vers une interprétation économiste, trade-unioniste de la politique. Que la chose se fasse au moyen des mots « le meil¬leur » ou « le plus largement applicable », au fond, cela ne change rien à l’affaire. Si l’Union avait dit que « l’agitation politique sur le terrain économique » est le moyen le plus largement appliqué (et non « applicable »), elle aurait raison pour une certaine période de développement de notre mouvement social-démocrate. Elle aurait raison précisément en ce qui concerne les économistes, en ce qui concerne beaucoup (sinon la plupart) des praticiens de 1898-1901 ; en effet, ces économistes-praticiens appliquaient l’agitation politique (si tant est qu’ils l’aient appliquée d’une façon quel¬conque), presque exclusivement sur le terrain économique. Comme nous l’avons vu, la Rabotchaïa MysI et le « Groupe de l’autolibération » admettaient, eux aussi, et même recommandaient une agitation politique de ce genre ! Le Rabotchéïé Diélo devait condamner résolument ce fait que l’agitation économique, utile en elle-même, était accompagnée d’un rétrécissement nuisible de la lutte politique ; or au lieu de cela, il proclame le moyen le plus appliqué (par les économistes) comme le plus applicable ! Il n’est pas étonnant que, lorsque nous donnons à ces hommes le nom d’éco¬nomistes, il ne leur reste plus rien à faire que de nous traiter à fond et de « mystificateurs », et de « désorganisateurs », et de « nonces du pape », et de « calomniateurs « , de se lamenter devant tout un chacun que nous leur avons infligé un sanglant affront, et de déclarer presque en jurant leurs grands dieux : décidément, aujourd’hui aucune organisation social-démocrate n’est coupable d’économisme « . Ah, ces calomniateurs, ces méchants politiciens ! N’ont-ils pas fait exprès d’inventer tout l’économisme pour infliger aux gens, du seul fait de leur haine de l’humanité, des affronts san¬glants ? Quel est dans la bouche de Martynov le sens concret, réel, de la tâche qu’il assigne à la social-démocratie : « Donner à la lutte économique elle-même un caractère politique » ? La lutte économique est la lutte collective des ouvriers contre le patronat, pour vendre avantageusement leur force de travail, pour améliorer leurs conditions de travail et d’existence. Cette lutte est nécessairement une lutte professionnelle parce que les conditions de travail sont extrêmement variées selon les professions et, partant, la lutte pour l’amélioration de ces conditions doit forcément être menée par profession (par les syndicats en Occident, par les unions profession¬nelles provisoires et au moyen de feuilles volantes en Rus¬sie, etc.). Donner « à la lutte économique elle-même un ca¬ractère politique », c’est donc chercher à faire aboutir les mêmes revendications professionnelles, à améliorer les conditions de travail dans chaque profession, par des « mesures législatives et administratives » (comme s’exprime Martynov à la page suivante, page 43 de son article). C’est précisément ce que font et ont toujours fait tous les syndicats ouvriers. Lisez l’ouvrage de savants sérieux (et d’opportunistes « sérieux ») comme les époux Webb, et vous verrez que depuis longtemps les syndicats ouvriers d’Angleterre ont compris et accomplissent la tâche qui est de « donner à la lutte économique elle-même un caractère politique » ; que depuis longtemps ils luttent pour la liberté de grève, la suppres¬sion des obstacles juridiques de tout genre et de tout ordre au mouvement coopératif et syndical, la promulgation de lois pour la protection de la femme et de l’enfant, l’amélio¬ration des conditions du travail par une législation sani¬taire, industrielle, etc.

Ainsi donc, sous son aspect « terriblement » profond et révolutionnaire, la phrase pompeuse : « Donner à la lutte économique elle-même un caractère politique » dissimule en réalité la tendance traditionnelle à rabaisser la politique social-démocrate au niveau de la politique trade-unioniste ! Sous couleur de corriger l’étroitesse de l’Iskra, qui préfère – voyez-vous cela ? – « révolutionner le dogme plutôt que de révolutionner la vie « , on nous sert comme quelque chose de nouveau la lutte pour les réformes économiques. En réalité, la phrase : « Donner à la lutte économique elle-même un caractère politique » n’implique rien de plus que la lutte pour les réformes économiques. Et Martynov lui-même aurait pu arriver à cette conclusion bien simple s’il avait médité ses propres paroles : « Notre parti, dit-il en braquant son arme la plus terrible contre l’Iskra, pourrait et devrait exiger du gouvernement des mesures législatives et administratives concrètes contre l’exploitation économique, le chômage, la famine, etc. » (Rabotchéïé Diélo, n° 10, pp. 42-43). Revendiquer des mesures concrètes, n’est-ce pas revendiquer des réformes sociales ? Et nous prenons une fois encore à témoin le lecteur impartial : calomnions-nous les rabotché¬diélentsy (que l’on me pardonne ce vocable disgracieux en usage !) en les qualifiant de bernsteiniens déguisés lorsqu’ils prétendent que leur désaccord avec l’Iskra porte sur la nécessité de lutter pour des réformes économiques ?

La social-démocratie révolutionnaire a toujours compris et comprend toujours dans son activité la lutte pour les réformes. Mais elle use de l’agitation « économique » non seulement pour exiger du gouvernement des mesures de toutes sortes, mais aussi (et surtout) pour exiger de lui qu’il cesse d’être un gouvernement autocratique. En outre, elle croit devoir présenter au gouvernement cette revendication non seule¬ment sur le terrain de la lutte économique, mais aussi sur le terrain de toutes les manifestations, quelles qu’elles soient, de la vie politique et sociale. En un mot, elle subordonne la lutte pour les réformes, comme la partie au tout, à la lutte révolutionnaire pour la liberté et le socialisme. Martynov, lui, ressuscite sous une autre forme la théorie des stades et s’efforce de prescrire à la lutte politique de prendre, sans plus, une voie, pour ainsi dire, économique. Préconisant, lors de la poussée révolutionnaire, la lutte pour les réformes com¬me une « tâche » soi-disant spéciale, il tire le parti en arrière et fait le jeu de l’opportunisme « économiste » et libéral.

Poursuivons. Après avoir pudiquement dissimulé la lutte pour les réformes sous la formule pompeuse : « Donner à la lutte économique elle-même un caractère politique », Martynov a mis en avant, comme quelque chose de particulier, les seules réformes économiques (et même les seules réformes à l’intérieur de l’usine). Pourquoi l’a-t-il fait ? Nous l’igno¬rons. Peut-être par mégarde ? Mais s’il n’avait pas songé uniquement aux réformes « usinières », toute sa thèse, que nous venons de citer plus haut, perdrait son sens. Peut-être parce qu’il ne juge possibles et probables de la part du gouvernement que les « concessions » dans le domaine économique ? Si oui, c’est une étrange erreur ; les concessions sont possibles et se font aussi dans le domaine législatif, quand il s’agit de verges, de passeports, de rachats, de sectes, de la censure, etc. Les concessions (ou pseudo-concessions) « économiques » sont évidemment les moins chères et les plus avantageuses pour le gouvernement, car il espère par là gagner la confiance des masses ouvrières. Mais c’est précisément pourquoi nous, social-démocrates, ne devons en aucune façon et en rien donner lieu à cette opinion (ou à ce malentendu) que les réformes économiques nous tiennent le plus à cœur et que nous les considérons comme les plus importantes, etc. « De telles revendications – dit Martynov parlant des revendications législatives et administratives concrètes qu’il a posées plus haut – ne seraient pas un son creux, parce que, promettant des résultats tangibles, elles pourraient être activement soutenues par la masse ouvrière »… Nous ne sommes pas des économistes, oh, non ! Simplement, nous rampons devant la « tangibilité » des résultats concrets aussi servilement que le font MM. Bernstein, Prokopovitch, Strouvé, R. M. et tutti quanti ! Simplement nous laissons entendre (avec Narcisse Touporylov) que tout ce qui ne « promet pas de résultats tangibles » n’est qu’un « son creux » ! Simplement nous nous exprimons comme si la masse ouvrière était incapable (et n’avait pas dès à présent prouvé sa capacité, en dépit de ceux qui rejettent sur elle leur propre philistinisme) de soutenir activement toute protestation contre l’autocratie, même celle qui ne lui promet absolument aucun résultat tangible !

A ne citer que les exemples rappelés par Martynov en personne, relatifs aux « mesures » contre le chômage et la famine. Tandis que le Rabotchéïé Diélo travaille, à en croire ses promesses, à élaborer et à mettre au point des « revendications concrètes (sous forme de projets de loi ?) concernant les mesures législatives et administratives », « promettant des résultats tangibles », – pendant ce temps l’Iskra, qui « préfère invariablement révolutionnariser le dogme plutôt que de révolutionnariser la vie », s’est attachée à expliquer la liaison étroite entre le chômage et tout le régime capitaliste, avertissait que la « famine est en marche », dénonçait la « lutte contre les affamés » engagée par la police et le scandaleux « règlement provisoire de servitude », pendant ce temps la Zaria lançait en édition spéciale, à titre de bro¬chure de propagande, une partie de l’ »Aperçu de la situation intérieure « , consacré à la famine. Mais, grand Dieu, combien « unilatéraux » étaient en ces cas les orthodoxes incorrigiblement étroits, les dogmatistes sourds aux injonctions de la « vie même » ! Aucun de leurs articles ne contena¬it – ô horreur ! – aucune, vous vous rendez compte : absolument aucune « revendication concrète », « promettant des résultats tangibles » ! Les malheureux dogmatistes ! Les envoyer à l’école des Kritchevski et Martynov pour les convaincre que la tactique est un processus de croissance, de ce qui croît, etc., et qu’il faut conférer à la lutte écono¬mique elle-même un caractère politique ! « Outre son importance révolutionnaire directe, la lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouverne¬ment (« la lutte économique contre le gouvernement » !!) a encore l’utilité de faire penser constamment les ouvriers qu’ils sont frustrés de leurs droits politiques » (Martynov, p. 44). Ce n’est pas afin de répéter pour la centième ou la millième fois ce que nous avons dit plus haut que nous citons cette phrase, mais afin de remercier tout particulièrement Martynov de cette nouvelle et excellente formule : « La lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement. » Quelle merveille ! Avec quel talent inimi-table, avec quelle magistrale élimination de tous les dif¬férends partiels, de toutes les variétés de nuances entre économistes, se trouve exprimée ici, en une proposition brève et limpide, toute l’essence de l’économisme, depuis l’appel conviant les ouvriers à la « lutte politique qu’ils mènent dans l’intérêt général en vue d’améliorer le sort de tous les ouvriers » ; en passant par la théorie des stades, pour finir par la résolution du congrès sur le « moyen le plus large¬ment applicable », etc. « La lutte économique contre le gou¬vernement » est précisément la politique trade-unioniste, qui est encore très, très loin de la politique social-démocrate.

b) COMMENT MARTYNOV A APPROFONDI PLEKHANOV

“Quelle quantité de Lomonossov social-démocrates ont fait chez nous leur apparition depuis quelque temps !” a fait remarquer un jour un camarade, entendant par là l’inclination surprenante de beaucoup de ceux qui inclinent à l’économisme à parvenir absolument “par leur propre intelligence” aux grandes vérités (telle, par exemple, que la lutte économique fait penser les ouvriers à la question concernant l’absence de droits), tout en méconnaissant, avec ce souverain mépris propre aux talents innés, tout ce qu’a donné déjà le développement antérieur de la pensée et du mouvement révolutionnaires. Ce talent inné, c’est justement Lomonossov-Martynov. Voyez un peu son article : « Les questions immédiates”, et vous verrez comment il parvient “par sa propre intelligence” à ce que depuis longtemps a été dit par Axelrod (à propos duquel notre Lomonossov, bien entendu, garde un silence absolu) ; comment il commence par exemple, à comprendre que nous ne pouvons méconnaître l’esprit d’opposition de telles ou telles couches de la bourgeoisie (RD., n° 9, pp. 61, 62, 71 – comparez à la “Réponse” de la rédaction du R.D. à Axelrod, pp. 22, 23-24), etc. Mais, hélas ! il ne fait que “parvenir” et que “commencer”, pas plus ; car il a encore si peu com¬pris la pensée d’Axelrod, qu’il parle de la “lutte économique contre les patrons et le gouvernement”. Au cours de trois ans (1898-1901) le Rabotchéïé Diélo a concentré ses forces pour comprendre Axelrod, et pourtant… il ne l’a pas encore compris ! Cela tient peut-être à ce que la social-démocratie, « pareille à l’humanité”, ne se pose toujours que des tâches réalisables.

Mais les Lomonossov n’ont pas seulement ceci de particulier qu’ils ignorent bien des choses (ce ne serait que demi-mal !) ; ils ne se rendent pas compte de leur ignorance. C’est là un vrai malheur, et ce malheur les incite à entreprendre d’emblée d’“approfondir” Plekhanov. « Depuis que Plekhanov a écrit l’opuscule en question (Des tâches des socialistes dans la lutte contre la famine en Russie), il a coulé beaucoup d’eau, raconte le Lomonossov-Martynov. Les social-démocrates qui ont dirigé pendant dix ans la lutte économique de la classe ouvrière… n’ont pas encore eu le temps de donner un large fondement théorique à la tactique du parti. Maintenant, cette question est venue à maturité, et, si nous voulions fonder théoriquement notre tactique, nous devrions à coup sûr approfondir considérablement les principes tactiques qu’a développés jadis Plekhanov… Nous devrions maintenant établir la différence entre la propagande et l’agitation autrement que ne l’a fait Plekhanov.” (Martynov vient de rappor¬ter les mots de Plekhanov : “Le propagandiste inculque beaucoup d’idées à une seule personne ou un petit nombre de personnes ; l’agitateur n’inculque qu’une seule idée ou qu’un petit nombre d’idées ; en revanche il les inculque à toute une masse de personnes »).

« Par propagande, nous entendrions l’explication révolutionnaire du régime tout entier, ou de ses manifestations partielles, qu’elle sous une forme accessible à quelques individus seulement ou à la masse, peu importe. Par agitation, au sens strict du mot (sic !) ; nous entendrions le fait d’appeler les masses à certains actes concrets, le fait de contribuer à l’intervention révolutionnaire directe du prolétariat dans la vie sociale.”

Nos félicitations à la social-démocratie russe – et internationale – qui reçoit ainsi, grâce à Martynov, une nouvelle terminologie plus stricte et plus profonde. Jusqu’à présent, nous pensions (avec Plekhanov et tous les chefs du mouvement ouvrier international) qu’un propagandiste, s’il traite par exemple le problème du chômage, doit expliquer la nature capitaliste des crises, ce qui les rend inévitables dans la société moderne, montrer la nécessité de la transformation de cette société en société socialiste, etc. En un mot, il doit donner “beaucoup d’idées”, un si grand nombre d’idées que, du premier coup, toutes ces idées prises dans leur ensemble ne pourront être assimilées que par un nombre (relativement) restreint de personnes. Traitant la même question, l’agitateur, lui, prendra le fait le plus connu de ses auditeurs et le plus frappant, par exemple une famille sans-travail morte de faim, la mendicité croissante, etc., et, s’appuyant sur ce fait connu de tous, il fera tous ses efforts pour donner à la “masse” une seule idée : celle de la contradiction absurde entre l’accroissement de la richesse et l’accroissement de la misère ; il s’efforcera de susciter le mécontentement, l’indignation de la masse contre cette injustice criante, laissant au propagandiste le soin de donner une explication complète de cette contradiction. C’est pourquoi le propagandiste agit principalement par l’écrit, l’agitateur de vive voix. D’un propagandiste, on n’exige pas les mêmes qualités que d’un agitateur. Nous dirons de Kautsky et de Lafargue, par exemple, qu’ils sont des propagandistes, tandis que Bebel et Guesde sont des agitateurs. Distinguer un troisième domaine ou une troisième fonction de l’activité pratique, fonction qui consisterait à “appeler les masses à certains actes concrets”, est la plus grande des absurdités, car l’“appel”, acte isolé, ou bien est le complément naturel et inévitable du traité théorique, de la brochure de propagande, du discours d’agitation, ou bien est une fonction d’exécution pure et simple. En effet, prenons par exemple la lutte actuelle des social-démocrates allemands contre les droits de douane sur les grains. Le théoricien rédige une étude spéciale sur la politique douanière, où il “appelle”, disons, â lutter pour des traités de commerce et pour la liberté du commerce ; le propagandiste en fait autant dans une revue, et l’agitateur dans des discours publics. Les « actes concrets” de la masse sont, en l’occurrence, la signature d’une pétition adressée au Reichstag contre l’élévation des droits sur les grains. L’appel à cette action émane indirectement des théoriciens, des propagandistes et des agitateurs, et directement des ouvriers qui colportent les listes de pétition dans les fabriques et au domicile des par¬ticuliers. De “la terminologie de Martynov”, il résulte que Kautsky et Bebel seraient tous deux des propagandistes, et les porteurs de listes, des agitateurs. C’est bien cela ?

Cet exemple des Allemands me rappelle le mot allemand Verbalhornung, littéralement : “balhornisation”. Jean Balhorn était un éditeur qui vivait au XVI° siècle, à Leipzig ; il publia un abécédaire où, selon l’habitude, figurait entre autres images, un coq ; mais ce coq, il le repré¬sentait sans ergots et avec deux oeufs près de lui. Sur la couverture, il avait ajouté : “Edition corrigée de Jean Balhorn.” Depuis ce temps-là, les Allemands qualifient de Verbalhornung une “correction” qui, en fait, est le contrai¬re d’une amélioration. L’histoire de Balhorn me revient malgré moi à l’esprit lorsque je vois comment les Martynov “approfondissent” Plekhanov…

Pourquoi notre Lomonossov a-t-il “imaginé” cette ter¬minologie confuse ? Pour montrer que l’Iskra, “de même que Plekhanov, il y a une quinzaine d’années, ne considère qu’un côté des choses” (p. 39). “Dans l’Iskra, pour l’instant du moins, les tâches de la propagande relèguent à l’arrière-plan celles de l’agitation” (p. 52). Si l’on traduit cette dernière phrase de la langue de Martynov en langage humain (car l’humanité n’a pas encore eu le temps d’adopter la terminologie qui vient d’être découverte), on obtient l’affirmation suivante : dans l’Iskra, les tâches de la propagande et de l’agitation politiques relèguent à l’arrière-plan celle qui consiste “à poser au gouvernement des revendications concrètes de mesures législatives et administratives” “promettant des résultats tangibles” (autrement dit, des revendications de réformes sociales, s’il est permis une petite fois encore d’employer l’ancienne terminologie de l’ancienne humanité, qui n’est pas encore à la hauteur de Martynov). Que le lecteur compare à cette thèse la tirade suivante :

“Ce qui nous frappe dans ces programmes” (les programmes des social-démocrates révolutionnaires), “c’est qu’ils mettent constamment au premier plan les avantages de l’action des ouvriers au Parlement (inexistant chez nous) et méconnaissent totalement (par suite de leur nihilisme révolutionnaire) l’importance qu’aurait la participation des ouvriers aux assemblées législatives patronales – existantes chez nous – consacrées aux affaires de l’usine… ou même simplement leur participation à l’administration municipale…. »

L’auteur de cette tirade exprime un peu plus ouvertement avec un peu plus de clarté et de franchise, l’idée à laquelle Lomonossov-Martynov est arrivé par sa propre intelligence. Cet auteur, c’est R. M. du “Supplément spécial à la Rabotchaïa Mysl” (p. 15).

c) LES REVELATIONS POLITIQUES ET “L’EDUCATION DE L’ACTIVITE REVOLUTIONNAIRE”

Dressant contre l’Iskra sa “théorie” de “l’élévation de l’activité de la masse ouvrière”, Martynov a dévoilé en fait sa tendance â rabaisser cette activité, en déclarant que le meilleur moyen, le moyen principal, “le plus largement applicable”, de la susciter, le champ véritable de cette activité était cette même lutte économique devant laquelle rampaient tous les économistes. Erreur caractéristique, car elle est loin d’être propre au seul Martynov. En réalité, une “élévation de l’activité de la masse ouvrière » n’est possible que si nous ne nous bornons pas à l’“agitation politique sur le terrain économique”. Or, l’une des conditions essentielles de l’extension nécessaire de l’agitation politique, c’est d’organiser des révélations politiques dans tous les domaines. Seules ces révélations peuvent former la conscience politique et susciter l’activité révolutionnaire des masses. C’est pourquoi cette activité est une des fonctions les plus importantes de la social-démocratie internationale tout entière, car la liberté politique ne supprime nullement les révélations mais en modifie seulement un peu la direction. C’est ainsi par exemple que le parti allemand, grâce à sa campagne infatigable de révélations politiques, fortifie particulièrement ses positions et étend son influence. La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tous abus, toute manifestation d’arbitraire, d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir justement du point de vue social-démocrate, et non d’un autre. La conscience des masses ouvrières ne peut être une conscience de classe véritable si les ouvriers n’apprennent pas à profiter des faits et événements politiques concrets et actuels pour observer chacune des autres clas¬ses sociales dans toutes les manifestations de leur vie in¬tellectuelle, morale et politique, s’ils n’apprennent pas à appliquer pratiquement l’analyse et le critérium matérialistes à toutes les formes de l’activité et de la vie de toutes les classes, catégories et groupes de la population. Quiconque attire l’attention, l’esprit d’observation et la conscience de la classe ouvrière uniquement ou même principalement sur elle-même, n’est pas un social-démocrate ; car, pour se bien connaître elle-même, la classe ouvrière doit avoir une connaissance précise des rapports réciproques de la société contemporaine, connaissance non seulement théorique… disons plutôt : moins théorique que fondée sur l’expérience de la vie politique. Voilà pourquoi nos économistes qui prêchent la lutte économique comme le moyen le plus largement applicable pour entraîner les masses dans le mouvement politique, font oeuvre profondément nuisible et profondément réactionnaire dans ses résultats pratiques. Pour devenir social-démocrate, l’ouvrier doit se représenter clairement la nature économique, la physiono-mie politique et sociale du gros propriétaire foncier et du pope, du dignitaire et du paysan, de l’étudiant et du vagabond, connaître leurs côtés forts et leurs côtés faibles, savoir démêler le sens des formules courantes et des sophismes de toute sorte, dont chaque classe et chaque couche sociale recouvre ses appétits égoïstes et sa “nature” véritable ; savoir distinguer quels intérêts reflètent les institutions et les lois et comment elles les reflètent. Or, ce n’est pas dans les livres que l’ouvrier pourra puiser cette “représentation claire” : il ne la trouvera que dans des exposés vivants, dans des révélations encore toutes chaudes sur ce qui se passe à un moment donné autour de nous, dont tous ou chacun parlent ou chuchotent entre eux, ce qui se manifeste par tels ou tels faits, chiffres, verdicts, etc., etc. Ces révélations politiques embrassant tous les domaines sont la condition nécessaire et fondamentale pour éduquer les masses en vue de leur activité révolutionnaire.

Pourquoi l’ouvrier russe manifeste-t-il encore si peu son activité révolutionnaire en face des violences sauvages exercées par la police contre le peuple, en face de la persécution d’es sectes, des voies de fait sur les paysans, des abus scandaleux de la censure, des tortures infligées aux soldats, de la guerre faite aux initiatives les plus anodines en matière de culture et ainsi de suite ? Serait-ce parce que la “lutte économique” ne l’y “fait pas penser”, parce que cela lui “promet” peu de “résultats tangibles”, lui donne peu de résultats ”positifs” ? Non, prétendre cela, c’est, nous le répétons, vouloir rejeter sa faute sur autrui, son propre philistinisme (ou bernsteinisme) sur la masse ouvrière. Si jusqu’à présent, nous n’avons pas su organiser des campagnes de dénonciations suffisamment larges, éclatantes et rapides contre toutes ces infamies, la faute en est à nous, à notre retard sur le mouvement des masses. Que nous le fassions (nous devons et pouvons le faire), et l’ouvrier le plus arriéré comprendra ou sentira que l’étudiant et le sectaire, le moujik et l’écrivain, sont en butte aux injures et à l’arbitraire de la même force ténébreuse qui l’opprime et pèse sur lui à chaque pas, durant toute sa vie ; et, ayant senti cela, il voudra, il voudra irrésistiblement et saura réagir lui-même ; aujourd’hui il “chahutera” les censeurs, demain, il manifestera devant la maison du gouverneur qui aura réprimé une révolte paysanne, après-demain il corrigera les gendarmes en soutane qui font le travail de la sainte inquisition, etc. Nous avons encore fait très peu, presque rien pour jeter dans les masses ouvrières des révélations d’actualité et embrassant tous les domaines. Beaucoup d’entre nous n’ont même pas encore conscience de cette obligation qui leur incombe, et ils traînent spontanément à la suite de la “lutte obscure, quotidienne” dans le cadre étroit de la vie d’usine. Dans ces conditions, dire : “L’Iskra a tendance a sous-estimer l’importance de la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne, comparée à la propagande des idées brillantes et achevées” (Martynov, p. 61), c’est tirer le parti en arrière, c’est défendre et glorifier notre impré¬paration, notre retard.

Quant à appeler les masses à l’action, cela se fera auto¬matiquement, dès qu’il y aura une agitation politique éner¬gique et des révélations vivantes et précises. Prendre quelqu’un en flagrant délit et le flétrir immédiatement devant tous et partout, voila qui agit plus efficacement que n’importe quel “appel”, et agit souvent de façon qu’il est impossible, dans la suite, d’établir qui a proprement “appelé”la foule et qui a proprement lancé tel ou tel plan de manifestation, etc. Appeler à une action concrète, et non en général, on ne peut le faire sur le lieu même de l’action ; on ne peut appeler les autres à agir que si l’on donne soi-même et immédiatement l’exemple. Notre devoir à nous, publicistes sociales-démocrates, est d’approfondir, d’élargir et de renforcer les révélations politiques et l’agitation politique.

Au fait, en ce qui concerne les “appels”. Le seul organe qui, avant les évènements du printemps, ait appelé les ouvriers à intervenir activement dans une question qui ne leur promettait absolument aucun résultat tangible, comme l’in¬corporation forcée d’étudiants dans l’armée, a été l’Iskra”. Immédiatement après la publication de l’arrêté du 11 janvier sur “l’incorporation de 183 étudiants comme simples soldats”, l’Iskra, avant toute manifestation, a publié un ar¬ticle à ce sujet (n° 2, février ) et appelé ouvertement “l’ouvrier à venir en aide à l’étudiant” ; elle a appelé “le peuple” à relever l’insolent défi du gouvernement. Nous demandons à tous et à chacun : comment expliquer ce fait remarquable que Martynov qui parle tant des « appels”, qui érige même les “appels” en une forme spéciale d’activité, n’ait soufflé mot de cet appel ? N’est-ce pas du philistinisme, après cela, de la part de Martynov, que de déclarer l’“Iskra” unilatérale pour la seule raison qu’elle n’“appelle” pas suffisamment à lutter pour des revendications qui promettent des résultats tangibles” ?

Nos économistes, y compris le Rabotchéïé Diélo, ont eu du succès parce qu’ils se pliaient à la mentalité des ouvriers arriérés. Mais l’ouvrier social-démocrate, l’ouvrier révolutionnaire (le nombre de ces ouvriers augmente sans cesse) repoussera avec indignation tous ces raisonnements sur la lutte pour des revendications “qui promettent des résultats tangibles”, etc. ; car il comprendra que ce ne sont que des variations sur le vieux refrain du kopeck d’augmentation par rouble. Cet ouvrier dira à ses conseilleurs de la Rabotchaïa Mysl et du Rabotchéïé Diélo : Vous avez tort, messieurs, de vous donner tant de peine et de vous mêler avec trop de zèle de choses dont nous nous acquittons nous-mêmes, et de vous dérober à l’accomplissement de vos propres tâches. Il n’est pas du tout intelligent de dire, comme vous faites, que la tâche des social-démocrates est de donner un caractère politique à la lutte économique elle-même ; ceci n’est que le commencement, ce n’est pas la tâche essentielle des social-démocrates ; car dans le monde entier, la Russie y comprise, c’est souvent la police elle-même qui commence à donner à la lutte économique un caractère politique ; les ouvriers apprennent eux-mêmes à comprendre pour qui est le gouvernement . En effet, la “lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement”, que vous exaltez comme si vous aviez découvert une nouvelle Amérique, est menée dans quantité de trous perdus de la Russie par les ouvriers eux-mêmes, qui ont entendu parler de grèves, mais ignorent probablement tout du socialisme. Notre “activité” à nous autres ouvriers, activité que vous vous obstinez à vouloir soutenir en lançant des revendications concrètes qui promettent des résultats tangibles, existe déjà chez nous ; et dans notre action professionnelle ordinaire, de tous les jours, nous présentons nous-mêmes ces revendications concrètes, la plupart du temps sans aucune aide des intellectuels. Mais cette activité ne nous suffit pas ; nous ne sommes pas des enfants que l’on peut nourrir avec la bouillie de la seule politique “économique” ; nous voulons savoir tout ce que savent les autres, nous voulons connaître en détail tous les côtés de la vie politique et participer activement à chaque événement politique. Pour cela il faut que les intellectuels nous répètent un peu moins ce que nous savons bien nous-¬mêmes , et qu’ils nous donnent un peu plus de ce que nous ignorons encore, de ce que notre expérience “économique”, à l’usine, ne nous apprendra jamais les connaissances politiques. Ces connaissances, vous pouvez les acquérir, vous autres intellectuels, et il est de votre devoir de nous les fournir en quantité cent et mille fois plus grande que vous ne l’avez fait jusqu’ici, non pas de nous les fournir seulement sous forme de raisonnements, brochures et articles (auxquels il arrive souvent d’être – pardonnez-nous notre franchise ! – un peu ennuyeux), mais absolument sous forme de révélations vivantes sur ce que notre gouvernement et nos classes dominantes font précisément à l’heure actuel¬le dans tous les domaines de la vie. Acquittez-vous avec un peu plus de zèle de cette tâche qui est la vôtre et parlez moins “d’élever l’activité de la masse ouvrière”. De l’activité, nous en avons beaucoup plus que vous ne pensez, et nous savons soutenir par une lutte ouverte, par des combats de rue, même des revendications qui ne promettent aucun “résultat tangible” ! Et ce n’est pas à vous d’“élever” notre activité, car l’activité est justement ce qui vous manque. Ne vous inclinez pas tant devant la spontanéité et songez un peu plus à élever votre activité à vous, messieurs !

d) CE QU’IL Y A DE COMMUN ENTRE L’ECONOMISME ET LE TERRORISME

Nous avons confronté plus haut, dans une note, un économiste et un non social-démocrate-terroriste qui par hasard se sont trouvés être solidaires. Mais d’une façon générale, il existe entre eux une liaison interne, non pas accidentelle, mais nécessaire, sur laquelle nous aurons à revenir justement à propos de l’éducation de l’activité révolutionnaire. Economistes et terroristes d’aujourd’hui ont une racine commune, savoir ce culte de la spontanéité dont nous avons parlé au chapitre précédent comme d’un phénomène général, et dont nous allons examiner l’influence sur l’action et la lutte politiques. Au premier abord, notre affirmation peut paraître paradoxale, si grande semble la différence entre ceux qui mettent au premier plan la « lutte obscure, quotidienne” et ceux qui préconisent la lutte exigeant le plus d’abnégation, la lutte de l’individu isolé. Mais ce n’est nullement un paradoxe. Economistes et terroristes s’inclinent devant deux pôles opposés de la tendance spontanée : les économistes devant la spontanéité du « mouvement ouvrier pur”, les terroristes devant la spontanéité de l’indignation la plus ardente d’intellectuels qui ne savent pas ou ne peuvent pas lier en un tout le travail révolutionnaire et le mouvement ouvrier. Il est difficile en effet à ceux qui ont perdu la foi en cette possibilité ou qui n’y ont jamais cru, de trouver une autre issue que le terrorisme à leur indignation et à leur énergie révolutionnaire. Ainsi donc, le culte de la spontanéité n’est, dans les deux tendances indiquées par nous, que le commencement de la réalisation du fameux programme du Credo : les ouvriers mènent leur “lutte économique contre le patronat et le gouvernement” (que l’auteur du Credo nous pardonne d’exprimer sa pensée dans la langue de Martynov ! Nous nous jugeons en droit de le faire, puisque dans le Credo aussi il est dit que dans la lutte économique les ouvriers “ont affaire au régime politique”) et intellectuels mènent la lutte politique par leurs propres forces, et naturellement au moyen de la terreur ! C’est là une déduction absolument logique et inévitable sur laquelle on saurait trop insister, quand bien même ceux qui com-mencent à réaliser ce programme ne comprendraient pas eux-mêmes le caractère inévitable de cette conclusion. L’ac¬tivité politique a sa logique, indépendante de la conscience de ceux qui, avec les meilleures intentions du monde, ou bien font appel à la terreur, ou bien demandent que l’on donne à la lutte économique elle-même un caractère politique. L’enfer est pavé de bonnes intentions et, en l’occurrence, les bonnes intentions n’empêchent pas qu’on se laisse entraîner spontanément vers la “ligne du moindre effort”, vers la ligne du programme purement bourgeois du Credo. En effet, ce n’est pas par hasard non plus que beaucoup de libéraux russes – libéraux déclarés ou libéraux portant le masque du marxisme – sympathisent de tout cœur avec le terrorisme et s’efforcent à l’heure actuelle de soutenir la poussée de la mentalité terroriste. L’apparition du “groupe révolutionnaire-socialiste Svoboda”, qui s’est assigné pour tâche d’aider par tous les moyens le mouvement ouvrier, mais a inscrit à son programme le terrorisme ainsi que sa propre émancipation, pour ainsi dire, à l’égard de la social-démocratie, a confirmé une fois de plus la remarquable clairvoyance de P. Axelrod qui, dès la fin de 1897, avait prédit, prédit à la lettre ce résultat des flottements social-démocrates (“A propos des objectifs actuels et de la tactique”) et esquissé ses célèbres “Deux perspectives”. Toutes les discussions et divergences ultérieures entre les social-démocates russes sont contenues, comme la plante dans la graine, dans ces deux perspectives .

On conçoit de même que, de ce point de vue, le Rabotchéïé Diélo, qui n’a pas résisté à la spontanéité de l’économisme, n’a pu résister non plus à la spontanéité du terrorisme. Chose intéressante à signaler, c’est l’argumentation originale que la Svoboda donne à l’appui du terrorisme. Elle “nie complètement” le rôle d’intimidation de la terreur : (Renaissance du révolutionnisme, p. 64) ; par contre elle met en valeur son “caractère excitatif”. Ceci est caractéristique d’abord comme un des stades de la désagrégation et de le décadence de ce traditionnel cercle d’idées (pré social-démocrate), qui faisait qu’on s’en tenait au terrorisme. Reconnaître que maintenant il est impossible d’ »intimider” et, par suite, de désorganiser le gouvernement par le terroris¬me, c’est au fond condamner complètement le terrorisme comme méthode de lutte, comme sphère d’activité consacrée par un programme. En second lieu, cette argumentation est encore plus caractéristique comme un spécimen d’incompréhension de nos tâches urgentes dans l’“éducation de l’activité révolutionnaire des masses”. La Svoboda préconise le terrorisme comme moyen d’“exciter” le mouvement ouvrier, de lui donner “une vigoureuse impulsion”. Il serait difficile d’imaginer une argumentation se réfutant elle-même avec plus d’évidence ! On se demande : y a-t-il donc si peu de ces faits scandaleux dans la vie russe qu’il faille inventer des moyens d’“excitation” spéciaux ? D’autre part, Il est évident que ceux qui ne sont pas excités ni excitables même par l’arbitraire russe, observeront également, “en se fourrant les doigts dans le nez”, le duel du gouvernement avec une poignée de terroristes. Or, justement, les masses ouvrières sont très excitées par les infamies de la vie russe, mais nous ne savons pas recueillir, si l’on peut s’exprimer ainsi, et concentrer toutes les gouttelettes et les petits ruis-seaux de l’effervescence populaire, qui suintent â travers la vie russe en quantité infiniment plus grande que nous ne nous le représentons ni ne le croyons, mais qu’il importe de réunir en un seul torrent gigantesque. Que la chose soit réalisable, c’est ce que prouve irréfutablement l’essor prodigieux du mouvement ouvrier et la soif, notée déjà plus haut, que manifestent les ouvriers pour la littérature politique. Pour ce qui est des appels au terrorisme, ainsi que des appels pour donner à la lutte économique elle-même un caractère politique, ce ne sont que des prétextes divers pour se dérober au devoir le plus impérieux des révolutionnaires russes : organiser l’agitation politique sous toutes ses formes. La Svoboda veut remplacer l’agitation par le terroris¬me, reconnaissant ouvertement que “dès que commencera une agitation énergique et renforcée parmi les masses, le rôle excitatif de la terreur aura pris fin” (p. 68 de la Renaissance du révolutionnisme). C’est ce qui montre précisément que terroristes et économistes sous-estiment l’activité révolutionnaire des masses, en dépit de l’évident témoignage des événements du printemps : les uns se lancent à la recherche d’“excitants” artificiels, les autres parlent de “re¬vendications concrètes”. Les uns comme les autres n’accor¬dent pas une attention suffisante au développement de leur propre activité en matière d’agitation et d’organisation de révélations politiques. Or, il n y a rien qui puisse remplacer cela, ni maintenant ni à quelque moment que ce soit.

e) LA CLASSE OUVRIERE, COMBATTANT D’AVANT-GARDE POUR LA DEMOCRATIE

Nous avons vu que l’agitation politique la plus large et, par suite, l’organisation de vastes campagnes de dénonciations politiques sont une tâche absolument nécessaire, la tâche la plus impérieusement nécessaire de l’activité, Si cette activité est véritablement social-démocrate. Mais nous sommes arrivés à cette conclusion en partant uniquement du besoin le plus pressant de la classe ouvrière, besoin de connaissances politiques et d’éducation politique. Or, cette façon de poser la question, à elle seule, serait trop étroite, car elle méconnaîtrait les tâches démocratiques d’ensemble de toute social-démocratie en général et de la social-démo¬cratie russe actuelle en particulier. Pour éclairer le plus concrètement possible cette thèse, essayons d’aborder la question du point de vue le plus “familier” aux économistes, du point de vue pratique. “Tout le monde est d’accord” qu’il est nécessaire de développer la conscience politique de la classe ouvrière. La question est de savoir comment s’y prendre et ce qu’il faut pour cela. La lutte économique “fait penser” les ouvriers uniquement à l’attitude du gouvernement envers la classe ouvrière ; aussi quelques efforts que nous fassions pour « donner à la lutte économique elle-même un caractère politique », nous ne pourrons jamais, dans le cadre de cet objectif, développer la conscience politique des ouvriers (jusqu’au niveau de la conscience politique social-démocrate), car ce cadre lui-même est trop étroit. La formule de Martynov nous est précieuse, non point parce qu’elle est une illustration du talent confusionniste de son auteur, mais parce qu’elle traduit avec relief l’erreur capitale de tous les économistes, à savoir la conviction que l’on peut développer la conscience politique de classe des ouvriers, pour ainsi dire de l’intérieur de leur lutte économique, c’est-à-dire en partant uniquement (ou du moins principalement) de cette lutte, en se basant uniquement (ou du moins princi¬palement) sur cette lutte. Cette façon de voir est radicalement fausse, et c’est parce que les économistes, furieux de notre polémique contre eux, ne veulent pas réfléchir sérieu-sement à la source de nos divergences, qu’il se produit ceci nous ne nous comprenons littéralement pas et parlons des langues différentes.

La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l’Etat et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles. C’est pourquoi, à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ? – on ne saurait donner simplement la réponse dont se contentent, la plupart du temps, les praticiens, sans parler de ceux qui penchent vers l’économisme, à savoir “aller aux ouvriers”. Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée.

Si nous avons choisi cette formule anguleuse, si notre langage est acéré, simplifié à dessein, ce n’est nullement pour le plaisir d’énoncer des paradoxes, mais bien pour “faire penser” les économistes aux tâches qu’ils dédaignent de façon aussi impardonnable, â la différence existant entre la politique trade-unioniste et la politique social-démocrate et qu’ils ne veulent pas comprendre. Aussi demanderons-nous au lecteur de ne pas s’impatienter, et de nous suivre attentivement jusqu’au bout.

Considérez le type de cercle social-démocrate le plus répandu depuis quelques années, et voyez-le à l’œuvre. Il a des “liaisons avec les ouvriers” et s’en tient là, éditant des feuilles volantes où il flagelle les abus dans les usines, le parti pris du gouvernement pour les capitalistes et les violences de la police. Dans les réunions avec les ouvriers, c’est sur ces sujets que roule ordinairement la conversation, elle ne sort presque pas de là ; les conférences et causeries sur l’histoire du mouvement révolutionnaire, sur la politique intérieure et extérieure de notre gouvernement, sur l’évolu¬tion économique de la Russie et de l’Europe, sur la situation de telles ou telles classes dans la société contemporaine, etc., sont d’une extrême rareté, et personne ne songe à nouer et à développer systématiquement des relations au sein des autres classes de la société. A dire vrai, l’idéal du militant, pour les membres d’un pareil cercle, se rapproche la plupart du temps beaucoup plus du secrétaire de trade-union que du chef politique socialiste. En effet, le secrétaire d’une trade-union anglaise, par exemple, aide constamment les ouvriers à mener la lutte économique, il organise des révélations sur la vie de l’usine, explique l’injustice des lois et dispositions entravant la liberté de grève, la liberté de pique¬tage (pour prévenir tous et chacun qu’il y a grève dans une usine donnée) ; il montre le parti pris de l’arbitre qui appartient aux classes bourgeoises, etc., etc. En un mot, tout secrétaire de trade-union mène et aide à mener la “lutte économique contre le patronat et le gouvernement”. Et l’on ne saurait trop insister que ce n’est pas encore là du social-démocratisme ; que le social-démocrate ne doit pas avoir pour idéal le secrétaire de trade-union, mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant générali¬ser tous ces faits pour en composer un tableau complet de la violence policière et de l’exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat. Comparez, par exemple, des militants comme Robert Knight (le secrétaire et leader bien connu de l’Union des chaudronniers, une des trade-unions les plus puissantes d’Angleterre) et Wilhelm Liebknecht. Essayez de leur appliquer les oppositions auxquelles Martynov réduit ses divergences avec l’Iskra. Vous verrez – je commence à feuilleter l’article de Martynov – que R. Knight a beaucoup plus “appelé les masses à des actions concrètes déterminées” (p. 39), et que W. Liebknecht s’est occupé davantage de “présenter en révolutionnaire tout le régime actuel ou ses manifestations partielles” (pp. 38-39) ; que R. Knight a « formulé les revendica¬tions immédiates du prolétariat et indiqué les moyens de les faire aboutir” (p. 41), et que W. Liebknecht, en s’acquit¬tant de cette tâche également, ne s’est pas refusé non plus à “diriger en même temps l’action des différentes couches de l’opposition”, à “leur dicter un programme d’action positif “ (p. 41) ; que R. Knight s’est efforcé précisément de “donner autant que possible à la lutte économique elle-même un caractère politique” (p. 42) et a parfaitement su « poser au gouvernement des revendications concrètes promettant des résultats tangibles” (p. 43), alors que W. Lieb¬knecht s’est beaucoup plus occupé de “révélations” “étroites” (p. 40) ; que R. Knight a accordé plus d’importance à « la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne” (p. 61), et W. Liebknecht à la “propagande d’idées brillan¬tes et achevées” (p. 61) ; que W. Liebknecht a fait du journal qu’il dirigeait, précisément “l’organe de l’opposition révolutionnaire, dénonçant notre régime, et principalement le régime politique, celui-ci étant en opposition avec les intérêts des couches les plus diverses de la population” (p. 63) ; tandis que R. Knight “a travaillé pour la cause ouvrière en liaison organique étroite avec la lutte prolétarienne” (p. 63), Si l’on entend la “liaison étroite et organique” dans le sens de ce culte de la spontanéité que nous avons étudié plus haut à propos de Kritchevski et de Martynov, – et il a “restreint la sphère de son influence”, naturellement persuadé comme Martynov que “par là même il accentuait cette influence” (p. 63). En un mot, vous verrez que, de facto, Martynov rabaisse la social-démocratie au niveau du trade-unionisme, non pas sans doute faute de vouloir du bien à la social-démocratie, mais simplement parce qu’il s’est un peu trop hâté d’approfondir Plekhanov au lieu de se donner la peine de le comprendre.

Mais revenons à notre exposé. S’il est, autrement qu’en paroles, pour le développement intégral de la conscience politique du prolétariat, le social-démocrate, avons-nous dit, doit “aller dans toutes les classes de la population”. La question se pose comment faire ? Avons-nous des forces suffisantes pour cela ? Existe-t-il un terrain pour ce travail dans toutes les autres classes ? Cela ne sera-t-il pas ou n’a¬mènera-t-il pas un recul du point de vue de classe ? Arrêtons-nous à ces questions. Nous devons “aller dans toutes les classes de la population” comme théoriciens, comme propagandistes, comme agitateurs et comme organisateurs. Nul ne doute que le travail théorique des social-démocrates doit s’orienter vers l’étude de toutes les particularités de la situation sociale et politique des différentes classes. Mais on fait très, très peu sous ce rapport, beaucoup moins qu’on ne fait pour l’étude des particularités de la vie à l’usine. Dans les comités et les cercles, on rencontre des gens qui se spécialisent dans l’étude de quelque production sidérurgique, mais on ne rencontre presque pas d’exemples de membres d’organisation qui (obligés, comme cela arrive souvent, de quitter pour telle ou telle raison l’action pratique) s’occuperaient spécialement de recueillir des documents sur une question d’actualité de notre vie sociale et politique, pouvant fournir à la social-démocratie l’occasion de travailler dans les autres catégories de la population. Quand on parle de la faible préparation de la plupart des dirigeants actuels du mouvement ouvrier, on ne peut s’empêcher de rappeler également la préparation dans ce sens, car elle aussi est due â la compréhension “économiste” de la “liaison organique étroite avec la lutte prolétarienne”. Mais le principal, évidemment, c’est la propagande et l’agitation dans toutes les couches du peuple. Pour le social-démocrate d’Occident, cette tâche est facilitée par les réunions et assemblées populaires auxquel¬les assistent tous ceux qui le désirent, par l’existence du parlement, où il parle devant les députés de toutes les classes. Nous n’avons ni Parlement, ni liberté de réunion, mais nous savons néanmoins organiser des réunions avec les ouvriers qui veulent entendre un social-démocrate. Nous devons savoir aussi organiser des assemblées avec les représentants de toutes les classes de la population qui désireraient entendre un démocrate. Car n’est pas social-démocrate quiconque oublie pratiquement que “les communistes appuient tout mouvement révolutionnaire”, que nous devons par con¬séquent exposer et souligner les tâches démocratiques géné¬rales devant tout le peuple, sans dissimuler un seul instant nos convictions socialistes. N’est pas social-démocrate qui¬conque oublie pratiquement que son devoir est d’être le premier à poser, aiguiser et résoudre toute question démocratique d’ordre général.

“Mais tous, sans exception, sont d’accord là-dessus !” interrompt le lecteur impatient – et la nouvelle instruc¬tion à la rédaction du Rabotchéïé Diélo, adoptée au dernier congrès de l’Union, déclare tout net : “Doivent être utilisés pour la propagande et l’agitation politique tous les phénomènes et événements de la vie sociale et politique qui tou¬chent le prolétariat soit directement comme classe à part, soit comme avant-garde de toutes les forces révolutionnaires en lutte pour la liberté.” (Deux congrès, p. 17, souligné par nous). Ce sont là, en effet, d’excellentes et très justes paroles, et nous nous tiendrions pour entièrement satisfaits si le Rabotchéïé Diélo les comprenait, s’il n’en émettait pas en même temps d’autres qui les contredisent. Il ne suffit pas de se dire “avant-garde”, détachement avancé, – il faut faire en sorte que tous les autres détachements se rendent compte et soient obligés de reconnaître que nous marchons en tête. Nous demandons donc au lecteur : les représentants des autres “détachements” seraient-ils donc de imbéciles au point de nous croire sur parole en ce qui concerne “l’avant-garde” ? Imaginez seulement ce tableau concret. Un social-démocrate se présente dans le “détachement” des radicaux russes instruits ou des constitutionnalistes libéraux, et dit : Nous sommes l’avant-garde ; “main¬tenant une tâche se pose à nous : comment conférer, autant que possible, à la lutte économique elle-même un caractère politique”. Un radical ou un constitutionnaliste tant soit peu intelligent (il y a pourtant beaucoup d’hommes intelligents parmi les radicaux et les constitutionnalistes russes) ne fe¬ra que sourire en entendant ce propos, et il dira (à part soi, bien entendu, car c’est la plupart du temps un diplomate expérimenté) : faut-il donc qu’elle soit simpliste, cette “avant-garde” ! Elle ne comprend même pas que c’est là notre tâche – la tâche des représentants avancés de la démocratie bourgeoise, – de conférer à la lutte économique même des ouvriers un caractère politique. C’est que nous aussi, de même que tous les bourgeois d’Europe occidentale, nous voulons entraîner les ouvriers à la politique, mais seulement à la trade-unioniste, et non social-démocrate. La politique trade-unioniste de la classe ouvrière est précisément la politique bourgeoise de la classe ouvrière. Et formuler sa tâche pour cette “avant-garde”, c’est justement formuler une politique trade-unioniste. Aussi peuvent-ils se dire social-démocrates tant qu’ils veulent. Je ne suis tout de même pas un enfant pour m’emporter sur les étiquettes ! Mais qu’ils ne se laissent pas entraîner par ces malfaisants dogmatistes orthodoxes ; qu’ils laissent “la liberté de critique” â ceux qui traînent inconsciemment la social-démocratie dans le sillage du trade-unionisme !

Le léger sourire d’ironie de notre constitutionnaliste se change en un éclat de rire homérique, lorsqu’il apprend que les social-démocrates qui parlent de l’avant-garde de la social-démocratie, en cette période de domination à peu près complète de la spontanéité dans notre mouvement, craignent par-dessus tout de voir “minimiser l’élément spontané”, de voir “diminuer le rôle de la marche progressive de cette lutte obscure, quotidienne par rapport à la propagande des idées brillantes, achevées”, etc., etc. ! Le détachement “avancé” qui craint de voir la conscience gagner de vitesse la spontanéité, qui craint de formuler un “plan” hardi qui force la reconnaissance générale même parmi ceux qui pen¬sent autrement ! Confondraient-ils par hasard le mot avant-garde avec le mot arrière-garde ?

En effet, examinez de près le raisonnement que voici, de Martynov. Il déclare (p. 40) que la tactique accusatrice de l’Iskra est unilatérale, que “quelles que soient la méfian¬ce et la haine que nous semions envers le gouvernement, nous n’atteindrons pas notre but tant que nous n’aurons pas développé une énergie sociale suffisamment active pour son renversement”. Voilà bien, soit dit entre parenthèses, la préoccupation – que nous connaissons déjà – d’intensifier l’activité des masses et de vouloir restreindre la sienne propre. Mais la question n’est pas là, maintenant. Donc, Martynov parle ici d’énergie révolutionnaire (“pour le renversement”). A quelle conclusion arrive-t-il donc ? Comme en temps ordinaire les différentes couches sociales tirent iné-vitablement chacune de son côté, “il est clair par conséquent que nous, social-démocrates, ne pouvons pas simultanément diriger l’activité intense des diverses couches d’opposition, nous ne pouvons pas leur dicter un programme d’action positif, nous ne pouvons pas leur indiquer les moyens de lutter de jour en jour pour leurs intérêts… Les couches libérales s’occuperont elles-mêmes de cette lutte active pour leurs intérêts immédiats, qui les mettra face à face avec notre régime politique” (p. 41). Ainsi donc, après avoir parlé d’énergie révolutionnaire, de lutte active pour le renversement de l’autocratie, Martynov dévie aussitôt vers l’énergie professionnelle, vers la lutte active pour les intérêts immédiats ! Il va de soi que nous ne pouvons diriger la lutte des étudiants, des libéraux, etc., pour leurs “intérêts immédiats” ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agissait, très respectable économiste ! Il s’agissait de la participation possible et nécessaire des différentes couches sociales au renversement de l’autocratie ; et cette “activité intense des diverses couches d’opposition”, non seulement nous pouvons mais nous devons absolument la diriger, si nous voulons être l’“avant-garde”. Quant à mettre nos étudiants, nos libéraux, etc., “face à face avec notre régime politique”, ils ne seront pas seuls à y pourvoir ; c’est surtout la police et les fonctionnaires de l’autocratie qui s’en chargeront. Mais “nous”, si nous voulons être des démocrates avancés, nous devons avoir soin de faire penser ceux qui, proprement, ne sont mécontents que du régime universitaire, ou seulement du régime des zemstvos, etc., à ceci que tout le régime politique ne vaut rien. Nous devons assumer l’organisation d’une ample lutte politique sous la direction de notre parti, afin que toutes les couches d’opposition, quelles qu’elles soient, puissent prêter et prêtent effectivement à cette lutte, ainsi qu’à notre parti, l’aide dont elles sont capables. Des praticiens social-démocrates, nous devons former des chefs politiques sachant diriger toutes les manifestations de cette lutte aux multiples aspects, sachant au moment utile “dicter un programme d’action positif” aux étudiants en effervescence, aux zemtsy mécontents, aux sectaires indignés, aux instituteurs lésés, etc., etc. C’est pourquoi Martynov a tout à fait tort quand il affirme que “à leur égard, nous ne pouvons jouer qu’un rôle négatif de dénonciateur du régime… Nous ne pouvons que dissiper leurs espoirs dans les différentes commissions gouvernementales” (souligné par nous). Ce disant, Martynov montre qu’il ne comprend rien de rien au rôle véritable de l’“avant-garde” révolutionnaire. Et si le lecteur prend cela en considération, il comprendra le sens véritable de la conclusion suivante de Martynov : “L’Iskra est l’organe de l’opposition révolutionnaire, elle dénonce notre régime, et principalement notre régime politique, celui-ci heurtant les intérêts des diverses couches de la population. Quant à nous, nous travaillons et travaillerons pour la cause ouvrière en liaison organique étroite avec la lutte prolétarienne. En restreignant la sphère de notre influence, nous accentuons par là l’influence elle-même”(p. 63). Le sens véritable de cette conclusion est celui-ci l’Iskra veut élever la politique trade-unioniste de la classe ouvrière (politique à laquelle, par malentendu, par impréparation ou par conviction, se bornent si souvent chez nous les praticiens) au niveau de la politique social-démocrate. Or le Rabotchéïé Diélo veut abaisser la politique social-démocrate au niveau de la politique trade-unioniste. Et il assure encore à tous et à chacun que “ce sont des positions parfaitement compatibles dans l’œuvre commune” (p. 63). O sancta simplicitas !

Poursuivons. Avons-nous assez de forces pour pousser notre propagande et notre agitation dans toutes les classes de la population ? Certes, oui. Nos économistes, qui sont souvent portés à le nier, perdent de vue le pas de géant accompli par notre mouvement de 1894 (environ) à 1901. En véritables “suiveurs” qu’ils sont, ils vivent souvent avec les idées de la période, depuis longtemps révolue, du début de notre mouvement. En effet, nous étions alors étonnamment faibles, notre résolution était naturelle et légitime â vouloir nous consacrer entièrement au travail parmi les ouvriers et à condamner sévèrement toute déviation de cette ligne ; car il s’agissait alors uniquement de nous consolider dans la classe ouvrière. Maintenant une masse prodigieuse de forces est entraînée dans le mouvement ; nous voyons venir à nous les meilleurs représentants de la jeune génération des classes instruites ; partout et toujours, sont obligés de résider dans les provinces des gens qui ont déjà pris ou veulent prendre part au mouvement, et qui tendent vers la social-démocratie (tandis qu’en 1894 on pouvait compter sur ses doigts les social-démocrates russes). Un de plus graves défauts de notre mouvement – en politique et en matière d’organisation – est que nous ne savons pas occuper toutes ces forces, leur assigner le travail qui leur convient (nous reviendrons d’ailleurs là-dessus dans le chapitre suivant). L’immense majorité de ces forces est dans l’impossibilité totale “d’aller aux ouvriers”, de sorte qu’il ne saurait être question du danger de voir détourner des forces de notre oeuvre essentielle. Et pour fournir aux ouvriers une initiation politique véritable, complète et pratique, il faut que nous ayons « nos hommes », des social-démocrates, dans toutes les couches sociales, sur toutes les positions permettant de connaître les ressorts intérieurs du mécanisme de notre Etat. Et il nous faut ces hommes-là, non seulement pour la propagande et l’agitation, mais encore et surtout pour l’organisation.

Existe-t-il un terrain pour agir dans toutes les classes de la population ? Ceux qui ne voient pas cela montrent que leur conscience retarde sur l’élan spontané des masses. Chez les uns, le mouvement ouvrier a suscité et continue de susciter le mécontentement ; chez les autres, il éveille l’espoir en l’appui de l’opposition ; à d’autres enfin, il donne la conscience de l’impossibilité du régime autocratique, de sa faillite certaine. Nous ne serions des « politiques” et des social-démocrates qu’en paroles (comme cela se produit très souvent dans la réalité), si nous ne comprenions pas que notre tâche est d’utiliser toutes les manifestations de mécontentement, de rassembler et d’étudier, d’élaborer jusqu’aux moindres éléments d’une protestation, fût-elle embryonnaire. Sans compter que des millions et des millions de paysans travailleurs, de petits producteurs, de petits artisans, etc., écouteraient toujours avidement la propagande d’un social-démocrate tant soit peu avisé. Mais est-il une seule classe de la population où il n’y ait pas des hommes, des cercles et des groupes mécontents de la servitude et de l’arbitraire et, par suite, accessibles à la propagande du social-démocrate, interprète des aspirations démocratiques les plus urgentes ? A qui voudra se représenter concrètement cette agitation politique du social-démocrate dans toutes les classes et catégories de la population, nous indiquerons les révélations politiques. au sens large du mot, comme principal moyen de cette agitation (mais pas le seul, bien entendu).

“Nous devons, écrivais-je dans mon article “Par où commencer ?”(Iskra n° 4, mai 1901) dont nous aurons à parler plus loin en détail, éveiller dans toutes les couches tant soit peu conscientes du peuple, la passion des révélations politiques. Si les voix qui se lèvent pour dénoncer le régime sont politiquement si faibles, si rares et si timides actuellement, nous ne devons pas nous en émouvoir. La cause n’en est nullement dans une résignation générale à l’arbitraire policier. La cause en est que les gens capables de faire des révélations et prêts à les faire, n’ont pas de tribune d’où ils pourraient parler, pas d’auditoire qui écouterait passionnément et encouragerait les orateurs ; qu’ils ne voient nulle part dans le peuple une force à la¬quelle il vaille la peine de porter plainte contre le “tout-puissant” gouvernement russe… Nous sommes en mesure maintenant et nous avons le devoir de créer une tribune pour dénoncer le gouvernement tsariste devant le peuple entier ; et cette tribune doit être un journal social-démocrate .”

Cet auditoire idéal pour les révélations politiques est précisément la classe ouvrière, qui a besoin avant et par-dessus tout de connaissances politiques étendues et vivantes, et qui est la plus capable de profiter de ces connaissances pour entreprendre une lutte active, dût-elle ne promettre aucun « résultat tangible ». Or la tribune pour ces révélations devant le peuple tout entier, ce ne peut être qu’un journal intéres¬sant toute la Russie. “Sans un organe politique, on ne sau¬rait concevoir dans l’Europe actuelle un mouvement méritant le nom de mouvement politique ». Et la Russie, de ce point de vue, se rattache incontestablement à l’Europe actuelle. La presse est depuis longtemps devenue chez nous une force ; sinon le gouvernement ne dépenserait pas des dizaines de milliers de roubles à l’acheter et à subventionner toute sortes de Katkov et de Mechtcherski. Et le fait n’est pas nouveau que, dans la Russie autocratique, la presse illégale parvenait à enfoncer les barrières de la censure et obligeait les organes légaux et conservateurs à parler d’elle ouvertement. Il en a été ainsi entre 1870 et 1880 et même entre 1850 et 1860. Or combien plus larges et plus profondes sont aujourd’hui les couches populaires prêtes à lire la presse illégale et à y apprendre “à vivre et à mourir”, pour employer l’expression d’un ouvrier, auteur d’une lettre adressée à l’Iskra (n° 7). Les révélations politiques sont une déclaration de guerre au gouvernement au même titre que les révélations économiques sont une déclaration de guerre aux fabricants. Et cette déclaration de guerre a une portée mo¬rale d’autant plus grande que la campagne de dénonciations est plus vaste et plus vigoureuse, que la classe sociale qui déclare la guerre pour commencer la guerre, est plus nom¬breuse et plus décidée. C’est pourquoi les révélations politiques sont par elles-mêmes un moyen puissant pour décom-poser le régime adverse, un moyen pour détacher de l’ennemi ses alliés fortuits ou temporaires, un moyen pour semer l’hostilité et la méfiance entre les participants permanents au pouvoir autocratique.

Seul le parti qui organisera véritablement des révélations intéressant le peuple entier pourra devenir, de nos jours, l’avant-garde des forces révolutionnaires. Or ces mots : “intéressant le peuple entier” ont un contenu très vaste. L’immense majorité des révélateurs qui n’appartiennent pas à la classe ouvrière (car pour être une avant-garde, il faut justement entraîner les autres classes) sont des politiques lucides et des hommes de sang-froid et de sens pratique. Ils savent parfaitement combien il est dangereux de “se plaindre” même d’un petit fonctionnaire, à plus forte raison du “tout-puissant” gouvernement russe. Et ils ne nous adresseront leur plainte que lorsqu’ils verront qu’elle peut vraiment avoir un effet, que nous sommes une force politique. Pour devenir aux yeux du public une force politique, il ne suffit pas de coller l’étiquette “avant-garde” sur une théorie et une pratique d’arrière-garde ; il faut travailler beaucoup et avec opiniâtreté â élever notre conscience, notre esprit d’initiative et notre énergie. Mais, nous demandera et nous demande le partisan fol¬lement zélé de la “liaison organique étroite avec la lutte prolétarienne”, si nous devons prendre sur nous d’organiser contre le gouvernement des révélations intéressant véritablement le peuple entier, en quoi donc se manifestera le caractère de classe de notre mouvement ? Justement en ce que l’organisation de ces révélations sera notre oeuvre à nous, social-démocrates ; en ce que tous les problèmes soulevés par le travail d’agitation seront éclairés dans un esprit social-démocrate constant et sans la moindre concession aux déformations, volontaires ou non, du marxisme ; en ce que cette ample agitation politique sera menée par un parti unissant en un tout indissoluble l’offensive contre le gouvernement au nom de tout le peuple, l’éducation révolutionnaire du prolétariat en même temps que la sauvegarde de son indépendance politique, la direction de la lutte économique de la classe ouvrière, l’utilisation des collisions spontanées avec ses exploiteurs, collisions qui dressent et amènent sans cesse dans notre camp de nouvelles couches du prolétariat.

Mais l’un des traits les plus caractéristiques de l’économisme est précisément qu’il ne comprend pas cette liaison, bien plus, cette coïncidence du besoin le plus urgent du prolétariat (ample éducation politique au moyen des révélations et de l’agitation politiques) avec les nécessités de l’ensemble du mouvement démocratique. Cette incompréhension se manifeste non seulement dans les phrases “à la Martynov”, mais aussi dans différents passages de signification absolument identique, où les économistes se réfèrent â un soi-disant point de vue de classe. Voici, par exemple, comment s’expriment les auteurs de la lettre “économiste” publiée dans le n° 12 de l’Iskra : “Ce même défaut fondamental de l’Iskra (surestimation de l’idéologie) est la cause de son inconséquence en ce qui touche l’attitude de la social-démocratie envers les différentes classes et tendances sociales. Arrivé au moyen de constructions théoriques”… (et non par suite de “l’accroissement des tâches du Parti qui crois¬sent en même temps que lui”. ..) “à la nécessité d’engager immédiatement la lutte contre l’absolutisme, et sentant probablement toute la difficulté de cette tâche pour les ouvriers dans la situation actuelle …. (pas seulement sentant, mais sachant fort bien que cette tâche paraît moins difficile aux ouvriers qu’aux intellectuels “économistes” – qui les traitent en petits enfants – puisque les ouvriers sont prêts à se battre même pour des revendications ne promettant, pour parler la langue de l’inoubliable Martynov, aucun “résultat tangible”) … “mais n’ayant pas la patience d’attendre que des forces suffisantes pour cette lutte se soient accumulées, l’Iskra commence à chercher des alliés dans les rangs des libéraux et des intellectuels”.

Oui, oui, nous avons en effet perdu toute “patience” pour “attendre” le temps heureux, que nous promettent depuis longtemps les “conciliateurs” de toute sorte, où nos économistes cesseront de rejeter la faute de leur propre re¬tard sur les ouvriers, de justifier leur propre manque d’énergie par la prétendue insuffisance de forces chez les ouvriers. En quoi, demanderons-nous à nos économistes, doit consister “l’accumulation de forces par les ouvriers en vue de cette lutte” ? N’est-il pas évident que c’est dans l’éducation politique des ouvriers, dans la dénonciation, devant eux, de tous les aspects de notre odieuse autocratie ? Et n’est-il pas clair que, justement pour ce travail, il nous faut “dans les rangs des libéraux et des intellectuels”, des “alliés” prêts à nous apporter leurs révélations sur la campagne politique menée contre les éléments actifs des zemstvos, les instituteurs, les statisticiens, les étudiants, etc. ? Est-il vraiment si difficile de comprendre cette “savante mécanique” ? P. Axelrod ne vous répète-t-il pas depuis 1897 : “La conquête par les social-démocrates russes de partisans et d’alliés directs ou indirects parmi les classes non prolétariennes est déterminée avant tout et principalement par le caractère que prend la propagande parmi le prolétariat mê¬me” ? Or, Martynov et les autres économistes se figurent encore maintenant que les ouvriers doivent d’abord “par la lutte économique contre le patronat et le gouvernement” ac¬cumuler des forces (pour la politique trade-unioniste) et en¬suite seulement “passer” – sans doute de “la préparation” trade-unioniste de l’“activité”, à l’activité social-démocrate ! « … Dans ses recherches, continuent les économistes, l’Iskra s’écarte souvent du point de vue de classe ; elle es¬tompe les antagonismes de classe et met au premier plan la communauté de mécontentement contre le gouvernement, quoique les causes et le degré de ce mécontentement soient très différents chez les “alliés”. Il en est ainsi, par exemple, de l’attitude de l’Iskra envers les zemstvos … . L’Iskra soi-disant “promet aux nobles mécontents des aumônes gouvernementales, l’aide de la classe ouvrière, cela sans souffler mot de l’antagonisme de classe qui sépare ces deux couches de la population”. Que le lecteur se reporte aux articles “L’autocratie et les zemstvos” (n° 2 et 4 de l’Iskra) auxquels, vraisemblablement, les auteurs de cette lettre font allusion, et il verra que ces articles sont consacrés à l’attitude du gouvernement envers la “molle agitation du zemstvo bureaucratique censitaire”, envers “l’initiative des classes possédantes elles-mêmes”. Dans cet article il est dit que l’ouvrier ne saurait rester indifférent à la lutte du gouvernement contre le zemstvo, et les éléments actifs des zemstvos sont invités à laisser là leurs discours anodins et à prononcer des paroles fermes et catégoriques, lorsque la social-démocratie révolutionnaire se dressera de toute sa taille devant le gouvernement. Avec quoi ne sont pas d’accord les auteurs de la lettre ? On ne saurait le dire. Pensent-ils que l’ouvrier “ne comprendra pas” les mots “classes possédantes” et “zemstvo bureaucratique censitaire” ? Que le fait de pousser les éléments actifs des zemstvos à abandonner les discours anodins pour des paroles fermes soit une “surestimation de l’idéologie” ? S’imaginent-ils que les ouvriers peuvent « accumuler des forces” pour la lutte con¬tre l’absolutisme s’ils ne connaissent pas l’attitude de l’absolutisme également envers le zemstvo ? Encore une fois on ne saurait le dire. Une chose est claire, c’est que les auteurs n’ont qu’une idée très vague des tâches politiques de la social-démocratie. Cela ressort avec encore plus de clarté de la phrase que voici : “Telle est également (c’est-à-dire “voilant” aussi ”les antagonismes de classes”) l’attitude de l’Iskra envers le mouvement des étudiants.” Au lieu d’exhorter les ouvriers à affirmer par une manifestation publique que le véritable foyer de violences, d’arbitraire et de dépravation n’est pas la jeunesse universitaire, mais le gouver-nement russe (Iskra n° 2 ) nous aurions dû, vraisemblablement, publier des développements inspirés de la Rabotchaïa Mysl ! Et ce sont ces opinions-là qu’émettent des social-démocrates en automne 1901, après les événements de fé¬vrier et de mars, à la veille d’un nouvel essor du mouvement d’étudiants, essor qui montre bien que, dans ce domaine aussi, la protestation “spontanée” contre l’autocratie de¬vance la direction consciente du mouvement par la social-démocratie. L’impulsion instinctive qui pousse les ouvriers à défendre les étudiants passés à tabac par là police et les cosaques devance l’activité consciente de l’organisation social-démocrate !

“Cependant, dans d’autres articles, continuent les auteurs de la lettre, l’Iskra condamne en termes énergiques tout compromis et prend la défense, par exemple, de l’intolérance des guesdistes.” Nous conseillons à ceux qui soutiennent d’ordinaire avec tant de présomption et de légèreté, que les divergences de vues parmi les social-démocrates d’aujourd’hui ne sont pas essentielles et ne justifient pas une scission, – de méditer sérieusement ces paroles. Les gens qui affirment que nous n’avons presque rien fait encore pour montrer l’hostilité de l’autocratie envers les classes les plus diverses, pour révéler aux ouvriers l’opposition des catégories les plus différentes de la population à l’autocratie, – ces gens peuvent-ils travailler utilement dans une même organisation avec des gens qui voient dans cette tâche “un compromis”, vraisemblablement un com¬promis avec la théorie de la “lutte économique contre le pa¬tronat et le gouvernement” ?

Nous avons à l’occasion du quarantième anniversaire de l’affranchissement des paysans parlé de la nécessité d’introduire la lutte de classe dans les campagnes (n° 3 ) et à propos du mémoire secret de Witte, nous avons décrit l’incompatibilité qui existe entre l’autonomie administrative et l’autocratie (n° 4) ; nous avons, à propos de la nouvelle loi, attaqué le servagisme des propriétaires terriens et du gouvernement qui les sert (n° 8 ), et acclamé le congres illégal des zemstvos, en encourageant les éléments des zemtsvos à abandonner les démarches humiliantes pour passer à la lutte (n° 8 ) ; nous avons encouragé les étudiants qui commençaient à comprendre la nécessité de la lutte politique et l’ont entreprise (n° 3) et, en même temps, nous avons fustigé “l’inintelligence phénoménale” des partisans du mouvement “exclusivement estudiantin”, lesquels exhortaient les étudiants à ne pas participer aux manifestations de rue (n° 3, à propos du message du Comité exécutif des étudiants de Moscou, du 25 février) ; nous avons dénoncé les “rêves absurdes”, le “mensonge et l’hypocrisie” des fripons libéraux du journal Russie (n° 5) et en même temps nous avons signalé la fureur du gouvernement des geôliers qui “réglait leur compte à de paisibles littéra¬teurs, à de vieux professeurs et savants, à des libéraux no¬toires des zemstvos” (n° 5 : “Un raid de police contre la littérature”) ; nous avons révélé le sens véritable du programme “d’amélioration par l’Etat des conditions de vie des ouvriers” et salué l’“aveu précieux” : “il vaut mieux par des réformes d’en haut prévenir les revendications d’en bas, que d’attendre cette dernière éventualité” (n° 6 ), nous avons encouragé les statisticiens protestataires (n° 7) et blâmé les statisticiens briseurs de grève (n° 9). Voir dans cette tactique un obscurcissement de la conscience de classe du prolétariat et un compromis avec le libéralisme, c’est montrer qu’on ne comprend absolument rien au véritable sens du programme du Credo et de facto appliquer précisément ce programme, qu’on a beau répudier ! En effet, par là même, on traîne la social-démocratie à “la lutte économique contre le patronat et le gouvernement”, et l’on bat en retraite devant le libéralisme, en renonçant à intervenir activement et à définir son attitude, son attitude social-démocrate dans chaque question “libérale”.

f) ENCORE UNE FOIS “CALOMNIATEURS”, ENCORE UNE FOIS “MYSTIFICATEURS”

Ces amabilités appartiennent, le lecteur s’en souvient, au Rabotchéïé Diélo, qui répond ainsi à notre accusation portée contre lui, de “préparer indirectement le terrain pour faire du mouvement ouvrier un instrument de la démocratie bourgeoise”. Dans la simplicité de son cœur, le Rabotchéïé Diélo a décidé que cette accusation n’était qu’un procédé de polémique. Ces méchants dogmatiques, a-t-il pensé, ont pris le parti de nous débiter toute sorte de choses désagréables ; or, que peut-il y avoir de plus désagréable que d’être l’instrument de la démocratie bourgeoise ? Et d’imprimer, en gros caractères, un “démenti” : “Calomnie non déguisée” (Deux congrès, p. 30), “mystification” (p. 31), “mascarade” (p. 33). Comme Jupiter (quoiqu’il ne lui ressemble guère), le Rabotchéïé Diélo se fâche précisément parce qu’il a tort et, par ses injures hâtives, il prouve qu’il est incapable de saisir le fil de la pensée de ses adversaires. Et cependant, il n’est guère besoin de réfléchir lon¬guement pour comprendre la raison qui fait que tout culte de la spontanéité du mouvement de masse, tout rabaissement de la politique social-démocrate au niveau de la politique trade-unioniste, équivaut justement à préparer le terrain pour faire du mouvement ouvrier un instrument de la démocratie bourgeoise. Par lui-même, le mouvement ouvrier spontané ne peut engendrer (et n’engendre infailliblement) que le trade-unionisme ; or la politique trade-unioniste de la classe ouvrière est précisément la politique bourgeoise de la classe ouvrière. La participation de la classe ouvrière â la lutte politique et même à la révolution politique ne fait nullement encore de sa politique une politique social-démocrate. Le Rabotchéïé Diélo s’aviserait-il de nier cela ? Ne s’aviserait-il pas enfin d’exposer devant tout le monde, ouvertement et sans dérobades, sa conception des problèmes angoissants de la social-démocratie internationale et russe ? – Oh non, il n’aura jamais l’idée de rien d’approchant, car il s’en tient fermement au procédé que l’on peut appeler celui de “se dire incompétent”. Ne me touchez pas, je n’y suis pour rien. Nous ne sommes pas des économistes la Rabotchaïa Mysl, ce n’est pas l’économisme ; l’économisme en général n’existe pas en Russie. C’est là un procédé remarquablement habile et “politique”, qui n’a qu’un seul petit inconvénient, c’est qu’on a l’habitude de donner aux organes qui le pratiquent le surnom de : “plaît-il ?”.

Pour le Rabotchéïé Diélo, la démocratie bourgeoise en général n’est en Russie qu’un “fantôme” (Deux congrès, p. 32 ). Heureux hommes ! Comme l’autruche, ils se cachent la tête sous l’aile et s’imaginent que tout ce qui les entoure a disparu. Des publicistes libéraux qui, chaque mois, annoncent triomphalement que le marxisme se désagrège ou même a disparu ; des journaux libéraux (st. Pétersbourgtrsskié Védomosti, Rousskié Védomosti, et beaucoup d’autres), où l’on encourage les libéraux qui portent aux ouvriers la conception brentanienne de la lutte de classe et la conception trade-unioniste de la politique ; la pléiade des critiques du marxisme, critiques dont les tendances véritables ont été si bien révélées dans le Credo et dont la marchandise litté¬raire circule seule, sans tribut ni taxe, à travers la Russie ; la recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates, surtout après les événements de février et de mars, tout cela est peut-être un fantôme ? Tout cela n’a absolument aucun rapport avec la démocratie bourgeoise !

Le Rabotchéïé Diélo, de même que les auteurs de la lettre économiste, dans le numéro 12 de l’Iskra, devraient bien “se demander pourquoi les événements du printemps ont provoqué une telle recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates, au lieu de renforcer l’autorité et le prestige de la social-démocratie”. La raison, c’est que nous n’avons pas été à la hauteur de notre tâche, que l’activité des masses ouvrières a dépassé la nôtre, que nous n’avons pas eu de dirigeants et d’organisateurs révolutionnaires suffisamment préparés, connaissant parfaitement l’état d’esprit de toutes les couches d’opposition et sachant prendre la tête du mouvement, transformer une manifestation spontanée en manifestation politique, en élargir le caractère politique, etc. Tant qu’il en sera ainsi, les révolutionnaires non social-démocrates, plus souples, plus énergiques, exploiteront nécessairement notre retard, et les ouvriers, quelles que soient leur énergie et leur abnégation dans les combats contre la police et la troupe, quelque révolutionnaire que soit leur action, ne seront qu’une force de soutien des révolutionnaires non social-démocrates, ils seront l’arrière-garde de la démocratie bourgeoise, et non l’avant-garde social-démocrate. Prenez la social-démocratie allemande, à laquelle nos économistes veulent emprunter ses seuls côtés faibles. Pourquoi n’y a-t-il pas un seul événement politique en Allemagne qui ne contribue à renforcer l’autorité et le prestige de la social-démocratie ? Parce que la social-démocratie est toujours la première à donner l’appréciation la plus révolutionnaire de cet événement, à soutenir toute protestation contre l’arbitraire. Elle ne se berce pas d’illusions que la lutte économique fera penser les ouvriers à leur absence de droits, et que les conditions concrètes poussent fatalement le mouvement ouvrier dans la voie révolutionnaire. Elle s’immisce dans tous les domaines et dans toutes les questions de la vie sociale et politique : elle intervient lorsque Guillaume refuse de confirmer un progressiste bourgeois élu maire (nos économistes n’ont pas encore eu le temps d’apprendre aux Allemands que c’est là, à vrai dire un compromis avec le libéralisme !), et lorsqu’on fait une loi contre les images et les ouvrages “immoraux”, et lorsque le gouvernement exerce une pression afin d’obtenir la nomination de certains professeurs, etc., etc. Partout les social-démocrates sont au premier rang, excitant le mécontentement politique dans toutes les classes, secouant les endormis, stimulant les traînards, fournissant une ample documentation pour développer la conscience politique et l’activité politique du prolétariat. Le résultat, c’est que ce champion politique d’avant-garde force le respect même des ennemis conscients du socialisme, et il n’est pas rare qu’un document important des sphères non seulement bourgeoises, mais bureaucratiques et de la cour, parvienne on ne sait par quel miracle dans la salle de rédaction du Vorwaerts.

Là est le secret de la “contradiction” apparente qui dépasse le degré de compréhension du Rabotchéïé Diélo, au point qu’il se contente de lever les bras au ciel et de clamer : “Mascarade !” Imaginez en effet : nous, le Rabotchéïé Diélo, nous mettons au premier plan le mouvement ouvrier de masse (et nous le faisons imprimer en gras !), nous met¬tons en garde tous et chacun contre la tendance à diminuer le rôle de l’élément spontané ; nous voulons conférer à la lutte économique elle-même, elle-même, elle-même un caractère politique ; nous voulons rester en liaison étroite et organique avec la lutte prolétarienne ! Et l’on nous dit que nous préparons le terrain pour faire du mouvement ouvrier un instrument de la démocratie bourgeoise. Qui donc dit cela ? Des hommes qui entrent en “compromis” avec le libéralisme, en intervenant dans chaque question “libérale” (quelle incompréhension de la “liaison organique avec la lutte prolétarienne” !), en accordant une si grande atten¬tion aux étudiants et même (ô horreur !) à ceux des zemstvos ! Des hommes qui veulent en général consacrer un pourcentage plus grand (par rapport aux économistes) de leurs forces à l’action parmi les classes non prolétariennes de la population ! N’est-ce point là une “mascarade” ? ?

Pauvre Rabotchéïé Diélo ! Arrivera-t-il jamais à deviner le secret de cette savante mécanique ?

IV : LE TRAVAIL ARTISANAL DES ECONOMISTES ET L’ORGANISATION DES REVOLUTIONNAIRES

Les affirmations déjà examinées plus haut du Rabotchéïé Diélo, déclarant que la lutte économique est le moyen le plus largement applicable d’agitation politique, que notre tâche consiste aujourd’hui à donner à la lutte économique elle-même un caractère politique, etc., reflètent une conception étroite de nos tâches, non seulement en matière politique, mais encore en matière d’organisation. Pour conduire “la lutte économique contre le patronat et le gouvernement”, nul besoin d’une organisation centralisée pour toute la Russie (qui par conséquent ne saurait se constituer au cours d’une telle lutte), qui grouperait dans un seul assaut commun toutes les manifestations, quelles qu’elles soient, d’opposition politique, de protestation et d’indignation, – une organisation de révolutionnaires professionnels, dirigée par les chefs politiques véritables du peuple entier. D’ailleurs, cela se conçoit. Toute institution a sa structure naturellement et inévitablement déterminée par le contenu de son action. C’est pourquoi, par ses assertions analysées plus haut, le Rabotchéïé Diélo consacre et légitime l’étroitesse non seulement de l’action politique, mais encore du travail d’organisation. En l’occurrence, comme toujours, la conscience chez lui s’incline devant la spontanéité. Or le culte des formes d’organisation qui s’élaborent spontanément, le fait d’ignorer combien étroit et primitif est notre travail d’organisation, à quel point nous sommes encore des « rudimentaires” dans ce domaine important, le fait d’ignorer tout cela, dis-je, est une véritable maladie de notre mouvement. Ce n’est évidemment pas une maladie de décadence, c’est une maladie de croissance. Mais, précisément aujourd’hui que la vague de révolte spontanée déferle, pourrait-on dire, jusqu’à nous, dirigeants et organisateurs du mou¬vement, ce qu’il faut surtout c’est la lutte la plus irréconciliable contre la moindre tentative de défendre notre retard, de légitimer l’étroitesse en cette matière ; il faut surtout éveiller chez tous ceux qui participent au travail pratique ou s’apprêtent seulement à y participer, le mécontentement à l’égard du travail artisanal qui règne chez nous et la volonté ferme de nous en débarrasser.

a) QU’EST-CE QUE LE TRAVAIL ARTISANAL ?

Essayons de répondre à cette question en esquissant le tableau de l’activité d’un cercle social-démocrate typique entre 1894 et 1901. Nous avons déjà signalé l’engouement général de la jeunesse studieuse d’alors pour le marxisme. Certes, cet engouement visait non seulement et moins le marxisme, comme théorie, que la réponse donnée à la question “que faire ?”, que l’appel à se mettre en campagne contre l’ennemi. Et les nouveaux combattants se mettaient en campagne avec une préparation et un équipement. éton¬namment primitifs. Dans la plupart des cas, il n’y avait pres¬que pas d’équipement et pas du tout de préparation. On allait à la guerre comme des moujiks qui auraient à peine quitté la charrue, avec simplement un gourdin à la main. Sans liaison aucune avec les vieux militants, sans liaison aucune avec les cercles des autres localités, ni même des autres quartiers (ou des établissements d’enseignement) de sa propre ville, sans coordination aucune des différentes parties du travail révolutionnaire, sans aucun plan d’action systématique à plus ou moins longue échéance, un cercle d’étudiants entre en contact avec des ouvriers et se met à l’œuvre. Le cercle développe progressivement une propa¬gande et une agitation de plus en plus intenses ; il s’attire ainsi, par le seul fait de son action, la sympathie d’assez larges milieux ouvriers, la sympathie d’une certaine portion de la société instruite, qui lui fournit de l’argent et met à la disposition du “Comité” des groupes toujours nouveaux de jeunes. Le prestige du comité (ou de l’Union de lutte) augmente, son champ d’action grandit, et il étend son activité d’une façon tout à fait spontanée : les personnes qui, il y a un an ou quelques mois, prenaient la parole dans les cercles d’étudiants pour répondre à la question : “où aller ?” ; qui nouaient et entretenaient des relations avec les ouvriers, con-fectionnaient et lançaient des feuilles volantes, établissent des relations avec d’autres groupes de révolutionnaires, se procurent de la littérature, entreprennent l’édition d’un journal local, commencent à parler d’une manifestation à organiser, passent enfin aux opérations militaires déclarées (et cette action militaire déclarée pourra être, selon les circons¬tances, la première feuille d’agitation, et le premier numéro d’un journal, et la première manifestation). D’ordinaire, ces opérations entraînent dès leur départ l’effondrement immédiat et complet. Immédiat et complet, parce que ces opérations militaires n’étaient pas le résultat d’un plan systématique, médité à l’avance et établi à la longue, plan de lutte opiniâtre et durable, mais simplement le développement spontané d’un travail de cercle conforme à la tradition ; parce que la police, il va de soi, connaissait presque toujours tous les principaux dirigeants du mouvement local, qui avaient déjà “fait parler d’eux” sur les bancs de l’Université, et que, guettant le moment le plus favorable pour elle d’une descente, elle avait, à dessein, laissé le cercle grandir et s’étendre pour avoir un corpus delicti tangible, et laissé chaque fois à bon escient quelques individus connus d’elle “pour la graine” (c’est l’expression technique employée, autant que je sache, à la fois par les nôtres et par les gendarmes). On ne peut s’empêcher de comparer cette guerre à une marche de bandes de paysans armés de gourdins, contre une armée moderne. Et l’on ne peut que s’étonner de la vitalité d’un mouvement qui grandissait, s’étendait et remportait des victoires malgré une absence complète de préparation chez les combattants. Le caractère primitif de l’armement était, il est vrai, non seulement inévitable au début, mais même légitime historiquement, puisqu’il permettait d’attirer un grand nombre de combattants. Mais dès que commencèrent les opérations militaires sérieuses (elles commencèrent, à proprement parler, avec les grèves de l’été 1896), les lacunes de notre organisation militaire se firent de plus en plus sentir. Après un moment de surprise et une série de fautes (comme d’en appeler à l’opinion publique des méfaits des socialistes ou de déporter les ouvriers des capitales dans les centres industriels de province), le gouvernement ne fut pas long à s’adapter aux nouvelles conditions de lutte et sut disposer aux points convenables ses détachements de provocateurs, d’espions, et de gendarmes, munis de tous les perfectionnements. Les coups de filet de-vinrent si fréquents, atteignirent une telle quantité de personnes, vidèrent si bien les cercles locaux, que la masse ouvrière perdit littéralement tous ses dirigeants, le mouvement devint incroyablement désordonné, et il fut impossible d’établir aucune continuité ni aucune coordination dans le travail. La désunion extraordinaire des militants locaux, la composition fortuite des cercles, le défaut de préparation et l’étroitesse de vues dans les questions théoriques, politiques et d’organisation furent le résultat inévitable des conditions décrites. En certains endroits même, voyant notre manque de retenue et de conspiration, les ouvriers en vinrent, par méfiance, à s’écarter des intellectuels : ces derniers, disaient-ils, provoquent trop inconsidérément les ar-restations !

Que ces méthodes artisanales aient été finalement ressenties de tous les social-démocrates sensés comme une véritable maladie, tout militant tant soit peu initié au mouvement le sait. Mais pour que le lecteur non initié ne croie pas que nous “construisons” artificiellement un stade particulier ou une maladie particulière du mouvement, nous en appellerons au témoin déjà invoqué une fois. Qu’on ne nous en veuille pas pour cette longue citation :

“Si le passage graduel à une action pratique plus large, écrit B.-v dans le n° 6 du Rabotchéïé Diélo, passage qui est en fonction directe de la période générale de transition que traverse le mouvement ouvrier russe, est un trait caractéristique… il est encore un autre trait non moins intéressant dans l’ensemble du mécanisme de la révolution ouvrière russe. Nous voulons parler de l’insuffisance de forces révolutionnaires propres à I’action , qui se fait sentir non seulement à Pétersbourg, mais dans toute la Russie. A mesure que le mouvement ouvrier s’accentue ; que la masse ouvrière se développe ; que les grèves deviennent plus fréquentes ; que la lutte de masse des ouvriers se fait plus ouvertement, lutte qui renforce les persécutions gouvernementales, arrestations, expulsions et déportations, ce manque de forces révolutionnaires hautement qualifiées devient plus sensible et n’est sans doute pas sans influer sur la profondeur et le caractère général du mouvement. Beaucoup de grèves se déroulent sans que les organisations révolutionnaires exercent sur elles une action directe et énergique… on manque de feuilles d’agitation et de littérature légale… les cercles ouvriers restent sans agitateurs… En outre, le défaut d’argent se fait continuellement sentir. En un mot, la crois¬sance du mouvement ouvrier dépasse la croissance et le développement des organisations révolutionnaires. L’effectif des révolutionnaires agis¬sants est trop insignifiant pour pouvoir influer sur toute la masse ouvrière en effervescence, pour donner aux troubles ne serait-ce qu’une ombre d’harmonie et d’organisation… Tels cercles, tels révolution¬naires ne se sont pas unis, pas groupés ; ils ne forment pas une organisation unique, forte et disciplinée, aux parties méthodiquement développées”…

Et après avoir fait cette réserve que l’apparition immédiate de nouveaux cercles à la place de ceux qui ont été détruits, « prouve uniquement la vitalité du mouvement… mais ne démontre pas encore l’existence d’une quantité suffisante de militants révolutionnaires parfaitement avertis”, l’auteur conclut :

« Le manque de préparation pratique des révolutionnaires pétersbourgeois influe aussi sur les résultats de leur travail. Les derniers procès, particulièrement ceux des groupes de l’ “Autolibération” et de la « Lutte du travail contre le capital », ont montré nettement qu’un jeune agitateur non familiarisé avec les conditions du travail et, par suite, de l’agitation dans une usine déterminée, ignorant des principes de l’action clan-destine et ayant appris (voire ?) “seulement les principes généraux de la social-démocratie, peut travailler quelque quatre, cinq, six mois. Après quoi c’est l’arrestation qui entraîne souvent l’effondrement de toute l’organisation ou d’une partie. Un groupe peut-il dès lors travailler avec profit et succès lorsque son existence est limitée à quelques mois ? … Il. est évident que l’on ne saurait attribuer entièrement les défauts des organisations existantes à la période transitoire… il est évident que la quantité et surtout la qualité de l’effectif des organisations en activité jouent ici un rôle important, et la tâche première de nos social-démocrates… doit être d’unir réellement les organisations entre elles, avec une sélection rigoureuse de leurs membres”.

b) TRAVAIL ARTISANAL ET ECONOMISME

Il faut maintenant nous arrêter à une question que, cer¬tainement, tout lecteur se pose déjà. Ce travail artisanal, maladie de croissance qui affecte l’ensemble du mouvement, peut-il être mis en connexion avec l’économisme considéré comme une des tendances de la social-démocratie russe ? Nous croyons que oui. Le manque de préparation pratique, de savoir-faire dans le travail d’organisation nous est réel¬lement commun à tous, même à ceux qui dès le début s’en sont toujours tenus au point de vue du marxisme révolutionnaire. Et certes, nul ne saurait imputer à crime aux praticiens ce manque de préparation. Mais ces “méthodes artisanales” ne sont pas seulement dans le manque de préparation ; elles sont aussi dans l’étroitesse de l’ensemble du travail révolutionnaire en général, dans l’incompréhension du fait que cette étroitesse empêche la constitution d’une bonne organisation de révolutionnaires ; enfin – et c’est le principal – elles sont dans les tentatives de justifier cette étroitesse et de l’ériger en “théorie” particulière c’est à dire dans le culte de la spontanéité, en cette matière également. Dès les premières tentatives de ce genre, il devint évident que les méthodes artisanales étaient liées â l’économisme et que nous ne nous débarrasserions pas de notre étroitesse dans le travail d’organisation, avant de nous être débarrassés de l’économisme en général (c’est-à-dire de la conception étroite de la théorie du marxisme, du rôle de la social-démocratie et de ses tâches politiques). Or, ces tentatives ont été faites dans deux directions. Les uns se sont mis à dire : la masse ouvrière n’a pas encore formulé elle-même des tâches politiques aussi étendues et aussi ur¬gentes que celles que lui “imposent” les révolutionnaires ; elle doit encore lutter pour les revendications politiques im¬médiates, mener “la lutte économique contre le patronat et le gouvernement » (et à cette lutte “accessible” au mouvement de masse correspond naturellement une organisation “accessible” même à la jeunesse la moins préparée). D’autres, éloignés de tout “gradualisme”, ont déclaré : on peut et l’on doit “accomplir la révolution politique”, mais point n’est besoin pour cela de créer une forte organisation de révolutionnaires éduquant le prolétariat par une lutte ferme et obstinée ; il suffit pour cela que nous nous saisissions tous du gourdin “accessible” et familier. Pour parler sans allégories, il nous faut organiser la grève générale ou sti¬muler par “un terrorisme excitatif “ le mouvement ouvrier un peu “languissant”. Ces deux tendances, opportuniste et “révolutionniste”, s’inclinent devant les méthodes ar¬tisanales dominantes, ne croient pas à la possibilité de s’en délivrer, ne voient pas notre tâche pratique, la première et la plus urgente : créer une organisation de révolutionnaires capable d’assurer à la lutte politique l’énergie, la fermeté et la continuité.

Nous venons de rapporter les paroles de B-v : “La croissance du mouvement ouvrier dépasse la croissance et le dé-veloppement des organisations révolutionnaires.” Cette “communication précieuse d’un observateur bien placé” (opinion émise par la rédaction du Rabotchéïé Diélo sur l’article de B.-v) est pour nous doublement précieuse. Elle montre que nous avions raison de voir la cause fondamentale de la crise actuelle de la social-démocratie russe dans le retard des dirigeants (“idéologues”, révolutionnaires, social-démocrates) sur l’élan spontané des masses. Elle montre qu’il n’y a que défense et glorification des méthodes artisanales dans tous ces raisonnements des auteurs de la lettre économiste (Iskra, n° 12), B. Kritchevski et Martynov, sur le danger qu’il y a à sous-estimer le rôle de l’élément spontané, de la lutte obscure et quotidienne, la tactique-processus, etc. Ces gens qui ne peuvent sans faire la moue prononcer le mot de “théoricien” ; qui appellent “sens des réalités” leur idolâtrie devant l’impréparation aux choses de la vie et le manque de développement, montrent en fait leur ignorance de nos tâches pratiques les plus urgentes. Au gens attardés, on crie : Au pas ! Pas trop vite ! A ceux qui, dans le travail d’organisation, manquent de “plans”, de perspectives larges et hardies, on lance à la tête la “tactique-processus” ! Notre faute capitale est de rabaisser nos tâches politiques et d’organisation aux intérêts immédiats, “tangibles”, concrets de la lutte économique courante et l’on ne cesse de nous chanter : il faut donner à la lutte économique elle-même un caractère politique ! Encore une fois : c’est là exactement un “sens des réalités” comparable à celui du héros de l’épopée populaire qui clamait à la vue d’un cortège funèbre : “Je vous souhaite d’en avoir toujours à porter !”

Qu’on se souvienne de l’incomparable présomption, vraiment digne de Narcisse, avec laquelle ces sages moralisaient Plekhanov, : “Les tâches politiques, au sens réel et pratique du mot, c’est-à-dire au sens d’une lutte pratique, rationnelle et victorieuse pour les revendications politiques, sont d’une façon générale (sic !) inaccessibles aux cercles ouvriers”(“Réponse de la rédaction du Rab. Diélo”, p. 24). Il y a cer¬cles et cercles, messieurs ! Evidemment, les tâches politiques sont inaccessibles à un cercle d’“artisans”, tant que ces derniers n’ont pas senti leurs méthodes artisanales et ne s’en sont pas délivrés. Mais si par-dessus le marché ces artisans sont épris de leurs méthodes artisanales, s’ils écrivent le mot “pratique” absolument en italique et s’imaginent qu’être pratique, c’est ravaler nos tâches au niveau des masses les plus arriérées, alors évidemment ces artisans-là sont incurables et les tâches politiques leur sont réellement inaccessibles. Mais à un cercle de coryphées, comme Alexéev et Mychkine, Khaltourine et Jéliabov, les tâches politiques sont accessibles au sens le plus vrai, le plus pratique du mot, et cela précisément parce que et pour autant que leur propagande ardente trouve un écho dans la masse qui s’éveille spontanément ; pour autant que leur énergie bouillante est reprise et soutenue par l’énergie de la classe révolutionnaire. Plekhanov avait mille fois raison lorsqu’il a non seulement signalé l’existence de cette classe révolutionnaire et prouvé que son éveil à l’action était inéluctable, infaillible, mais a assigné même aux “cercles ouvriers “ une haute et vaste tâche politique. Quant à vous, vous invoquez le mouvement de masse qui a surgi depuis lors, pour rabaisser cette tâche, pour restreindre le champ d’action et l’énergie des “cercles ouvriers”. Qu’est-ce là, sinon l’attachement de l’artisan à ses méthodes artisanales ? Vous vous targuez de votre esprit pratique, et vous ne voyez pas le fait connu de chaque praticien russe : quelles merveilles peut accomplir en matière révolutionnaire, l’énergie non seulement d’un cercle, mais même d’un individu isolé. Croyez-vous par hasard qu’il ne puisse y avoir dans notre mouvement des coryphées du genre de ceux d’après 1870 ? Pourquoi cela ? Parce que nous sommes peu préparés ? Mais nous nous préparons, nous continuerons de nous préparer et nous serons prêts ! Il est vrai qu’à la surface de cette eau stagnante qu’est la “lutte économique contre le patronat et le gouvernement”, il s’est, hélas, formé de la moisissure ; des gens sont appa¬rus qui se mettent à genoux pour adorer la spontanéité, la révèrent et contemplent religieusement (selon l’expression de Plekhanov) le “postérieur” du prolétariat russe. Mais nous saurons nous débarrasser de cette moisissure. Précisément aujourd’hui, le révolutionnaire russe, guidé par une théorie vraiment révolutionnaire, s’appuyant sur une classe vraiment révolutionnaire qui s’éveille spontanément à l’ac¬tion, peut enfin – enfin ! – se redresser de toute sa taille et déployer toutes ses forces de géant. Pour cela il faut seu¬lement que, parmi la masse des praticiens et la masse plus nombreuse encore des gens qui rêvent d’action pratique de¬puis les bancs de l’école, toute tentative de rabaisser nos tâches politiques et de restreindre l’envergure de notre travail d’organisation soit accueillie par la raillerie et le mépris. Et nous arriverons à ce qu’il en soit ainsi, soyez tran¬quilles, messieurs.

Dans l’article “Par où commencer ?” j’écrivais contre le Rabotchéïé Diélo : “On peut en 24 heures changer la tactique d’agitation sur telle question spéciale, la tacti¬que tendant à réaliser quelque élément de l’organisation du Parti, mais seuls des gens dépourvus de tout principe peuvent changer, je ne dirai pas en 24 heures, mais même en 24 mois, leurs conceptions sur le point de savoir s’il faut en général, toujours et absolument, une organisation de combat et de l’agitation politique dans la masse ”. Le Rabotchéïé Diélo répond : “Cette accusation unique de l’Iskra parmi celles qui prétendent avoir un caractère pratique, n’est fondée sur rien. Les lecteurs du Rabotchéïé Diélo savent fort bien que depuis le début nous n »avons pas seulement appelé à l’agitation politique, sans attendre la parution de l’Iskra”…(en disant alors qu’“on ne peut poser” non seulement aux cercles ouvriers, “mais aussi au mouvement ouvrier de masse, comme première tâche politique, le renversement de l’absolutisme”, mais seulement la lutte pour des revendica¬tions politiques immédiates, et que “les revendications poli¬tiques immédiates deviennent accessibles à la masse après une ou, au moins, plusieurs grèves”)… “mais par nos publications nous avons fait parvenir de l’étranger aux camarades opérant en Russie un matériel social-démocrate d’agitation politique unique”. .. (ajoutons que dans ce matériel unique vous avez non seulement fait l’agitation politique la plus étendue uniquement sur le terrain de la lutte économique, mais vous en êtes arrivés enfin à ceci que cette agitation restreinte “est susceptible d’être le plus largement appliquée”. Et vous ne remarquez pas, messieurs, que votre argumentation prouve justement la nécessité pour l’Iskra de paraître étant donné ce matériel unique – et la nécessité pour l’Iskra de lutter contre le Rabotchéïé Diélo ?)… “D’autre part, notre activité comme éditeurs préparait de fait l’unité tactique du parti”. . . (l’unité de conviction que la tactique est un processus d’extension des tâches du parti, qui croissent en même temps que le Parti ? Unité précieuse…. “et par là même la possibilité d’une “organisation de com¬bat”, pour la création de laquelle l’Union a fait, en général, tout ce qui est accessible à une organisation résidant à l’étranger” (R.D. n° 10, p. 15). Vaine tentative de se tirer d’embarras ! Que vous ayez fait tout ce qui vous était accessible, cela, je n’ai jamais songé à le contester. J’ai affirmé et affirme encore que les limites de “l’accessible”, c’est l’étroitesse de votre compréhension qui vous les resserre. Il est ridicule de parler d’“organisation de combat” pour lutter en faveur des “revendications politiques immédiates” ou pour “la lutte économique contre les patrons et le gouvernement”.

Mais si le lecteur voulait voir les perles de l’attachement “économiste” aux méthodes artisanales, il lui faudrait naturellement s’adresser non pas au Rabotchéïé Diélo, éclectique et instable, mais à la Rabotchaïa Mysl logique et résolue : “Deux mots maintenant sur ce qu’on appelle, à pro¬prement dire, les intellectuels révolutionnaires, écrit R. M. dans le “Supplément spécial”, p. 13 ; ils ont, il est vrai plus d’une fois prouvé en fait qu’ils sont tout prêts à “engager le corps à corps décisif avec le tsarisme”. Seulement, le malheur est que, traqués sans merci par la police politique, nos intellectuels révolutionnaires ont pris la lutte contre cette police politique pour une lutte politique contre l’autocratie. C’est pourquoi la question : .”Où prendre des forces pour la lutte contre l’autocratie ?” n’est pas encore élucidée pour eux.”

Ce dédain de la lutte contre la police, de la part d’un adorateur (au sens péjoratif du mot) du mouvement spon¬tané n’est-il pas admirable ? Il est prêt à justifier notre maladresse dans l’action clandestine par l’argument que, dans un mouvement de masse spontané, la lutte contre la police politique n’a en somme. pas d’importance pour nous ! Très peu nombreux sont ceux qui souscriront à cette conclusion monstrueuse, tant les défauts de nos organisations révolutionnaires sont douloureusement ressentis par tous. Mais si Martynov par exemple n’y souscrit pas, c’est uniquement parce qu’il ne sait pas aller jusqu’au bout de sa pensée ou qu’il n’en a pas le courage. En effet, si la masse pose des revendications concrètes promettant des résultats tangibles, est-ce là une “tâche” qui exige que l’on se préoccupe particulièrement de la création d’une organisation de révolutionnaires, solide, centralisée, combative ? La masse qui ne “lutte point contre la police politique” ne s’acquitte-t-elle pas elle-même de cette “tâche” ? Bien plus, cette tâche serait-elle exécutable si, outre de rares dirigeants, des ouvriers qui (dans leur grande majorité) ne sont nullement capables de “lutter contre la police politique”, ne s’en chargeaient eux aussi ? Ces ouvriers, élément moyen de la masse, sont capables de montrer une énergie et une abnégation prodigieu¬ses dans une grève, dans un combat de rue avec la police et la troupe ; ils sont capables (et eux seuls le peuvent) de décider de l’issue de tout notre mouvement ; mais justement la lutte contre la police politique exige des qualités spéciales, exige des révolutionnaires de profession. Et nous devons veiller à ce que la masse ouvrière non seulement “mette en avant” des revendications concrètes, mais encore “mette en avant”, de plus en plus nombreux, de ces révolutionnai¬res de profession. Nous voilà donc amenés à la question du rapport entre l’organisation des révolutionnaires profes¬sionnels et le mouvement purement ouvrier. Cette question, peu développée dans la littérature, nous a beaucoup occu¬pés, nous, “politiques”, dans nos entretiens et discussions avec les camarades qui penchent plus ou moins vers l’économisme. Cette question vaut la peine qu’on s’y arrête. Mais d’abord, terminons par une autre citation l’illustration de notre thèse sur la liaison des méthodes artisanales avec l’économisme.

“Le groupe “Libération du Travail”, écrivait N.N . dans sa “Réponse”, réclame la lutte directe contre le gou¬vernement sans chercher à savoir où est la force matérielle pour cette lutte, sans indiquer la voie qu’elle doit suivre.” Et soulignant ces derniers mots, l’auteur fait à propos du mot “voie” la remarque suivante : “Ce fait ne saurait être expli¬qué par des buts de travail clandestin, car dans le programme, il ne s’agit pas d’un complot, mais d’un mouvement de masse. Or la masse ne peut suivre des voies secrètes. Une grève secrète est-elle possible ? Une manifestation ou une pétition secrètes sont-elles possibles ?” (Vademecum, p. 59). L’auteur aborde de près et cette “force matérielle” (auteurs de grèves et de manifestations) et les “voies” de la lutte, mais il est déconcerté et perplexe, car il “s’incline” devant le mouvement de masse, c’est-à-dire qu’il le considère comme un facteur nous libérant de l’activité révolutionnaire qui est la nôtre et non comme un facteur destiné à encou¬rager et à stimuler notre activité révolutionnaire. Une grève secrète est impossible, pour ses participants et pour ceux qu’elle touche directement. Mais pour la masse des ouvriers russes, cette grève peut rester (et elle reste la plupart du temps) “secrète”, car le gouvernement prendra soin de cou¬per toute communication avec les grévistes, il prendra soin de rendre impossible toute diffusion de renseignements sur la grève. C’est alors qu’il faut une “lutte contre la police politique”, lutte spéciale, qui ne pourra jamais être menée activement par une masse aussi considérable que celle qui participe à la grève. Cette lutte doit être organisée “selon toutes les règles de l’art” par des professionnels de l’action révolutionnaire. De ce que la masse est entraînée spontanément dans le mouvement, l’organisation de cette lutte n’en est pas moins nécessaire. Au contraire, elle n’en devient que plus nécessaire ; car nous, socialistes, nous manquerions à notre premier devoir envers la masse si nous ne savions em-pêcher la police de rendre secrète (et si parfois nous ne pré¬parions secrètement nous-mêmes) une grève ou une manifes¬tation quelconque. Nous sommes en état de le faire précisément parce que la masse qui s’éveille spontanément à l’ac¬tion fera surgir également de son sein un nombre de plus en plus grand de “révolutionnaires de profession” (si toutefois nous ne convions pas sur tous les tons les ouvriers à piétiner sur place).

c) L’ORGANISATION DES OUVRIERS ET L’ORGANISATION DES REVOLUTIONNAIRES

Si pour le social-démocrate l’idée de “lutte économique contre le patronat et le gouvernement “, l’emporte sur celle de la lutte politique, il est naturel de s’attendre à ce que l’idée d’”organisation des ouvriers” l’emporte plus ou moins chez lui sur l’idée d’”organisation des révolutionnaires”. Et c’est ce qui arrive effectivement, en sorte que, en parlant organisation, nous parlons des langues absolument différentes. Je me souviens, par exemple, d’une conversation que j’eus un jour avec un économiste assez conséquent, que je n’avais pas connu autrefois. La conversation tomba sur la brochure : Qui fera la révolution politique ? Nous convîn¬mes rapidement que son défaut capital était de méconnaître les problèmes d’organisation. Nous pensions déjà être d’ac¬cord, mais… l’entretien se poursuivant, nous nous aper¬çûmes que nous parlions absolument deux langues. Mon interlocuteur accusait l’auteur de méconnaître les caisses de grèves, sociétés de secours mutuels, etc. ; quant à moi, je parlais de l’organisation de révolutionnaires indispensable pour “faire” la révolution politique. Et dès que cette diver¬gence se fut révélée, je ne me souviens pas de m’être jamais trouvé d’accord sur aucune question de principe avec cet économiste.

Quelle était donc la source de nos divergences ? Mais jus¬tement que les économistes dévient constamment du so¬cial-démocratisme vers le trade-unionisme dans les tâches d’organisation comme dans les tâches politiques. La lutte politique de la social-démocratie est beaucoup plus large et plus complexe que la lutte économique des ouvriers contre le patronat et gouvernement. De même (et de ce fait), l’organisation d’un parti social-démocrate révolutionnaire doit nécessairement être d’un autre genre que l’organisation des ouvriers pour la lutte économique. L’organisation des ou¬vriers doit être, en premier lieu, professionnelle ; en second lieu, la plus large possible ; en troisième lieu, la moins cons¬pirative possible (ici et plus loin, je ne parle, bien entendu, que de la Russie autocratique). Au contraire, l’organisation des révolutionnaires doit englober avant tout et principalement des hommes dont la profession est l’action révolution¬naire (c’est pourquoi d’ailleurs, parlant d’une organisation de révolutionnaires, je songe aux révolutionnaires social-¬démocrates). Devant cette caractéristique commune aux membres d’une telle organisation, doit absolument s’effacer toute distinction entre ouvriers et intellectuels, et à plus forte raison entre les diverses professions des uns et des autres. Nécessairement cette organisation ne doit pas être très éten¬due, et il faut qu’elle soit la plus clandestine possible. Arrêtons-nous sur ces trois points distinctifs.

Dans les pays de liberté politique, la différence entre l’organisation syndicale et l’organisation politique est par¬faitement claire, comme l’est aussi la différence entre les trade-unions et la social-démocratie. Certes, les rapports de cette dernière avec les trade-unions varient inévitablement de pays à pays selon les conditions historiques, juridiques et autres ; ils peuvent être plus ou moins étroits, complexes, etc. (ils doivent être à notre avis le plus étroits et le moins complexes possible) ; mais il ne saurait être question dans les pays libres d’identifier l’organisation syndicale à celle du parti social-démocrate. Or en Russie, le joug de l’autocratie efface, au premier abord, toute distinction entre l’organisation social-démocrate et l’association ouvrière, car toutes les associations ouvrières et tous les cercles sont interdits, et la grève, manifestation et arme principales de la lutte économique des ouvriers, est considérée comme un crime de droit commun (parfois même comme un délit politique !). Ainsi donc la situation chez nous, d’une part, “in¬cite” vivement les ouvriers qui mènent la lutte économique à s’occuper de questions politiques et d’autre part, “incite” les social-démocrates à confondre le trade-unionisme et le social-démocratisme (et nos Kritchevski, Martynov et Cie, qui ne tarissent pas sur “l’incitation” du premier genre, ne remarquent pas “l’incitation” du second genre). En effet, que l’on se représente des gens absorbés pour les quatre-vingt- dix-neuf centièmes par “la lutte économique contre le patronat et le gouvernement”. Les uns, pendant toute la durée de leur activité (de 4 à 6 mois), ne seront jamais incités à songer à la nécessité d’une organisation plus com¬plexe de révolutionnaires ; d’autres, vraisemblablement, se¬ront “incités” à lire la littérature bernsteinienne, rela¬tivement répandue, et en tireront conviction que ce qui a une importance essentielle, c’est la “marche progressive de lutte obscure, quotidienne” D’autres enfin se laisseront peut-être séduire par l’idée de donner au monde un nouvel exemple de “liaison étroite et organique avec la lutte prolétarienne”, de liaison du mouvement syndical et du mou-vement social-démocrate. Ces gens-là feront ce raisonnement : plus tard un pays entre dans l’arène du capitalisme, donc dans celle du mouvement ouvrier, et plus les socialistes peuvent participer au mouvement syndical et le soutenir ; moins il peut et il doit y avoir de syndicats non social-démocrates. Jusqu’ici ce raisonnement est parfaitement juste, mais le malheur est qu’on va plus loin et qu’on rêve d’une fusion complète du social-démocratisme et du trade-unionisme. Nous allons voir par l’exemple des “Statuts de l’Union de lutte de Saint-Pétersbourg” l’influence nuisible que ces rêves exercent sur nos plans d’organisation.

Les organisations ouvrières pour la lutte économique doivent être des organisations professionnelles. Tout ouvrier social-démocrate doit, autant que possible, soutenir ces organisations et y travailler activement. Bon. Mais il n’est point de notre intérêt d’exiger que les social-démocrates seuls puissent être membres des unions “corporatives“ : cela restreindrait notre influence sur la masse. Laissons participer à l’union tout ouvrier qui comprend la nécessité de s’unir pour lutter contre le patronat et le gouvernement. Le but même des unions corporatives ne saurait être atteint si elles ne groupaient pas tous ceux à qui est accessible au moins ce degré élémentaire de compréhension et si ces unions corporatives n’étaient pas des organisations très larges. Et plus larges seront ces organisations, plus large aussi sera notre influence sur elles, influence exercée non seulement par le développement “spontané” de la lutte économique mais aussi par l’action directe et consciente des membres socialistes de l’Union sur leurs camarades. Mais dans une organisation à effectifs nombreux, une action strictement conspirative est impossible (car elle exige beaucoup plus de préparation qu’il n’en faut pour participer à la lutte économique). Comment concilier cette contradiction entre la nécessité d’un effectif nombreux et d’une action strictement conspirative ? Comment faire pour que les organisations corporatives soient le moins conspiratives pos¬sible ? D’une façon générale, il ne peut y avoir que deux moyens : ou bien la légalisation des associations corporati¬ves (qui dans certains pays a précédé la légalisation des associations socialistes et politiques), ou bien le maintien de l’organisation secrète, mais “libre”, peu fixée, lose, comme disent les Allemands, au point que, pour la masse des mem¬bres, le régime conspiratif soit réduit presque à zéro.

La légalisation des associations ouvrières non socialis¬tes et non politiques a déjà commencé en Russie, et il est hors de doute que chaque pas de notre mouvement ouvrier social-démocrate en progression rapide, multipliera et en¬couragera les tentatives de cette légalisation, tentatives émanant surtout des partisans du régime établi, mais aussi des ouvriers eux-mêmes et des intellectuels libéraux. Le drapeau de la légalisation a déjà été arboré par les Vassiliev et les Zoubatov ; les Ozérov et les Worms lui ont déjà pro¬mis et fourni leur concours, et parmi les ouvriers on rencon¬tre déjà des adeptes de la nouvelle tendance. Force nous est donc, désormais, de tenir compte de cette tendance. Com¬ment en tenir compte ? Il ne peut guère y avoir là-dessus deux opinions parmi les social-démocrates. Nous devons dé¬noncer constamment toute participation des Zoubatov et des Vassiliev, des gendarmes et des popes à cette tendance, et éclairer les ouvriers sur les intentions véritables de ces par-ticipants. Nous devons dénoncer aussi toute note concilia¬trice et “harmonique” qui percerait dans les discours des libéraux aux assemblées publiques des ouvriers, que ces notes modulées le soient par des gens convain¬cus que la collaboration pacifique des classes est désirable, qu’ils aient le désir de se faire bien voir des autorités, ou qu’ils soient simplement des maladroits. Nous devons enfin mettre les ouvriers en garde contre les pièges que leur tend souvent la police qui, à ces assemblées publiques et dans les sociétés autorisées, cherche à repérer les “hommes ayant le feu sacré” et à profiter des organisations légales pour introduire des provocateurs aussi dans les organisa¬tions illégales.

Mais ce faisant, nous ne devons pas oublier que la légalisation du mouvement ouvrier ne profitera pas en fin de compte aux Zoubatov mais à nous. Au contraire, justement, nous séparons l’ivraie du bon grain. Quelle est l’ivraie, nous l’avons déjà indiqué. Le bon grain, c’est que l’attention de couches d’ouvriers encore plus larges, et des plus arriérées, est attirée sur les questions politiques et sociales ; c’est de nous libérer, nous révolutionnaires, de fonctions qui au fond sont légales (diffusion d’ouvrages légaux, secours mutuels, etc.) et qui, en se développant, nous donneront infailliblement une documentation de plus en plus abondante pour l’agitation. En ce sens nous pouvons et devons dire aux Zoubatov et aux Ozé¬rov : Travaillez, messieurs, travaillez ! Dès l’instant que vous dressez des pièges aux ouvriers (par la provocation directe ou par le “strouvisme”, moyen “honnête” de corrompre les ouvriers), nous nous chargeons de vous démasquer. Dès l’instant que vous faites véritablement un pas en avant – ne fût-ce que sous la forme du plus “timide zigzag” – mais un pas en avant tout de même, nous vous dirons : faites donc ! Un véritable élargissement, même en miniature, du champ d’action des ouvriers, constitue un vé¬ritable pas en avant. Et tout élargissement de ce genre ne peut que nous profiter : Il hâtera l’apparition d’associations légales, où ce ne seront pas les provocateurs qui pêcheront les socialistes, mais les socialistes qui pêcheront des adep¬tes. En un mot, ce qu’il nous faut maintenant, c’est combattre l’ivraie. Ce n’est pas à nous de cultiver en chamb¬re le bon grain dans des pots. En arrachant l’ivraie nous nettoyons par là même le terrain et permettons au bon grain de germer. Et pendant que les Afaniassi Ivanovitch et les Pulchérie Ivanovna s’occupent de culture en chambre, nous devons préparer des moissonneurs sachant aujourd’hui arracher l’ivraie, demain moissonner le bon grain.

Ainsi, nous ne pouvons, au moyen de la légalisation résoudre le problème de la création d’une organisation professionnelle la moins conspirative et la plus large possible (mais nous serions très heureux que les Zoubatov et les Ozé¬rov nous en offrent la possibilité, même partielle ; aussi de¬vons-nous lutter contre eux avec le maximum d’énergie !). Reste la voie des organisations professionnelles secrètes, et nous devons, par tous les moyens, aider les ouvriers qui s’en¬gagent déjà (nous le savons de source sûre) dans cette voie. Les organisations professionnelles peuvent non seulement être d’une immense utilité pour le développement et l’accentuation de la lutte économique mais elles peuvent encore devenir un auxiliaire très précieux de l’agitation politique et de l’organisation révolutionnaire. Pour arriver à ce résultat, pour orienter le mouvement professionnel naissant dans la voie que souhaite la social-démocratie, il faut avant tout bien comprendre l’absurdité du plan d’organisation qu’exaltent, voilà bientôt cinq ans, les économistes pétersbourgeois. Ce plan est exposé dans les Statuts de la caisse ouvrière de juillet 1897 (List. “Rab”, n° 9-10, p. 46, dans le n° 1 de la Rabotchaïa MysI) et dans les Statuts de l’organisation ou¬vrière professionnelle d’octobre 1900 (feuille détachée, impri¬mée à Saint-Pétersbourg et mentionnée d’ans le n° 1 de l’Iskra). Ces statuts ont un défaut essentiel : ils exposent tous les détails d’une vaste organisation ouvrière, qu’ils confondent avec l’organisation des révolutionnaires. Prenons les deuxièmes statuts, les mieux élaborés. Ils comportent cinquante-deux paragraphes : 23 paragraphes exposent l’or¬ganisation, le mode de gestion et les fonctions des “cercles ouvriers” qui seront organisés dans chaque fabrique (“pas plus de 10 personnes”) et éliront des “groupes centraux (de fabrique)”. Le paragraphe 2 porte : “Le groupe central observe tout ce qui se passe dans la fabrique ou l’usine, et tient la chronique des évènements.” “Le groupe central rend compte de l’état de la caisse, chaque mois, à tous les coti¬sants” (paragraphe 17), etc. 10 paragraphes sont consa¬crés à l’“organisation de quartier” et 19 à l’extrême enche¬vêtrement du “Comité de l’organisation ouvrière” et du “Comité de l’Union de lutte de Saint-Pétersbourg” (délé¬gués de chaque quartier et des “groupes exécutifs” -”groupes de propagandistes pour les relations avec la pro¬vince, pour les relations avec l’étranger, pour la gestion des dépôts, des éditions, de la caisse”). La social-démocratie assimilée aux “groupes exécutifs” en ce qui concerne la lutte économique des ouvriers ! Il serait difficile de démontrer avec plus de relief comment la pensée de l’économiste dévie du social-démocratisme vers le trade-unionisme, combien peu il se rend compte que le social-démocrate doit avant tout songer à organiser des révolutionnaires capables de diriger toute la lutte émancipatrice du prolétariat. Parler de l’“émancipation politique de la classe ouvrière”, de la lutte contre l’“arbitraire tsariste” et rédiger de pareils statuts, c’est ne rien comprendre, mais absolument rien, aux véritables tâches politiques de la so¬cial-démocratie. Aucun de la cinquantaine de paragraphes ne révèle la moindre trace de compréhension de la nécessité de faire dans les masses une agitation politique des plus larges, éclairant tous les côtés de l’absolutisme russe, toute la physionomie des différentes classes sociales en Russie. D’ailleurs, avec de tels statuts, non seulement les buts politiques, mais même les buts trade-unionistes du mouvement ne sauraient être atteints puisqu’ils exigent une organisation par profession, ce dont les statuts ne disent rien.

Mais le plus caractéristique, c’est peut-être la surprenante lourdeur de tout ce “système”, qui entend rattacher chaque fabrique au “comité” par un lien continu de règlements uniformes, minutieux jusqu’au ridicule, avec un système électoral à trois degrés. Enserrée dans l’étroit horizon de l’économisme, la pensée se perd dans des détails qui exhalent une forte odeur de paperasse et de bureaucratie. En réalité, les trois quarts de ces paragraphes ne sont, bien entendu, jamais appliqués ; en revanche, une pareille organisation “clandestine”, avec un groupe central dans chaque fabrique, facilite aux gendarmes les vastes coups de filet. Les camarades polonais sont déjà passé par cette phase du mouvement ; il fut un temps où ils se passionnaient tous pour fonder partout des caisses ouvrières ; mais ils renoncèrent bientôt à cette idée, s’étant convaincus qu’ils faisaient simplement la partie belle aux gendarmes. Si nous voulons de larges organisations ouvrières et ne voulons pas de larges rafles, si nous ne voulons pas faire le jeu des gendarmes, nous devons agir en sorte que ces organisations n’aient rien d’une organisation officielle, réglementée. Mais alors pourront-elles fonctionner ? Considérez un peu ces fonctions : “… Observer tout ce qui se passe à l’usine et tenir la chronique des événements” (par. 2 des statuts). Cette fonction nécessite-t-elle une réglementation minutieuse ? Ce but ne sera-t-il pas mieux atteint par des correspondances dans la presse illégale sans que des groupes d’aucune sorte soient spécialement constitués à cet effet ? “…Diriger la lutte des ouvriers pour améliorer leur situation à l’usine” (par. 3). Pour cela non plus, pas besoin de régiment. Une simple conversation suffit à un agitateur tant soit peu intelligent pour savoir exactement quelles sont Ies revendications que veulent formuler les ouvriers ; puis, les connaissant, il saura les transmettre à une organisation restreinte – et non large – de révolutionnaires qui éditera un tract approprié. “…. Organiser une caisse… avec cotisa¬tion de 2 kopecks par rouble” (par. 9) et rendre compte de l’état de la caisse, chaque mois, à tous les cotisants (par. 17) ; exclure les membres qui ne payent pas leurs co¬tisations (par. 10), etc. Voilà pour la police un véritable pa¬radis, car rien n’est plus facile que de repérer tout ce travail conspiratif de la “caisse centrale de fabrique”, de confis-quer l’argent et de mettre à l’ombre toute l’élite. Ne serait-il pas plus simple de lancer des timbres de un ou deux ko¬pecks à l’estampille d’une certaine organisation (très res¬treinte et très secrète), ou encore, sans aucun timbre, de faire des collectes, dont un journal illégal donnerait le ré¬sultat en une langue convenue ? On arriverait tout aussi bien au but et les gendarmes auraient cent fois plus de mal à démêler les fils de l’organisation.

Je pourrais continuer cette analyse des statuts, mais je crois en avoir dit assez. Un petit noyau compact, composé des ouvriers les plus sûrs, les plus expérimentés et les mieux trempés, un noyau ayant des hommes de confiance dans les principaux quartiers, et relié selon toutes les règles de l’action conspirative la plus stricte, à l’organisation des ré¬volutionnaires, pourra parfaitement, avec le plus large con¬cours de la masse et sans réglementation aucune, s’acquit¬ter de toutes les fonctions qui incombent à une organisation syndicale et, au surplus, les accomplir justement de la façon la plus désirable pour la social-démocratie. C’est seulement ainsi que l’on pourra consolider et développer, en dépit de tous les gendarmes, le mouvement syndical social-démocrate.

On m’objectera qu’une organisation close au point de n’avoir aucun règlement, pas même de membres connus et enregistrés, ne peut être qualifiée d’organisation. Peut-être, je ne cours pas après les qualifications. Mais tout ce qui est nécessaire, cette “organisation sans membres” le fera et elle assurera dès le début une liaison solide entre nos futurs trade-unions et le socialisme. Et ceux qui sous l’absolutisme veulent une organisation large d’ouvriers avec élections, comptes-rendus, suffrage universel, etc., sont tout bonnement d’incurables utopistes.

La morale à tirer est simple : si nous commençons par établir une solide, une forte organisation de révolutionnaires, nous pourrons assurer la stabilité du mouvement dans son ensemble, atteindre à la fois les buts social-démocrates et les buts trade-unionistes proprement dits. Tandis que si nous commençons par constituer une organisation ouvrière large, soi-disant la plus “accessible” à la masse (en réalité, cette organisation sera la plus accessible aux gendarmes et elle rendra les révolutionnaires accessibles à la police), nous n’atteindrons ni l’un ni l’autre de ces buts. Nous ne nous débarrasserons pas de notre travail artisanal et, par notre morcellement, par nos effondrements continuels nous ne ferons que rendre plus accessibles à la masse les trade-unions du type Zoubatov et Ozérov.

Quelles devront être proprement les fonctions de cette organisation de révolutionnaires ? Nous en parlerons en détail. Mais auparavant examinons encore un raisonnement bien typique de notre terroriste qui, une fois de plus (triste destinée !), voisine de près avec l’économiste. La Svoboda (n° 1), revue pour les ouvriers, renferme un article intitulé “L’organisation”, dont l’auteur cherche à défendre se amis, les économistes ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk.

“Mauvaise chose, dit-il, qu’une folie silencieuse, inconsciente, mauvaise chose qu’un mouvement qui ne vient pas d’en bas. Voyez dans une ville universitaire : lorsque les étudiants, à l’époque des fêtes ou pendant l’été, rentrent chez eux, le mouvement ouvrier s’arrête. Un mouvement ouvrier ainsi stimulé du dehors, peut-il être une force véritable ? Evidemment non. Il n’a pas encore appris à marcher tout seul, on le tient en lisières. Et il en va ainsi de tout : les étudiants partent, le mouvement cesse on cueille les plus capables, la crème, et le lait aigrit ; on arrête le “comité”, et aussi longtemps qu’un nouveau comité n’est pas formé, c’est une nouvelle accalmie et on ne sait pas encore ce que sera ce nouveau comité ; peut-être ne res¬semblera-t-il pas du tout à l’ancien ; celui-ci disait une chose, celui-là dira le contraire. Le lien entre hier et demain est brisé, l’expérience du passé n’instruit pas l’avenir. Et tout cela parce que le mouvement n’a pas de racines en profondeur, dans la foule ; parce que le travail est fait non pas par une centaine d’imbéciles, mais par une dizaine de têtes intelligentes. Une dizaine d’hommes tombent facilement dans la gueule du loup ; mais lorsque l’organisation englobe la foule, lorsque tout vient de la foule, aucun zèle ne saurait venir à bout du mouvement” (page 63).

La description est juste. Il y a là un bon tableau de notre travail artisanal. Mais les conclusions, par leur illogisme et leur manque de tact politique, sont dignes de la Rabotchaïa Mysl. C’est le comble de l’illogisme, car l’auteur, confond la question philosophique, historique et sociale des “raci¬nes” du mouvement “en profondeur” avec le problème d’organisation technique d’une lutte plus efficace contre les gendarmes. C’est le comble du manque de tact politique, car au lieu d’en appeler des mauvais dirigeants aux bons dirigeants, l’auteur en appelle des dirigeants en général à la “foule”. C’est encore une façon de nous tirer en arrière sous le rapport de l’organisation, de même que veut nous faire rétrograder politiquement l’idée de substituer à l’agita¬tion politique la terreur excitative. A la vérité, je me trouve devant un véritable embarras de richesses ; je ne sais par où commencer l’analyse de l’imbroglio que nous sert la Svo¬boda. Pour plus d’évidence, j’essaierai de commencer par un exemple. Prenez les Allemands. Vous n’irez pas nier, j’espère, que chez eux l’organisation englobe la foule, que tout vient de la foule, que le mouvement ouvrier a appris en Allemagne à marcher tout seul. Et pourtant, comme cette foule de millions d’hommes sait apprécier sa “dizaine” de chefs politiques éprouvés, comme elle y tient ! Que de fois, au Parlement, les députés des partis adverses n’ont-ils pas harcelé les socialistes : “Ah ! vous êtes de jolis démocrates ! Le mouvement de la classe ouvrière, vous n’en faites que parler ; en réalité, c’est toujours la même équipe de meneurs qui se met en avant. Pendant des années, pendant des dizaines d’années, c’est toujours le même Bebel, toujours le même Liebknecht ! Mais vos délégués, soi-disant élus par les ouvriers, sont plus inamovibles que les fonctionnaires nommés par l’empereur !” Mais les Allemands accueillaient par un sourire de mépris ces tentatives démagogiques d’op¬poser aux “meneurs” la “foule”, d’éveiller en cette der¬nière les instincts mauvais, les instincts de vanité et d’enle¬ver au mouvement sa solidité et sa stabilité en sapant la confiance de la masse envers la “dizaine de têtes intelligen¬tes”. Les Allemands sont assez développés politiquement, ils ont suffisamment amassé d’expérience politique pour comprendre que, sans une “dizaine” de chefs de talent (les talents ne surgissent pas par centaines) éprouvés, profes-sionnellement préparés et instruits par une longue pratique, parfaitement d’accord entre eux, aucune classe de la société moderne ne peut mener résolument la lutte. Les Allemands ont eu, eux aussi, leurs démagogues, qui flattaient les “cen¬taines d’imbéciles” en les plaçant au-dessus des “dizai¬nes de têtes intelligentes” ; qui glorifiaient le “poing musclé” de la masse, poussaient (comme Most ou Hasselmann) cette masse à des actes “révolutionnaires” irréfléchis et semaient la méfiance à l’égard des chefs fermes et résolus. Et c’est seulement grâce à une lutte opiniâtre, implacable, contre les éléments démagogiques de tout genre et de tout ordre au sein du socialisme, que le socialisme allemand a tant grandi et s’est fortifié. Or, en cette période où toute la crise de la social-démocratie russe s’explique par le fait que les masses, spontanément éveillées, n’ont pas de dirigeants suffisamment préparés, développés et expérimentés, nos sages viennent nous dire sentencieusement avec la profondeur de pensée d’un Jeannot : “Mauvaise chose qu’un mouvement qui ne vient pas d’en bas !”

“Un comité d’étudiants n’est pas ce qu’il nous faut : il est instable.” Tout à fait juste. Mais la conclusion qui en découle, c’est qu’il faut un comité de révolutionnaires professionnels, composé de gens – ouvriers ou étudiants, peu importe ! – qui auront su faire leur éducation de révolutionnaires professionnels. Tandis que votre con¬clusion à vous, c’est qu’il ne faut pas stimuler du dehors le mouvement ouvrier ! Dans votre ingénuité politique, vous ne remarquez même pas que vous faites le jeu de nos éco-nomistes et de notre primitivisme. Permettez-moi de vous poser une question : comment nos étudiants ont-ils “sti¬mulé” nos ouvriers ? Uniquement en leur portant le peu de connaissances politiques qu’ils avaient eux-mêmes, les bri¬bes d’idées socialistes qu’ils avaient pu recueillir (car la principale nourriture spirituelle de l’étudiant contemporain, le marxisme légal, n’a pu lui donner que l’a b c, que des bribes). Il n’y a pas eu trop, mais au contraire trop peu, scandaleusement, honteusement peu, de cette “stimulation du dehors” dans notre mouvement ; car jusqu’ici nous n’a¬vons fait que mijoter avec trop de zèle dans notre jus, que nous incliner trop servilement devant l’élémentaire “lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement”. Nous, révolutionnaires de profession, nous devons cent fois plus nous occuper et nous nous occuperons de cette “stimulation”. Mais justement parce que vous employez cette expression odieuse de “stimulation du dehors”, qui inspire inévitablement à l’ouvrier (du moins à un ouvrier aussi peu développé que vous l’êtes vous-même) la méfiance envers tous ceux qui lui apportent du dehors les connaissances politiques et l’expérience révolutionnaire, et suscite en lui le désir instinctif d’envoyer promener tous ces gens-là, – vous vous montrez un démagogue ; or les démago¬gues sont les pires ennemis de la classe ouvrière. Parfaitement ! Et ne criez pas trop vite aux procédés “inadmissibles entre camarades” de ma polémique ! Je ne songe pas à suspecter la pureté de vos intentions ; j’ai déjà dit que l’on pouvait aussi devenir démagogue uniquement par ingénuité politique. Mais j’ai montré que vous étiez descendus jusqu’à la démagogie. Et je ne me lasserai jamais de répéter que les démagogues sont les pires ennemis de la classe ouvrière. Les pires, précisément, parce qu’ils attisent les mauvais instincts de la foule, et qu’il est impossible aux ouvriers non développés de reconnaître ces ennemis, qui se présentent, et parfois sincèrement, comme leurs amis. Les pires, parce que, dans cette période de dispersion et de flot¬tements où notre mouvement se cherche encore, rien n’est plus facile que d’entraîner démagogiquement la foule, que seules les épreuves les plus amères pourront ensuite convaincre de son erreur. Voilà pourquoi le mot d’ordre de l’heure pour les social-démocrates russes doit être la lutte résolue contre la Svoboda tombant dans la démagogie, et contre le Rabotchéïé Diélo, qui, lui aussi, tombe dans la démagogie (nous reviendrons encore là-dessus ).

“Il est plus facile de se saisir d’une dizaine de têtes intelligentes que d’une centaine d’imbéciles.” Cette magnifique vérité (qui nous vaudra toujours les applaudissements de la centaine d’imbéciles) parait évidente uniquement parce que, dans votre raisonnement, vous avez sauté d’une question à l’autre. Vous avez commencé et vous continuez à parler de l’arrestation du “comité”, de “l’organisation”, et maintenant vous sautez à une autre question, à l’arrachement des “racines” du mouvement “en profondeur”. Certes, notre mouvement est insaisissable parce qu’il a des centaines et des centaines de milliers de racines en profondeur ; mais la question n’est point là. Même maintenant, malgré tout notre primitivisme, il est impossible de “se saisir” de nous, de nos “racines en pro¬fondeur” ; et pourtant nous avons à déplorer et ne pouvons pas ne pas déplorer des arrestations d’“organisations”, qui empêchent toute continuité dans le mouvement. Or, si vous posez la question de la mainmise sur les organisations et que vous vous en teniez à cette question, je vous dirai qu’il est beaucoup plus difficile de se saisir d’une dizaine de têtes intelligentes que d’une centaine d’imbéciles. Et je soutiendrai cette thèse quoi que vous fassiez pour exciter la foule contre mon “antidémocratisme”, etc. Par “têtes intelligentes”, en matière d’organisation, il faut entendre uniquement, comme je l’ai indiqué maintes fois, les révolu¬tionnaires professionnels, étudiants ou ouvriers d’origine, peu importe. Or, j’affirme :

1. qu’il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une organisation de dirigeants stable et qui assure la continuité du travail.

2. que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte, formant la base du mouvement et y participant et plus impérieuse est la nécessité d’avoir une telle organisation, plus cette organisation doit être solide (sinon, il sera plus facile aux démagogues d’entraîner les couches ar¬riérées de la masse) ;

3. qu’ une telle organisation doit se composer principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire ;

4. que, dans un pays autocratique, plus nous restreindrons l’effectif de cette organisation au point de n’y accepter que des révolutionnaires professionnels ayant fait l’apprentissage de la lutte contre la police politique, plus il sera difficile de “se saisir” d’une telle organisation ;

5. d’autant plus nombreux seront les ouvriers et les éléments des autres classes sociales qui pourront participer au mouvement et y militer de façon active.

J’invite nos économistes, nos terroristes et nos “éco¬nomistes-terroristes “ à réfuter ces thèses, dont je ne développerai en ce moment que les deux dernières. La question de savoir s’il est plus facile de se saisir d’une “dizaine de têtes intelligentes” ou d’une “centaine d’imbéciles” ramène à la question que j’ai analysée plus haut : une organisation de masse au régime strictement clandestin est-elle possible ? Nous ne pourrons jamais donner à une organisation large le caractère clandestin sans lequel il ne saurait être question d’une lutte résolue et suivie contre le gouvernement. La concentration de toutes les fonctions clandestines entre les mains du plus petit nombre possible de révolutionnaires professionnels ne signifie nullement que ces derniers “penseront pour tous”, que la foule ne prendra pas une part active au mouvement. Au contraire, la foule fera surgir ces révolutionnaires professionnels en nombre toujours plus grand. Car alors elle saura qu’il ne suffit pas à quelques étudiants et à quelques ouvriers menant à la lutte économique de se rassembler pour constituer un “comité” mais qu’il est nécessaire pendant des années de faire son éducation de révolutionnaire professionnel et la foule “pensera” à cette éducation et renoncera à son travail artisanal. La centralisation des fonctions clandestines de l’organisation ne signifie nullement la centralisation de toutes les fonctions du mouvement. Loin de diminuer, la collaboration active de la masse la plus large à la littérature illégale décuplera lorsqu’une “dizaine” de révolutionnaires professionnels centraliseront entre leurs mains l’édition clandestine de cette littérature. Alors, et alors seulement, nous obtiendrons que la lecture des publications illégales, la collaboration à ces publications et même, jusqu’à un cer¬tain point, leur diffusion, cesseront presque d’être conspiratives : la police aura bientôt compris l’absurdité et l’impossibilité de la filière judiciaire et administrative à propos de chaque exemplaire de publications répandues par milliers. Et cela est vrai non seulement pour la presse, mais aussi pour toutes les fonctions du mouvement, jus¬ques et y compris les manifestations. La participation la plus active et la plus large de la masse à une manifestation, loin d’avoir à en souffrir, gagnera beaucoup si une “dizaine” de révolutionnaires éprouvés, au moins aussi bien dressés professionnellement que notre police, en cen¬tralisent tous les côtés clandestins : édition de tracts, élaboration d’un plan approximatif, nomination d’un état-major de dirigeants pour chaque quartier de la ville, chaque groupe d’usines, chaque établissement d’enseignement, etc. (On objectera, je le sais, que mes vues “n’ont rien de démocratique”, mais je réfuterai plus loin en détail cette objection qui n’est rien moins qu’intelligente). La centralisation des fonctions les plus conspiratives par l’organisati¬on des révolutionnaires, loin d’affaiblir, enrichira et étendra l’action d’une foule d’autres organisations qui s’adressent au grand public et qui pour cette raison, sont peu réglementées et aussi peu conspiratives que pos¬sible : syndicats ouvriers, cercles ouvriers d’instruction et lecture de publications illégales, cercles socialistes, et aussi cercles démocratiques pour toutes les autres couches la population, etc., etc. Ces cercles, syndicats et organisations sont nécessaires partout : il faut qu’ils soient le plus nombreux et que leurs fonctions soient le plus va¬riées possible ; mais il est absurde et nuisible de les confondre avec l’organisation des révolutionnaires, d’effacer la ligne de démarcation qui existe entre eux, d’éteindre dans la masse le sentiment déjà incroyablement affaibli que, pour “servir” un mouvement de masse, il faut des hommes qui se consacrent spécialement et entièrement à l’activité social-démocrate et qui, patiemment, opiniâtrement, fassent leur éducation de révolutionnaires professionnels.

Or, ce sentiment s’est incroyablement affaibli. Par nos méthodes artisanales nous avons compromis le prestige des révolutionnaires en Russie : c’est la notre pêché capital en matière d’organisation. Un révolutionnaire mou, hésitant dans les problèmes théoriques, borné dans son horizon, justifiant son inertie par la spontanéité du mouvement de masse ; plus semblable à un secrétaire de trade-union qu’a’ un tribun populaire, incapable de présenter un plan hardi et de grande envergure qui force le respect même de ses adversaires, un révolutionnaire inexpérimenté et maladroit dans son art professionnel – la lutte contre la police politique, – est-ce là un révolutionnaire, voyons ? Non, ce n’est qu’un pitoyable manœuvrier.

Qu’aucun praticien ne m’en veuille pour cette épithète sévère : en ce qui concerne l’impréparation, je m’applique cette épithète à moi-même tout le premier. J’ai travaillé dans un cercle qui s’assignait des tâches très vastes, multiples ; nous tous, membres de ce cercle, nous. souffrions jusqu’à en éprouver une véritable douleur, de sentir que nous n’étions que des manœuvriers à ce moment historique où l’on eût pu dire, en modifiant un mot célèbre : Donnez nous une organisation de révolutionnaires, et nous retournerons la Russie ! Plus souvent j’ai eu à me rappeler ce sentiment cuisant de honte que j’éprouvais alors, et plus j’ai senti monter en moi une amertume contre ces pseudo social-démocrates dont la propagande “déshonore le titre de révolutionnaire”, et qui ne comprennent pas que notre tâche n’est pas de défendre le ravalement du révolutionnaire au niveau du manœuvrier, mais d’élever les manœuvriers au niveau des révolutionnaires.

d) AMPLEUR DU TRAVAIL D’ORGANISATION

Comme nous l’avons vu, B.-v parle du “manque de forces révolutionnaires propres à l’action, qui se fait sentir non seulement à Pétersbourg, mais dans toute la Rus¬sie”. Je ne crois guère qu’il s’en trouve pour contester ce fait. Mais il s’agit de l’expliquer. B.-v écrit : “Nous ne chercherons pas à approfondir les raisons historiques de ce phénomène ; nous dirons seulement que, démoralisée par une réaction politique prolongée et divisée par les changements économi-ques qui se sont accomplis et s’accomplissent encore, la société ne fournit qu’un nombre infiniment restreint de personnes aptes au tra¬vail révolutionnaire ; nous dirons que la classe ouvrière en fournissant des révolutionnaires-ouvriers complète en partie les rangs des or¬ganisations illégales, mais que le nombre de ces révolutionnaires ne répond pas aux nécessités de l’époque. D’autant plus que l’ouvrier, de par sa situation, alors qu’il est occupé onze heures et demie par jour à l’usine, ne peut remplir principalement que des fonctions d’agitateur. Tandis que la propagande et l’organisation, la reproduction et la livrai¬son de la littérature illégale, la publication de proclamations, etc., in¬combent forcément pour une grande part, à un nombre infime d’intellectuels.” (Rabotchéïé Diélo, n° 6, pp. 38-39.)

Sur bien des points, nous ne sommes pas d’accord avec cette opinion de B.-v, notamment avec ses mots soulignés par nous qui montrent à l’évidence que, ayant beaucoup souf¬fert de notre travail artisanal (comme tout praticien qui pen¬se tant soit peu), B.-v ne peut trouver, subjugué qu’il est par l’économisme, une issue à cette situation intolérable. Non, la société fournit un très grand nombre d’hommes aptes au “travail”, mais nous ne savons pas les utiliser tous. L’état critique, l’état transitoire de notre mouvement sous ce rapport peut être formulé ainsi : on manque d’hom¬mes alors que les hommes sont en masse. Des hommes en masse parce que la classe ouvrière et des couches de plus en plus variées de la société fournissent chaque année un nombre toujours plus grand de mécontents, prêts à protester et à concourir, selon leurs forces, à la lutte contre l’absolutisme, dont le caractère intolérable n’est pas encore ressenti par tous, mais l’est cependant par une masse toujours plus grande et avec une acuité toujours plus marquée. Et en même temps, on manque d’hommes, parce qu’il n’y a pas de dirigeants, pas de chefs politiques, pas de talents capables d’organiser un travail à la fois large et coordonné, harmonieux, permettant d’utiliser toutes les forces même les plus insignifiantes. “La croissance et le développement des organisations révolutionnaires” retardent non seulement sur la croissance du mouvement ouvrier – B.-v le reconnaît de même, – mais encore sur la croissance de l’ensemble du, mouvement démocratique dans toutes les couches du peuple. (Au reste, il est probable qu’aujourd’hui, B.-v souscrirait à ce complément de sa conclusion). Le cadre du travail révolutionnaire est trop étroit comparativement à la large base spontanée du mouvement, trop comprimé par la pauvre théorie de la “lutte économique contre le patronat et le gouvernement”. Or, aujourd’hui ce ne sont pas seulement des agitateurs politiques, mais aussi des social-démocrates-organisateurs qui doivent “aller dans toutes les classes population “. Les social-démocrates pourraient parfaitement répartir le milliers de fonctions fragmentaires de leur travail d’organisation entre les représentants des classes les plus diverses : nul praticien, je crois, n’en doutera. Le manque de spécialisation, que B.-v déplore amèrement et à si juste titre, est l’un des plus grands défauts de notre technique. Plus les diverses “opérations” de l’œuvre commune se font petites, et plus on pourra trouver de personnes capables de les exécuter (et complètement incapables, dans la plupart des cas, de devenir des révolutionnaires profes¬sionnels) ; plus il sera difficile à la police “de se saisir” de tous ces “militants spécialisés”, plus il lui sera malaisé de monter avec le délit insignifiant d’un individu une “af¬faire” d’importance justifiant les fonds dépensés par l’Etat pour la “sûreté”. Et en ce qui concerne le nombre des personnes prêtes à nous fournir leur concours, nous avons déjà signalé, dans le précédent chapitre, le change¬ment colossal qui s’est produit sous ce rapport depuis cinq ans. Mais, d’un autre côté, pour grouper toutes ces menues fractions en un tout, pour ne pas fragmenter, en même temps que les fonctions, le mouvement lui-même, pour ins¬pirer à l’exécuteur de menues fonctions la foi dans la né¬cessité et dans l’importance de son travail, foi sans laquel¬le il ne fera jamais rien , pour tout cela il faut justement avoir une forte organisation de révolutionnaires éprouvés. Avec une telle organisation, la foi en la force du part s’affermira et se répandra d’autant plus largement que cette organisation sera plus clandestine ; or, à la guerre, ce qui importe par-dessus tout, on le sait, c’est non seulement d’inspirer à son armée la confiance en ses propres forces mais aussi d’en imposer à l’ennemi et à tous les éléments neutres ; une neutralité bienveillante peut parfois décider du succès. Avec une telle organisation, placée sur une base théorique ferme et disposant d’un organe social-démocrate, il n’y aura pas à craindre que le mouvement soit dévoyé par les nombreux éléments du “dehors”, qui y auront adhéré (au contraire, c’est maintenant, avec le travail artisanal qui domine chez nous, que nous voyons nombre de social-démocrates s’imaginant être seuls de bons social-démocrates, tirer le mouvement vers le Credo). En un mot, la spécialisation présuppose nécessairement la centralisation ; elle l’exige absolument.

Mais B.-v lui-même, qui a si bien montré toute la nécessité de la spécialisation, en mesure insuffisamment la valeur, selon nous, dans la deuxième partie du raisonnement cité. Le nombre des révolutionnaires issus des milieux ouvriers est insuffisant, dit-il. Cette observation est parfaitement juste et nous soulignons encore une fois qu la “précieuse communication d’un proche observateur“ confirme entièrement nos vues sur les causes de la crise actuelle de la social-démocratie, et, partant, sur les moyens d’y remédier. Ce ne sont pas simplement les révolutionnaires qui, en général, sont en retard sur l’élan spontané des masses ; même les ouvriers révolutionnaires sont en retard sur l’élan spontané des masses ouvrières. Or, ce fait confirme avec évidence, même au point de vue “pratique”, non seulement l’absurdité mais aussi le caractère politique réactionnaire de la “pédagogie” qui nous est souvent servie à propos de nos devoirs envers les ouvriers. Il atteste que notre obligation première et impérieuse est de contribuer à former des révolutionnaires ouvriers qui, sous le rapport de leur activité dans le parti, soient au même niveau que les révolutionnaires intellectuels. (Nous soulignons : sous le rapport de l’activité dans le parti, car, sous les autres rapports, atteindre à ce même niveau est, pour les ouvriers, chose beaucoup moins facile et beaucoup moins urgente, bien que nécessaire). C’est pourquoi nous attacher principalement élever les ouvriers au niveau des révolutionnaires et non nous abaisser nous-mêmes au niveau de la masse ouvrière, comme le veulent les économistes, comme le veut la Svoboda (qui, sous ce rapport, se hausse au deuxième degré de la “pédagogie” économiste). Loin de moi la pensée de nier la nécessité d’une littérature populaire pour les ouvriers, et d’une autre particulièrement populaire (mais non vulgaire, bien entendu), pour les ou¬vriers les plus arriérés. Mais ce qui me révolte, c’est cette tendance continuelle à coller la pédagogie aux questions de politique, aux questions d’organisation. Car enfin, messieurs les champions de “l’ouvrier moyen”, au fond vous insultez plutôt l’ouvrier à vouloir toujours vous pencher vers lui avant de lui parler de politique ouvrière ou d’organisation ouvrière. Redressez-vous donc pour parler de choses sérieuses, et laissez la pédagogie aux pédagogues, et non aux politiques et aux organisateurs ! N’y a-t-il pas de même parmi les intellectuels des éléments avancés, des éléments “moyens” et une “masse” ? Tout le monde ne reconnaît-il pas la nécessité d’une littérature populaire pour les intellectuels, et ne publie-t-on pas cette littérature ? Mais figurez-vous que, dans un article sur l’organisation des étudiants ou des collégiens, l’auteur, du ton d’un homme qui vient de faire une découverte, rabâche que ce qu’il faut tout d’abord, c’est une organisation des “étudiants moyens”. Il fera à coup sûr rire de lui, et ce sera justice. Donnez-nous, lui dira-t-on, quelques idées sur l’organisation, si vous en avez, et laissez-nous le soin de voir quels sont parmi nous les éléments “moyens”, supérieurs ou inférieurs. Et si vous n’avez pas d’idées à vous sur l’organisation, tous vos discours sur “la masse” et sur les éléments “moyens” seront simplement fastidieux. Comprenez donc que les ques¬tions de “politique” et d’“organisation” sont en elles-mê¬mes si sérieuses qu’on ne saurait les traiter autrement qu’avec un extrême sérieux : on peut et on doit préparer les ouvriers (ainsi que les étudiants et les collégiens) de façon à pouvoir aborder devant eux ces questions, mais du moment que vous les avez abordées, donnez-nous une vraie réponse, ne faites pas machine arrière, vers les “moyens” ou vers “la masse”, ne vous en tenez pas quittes avec des phrases ou des anecdotes .

Pour se préparer entièrement à sa tâche, l’ouvrier ré¬volutionnaire doit devenir aussi un révolutionnaire professionnel. C’est pourquoi B.-v n’a pas raison lorsqu’ il dit que l’ouvrier, étant occupé onze heures et demie à l’usine, la plupart des autres fonctions révolutionnaires (sauf l’a¬gitation) “incombent forcément à un nombre infime d’in¬tellectuels”. Ce n’est pas du tout “forcément” ; il en est ainsi par suite de notre état arriéré ; c’est parce que nous ne comprenons pas notre devoir, qui est d’aider tout ouvrier se faisant remarquer par ses capacités, à devenir agitateur, organisateur, propagandiste, colporteur professionnels, etc., etc. Sous ce rapport, nous gaspillons honteusement nos forces, nous ne savons pas ménager ce qu’il faut cultiver et développer avec une sollicitude particulière. Voyez les Allemands : ils ont cent fois plus de forces que nous, mais ils comprennent parfaitement que les ouvriers “moyens” ne fournissent pas trop souvent des agitateurs vraiment capables, etc. C’est pourquoi ils s’efforcent de placer immédiatement tout ouvrier capable dans des conditions lui per¬mettant de développer à fond et d’appliquer ses aptitudes ; ils en font un agitateur professionnel, ils l’encouragent à élargir son champ d’action, à l’étendre d’une seule usine à toute la profession, d’une seule localité à l’ensemble du pays. Ainsi cet ouvrier acquiert de l’expérience et de l’ha¬bileté professionnelle ; il élargit son horizon et ses connaissances ; il observe de près les chefs politiques éminents des autres localités et des autres partis ; il s’efforce de s’élever lui-même à leur niveau et d’allier en soi la con-naissance du milieu ouvrier et l’ardeur de la foi socialiste à la compétence professionnelle sans laquelle le prolétariat ne peut mener une lutte tenace contre un ennemi par¬faitement dressé. C’est ainsi, et seulement ainsi, que les Bebel et les Auer surgissent de la masse ouvrière. Mais ce qui, pour une grande part, se fait tout seul dans un pays politiquement libre, doit être réalisé chez nous systématiquement par nos organisations. Tout agitateur ouvrier tant soit peu doué et “donnant des espérances” ne doit pas travailler onze heures à l’usine. Nous devons prendre soin qu’il vive aux frais du parti, qu’il puisse, quand il le faudra, passer à l’action clandestine, changer de localité, sinon il n’acquerra pas grande expérience, il n’élargira pas son horizon, il ne saura pas tenir même quelques années dans la lutte contre les gendarmes. Plus large et plus profonde devient la poussée spontanée des masses ouvrières et plus celles-ci mettent en avant non seulement d’agitateurs de talent mais d’organisateurs, de propagandistes de talent et de praticiens au meilleur sens du mot (comme il y en a si peu parmi nos intellectuels, pour la plupart assez apathiques et nonchalants à la manière russe). Lorsque nous aurons des détachements d’ouvriers révolutionnaires spécialement préparés (et, bien entendu, de “toutes les armes” de l’action révolutionnaire) par un long apprentissage, aucune police politique du monde ne pourra en avoir raison, parce que ces détachements d’hommes dévoués corps et âme à la révolution jouiront de la confiance illimitée des masses ouvrières. Et nous commettons une faute en ne poussant pas assez les ouvriers sur cette voie commune à eux et aux “intellectuels”, de l’apprentissage révolutionnaire professionnel, en les tirant trop souvent en arrière par nos discours stupides sur ce qui est “accessible” à la masse ouvrière, aux “ouvriers moyens”, etc.

Sous ce rapport aussi, l’étroitesse du travail d’organisation est en connexion indéniable, intime (bien que l’immense majorité des “économistes” et des praticiens débutants n’en aient pas conscience) avec le rétrécissement de notre théorie et de nos tâches politiques. Le culte de la spontanéité fait que nous craignons de nous écarter même d’un pas de ce qui est “accessible” à la masse ; de nous élever trop au-dessus de la simple satisfaction de ses besoins directs et immédiats. Ne craignez rien, messieurs ! Souvenez-vous qu’en matière d’organisation, nous sommes si bas qu’il est absurde même de penser que nous puissions nous élever trop haut !

e) L’ORGANISATION “CONSPIRATIVE” ET LE “DEMOCRATISME”

Et c’est justement ce que craignent par-dessus tout les gens – très nombreux parmi nous – chez qui le “sens des réalités” est extrêmement développé et qui accusent ceux qui s’en tiennent à ce point de vue, d’abonder dans le sens de la “Narodnaïa Volia”, de ne pas comprendre le “démocratisme”, etc. Il faut nous arrêter à ces accusa¬tions, que le Rabotchéïé Diélo, lui aussi, a naturellement reprises.

L’auteur de ces lignes sait fort bien que les économis¬tes pétersbourgeois accusaient déjà la Rabotchaïa Gazéta de donner dans le “narodovolisme” (ce qui est compré¬hensible, si on la compare à la Rabotchaïa Mysl). Aussi bien, nous n’avons nullement été étonnés d’apprendre d’un camarade, peu après l’apparition de l’Iskra, que les social¬-démocrates de la ville de X… l’appelaient organe du “narodovolisme”. Cette accusation n’avait évidemment rien que de flatteur pour nous, car quel est le social-dé¬mocrate digne de ce nom, que les économistes n’ont pas accusé de “narodovolisme” ? Ces accusations proviennent d’un double malentendu. D’abord, l’on connaît si mal chez nous l’histoire du mouve¬ment révolutionnaire que toute idée concernant une orga¬nisation de combat centralisée et déclarant résolument la guerre au tsarisme, est taxée de “narodovolisme”. Mais l’excellente organisation que possédaient les révolutionnai¬res de 1870-1880 et qui devrait nous servir de modèle à tous, a été créée non point par les partisans de la “Na¬rodnaïa VoIia”, mais par les zemlévoltsy, qui se sont en¬suite scindés en tchérnopérédieltsy et en narodovoltsy. Ainsi donc, voir dans une organisation révolutionnaire de combat un héritage spécifique des narodovoltsy est absur¬de historiquement et logiquement, car toute tendance révo¬lutionnaire si elle vise sérieusement à la lutte, ne peut se passer d’une organisation de ce genre. Cela n’a pas été la faute, mais au contraire le grand mérite historique des narodovoltsy, de s’être efforcés de gagner tous les mécon¬tents à leur organisation et d’orienter celle-ci vers la lutte décisive contre l’autocratie. Leur faute a été de s’appuyer sur une théorie qui, au fond, n’était nullement révolution¬naire, et de n’avoir pas su ou de n’avoir pas pu lier indissolublement leur mouvement à la lutte de classe au sein de la société capitaliste en développement. Et seule l’in¬compréhension la plus grossière du marxisme (ou sa “compréhension” dans l’esprit du “strouvisme”) pouvait amener à croire que la naissance d’un mouvement ouvrier de masse spontané nous libère de l’obligation de créer une organisation révolutionnaire aussi bonne, incomparablement meilleure que celle des zemlévoltsy. Au contraire, ce mouvement, nous impose précisément cette obligation, car la lutte spontanée du prolétariat ne deviendra une véritable “lutte de classe” du prolétariat que lorsqu’elle sera dirigée par une forte organisation de révolutionnaires.

En second lieu, il en est beaucoup- y compris appa¬remment B. Kritchevski (Rab. Diélo, n° 10, p. 18) – qui interprètent faussement la polémique que les social-dé¬mocrates ont toujours faite contre la conception “conspiratrice” de la lutte politique. Nous nous sommes élevés et, bien entendu, nous nous élèverons toujours contre la limitation de la lutte politique à un complot , mais cela ne signifie nullement, comme l’on pense bien, que nous nions la nécessité d’une forte organisation révolutionnaire. Ainsi, par exemple, dans la brochure mentionnée en note, on trouve, à côté de la polémique contre ceux qui voudraient ra¬mener la lutte politique à un complot, l’esquisse d’une or¬ganisation (présentée comme l’idéal social-démocrate) as¬sez forte pour pouvoir, “afin de porter un coup décisif à l’absolutisme, recourir” et à l’“insurrection” et à tout “autre procédé d’attaque “. A ne considérer que sa forme, cette forte organisation révolutionnaire dans un pays au¬tocratique peut être qualifiée de “conspiratrice”, car le secret lui est nécessaire au plus haut point. Il lui est si indispensable qu’il détermine toutes les autres conditions (effectifs, choix des membres, leurs fonctions, etc.). C’est pourquoi nous serions bien naïfs de craindre qu’on ne nous accuse, nous, social-démocrates, de vouloir créer une organisation conspiratrice. Pareille accusation est aussi flatteuse pour tout ennemi de l’économisme, que l’accusation de “narodovolisme”.

Mais, nous objectera-t-on, une organisation si puissante et si strictement secrète, concentrant entre ses mains tous les fils de l’action clandestine, organisation nécessairement centralisée, peut trop facilement se lancer dans une attaque prématurée ; elle peut forcer inconsidérément le mouvement, avant que la chose soit rendue possible et nécessaire par les progrès du mécontentement politique, par la force de l’effer¬vescence et de l’irritation existant dans la classe ouvrière, etc. A cela nous répondrons : Abstraitement parlant, on ne saurait évidemment nier qu’une organisation de combat puisse engager à la légère une bataille qui peut aboutir à une défaite, laquelle ne se produirait pas dans d’autres con¬ditions. Mails il est impossible de se borner en l’occurrence à des considérations abstraites, car tout combat implique d’abstraites éventualités de défaite, et il n’est d’autre moyen de les diminuer que de se préparer systématiquement au combat. Et si l’on pose la question sur le terrain concret de la situation russe d’aujourd’hui, on arrive à cette conclusion positive qu’une organisation révolutionnaire forte est abso¬lument nécessaire justement pour donner de la stabilité au mouvement et la prémunir contre l’éventualité d’attaques irréfléchies. Maintenant que cette organisation nous manque et que le mouvement révolutionnaire spontané fait des pro¬grès rapides, on observe déjà deux extrêmes (qui, comme de juste, “se touchent”) : un économisme tout à fait inconsis¬tant et le prône de la modération, ou bien un “terrorisme excitatif” non moins inconsistant, cherchant “dans un mou¬vement qui progresse et se fortifie, mais est encore plus près de son point de départ que de sa fin, à provoquer artificiellement les symptômes de la fin de ce mouvement”. (V. Zas¬soulitch, Zaria, n° 2-3, p. 353.) L’exemple du Rabotchéïé Diélo montre qu’il y a déjà des social-démocrates qui cèdent devant ces deux extrêmes. La chose n’a rien d’étonnant car, abstraction faite des autres circonstances, “la lutte écono¬mique contre le patronat et le gouvernement” ne satisfera jamais un révolutionnaire, et les deux extrêmes opposés ap-paraîtront toujours tantôt ici, tantôt là. Seule une organisation de combat centralisée, pratiquant avec fermeté la politique social-démocrate et donnant pour ainsi dire sa¬tisfaction à tous les instincts et aspirations révolution¬naires, est en état de prémunir le mouvement contre une attaque inconsidérée et d’en préparer une autre promettant le succès.

On nous objectera ensuite que notre point de vue sur l’organisation est en contradiction avec le “principe démocrati¬que”. Autant l’accusation précédente était d’origine spécifiquement russe, autant celle-ci a un caractère spécifique¬ment étranger. Seule une organisation résidant à l’étranger (l’“Union des social-démocrates russes”) pouvait donner entre autres à sa rédaction l’instruction suivante :

“Principe d’organisation Dans l’intérêt du bon développement et de l’union de la social-démocratie, il convient de souligner, de renfor¬cer, de revendiquer le principe d’une large démocratie dans l’organisation du parti, ce qui est d’autant plus nécessaire que des tendan¬ces antidémocratiques se sont révélées dans les rangs de notre parti.” (Deux congrès, p. 18.)

Comment le Rabotchéïé Diélo lutte contre les “tendances antidémocratiques” de l’Iskra, nous le verrons au chapitre suivant. Pour l’instant, examinons de plus près ce “prin¬cipe” mis en avant par les économistes. Le “principe d’une large démocratie” implique, tout le monde en conviendra probablement, deux conditions sine qua non : premièrement l’entière publicité, et deuxièmement l’élection à toutes les fonctions. Il serait ridicule de parler de démocratisme sans une publicité complète, non limitée aux membres de l’orga¬nisation. Nous appellerons le parti socialiste allemand une organisation démocratique, car tout s’y fait ouvertement, jusqu’aux séances du congrès du parti ; mais personne ne qualifiera de démocratique une organisation recouverte du voile du secret pour tous ceux qui n’en sont pas mem¬bres. Pourquoi alors poser le “principe d’une large démo-cratie”, quand la condition essentielle de ce principe est inexécutable pour une organisation clandestine ? Ce “large principe” n’est plus en l’occurrence qu’une phrase sonore, mais creuse. Bien plus. Cette phrase atteste une incompré¬hension totale de nos tâches immédiates en matière d’or¬ganisation. Tout le monde sait combien chez nous la “large” masse des révolutionnaires garde mal le secret. Nous avons vu avec quelle amertume s’en plaint B.-v, qui réclame avec juste raison une “sélection rigoureuse des membres” (Rab. Diélo, n° 6, p. 42). Et voilà que des gens qui se vantent de leur “sens des réalités” viennent sou-ligner dans une pareille situation, non pas la nécessité d’un secret rigoureux et d’une sélection sévère (partant, plus restreinte) des membres, mais le “principe d’une large dé¬mocratie” ! C’est ce qui s’appelle se mettre le doigt dans l’œil.

Il n’en va pas mieux du deuxième indice du démocra¬tisme : le principe électif. Condition qui va de soi dans les pays de liberté politique. “Sont membres du parti tous ceux qui reconnaissent les principes de son programme et sou¬tiennent le parti dans la mesure de leurs forces”, dit le pre¬mier paragraphe des statuts du parti social-démocrate alle¬mand. Et comme l’arène politique est visible pour tous, telle la scène d’un théâtre pour les spectateurs, chacun sait par les journaux et les assemblées publiques si telle ou telle personne reconnait ou non le parti, le soutient ou lui fait opposition. On sait que tel militant politique a eu tel ou tel début, qu’il a fait telle ou telle évolution, qu’à tel moment difficile de sa vie il s’est comporté de telle façon, qu’il se si-gnale par telles ou telles qualités ; aussi tous les membres du parti peuvent-ils, en connaissance de cause, élire ce militant ou ne pas l’élire à tel ou tel poste du parti. Le contrôle gé¬néral (au sens strict du mot) de chaque pas fait par un membre du parti dans sa carrière politique, crée un mécanis¬me fonctionnant automatiquement et assurant ce qu’on appelle en biologie la “persistance du plus apte”. Grâce à cette “sélection naturelle”, résultat d’une publicité absolue, de l’élection et du contrôle général, chaque militant se trouve en fin de compte “classé sur sa planchette”, assume la tâche la plus appropriée à ses forces et à ses capacités, sup¬porte lui-même toutes les conséquences de ses fautes et démontre devant tous son aptitude à comprendre ses fautes et à les éviter. Essayez un peu de faire tenir ce tableau dans le cadre de notre autocratie ! Est-il concevable chez nous que tous ceux “qui reconnaissent les principes du programme du parti et soutiennent ce dernier dans la mesure de leurs forces”, contrôlent chaque pas fait par des révolutionnaires clandestins ? Que tous fassent un choix parmi ces derniers, alors que le révolutionnaire est obligé, dans, l’intérêt du travail, de dissimuler aux neuf dixièmes de ces “tous”, qui il est ? Q’on réfléchisse un peu au sens véritable des formules grandiloquentes lancées par le Rabotchéïé Diélo et l’on comprendra que le “large démocratisme” de l’organisation du parti, dans les ténèbres de l’autocratie, sous le régime de la sélection pratiquée par les gendarmes, n’est, qu’un hochet inutile et nuisible. C’est un hochet inutile car, en fait, aucune organisation révolutionnaire n’a jamais appliqué, et ne pourra jamais appliquer malgré tout son bon vouloir, un large démocratisme. C’est un hochet nuisible, car les tentatives pour appliquer en fait le “principe d’une large démocratie” ne font que faciliter les larges coups de filet de la police et perpétuer le règne du travail artisanal, détourner la pensée des praticiens de leur tâche sérieuse, impérieuse, qui est de faire leur éducation de révolutionnaires professionnels, vers la rédaction de statuts “bureaucrati¬ques” détaillés sur les systèmes d’élections. Ce n’est qu’à l’étranger, où souvent des hommes s’assemblent qui n’ont pas la possibilité de faire oeuvre utile, pratique, qu’a pu se développer, surtout dans les petits groupes, cette manie de “jouer au démocratisme”.

Pour montrer au lecteur combien spécieux est le procédé dont use le Rabotchéïé Diélo, en préconisant ce sédui¬sant “principe” qu’est le démocratisme dans l’œuvre révolutionnaire, nous nous référerons cette fois encore à un témoin. Ce témoin, E. Sérébriakov, directeur du Nakanou¬né de Londres, montre nettement un faible pour le Rabo¬tchéïé Diélo et une aversion marquée pour Plekhanov et les “Plekhanoviens” ; dans ses articles sur la scission de l’“Union des social-démocrates russes” à l’étranger, le Nakanouné a pris résolument le parti du Rabotchéïé Diélo et a déversé un flot de doléances contre Plekhanov. D’au¬tant plus précieux nous est ce témoignage sur cette ques¬tion. Dans l’article intitulé “Sur l’appel du Groupe d’au¬tolibération des ouvriers” (Nakanouné, n0 7, juillet 1899), E. Sérébriakov, signalant “l’inconvenance” qu’il y a à soulever les questions “de prestige, de primauté, de soi-disant aréopage dans un mouvement révolutionnaire sé¬rieux”, écrit entre autres :

“Mychkine, Rogatchev, Jéliabov, Mikhailov, Pérovskaïa, Figner et autres ne se sont jamais considérés comme des chefs. Personne ne les a élus ni nommés, et pourtant ils étaient en réalité des chefs, car en période de propagande comme en période de lutte contre le gou¬vernement, ils assumaient le plus difficile travail, allaient aux endroits les plus dangereux, et leur activité était la plus fructueuse. Et cette primauté n’était pas le résultat de leur désir, mais de la confiance des camarades qui les entouraient, en leur intelligence, leur énergie et leur dévouement. Il serait trop naïf de redouter je ne sais quel aréopage (et si on ne le redoute pas, pourquoi en parler ?) qui dirigerait d’autorité le mouvement. Qui donc lui obéirait ?”

Nous demandons au lecteur : Quelle différence y a-t-il entre un “aréopage” et des “tendances antidémocratiques” ? Et n’est-il pas évident que le “séduisant” principe d’organisation du Rabotchéïé Diélo est aussi naïf qu’inconvenant ? Naïf, parce que l’“aréopage” ou les gens à “tendances antidémocratiques” ne seront tout bonnement obéis par personne, dès l’instant que “les camarades qui les entourent n’auront pas confiance en leur intelligence, leur énergie et leur dévouement”. Inconvenant, comme procédé démagogique spéculant sur la vanité des uns, sur l’ignorance chez d’autres, de l’état véritable du mouvement, sur l’impréparation et l’ignorance de l’histoire du mouvement révolutionnaire, chez d’autres encore. Le seul principe sérieux en matière d’organisation, pour les militants de notre mouvement, doit être : secret rigoureux, choix rigoureux des membres, préparation de révolutionnaires professionnels. Ces qualités étant réunies, nous aurons quelque chose de plus que le “démocratisme” : une entière confiance fraternelle entre révolutionnaires. Or, ce quelque chose de plus nous est absolument nécessaire, car il ne saurait être question de le remplacer chez nous, en Russie, par le contrôle démocratique général. Et ce serait une grosse erreur de croire que l’impossibilité d’un contrôle véritablement “démocratique“ rend les membres de l’organisation révolutionnaire incontrôlables : ceux-ci, en effet, n’ont pas le temps de songer au formes puériles du démocratisme (démocratisme au sein d’un noyau restreint de camarades ayant les uns dans les autres une entière confiance), mais ils sentent très vivement leur responsabilité, sachant d’aIlleurs par expérience que pour se débarrasser d’un membre indigne, une organisation de révolutionnaires véritables ne reculera devant aucun moyen. En outre, il existe chez nous, dans le milieu révolutionnaire russe (et international), une opinion publique assez développée, ayant une longue histoire et qui châtie avec une implacable rigueur tout manquement aux devoirs de camaraderie (or le “démocratisme”, démocratisme véritable et non puéril, est un élément constitutif de cette notion de camaraderie !). Que l’on tienne compte de tout cela et l’on comprendra combien ces discours et ces résolu¬tions sur les “tendances antidémocratiques” sentent le renfermé propre à l’émigration, avec ses prétentions au généralat !

Il convient de remarquer en outre que la naïveté, autre source de ces discours, provient également de l’idée confuse que l’on se fait de la démocratie. L’ouvrage des époux Webb sur les trade-unions anglaises renferme un curieux chapitre sur le “démocratie primitive”. Les auteurs y racontent que les ouvriers anglais, dans la première période d’existence de leurs unions, considéraient comme une condition néces¬saire de la démocratie la participation de tous les membres à tous les détails de l’administration : non seulement toutes les questions étaient résolues par le vote de tous les mem¬bres, mais les fonctions mêmes étaient exercées par tous les membres à tour de rôle. Il fallut une longue expérience his¬torique pour que les ouvriers comprissent l’absurdité d’une telle conception de la démocratie et la nécessité d’institu¬tions représentatives d’une part, et de fonctionnaires profes¬sionnels de l’autre. Il fallut plusieurs faillites financières de caisses syndicales pour faire comprendre aux ouvriers que la question du rapport proportionnel entre les cotisations versées et les secours délivrés ne pouvait être résolue par le seul vote démocratique, et que cette question exigeait aussi l’avis d’un spécialiste en matière d’assurances. Prenez en¬suite le livre de Kautsky sur le parlementarisme et la légis¬lation populaire, et vous verrez que les conclusions de ce théoricien marxiste concordent avec les enseignements de la longue pratique des ouvriers “spontanément” unis. Kautsky s’élève résolument contre la conception primitive de la démocratie de Rittinghausen, raille les gens prêts à réclamer, au nom de cette démocratie, que “les journaux populaires soient rédigés directement par le peuple”, prouve la nécessité de journalistes, de parlementaires professionnels, etc., pour la direction social-démocrate de la lutte de classes du prolétariat, attaque le “socialisme des anarchistes et des littérateurs” qui, “visant à l’effet”, préconisent la législation populaire directe et ne comprennent pas que son application est très relative dans la société actuelle.

Ceux qui ont travaillé pratiquement dans notre mouvement savent combien la conception “primitive” de la démocratie est répandue parmi la jeunesse studieuse et le ouvriers. Il n’est pas étonnant que cette conception pénètre aussi dans les statuts et la littérature. Les économistes de type bernsteinien écrivaient dans leurs statuts : “§10. Toutes les affaires intéressant l’ensemble de l’organisation son décidées à la majorité des voix de tous ses membres.” Les économistes du type terroriste répètent après eux : “Il faut que les décisions des comités aient passé par tous les cercles avant de devenir des décisions valables” (Svoboda n° 1, p. 67). Remarquez que cette revendication concernant l’application étendue du referendum s’ajoute à celle qui veut que toute l’organisation soit construite sur le principe électif ! Loin de nous, bien entendu, la pensée de condamner pour cela des praticiens qui ont été trop peu en mesure de s’initier à la théorie et à la pratique des organisations véritablement démocratiques. Mais quand le Rabotchéïé Diélo qui prétend à un rôle dirigeant, se borne, en de pareilles conditions, à une résolution sur le principe d’une large démocratie, comment ne pas dire qu’il “vise” simplement “à l’effet” ?

f) TRAVAIL A L’ECHELLE LOCALE ET NATIONALE

Si les reproches de non-démocratisme et de caractère conspiratif, adressés à l’organisation dont le plan a été exposé ici, sont dénués de tout fondement, il reste une question qu’on agite très fréquemment et qui mérite un examen détaillé. C’est le problème du rapport entre le travail local et le travail à l’échelle nationale. La formation d’une organisation centralisée, demande-t-on avec inquiétude, n’entrai¬nera-t-elle pas le déplacement du centre de gravité du pre¬mier vers le second ? Cela ne nuira-t-il pas au mouvement, puisque notre liaison avec la masse ouvrière sera affaiblie et, d’une façon générale, la stabilité de l’agitation locale, ébranlée ? A cela nous répondrons que, ces dernières années, notre mouvement souffre précisément de ce que les militants locaux sont absorbés à l’excès par le travail local ; qu’il est absolument nécessaire, par conséquent, de déplacer un peu le centre de gravité vers le travail à l’échelle nationale ; que ce déplacement, loin d’affaiblir notre liaison avec la masse et de nuire à la stabilité de notre agitation locale, ne fera que les renforcer. Prenons la question de l’organe central et des organes locaux ; demandons au lecteur de ne pas oublier que la presse n’est pour nous qu’un exemple illus¬trant l’action révolutionnaire infiniment plus large et di¬verse, en général. Pendant la première période du mouvement de masse (1896-1898), les militants locaux font une tentative pour mettre sur pied un organe pour toute la Russie : la Rabotchaïa Gazéta ; dans la période suivante (1898-1900), le mou¬vement fait un immense pas en avant, mais l’attention des dirigeants est entièrement absorbée par les organes locaux. Si on fait le compte de tous ces organes locaux, il se trou¬vera que l’on publie, en chiffres ronds, un numéro par mois. N’est-ce pas là une illustration saisissante de notre travail artisanal ? Cela ne montre-t-il pas à l’évidence que notre or¬ganisation révolutionnaire retarde sur l’élan spontané du mouvement ? Si le même nombre de numéros de journaux avait été publié, non par des groupes locaux dispersés, mais par une organisation unique, nous aurions non seulement économisé une masse de forces, mais notre travail eût été infiniment plus stable et plus suivi. Voilà une constatation bien simple que perdent trop souvent de vue les praticiens qui travaillent activement d’une façon presque exclusive dans les organes locaux (il en est ainsi, hélas, encore aujourd’hui dans l’énorme majorité des cas) et les publicistes qui font preuve ici d’un donquichottisme étonnant. Le praticien se contente ordinairement d’objecter qu’il est “difficile “ aux militants locaux de s’occuper de monter un journal pour tout le pays, et qu’il vaut mieux avoir des journaux locaux que de n’en avoir aucun. Certes, cela est parfaitement juste, et pour reconnaître l’énorme importance et l’énorme utilité des organes locaux en général, il n’est point de praticien qui puisse nous en remontrer. Mais il n’est pas question dé cela ; il s’agit de savoir s’il n’est pas possible de remédier à cet éparpillement, à ce travail rudimentaire attestés si nettement par la parution de trente numéros de journaux locaux dans toute la Russie, en deux années et demie. Ne vous contentez donc pas d’une thèse incontestable, mais trop générale sur l’utilité des journaux locaux en général, et ayez également le courage de reconnaître ouvertement leurs côtés négatifs révélés par l’expérience de deux années et demie. Cette expé¬rience atteste que, vu nos conditions, les journaux locaux sont, dans la plupart des cas, instables au point de vue des principes, sans portée politique, excessivement onéreux quant à la dépense de forces révolutionnaires, absolument insatisfaisants au point de vue technique (je ne parle pas, bien entendu, de la technique de l’impression, mais de la fréquence et de la régularité de la parution). Et tous les défauts indiqués ne sont pas un effet du hasard, mais le résultat inévitable de ce morcellement qui, d’une part, explique la prédominance des journaux locaux dans la période envisagée et, d’autre part, est entretenu par cette prédomi¬nance. Une organisation locale n’est vraiment pas en état d’assurer la stabilité de son journal au point de vue des principes et de la hausser au niveau d’un organe politique ; elle n’est pas en état de rassembler et d’utiliser une docu¬mentation suffisante pour éclairer toute notre vie politique. Quant à l’argument auquel on a ordinairement recours dans les pays libres pour justifier la nécessité de nombreux journaux locaux : modicité du prix de revient quand l’im¬pression est faite par des ouvriers de l’endroit, ampleur et rapidité plus grandes d’information de la population locale – cet argument, comme l’atteste l’expérience, se retourne chez nous contre les journaux locaux. Ces derniers coûtent beau¬coup trop cher, comme dépense de forces révolutionnaires, et paraissent à des intervalles extrêmement espacés pour la simple raison qu’un journal illégal, si petit qu’il soit, réclame un immense appareil clandestin, possible uniquement dans un grand centre usinier, impossible à mettre débout dans un atelier d’artisan. Le caractère rudimentaire de l’ap¬pareil clandestin permet ordinairement (tout praticien con¬naît une foule de cas de ce genre) à la police, après la paru¬tion et la diffusion d’un ou deux numéros, d’opérer un vaste coup de filet et de balayer net toutes choses, au point que tout est à recommencer. Un bon appareil clandestin exige une bonne préparation professionnelle des révolutionnaires et une division rigoureusement logique du travail. Or, ce sont là deux conditions absolument impossibles pour une organisation locale, si forte qu’elle soit à l’heure actuelle. Sans parler des intérêts généraux de notre mouvement (éducation socialiste et politique conséquente des ouvriers), ce n’est pas par des organes locaux que les intérêts spécia¬lement locaux sont le mieux défendus ; cela ne paraît un paradoxe qu’à première vue ; mais en réalité, c’est un fait irréfutablement prouvé par l’expérience de deux années et demie, dont nous avons parlé. Tout le monde en conviendra, si toutes les énergies locales qui ont sorti trente numéros de journaux avaient travaillé à un seul journal, ce dernier aurait facilement tiré soixante, sinon cent numéros et, par conséquent, reflété plus complètement toutes les particula¬rités purement locales du mouvement. A la vérité, ce degré d’organisation n’est pas facile à atteindre, mais il faut bien que nous prenions conscience de sa nécessité, que chaque cercle local y songe et y travaille activement, sans attendre une impulsion du dehors, sans se laisser séduire par l’acces¬sibilité, par la proximité d’un organe local, proximité qui, notre expérience révolutionnaire le prouve, est en grande partie illusoire. Et les publicistes qui ne voient pas ce qu’il y a là d’il¬lusoire, qui se croient particulièrement proches des praticiens et se tirent d’affaire avec ce raisonnement étonnam¬ment facile et étonnamment vide : il faut des journaux locaux, il faut des journaux régionaux, il faut des journaux pour toute la Russie ; ces publicistes rendent un mauvais service au travail pratique. En principe, tout cela est néces¬saire évidemment, mais il faut pourtant songer aussi aux conditions du milieu et du moment, lorsqu’on s’attaque à un problème d’organisation concret. En effet, n’est-ce pas du donquichottisme de dire, comme la Svoboda (n° 1, p. 68) lorsqu’elle “traite spécialement la question du journal” :

“A notre avis, toute agglomération ouvrière un peu consi¬dérable doit avoir son journal ouvrier à elle. Son propre journal à elle, et non apporté du dehors.”

Si ce publiciste ne veut pas réfléchir au sens de ses paroles au moins réflé¬chissez-y pour lui, lecteur : combien y a-t-il en Russie de dizaines, sinon de centaines “d’agglomérations ouvrières un peu considérables” et quelle perpétuation de nos méthodes artisanales ce serait, si toute organisation locale se mettait réellement à éditer son propre journal ! Comme ce morcelle¬ment faciliterait la tâche à la gendarmerie : cueillir – sans un effort “un peu considérable”, – les militants locaux dès le début de leur activité, avant qu’ils aient eu le temps de devenir de vrais révolutionnaires ! Dans un journal pour toute la Russie, continue l’auteur, les machinations des fa¬bricants et “les menus faits de la vie d’usine dans diverses villes autres que celle du lecteur”, ne seraient pas du tout intéressants, mais “l’habitant d’Orel ne ressentira aucun ennui à lire ce qui se passe à Orel. Il connaît chaque fois ceux qu’on “attrape”, ceux qu’on “entreprend”, et son esprit travaille” (p. 69). Oui, certes, l’esprit de l’habitant d’Orel travaille, mais l’imagination de notre publiciste aussi “travaille” trop. Est-il opportun de défendre ainsi une pa¬reille mesquinerie ? C’est à quoi il ferait bien de réfléchir. Certes, les révélations sur la vie des usines sont nécessai¬res et importantes, nous le reconnaissons mieux que person¬ne, mais il faut se souvenir que nous en sommes arrivés à une situation où les pétersbourgeois en ont assez de lire la correspondance pétersbourgeoise du journal pétersbourgeois Rabotchaïa Mysl. Pour les révélations d’usines, nous avons toujours eu et devrons toujours avoir des feuilles volantes sur place, – mais en ce qui concerne le type de notre journal – nous devons l’élever et non le rabaisser au niveau d’une feuille d’usine. Quand il s’agit d’un “journal”, il nous faut révéler non pas tant les “menus faits” que les vices essen¬tiels, particuliers à la vie d’usine, révélations portant sur des exemples saillants et susceptibles par conséquent d’in¬téresser tous les ouvriers et tous les dirigeants du mouvement, d’enrichir véritablement leurs connaissances, d’élargir leur horizon, d’éveiller à la vie une nouvelle région, une nouvelle catégorie professionnelle d’ouvriers.

“Ensuite, dans le journal local on peut saisir toutes chaudes les machinations du patronat d’usine, ou des auto¬rités. Au contraire, avec un journal central éloigné, la nouvelle met longtemps à parvenir et, quand le journal paraît, l’événement est oublié : “Quand donc était-ce, du diable si s’en souvient !” (Ibid.) Justement : du diable si on s’en souvient ! Les trente numéros publiés en deux années et demie proviennent, selon la même source, de six villes. Cela fait en moyenne un numéro tous les six mois par ville. En supposant même que notre publiciste irréfléchi triple le rendement du travail local (ce qui serait absolument faux pour une ville moyenne, car nos méthodes artisanales em¬pêchent une augmentation sensible du rendement), nous n’aurons qu’un numéro tous les deux mois et, par conséquent, il ne saurait être question de “saisir toutes chaudes” les nouvelles. Mais il suffit que dix organisations locales s’unissent et confient à leurs délégués la fonction active d’organi¬ser un journal commun, pour qu’on puisse “saisir” non pas les menus faits, mais les abus criants et typiques de toute la Russie, cela tous les quinze jours. C’est ce dont ne peuvent douter ceux qui connaissent la situation dans nos organisa¬tions. Quant à prendre l’ennemi en flagrant délit, si on en parle sérieusement, et non pour la beauté du style, un journal illégal ne saurait même y songer : on ne peut le faire qu’au moyen de feuilles volantes ; car la plupart du temps, on ne dispose que d’un ou deux jours (par exemple, quand il s’agit d’une courte grève ordinaire, d’une bagarre à l’usine, d’une manifestation quelconque, etc.).

“L’ouvrier ne vit pas seulement à l’usine, il vit aussi dans la ville”, poursuit notre auteur, en s’élevant du par¬ticulier au général avec un rigoureux esprit de suite, qui ferait honneur à Boris Kritchevski lui-même. Et il indique les questions à traiter : les Doumas municipales, hôpitaux, écoles, et il déclare qu’un journal ouvrier ne s’aurait passer sous silence les affaires municipales. Cette condition est par elle-même excellente, mais elle montre bien de quelles abstractions vides de sens on se contente trop souvent lors¬qu’on traite des journaux locaux. D’abord si, dans “toute agglomération ouvrière un peu considérable”, on fondait en effet des journaux avec une rubrique municipale aussi dé¬taillée que le demande la Svoboda, cela aboutirait infaillible¬ment, dans nos conditions russes, à de véritables mesquine¬ries ; affaiblirait le sentiment que nous avons de l’importan-ce d’un assaut révolu,tionnaire général contre l’autocratie ; renforcerait les germes très vivaces – plutôt dissimulés ou comprimés qu’extirpés – de la tendance rendue célèbre par le mot fameux sur les révolutionnaires qui parlent trop du parlement inexistant et trop peu des Doumas municipales existantes. Infailliblement, disons-nous, en soulignant ainsi que ce n’est pas cela que veut la Svoboda, mais le contraire. Les bonnes intentions seules ne sont pas suffisantes. Pour que les affaires municipales soient traitées sous une pers¬pective appropriée à l’ensemble de notre travail, il faut d’abord que cette perspective soit parfaitement définie, fer¬mement établie non par de simples raisonnements, mais aussi par une foule d’exemples ; il faut qu’elle acquière la solidité d’une tradition. Nous en sommes encore loin, et pourtant il faut commencer par là, avant qu’on puisse son¬ger à une large presse locale, ou en parler.

En second lieu, pour écrire vraiment bien et de façon in¬téressante sur les affaires municipales, il faut bien les connaître, et pas seulement par les livres. Or il n’y a presque pas, dans toute la Russie, de social-démocrates possédant cette connaissance. Pour écrire dans un journal (et non dans une brochure populaire) sur les affaires de la ville et de l’Etat, il faut avoir une documentation neuve, multiple, recueillie et élaborée par un homme compétent. Or, pour recueillir et élaborer une pareille documentation, il ne suf¬fit pas de la “démocratie primitive” d’un cercle primitif, dans lequel tout le monde s’occupe de tout et s’amuse à des referendums. Il faut pour cela un état-major d’écrivains spécialistes, de correspondants spécialistes, une armée de reporters social-démocrates nouant partout des relations, sachant pénétrer tous les “secrets d’Etat” (dont le fonction¬naire russe se targue tellement et qu’il divulgue avec tant de facilité), sachant se faufiler dans toutes les “coulisses”, une armée de gens obligés “de par leurs fonctions” d’être omniprésents et omniscients. Et nous, parti de lutte contre toute l’oppression économique, politique, sociale, nationale, nous pouvons et devons trouver, rassembler, instruire, mobiliser et mettre en marche cette armée d’hommes omnis¬cients. Mais encore faut-il le faire ! Or, non seulement nous n’avons rien fait en ce sens dans la plupart des localités, mais souvent nous ne comprenons même pas la nécessité de le faire. Que l’on cherche dans notre presse social-démo¬crate des articles vivants et intéressants, des correspondan¬ces qui dévoilent nos grandes et petites affaires diplomati¬ques, militaires, religieuses, municipales, financières, etc., etc., on n’y trouvera presque rien ou très peu de chose . Voilà pourquoi “je suis toujours terriblement fâché quand quel¬qu’un vient me dire une foule de belles et excellentes choses” sur la nécessité d’avoir, “dans les agglomérations ouvrières un peu considérables”, des journaux dénonçant les abus qui se produisent et dans les usines, et dans l’administration municipale, et dans l’Etat. La prédominance de la presse locale sur la presse cen¬trale est une marque d’indigence ou d’opulence. D’indigence, quand le mouvement n’a pas encore fourni des forces suffisantes pour la production en grand, quand il végète encore dans le primitivisme et qu’il est presque submergé par les “menus faits de la vie d’usine”. D’opulence, quand le mouvement a déjà réussi complètement à s’acquitter de ses multiples tâches de divulgation et d’agitation, et que le besoin se fait sentir d’avoir, parallèlement à un organe central, de nombreux organes locaux. Et ce que signifie la pré¬pondérance des organes locaux chez nous à l’heure actuelle, je laisse à chacun le soin d’en décider. Quant à moi, pour éviter tout malentendu, je formulerai d’une façon précise ma conclusion. Jusqu’à présent, la majorité de nos organisa¬tions locales songe presque exclusivement à des organes locaux ; elle ne s’occupe activement que de ces derniers, ou peu s’en faut. Chose anormale. Il faut au contraire que la majorité des organisations locales songe principalement à la création d’un organe pour toute la Russie, et qu’elle s’en occupe. Tant qu’il n’en sera pas ainsi, nous ne pourrons pas mettre sur pied un seul journal tant soit peu capable de ser¬vir véritablement le mouvement par une ample agitation de presse. Et quand il en sera ainsi, les relations normales entre l’organe central indispensable et les indispensables organes locaux s’établiront d’elles-mêmes.

* * *

A première vue il peut sembler que la nécessité de repor¬ter le centre de gravité, du travail local vers le travail à l’échelle nationale, n’est pas indiquée pour le domaine de la lutte économique pure. Ici, l’ennemi direct des ouvriers, ce sont les employeurs isolés ou des groupes d’employeurs non reliés par une organisation rappelant, même de loin, une organisation purement militaire, rigoureusement centra¬lisée, dirigée dans les moindres détails par une volonté uni¬que, comme l’est celle du gouvernement russe, notre ennemi direct dans la lutte politique. Mais il n’en est point ainsi. La lutte économique. – nous l’avons montré maintes fois – est une lutte professionnelle et c’est pourquoi elle exige le groupement des ouvriers par profession et non pas uniquement sur le lieu de travail. Et ce groupement professionnel est d’autant plus pressant que les employeurs se hâtent de se grouper en sociétés et syn¬dicats de toutes sortes. Notre morcellement et nos métho¬des artisanales entravent nettement ce rassemblement, qui nécessite une organisation de révolutionnaires unique pour toute la Russie et capable d’assumer la direction de syndicats ouvriers à l’échelle nationale. Nous avons exposé plus haut le type d’organisation appropriée ; ajoutons tout de suite quelques mots seulement au sujet de notre presse.

Nul ne conteste que tout journal social-démocrate ne doive renfermer une rubrique sur la lutte syndicale (écono¬mique). Mais la croissance du mouvement syndical nous oblige de même à envisager la création d’une presse syndicale. Il nous semble pourtant qu’à de rares exceptions près, il ne saurait encore être question en Russie d’une telle presse : c’est du luxe, et nous manquons fréquemment de pain quotidien. En matière de presse syndicale, la forme la mieux adaptée aux conditions présentes du travail illégal, la forme dès aujourd’hui nécessaire serait la brochure syndicale. Il faudrait y recueillir, y grouper systématiquement de la documentation légale et illégale sur les conditions de travail dans tel ou tel métier, les diverses conditions dans les différentes régions de la Russie, les principales revendications des ouvriers d’une profession donnée, les insuffisances de la législation qui la concerne ; sur les exemples frappants de la lutte économique des ouvriers de telle ou telle corpo¬ration ; sur les débuts, l’état actuel et les besoins de leur organisation syndicale, etc. D’abord ces brochures dispen¬seraient notre presse social-démocrate d’une masse de dé¬tails professionnels qui n’intéressent spécialement que les ouvriers d’un métier donné. Deuxièmement, elles fixeraient les résultats de notre expérience dans la lutte syndicale, conserveraient la documentation recueillie, qui aujourd’hui se perd littéralement dans la masse des feuilles volantes et des correspondances fragmentaires ; elles généraliseraient cette documentation. Troisièmement, elles pourraient servir en quelque sorte de guide aux agitateurs, puisque les conditions de travail sont relativement lentes à changer, les re¬vendications essentielles des ouvriers d’un métier donné sont très stables (comparez les revendications des tisseurs de la région de Moscou en 1885 et celles des tisseurs de la région de Pétersbourg en 1896). Le résumé de ces revendica¬tions et de ces besoins pourrait, des années durant, être un excellent manuel pour l’agitation économique dans les loca¬lités retardataires ou parmi les catégories d’ouvriers arriérés. Les exemples de grèves victorieuses dans telle région, les données illustrant un niveau supérieur de vie, de meilleu¬res conditions de travail dans telle ou telle localité, encou¬rageraient les ouvriers d’autres localités à des luttes tou¬jours nouvelles. Quatrièmement, en prenant l’initiative de généraliser la lutte professionnelle et en renforçant ainsi la liaison du mouvement syndical russe avec le socialisme, la social-démocratie veillerait en même temps à ce que notre action trade-unioniste n’occupe une partie ni trop petite ni trop grande de l’ensemble de notre travail social-démocrate. Il est très difficile, parfois même impossible, à une organisation locale isolée des organisations des autres villes, d’ob¬server une juste proportion (et l’exemple de la Rabotchaïa Mysl montre à quelle monstrueuse exagération dans le sens du trade-unionisme on peut arriver). Mais une organisation de révolutionnaires pour toute la Russie, qui s’en tiendrait constamment au point de vue du marxisme, dirigerait toute la lutte politique et disposerait d’un état-major d’agitateurs professionnels, ne sera jamais embarrassée pour établir cette juste proportion.

V : “PLAN” D’UN JOURNAL POLITIQUE POUR TOUTE LA RUSSIE

“La plus grosse erreur de l’Iskra sous ce rapport”, écrit B. Kritchevski, qui nous reproche de tendre, “en isolant la théorie de la pratique, à transformer la première en une doctrine morte” (Rab. Diélo, n° 10, p. 30), “est son “plan” d’une organisation générale du parti” (c’est-à-dire l’article : “Par où commencer ?” ). Martynov fait chorus avec lui et déclare que “la tendance de l’’Iskra à diminuer l’importance de la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne, par rapport à la propagande d’idées brillantes et ache¬vées……. a abouti au plan d’organisation du parti, proposé dans l’article “Par où commencer ?” publié dans le n°4 de ce journal” (Ibid., p. 61). Enfin, ces tout derniers temps, à ceux qu’indigne ce “plan” (les guillemets doivent exprimer l’ironie à son égard) est venu se joindre L. Nadiéjdine qui, dans une brochure que nous venons de recevoir : A la veille de la révolution (éditée par le “groupe révolution¬naire socialiste” Svoboda que l’on connaît déjà) déclare que “parler maintenant d’une organisation rattachée par des liens à un journal pour toute la Russie, c’est faire de l’abs¬traction et un travail de cabinet” (p. 126), c’est faire de la “littérature”, etc.

La solidarité de notre terroriste avec les partisans de la “marche progressive de la lutte obscure, quotidienne” ne saurait nous étonner : nous avons indiqué les racines de cet¬te parenté dans les chapitres précédents sur la politique et l’organisation. Mais il est à remarquer dès maintenant que L. Nadiéjdine, et lui seul, a tenté consciencieusement de pénétrer le sens de l’article qui lui a déplu et d’y répondre quant au fond, alors que le Rab. Diélo n’a rien dit du fond et n’a cherché qu’à embrouiller la question par une foule de procédés démagogiques indignes. Si peu agréable que ce soit, il nous faut perdre du temps d’abord à nettoyer ces écuries d’Augias.

a) QUI S’EST FORMALISE DE L’ARTICLE “PAR OU COMMENCER ?”

Citons le bouquet d’expressions et d’exclamations que le Rabotchélé Diélo a abattu sur nous. “Ce n’est pas un jour¬nal qui peut créer l’organisation du Parti, mais inverse¬ment”…. “Un journal placé au-dessus du parti, en dehors de son contrôle et indépendant du parti grace à son propre réseau d’agents”… – “Par quel miracle l’Iskra a-t-elle ou¬blié les organisations social-démocrates pratiquement exis¬tantes du parti auquel elle appartient ?”…. “Les posseseurs de fermes principes et d’un plan approprié sont aussi les régulateurs suprêmes de la lutte réelle du Parti, qui lui dictent l’exécution de son plan” … . “Le plan renvoie nos organisations vivantes et vitales au royaume des ombres et veut appeler à la vie un réseau fantastique d’agents”… “Si le plan de l’Iskra était mis à exécution, il aboutirait à effacer entièrement les traces du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, qui est en train de se former chez nous”.. “L’organe de propagande devient un législateur incontrôlé, autocrate de toute la lutte révolutionnaire pratique”.. “Que doit penser notre parti de sa soumission absolue à une rédaction autonome” etc., etc.

Comme le montre au lecteur le contenu et le ton de ces citations, le Rabotchélé Diélo s’est formalisé. Il ne s’est cependant pas formalisé pour lui-même, mais pour les orga¬nisations et les comités de notre parti que l’Iskra veut soi¬t-disant renvoyer au royaume des ombres et même en faire disparaître les traces. Quelles horreurs, vous pensez ! Une chose seulement est bizarre. L’article “Par où commencer ?” est paru en mai 1901 ; les articles du Rabotchélé Diélo, en septembre 1901 ; or, nous sommes déjà à la mi-janvier 1902. Durant tous ces cinq mois (avant comme après septembre), pas un comité et pas une organisation du parti n’a élevé de protestation formelle contre cette chose monstrueuse qui veut renvoyer comités et organisations dans le royaume des om¬bres ! Or, durant ce temps l’Iskra, comme la masse des autres publications locales et non locales, ont publié des di¬zaines et des centaines d’informations parvenues de tous les points de la Russie. Comment cela s’est-il fait que ceux que l’on veut renvoyer au royaume des ombres, ne s’en soient pas aperçus ni formalisés, – mais qu’une tierce personne s’en soit formalisée !

Cela tient à ce que les comités et les autres organisa¬tions ne jouent pas au “démocratisme” mais font une be¬sogne sérieuse. Les comités ont lu l’article “Par où corn¬mencer ?”, et ils ont remarqué que c’était là une tentative de “dresser le plan d’une organisation, afin qu’il soit possible de procéder à sa construction de tous les côtés”, et comme ils savaient et voyaient parfaitement qu’aucun de ces “tous les côtés” ne songe à “procéder à la construc¬tion” avant de se convaincre de sa nécessité et de la régu¬larité du plan d’architecture, ils n’ont naturellement pas songé à “se formaliser” de l’extrême audace des hommes qui avaient déclaré dans l’Iskra : “Etant donné l’urgence de la question, nous nous décidons, pour notre part, de soumettre à l’attention des camarades une ébauche du plan que nous développons en détail dans la brochure préparée pour l’im¬pression.” Pouvait-on en effet, en s’y prenant sérieusement, ne pas comprendre que si les camarades acceptaient le plan qui leur etait offert, ils le mettraient à exécution non par “soumission”, mais parce qu’étant convaincus de sa néces¬sité pour notre cause commune, et que s’ils ne l’acceptaient pas l’“ébauche” (quel mot prétentieux, n’est-il pas vrai ?) resterait une simple ébauche ? N’est-ce pas de la démagogie, vraiment, quand on fait la guerre à une ébauche de plan, non pas seulement en le “démolissant à fond” et en con¬seillant aux camarades de le rejeter, mais encore en dres¬sant les hommes peu compétents en matière de révolution contre les auteurs de l’ébauche pour cela seul qu’ils osent “légiférer”, se poser “en régulateurs suprêmes”, c’est-à-dire qu’ils osent préconiser une ébauche de plan ? ? Notre parti peut-il se développer et aller de l’avant, si pour une tenta¬tive d’élever les militants locaux à de plus larges concep¬tions, objectifs et plans, etc. l’on objecte non seulement parce que ces conceptions paraissent fausses, mais aussi parce qu’on se “formalise” de ce qu’on “veuille” nous “élever” ? Ainsi L. Nadiéjdine, par exemple, a lui aussi “démoli à fond” notre plan, mais il ne s’est pas laissé aller à une dé¬magogie que l’on ne saurait plus expliquer par la seule naï¬veté ou le caractère primitif des conceptions politiques ; il a repoussé délibérément et dès le début l’accusation de se poser en “inspecteurs du parti”. On peut donc et l’on doit répondre quant au fond à la critique du plan faite par Nadiéjdine, et ne répondre que par le mépris au Rabo¬tchéïé Diélo. Mais le mépris pour l’écrivain qui s’abaisse jusqu’à crier à “l’autocratisme” et à la “soumission” ne nous dispense pas encore de l’obligation de débrouiller l’embrouillamini que ces gens offrent au lecteur. Ici, nous pouvons montrer net¬tement à tous de quel acabit sont ces phrases courantes sur le “large démocratisme”. On nous accuse d’oublier les comités, d’avoir le désir ou tenter de les renvoyer au royaume des ombres, etc. Que répondre à ces accusations, quand nous ne pouvons raconter au lecteur presque rien de nos rap¬ports réels avec les comités, nous ne le pouvons pour des raisons conspiratives ? Des gens qui lancent une accusation cinglante irritant la foule, nous devancent par leur désin¬volture, par le dédain qu’ils ont des devoirs du révolution¬naire qui cache soigneusement aux yeux du monde les rapports et les liaisons qu’il pratique, qu’il organise ou tâche d’organiser. On conçoit que nous renoncions une fois pour toutes à concurrencer ces gens-là sur le terrain du “démo¬cratisme”. Quant au lecteur non initié à toutes les affaires du parti, le seul moyen de remplir notre devoir envers lui, c’est de raconter non ce qui est ou ce qui se trouve im Wer¬den mais une parcelle de ce qui a été et de ce qui est per¬mis de parler comme d’une chose passée.

Le Bund fait allusion à notre “imposture “, l’“Union”résidant à l’étranger nous accuse de vouloir effacer les tra¬ces du parti. Tenez, messieurs, vous aurez pleine satisfac¬tion, dès que nous aurons raconté au public quatre faits tirés du passé.

Premier fait. Les membres d’une des “Unions de lut¬te”, qui prirent une part directe à la formation de notre Parti et à l’envoi d’un délégué au congrès du Parti, qui l’a fondé, s’entendent avec un des membres du groupe Iskra pour créer une bibliothèque ouvrière spéciale afin de sub¬venir aux besoins du mouvement entier. On ne réussit pas à créer une bibliothèque ouvrière et les brochures écrites à son intention Les tâches des social-démocrates russes et La nouvelle législation ouvrière parviennent, par des voies détournées et par tierces personnes à l’étranger, où elles sont imprimées.

Deuxième fait. Les membres du Comité Central du Bund proposent à l’un des membres du groupe Iskra de combiner, comme s’exprimait alors le Bund, un “laboratoire littérai¬re”. Et ils rappellent que si cela ne réussit pas, notre mou¬vement peut marquer un recul sensible. A la suite des pour¬parlers une brochure parut, intitulée La cause ouvrière en Russie .

Troisième fait. Le Comité Central du Bund, par l’inter¬médiaire d’une petite ville de province, propose à l’un des membres de l’Iskra d’assumer la direction de la Rabotchaïa Gazéta reconstituée ; la proposition est naturellement ac¬ceptée, et puis elle est modifiée : on propose la collabora¬tion, une nouvelle combinaison étant intervenue avec la ré¬daction. Et, naturellement, nouvelle acceptation. On envoie des articles (que l’on a pu conserver) : “Notre program¬me”, – avec une protestation directe contre la bernsteinia¬de, le tournant opéré dans la littérature légale et la Rabo¬tchaïa MysI ; “Notre tâche immédiate” (“organisation d’un organe du parti paraissant régulièrement et étroitement lié à tous les groupes locaux de l’organe du Parti” ; les insuffisances du “travail artisanal” régnant) ; “Question pres¬sante” (on procède à l’analyse de l’objection selon laquelle il faut d’abord développer l’action des groupes locaux avant d’entreprendre la création d’un organe commun ; on insiste sur la portée primordiale de “l’organisation révolutionnaire”, sur la nécessité de porter l’organisation, la discipline et la technique conspirative à la plus haute perfec¬tion “). La proposition de faire reparaître la Rabotchaïa Gazéta n’est point réalisée, et les articles ne sont pas im¬primés.

Quatrième fait. Le membre du Comité organisant le deu¬xième congrès ordinaire de notre Parti, fait connaître à un membre du groupe Iskra le programme du congrès et pro¬pose la candidature de ce groupe pour les fonctions de rédac¬teur de la Rabotchaïa Gazéta reconstituée. Sa démarche pour ainsi dire préalable est ensuite sanctionnée aussi bien par le Comité auquel il appartenait que par le Comité Central du Bund ; le groupe Iskra est informé du lieu et de la date du congrès, mais, n’étant pas assuré qu’il pourrait, pour certaines raisons, envoyer un délégué à ce congrès, il rédige également un rapport écrit à l’intention du congrès. Le rapport exprime cette idée que l’élection du Comité Central à elle seule ne nous permettra pas de résoudre le problème de l’union en cette période de pleine dispersion qu’est celle que nous vivons, mais que, dans le cas d’une nouvelle chute rapide et complète, qui est plus que probable dans les con¬ditions non conspiratives actuelles, nous risquons encore de compromettre une grande idée : fonder un parti ; qu’il faut donc commencer par inviter tous les comités et toutes les autres organisations à soutenir l’organe commun reconsti¬tué, qui attachera réellement tous les comités d’un lien pratique, préparera réellement un groupe qui assumera la direc¬tion de l’ensemble du mouvement ; les comités et le parti pourront alors sans peine faire de ce groupe créé par les comités un Comité Central, dès l’instant que ce groupe aura grandi et pris des forces. Le congrès cependant ne peut se réunir à cause des coups durs, et le rapport est détruit pour des raisons de sécurité, après avoir été lu par quelques ca¬marades, y compris le délégué d’un comité.

Que le lecteur juge maintenant de la nature de mé¬thodes, comme l’allusion à l’imposture de la part du Bund ou l’argument du Rabotchélé Diélo prétendant que nous voulons envoyer les comités au royaume des ombres, “substituer” à l’organisation du parti l’organisation de la diffusion des idées d’un journal. Oui, c’est justement aux comités, après maintes invitations émanant d’eux, que nous avons rapporté sur la nécessité d’accepter un plan déterminé de travail en commun. C’est justement pour l’organisation du parti que nous avons élaboré ce plan dans des articles pour la Rabotchaïa Gazéta et dans un rapport au congrès du parti, cette fois encore après y avoir été invités par ceux qui occupaient une situation si influente dans le parti qu’ils assumaient l’initiative de sa reconstitution (pratique). Et c’est après l’échec définitif de la tentative répétée par l’organisation du parti pour renouveler avec nous l’organe central du parti officiellement, que nous avons jugé de notre premier devoir de lancer un organe non officiel afin que, à la troisième tentative, nos camarades puissent avoir devant eux certains résultats d’expérience, et non pas seulement des conjectures hypothétiques. A l’heure actuelle, certains résultats de cette expérience se trouvent déjà devant tous les yeux, et tous les camarades peuvent juger si nous avons bien compris notre devoir et ce qu’il faut penser de ceux qui cherchent à induire en erreur les person¬nes ignorant le récent passé, par dépit que nous ayons montré aux uns leur inconséquence dans la question “nationale”, aux autres l’inadmissibilité des flottements sans principes.

b) UN JOURNAL PEUT-IL ETRE UN ORGANISATEUR COLLECTIF ?

L’article “Par où commencer ?” a cela d’essentiel qu’il pose précisément cette question et la résout par l’affirmative. La seule personne qui, à notre connaissance, ait es¬sayé d’analyser la question quant au fond et de prouver la nécessité de la résoudre négativement, c’est L. Nadiéjdine, dont nous reproduisons en entier les arguments. “…La façon dont l’Iskra (n° 4) envisage la nécessité d’un journal pour toute la Russie nous plait fort, mais nous ne pouvons en aucune manière admettre que ce point de vue s’identifie au titre de l’article “Par où commencer ?”. C’est là, indéniablement, une chose d’une extrême importance, mais ce n’est pas elle, ni toute une série de feuilles populaires, ni une montagne de proclamations qui peuvent jeter les fondements d’une organisation de combat pour tel moment révolutionnaire. Il importe d’aborder la création de fortes organisations politiques locales. Celles-ci nous manquent, puisque nous avons surtout travaillé parmi les ouvriers cultivés, alors que les masses ont mené à peu près exclusivement la lutte économique. Si nous n’avons pas de fortes organisations politiques locales bien éduquées, à quoi servirait un journal pour toute la Russie, fût-il parfaitement organisé ? Un buisson ardent qui brûle sans se consumer, et qui n’enflamme per¬sonne ! Autour de ce journal, pour ce journal, le peuple se rassemblera et s’organisera dans l’action ; ainsi pense l’Iskra. Mais il lui est beaucoup plus aisé de se rassembler et de s’organiser autour d’une oeuvre plus concrète ! Celle-ci peut et doit être : créer des journaux locaux sur une vaste échelle, préparer dès à présent les forces ouvrières aux manifestations ; les organisations locales mèneront une action constante parmi les sans-travail (diffuser énergiquement parmi eux des feuilles volantes et des tracts ; convoquer les sans-travail aux réunions, les exhorter à la résistance au gouvernement, etc.) – Il faut en-treprendre sur place un travail politique vivant ; et lorsque sur ce terrain réel l’union deviendra nécessaire, elle ne sera pas artificielle, elle ne restera pas sur le papier. Ce n’est pas avec des journaux que l’on peut unifier, sur le plan de la Russie, le travail local (A la veille de la Révolution, p. 54)

Nous avons souligné dans cette tirade éloquente les passages qui font le mieux ressortir la fausse idée que l’auteur se fait de notre plan et, en général, la fausseté du point de vue qu’il oppose ici à l’Iskra. Sans de fortes organisations politiques locales bien éduquées, le meilleur journal pour toute la Russie ne servirait à rien. C’est tout à fait juste. Le malheur est précisément que pour éduquer de fortes organisations politiques, il n’y a pas d’autre moyen qu’un journal pour toute la Russie. L’auteur n’a pas remarqué la déclaration essentielle de l’Iskra : celle qui précède l’exposé de son “plan” : il faut “appeler à former une organisation révolutionnaire capable d’unir toutes les forces et de diri¬ger le mouvement, non seulement d’une façon nominale, mais effective, c’est-à-dire qu’elle doit être toujours prête à soutenir toute protestation et toute effervescence, qu’elle utilisera pour multiplier et consolider les forces militaires propres à livrer la bataille décisive”. Maintenant, poursuit l’Iskra, après les événements de février et de mars, tout le monde s’accordera en principe là-dessus ; or ce qu’il nous faut, ce n’est pas une solution de principe, mais une solu¬tion pratique de la question. Il faut établir tout de suite un plan précis de construction pour que, immédiatement et de tous côtés, tout le monde puisse se mettre à cette construc¬tion. Or, de la solution pratique, l’on veut encore nous ramener en arrière, vers cette grande vérité juste en principe, incontestable, mais absolument insuffisante et incompréhen¬sible pour la grande masse des travailleurs : “éduquer de fortes organisations politiques” ! Ce n’est plus de cela qu’il s’agit, respectable auteur, mais de la façon dont il convient de faire l’éducation et de l’achever.

Il est faux que “nous ayons travaillé surtout parmi les ouvriers cultivés, et que les masses aient mené à peu près exclusivement la lutte économique”. Sous cette forme, cette affirmation dévie vers la tendance radicalement fausse qu’a toujours la Svoboda à opposer les ouvriers cultivés à la “masse”. Durant ces dernières années, les ouvriers culti¬vés aussi ont mené chez nous “à peu près exclusivement la lutte économique”. C’est là un premier point. D’autre part, les masses n’apprendront jamais à mener la lutte politique, tant que nous n’aiderons pas à former des dirigeants pour cette lutte, aussi bien parmi les ouvriers cultivés que parmi les intellectuels. Or, de tels dirigeants ne peuvent s’éduquer qu’en s’initiant à l’appréciation quoti¬dienne et méthodique de tous les aspects de notre vie poli¬tique, de toutes les tentatives de protestation et de lutte des différentes classes à différents propos. C’est pourquoi parler d’“éduquer des organisations politiques” et en même temps opposer “la besogne paperassière” d’un journal politique au “travail politique local vivant” est tout bonnement ridicule ! L’Iskra ne cherche-t-elle pas à rajuster le “plan” de son journal au “plan” qui consiste à réaliser un “degré de préparation” permettant de soutenir à la fois le mouvement des sans-travail, les soulèvements paysans, le mécontentement des zemtsy, “l’indignation de la population contre l’arbitraire des “bachi-bouzouks tsaristes”, etc. Mais tous ceux qui connaissent le mouvement savent fort bien que l’immense majorité des organisations locales ne songe même pas à cela ; que beaucoup de projets de “travail politique vivant” indiqués ici n’ont encore jamais été mis à exé¬cution par aucune organisation ; que, par exemple, la tentative d’attirer l’attention sur la croissance du mécontentement et des protestations parmi les intellectuels des zemstvos déconcerte aussi bien Niadiéjdine (“Seigneur ! N’est-ce pas aux zemtsy que cet organe est destiné ?”, A la veille de la révolution, p. 129), que les économistes (lettre de l’Iskra n° 12) et de nombreux praticiens. Dans ces conditions on ne peut “commencer” que par ceci : inciter les gens à penser à tout cela, à totaliser et à généraliser toutes les manifes¬tations d’effervescence et de lutte active. A une époque ou l’on avilit les tâches social-démocrates, on ne peut commen¬cer le “travail politique vivant” que par une agitation poli-tique vivante, impossible sans un journal pour toute la Russie, paraissant fréquemment et judicieusement diffusé.

Ceux qui ne voient dans le “plan” de l’Iskra que de la “littérature” n’en ont pas du tout compris le fond ; ils ont pris pour le but ce qui, au moment actuel, n’est que le moyen le plus indiqué. Ces gens n’ont pas pris la peine de réflé¬chir à deux comparaisons qui illustraient ce plan d’une façon saisissante. La création d’un journal politique pour toute la Russie – était-il dit dans l’Iskra, – doit être le fil conduc¬teur : en le suivant, nous pourrons sans cesse développer, approfondir et élargir cette organisation (c’est-à-dire l’or¬ganisation révolutionnaire, toujours prête à soutenir toute protestation et toute effervescence). Dites-moi, s’il vous plaît : lorsque les maçons posent en différents points les pierres d’un édifice immense, aux formes absolument inédites, ils tendent un fil qui les aide à trouver la place juste, leur indi¬que le but final de tout le travail, leur permet de mettre en oeuvre non seulement chaque pierre, mais même chaque morceau de pierre qui, cimenté avec le morceau qui précède et celui qui suit, donnera la ligne définitive et totale. Est-ce là un travail “paperassier” ? N’est-il pas évident que nous traversons aujourd’hui dans notre Parti une période où, ayant des pierres et des maçons, il nous manque justement ce fil visible à tout le monde et auquel chacun pourrait s’en tenir ? Laissons crier ceux qui soutiennent qu’en tendant le fil, nous voulons commander : s’il en était ainsi, messieurs, nous aurions intitulé notre journal, au lieu de l’Iskra n° 1, Rabotchaïa Gazéta n° 3, comme nous le proposaient quel-ques camarades et comme nous aurions pleinement eu le droit de le faire après les événements ci-dessus relatés. Mais nous ne l’avons pas fait, parce que nous voulions avoir les mains libres pour combattre sans merci tous les pseudo ¬social-démocrates ; du moment que notre fil a été tendu cor¬rectement, nous voulions qu’il fût approuvé pour sa recti¬tude même, et non pour avoir été tendu par un organe officiel. “L’unification de l’activité locale par des organes cen¬traux est une question qui tourne dans un cercle vicieux, dit sentencieusement L. Nadiéjdine. Pour cette unifica¬tion, il faut des éléments homogènes, or, cette homogénéité elle-même ne peut être créée que par quelque chose qui unifie ; mais ce quelque chose ne peut être que le produit de fortes organisations locales qui, à l’heure actuelle, ne se distinguent pas précisément par l’homogénéité.” Vérité aussi respectable et aussi incontestable que celle qui affirme la nécessité d’éduquer de fortes organisations politiques. Mais vérité non moins stérile. Toute question “tourne dans un cercle vicieux”, car toute la vie politique est une chaîne sans fin composée d’un nombre infini de maillons. L’art de l’homme politique consiste précisément à trouver le maillon et à s’y cramponner bien fort, le maillon qu’il est le plus difficile de vous faire tomber des mains, le plus important au moment donné et garantissant le mieux à son possesseur la possession de la chaîne entière . Si nous avions un groupe de maçons expérimentés, suffisamment solidaires pour pou¬voir sans cordeau poser les pierres où il convient (à parler abstraitement, ce n’est pas du tout impossible), nous pour¬rions peut-être nous saisir d’un autre maillon. Le malheur est précisément que nous n’avons pas encore de ces maçons expérimentés et solidaires ; que, fréquemment, les pierres sont posées au petit bonheur, au mépris du cordeau, sans être cimentées l’une à l’autre, au point que l’ennemi n’a qu’à souffler dessus pour les disperser, non comme des pierres, mais comme des grains de sable.

Autre comparaison : “Le journal n’est pas seulement un propagandiste et un agitateur collectifs mais aussi un orga¬nisateur collectif. Sous ce dernier rapport, on peut le comparer aux échafaudages qu’on élève autour d’un édifice en construction, qui en marquent les contours, facilitent les communications entre les constructeurs, les aident à répartir la tâche entre eux et à se rendre compte des résultats d’ensemble, obtenus par le travail bien organisé “ Peut-on vraiment dire qu’il y ait là de la part d’un littérateur, d’un homme spécialisé dans le travail de cabinet, une exagération de son rôle ? Les échafaudages ne sont nullement né¬cessaires pour la bâtisse elle-même ; ils sont faits avec un matériel de qualité inférieure ; ils sont dressés pour un temps relativement court et jetés au feu dès que l’édifice est ter¬miné dans ses grandes lignes. En ce qui concerne la cons¬truction d’organisations révolutionnaires, l’expérience at¬teste (par exemple, dans la période de 1870-80) que l’on réussit parfois à construire sans échafaudages. Mais main¬tenant nous ne saurions même nous représenter qu’il soit possible d’élever sans échafaudages l’édifice dont nous avons besoin. Nadiéjdine n’en convient pas, il dit : “Autour de ce jour¬nal, pour ce journal, le peuple se rassemblera et s’organisera dans l’action ; ainsi pense l’Iskra. Mais il aura beaucoup plus vite fait de se rassembler et de s’organiser autour d’un travail plus concret !” Oui, oui, “beaucoup plus vite fait autour d’un travail plus concret”… Le proverbe russe dit : Ne crache pas dans le puits, tu auras besoin de son eau pour te désaltérer. Mais il est des gens qui ne dédaignent pas de se désaltérer à un puits où l’on a craché. Dans cette recherche du plus concret, quelles vilenies nos remarquables “critiques du marxisme” légaux et les admirateurs illégaux de la Rabotchaïa Mysl n’ont-ils pas été amenés à dire et à écrire ! Comme tout notre mouvement est comprimé par notre étroitesse, notre manque d’initiative et de hardiesse, justifié ¬par les arguments traditionnels dans le genre de celui-ci : “On aura beaucoup plus vite fait de se rassembler autour d’un travail plus concret” ! Et Nadiéjdine qui se considère comme particulièrement doué du sens de la “réa¬lité”, qui condamne si sévèrement les hommes “de cabinet”, qui reproche à l’Iskra (avec des prétentions à l’esprit) sa faiblesse de voir partout de l’économisme, qui s’imagine être très au-dessus de cette division en orthodoxes et en critiques, Nadiéjdine ne remarque pas que par ses arguments, il fait le jeu de cette étroitesse qui l’indigne et qu’il boit à même le puits où l’on a le plus craché ! L’indignation la plus sincère contre l’étroitesse, le désir le plus ardent de désabu¬ser ceux qui la révèrent ne sont pas encore suffisants, Si celui qui s’indigne vogue sans voiles et sans gouvernail, et s’il se raccroche “instinctivement”, comme les révolutionnaires de 1870-1880, au “terrorisme excitatif”, au “terrorisme agraire”, au “tocsin”, etc. Voyons maintenant ce quelque chose de “plus concret” autour de quoi, pense-t-il, “on aura beaucoup plus vite fait” de se rassembler et de s’orga¬niser : 1° journaux locaux ; 2° préparation de manifestations ; 3° action parmi les sans-travail. On voit au premier coup que toutes ces choses-là sont prises au hasard, au petit bon¬heur, uniquement pour dire quelque chose, car, de quelque façon qu’on les considère, ce serait une totale inconséquence d’y trouver quoi que ce soit de particulièrement susceptible de “rassembler et d’organiser”. D’ailleurs, le même Na¬diéjdine déclare deux pages plus loin : “Il serait temps pour nous de constater simplement ce fait : en province, le tra¬vail est infime, les comités ne font pas le dixième de ce qu’ils pourraient faire… – les centres d’unification que nous possédons actuellement ne sont que fiction, bureaucratitsme révolutionnaire, manie de se donner mutuellement du gé¬néral, et il en sera ainsi tant que ne seront pas constituées de fortes organisations locales.” Ces paroles, bien qu’exagérées, renferment incontestablement une grande part d’amère vérité ; mais comment Nadiéjdine ne voit-il pas que le travail local infime est fonction de l’étroitesse de vues des militants, du peu d’envergure de leur action, toutes choses inévitables vu le manque de préparation des militants confinés dans le cadre des organisations locales ? Aurait-il oublié, tout comme l’auteur de l’article de la Svoboda sur l’organisation, que les débuts d’une large presse locale (1898) ont été accompagnés d’un renforcement particulier de l’économisme et du “travail artisanal” ? Et si même l’on pouvait organiser tant soit peu convenablement une “large presse locale” (nous avons montré plus haut que c’était impossible, sauf des cas tout à fait exceptionnels, même alors les organes locaux ne pourraient pas “rassembler et orga¬niser” toutes les forces des révolutionnaires en vue de l’as¬saut général contre l’autocratie, en vue de la direction de la lutte commune. N’oubliez pas qu’il s’agit là uniquement d’un journal comme “facteur de rassemblement”, d’orga¬nisation, et que nous pourrions répondre à Nadiéjdine, cham¬pion du morcellement, par la question ironique qu’il nous pose lui-même : “Aurions-nous reçu en héritage 200.000 or¬ganisateurs révolutionnaires ?” En outre, on ne saurait op¬poser la “préparation de rnanifestations” au plan de l’Iskra, pour la simple raison que ce plan prévoit justement les plus larges manifestations comme un des objectifs à attein¬dre ; mais il s’agit ici de choisir le moyen pratique. Cette fois encore Nadiéjdine s’est fourvoyé ; il a oublié que seule une troupe déjà “rassemblée et organisée” peut “préparer” des manifestations (qui jusqu’à présent, dans l’immense majorité des cas, se sont déroulées de façon absolument spontanée). Or, ce que justement nous ne savons pas faire, c’est rassembler et organiser. “Action parmi les sans-tra¬vail” Toujours la même confusion, puisqu’il s’agit ici aussi d’une opération militaire d’une troupe mobilisée, et non d’un plan de mobilisation de la troupe. A quel point Nadiéjdine, ici encore, sous-estime le tort que nous fait notre morcelle¬ment, l’absence chez nous de “200.000 organisateurs”, c’est ce que l’on va voir. Beaucoup (Nadiéjdine est de ce nom¬bre) ont reproché à l’Iskra de fournir de maigres renseignements sur le chômage, de ne donner que des correspon¬dances fortuites sur les choses les plus ordinaires de la vie rurale. Le reproche est fondé ; mais ici l’Iskra est “coupable sans avoir péché”. Nous nous efforçons de “tendre” également notre “fil” à travers la campagne ; mais presque nulle part il n’y a de maçons ; il nous faut encourager tous ceux qui nous communiquent même les faits les plus ordinaires, dans l’espoir que cela augmentera le nombre de nos collaborateurs dans ce domaine et nous apprendra à nous tous à choisir enfin des faits véritablement saillants. Mais la documentation est si restreinte qu’à moins de l’étendre à toute la Russie nous n’avons rien pour nous instruire. Certes, un homme possédant à peu près les capacités d’agitateur de Nadiéjdine et sa connaissance de la vie des vagabonds pour¬rait, par son agitation parmi les sans-travail, rendre des services inestimables au mouvement ; mais cet homme-là enterrerait son talent s’il ne prenait soin de mettre tous les camarades russes au courant de tous les détails de son action, afin de donner un exemple et un enseignement à des gens qui, dans leur masse, ne savent même pas encore entreprendre cette tâche nouvelle pour eux. Tout le monde sans exception parle aujourd’hui de l’im¬portance qui s’attache à l’unification, de la nécessité de “rassembler et d’organiser” ; mais la plupart du temps on n’a aucune idée de la façon dont il faut s’y prendre, par où commencer et comment réaliser cette unification. On reconnaîtra sans doute que pour “unifier” par exemple les cer¬cles de quartier d’une ville, il faut des institutions communes, c’est-à-dire non pas seulement l’étiquette commune d’“union” mais un travail commun véritable, un échange de matériaux, d’expériences et de forces, une répartition des fonctions pour toute l’activité dans la ville, pas seulement par quartiers, mais par spécialités. On conviendra qu’un sérieux appareil clandestin ne fera pas ses frais (s’il est permis d’employer cette expression commerciale), s’il est limité aux “ressources” (matérielles et humaines, bien en¬tendu) d’un seul quartier, et que le talent d’un spécialiste ne pourra se déployer sur un champ d’action aussi restreint. Il en est de même pour l’union des différentes villes, car l’histoire de notre mouvement social-démocrate a déjà mon¬tré et montre que le champ d’action d’une localité isolée est extrêmement étroit : nous l’avons prouvé plus haut en dé¬tail par l’exemple de l’agitation politique et du travail d’organisation. Il faut – c’est une nécessité indispensable – il faut avant tout élargir ce champ d’action, créer une liaison effective entre les villes sur la base d’un travail régulier commun, car le morcellement comprime les facultés de ceux qui, “renfermés comme dans un trou” (selon l’expression de l’auteur d’une lettre à l’Iskra), ignorent ce qui se passe dans le monde, ne savent pas auprès de qui s’instruire, com¬ment acquérir l’expérience, comment satisfaire leur soif d’une action étendue. Et je persiste à soutenir que l’on ne peut commencer à créer cette liaison effective qu’avec un journal commun, entreprise unique et régulière pour toute la Russie, qui résumera les activités les plus variées et incitera les gens à progresser constamment dans toutes les voies nombreuses qui mènent à la révolution, comme tous les chemins mènent à Rome. Si nous voulons nous unir non pas seulement en paroles, il faut que chaque cercle local prélève sur-le-champ, mettons le quart de ses forces, pour la participation active à l’œuvre commune. Et le journal lui montre aussitôt le dessin général, les propor¬tions et le caractère de cette oeuvre ; il lui montre les lacunes qui se font le plus fortement sentir dans l’action menée à l’échelle nationale, les endroits où l’agitation fait défaut et où la liaison est faible, les rouages de l’immense mécanisme commun que ce cercle pourrait réparer ou changer. Un cercle qui n’a pas encore travaillé, et cherche à s’employer, pourrait commencer non comme un artisan isolé dans son petit atelier, ne connaissant ni l’évolution antérieure de l’“in¬dustrie”, ni l’état général des moyens de production in-dustrielle, mais comme le collaborateur d’une vaste entre¬prise qui reflète la poussée révolutionnaire générale contre l’autocratie. Et plus chaque rouage serait parfait, plus nom¬breux seraient les travailleurs employés à différents détails de l’œuvre commune, et plus notre réseau serait dense, moins les coups de filet inévitables provoqueraient de trou¬ble dans nos rangs.

A elle seule, la fonction de diffusion du journal commen¬cerait à créer une liaison effective (si ce journal était digne de ce nom, c’est-à-dire s’il paraissait régulièrement, et non pas une fois par mois, comme les grandes revues, mais quatre fois par mois). Les relations de ville à ville pour les besoins de la cause révolutionnaire sont aujourd’hui une grande rareté, et en tout cas une exception ; elles deviendraient alors la règle et assureraient bien entendu, non seulement la diffusion du journal, mais aussi (ce qui est beaucoup plus important) l’échange d’expérience, de docu¬mentation, de forces et de ressources. Le travail d’organisa¬tion prendrait une ampleur beaucoup plus considérable, et le succès obtenu dans une localité encouragerait constamment à perfectionner le travail, inciterait à profiter de l’expérience déjà acquise par les camarades militant sur un autre point du pays. Le travail local gagnerait infiniment en étendue et en variété ; des révélations politiques et économiques re-cueillies dans toute la Russie fourniraient un aliment intel¬lectuel aux ouvriers de toutes professions et de tous degrés de développement ; elles fourniraient matière et prétexte à causeries et conférences sur les questions les plus variées, suscitées entre autres par les allusions de la presse légale les conversations en société et les communiqués “pudiques” du gouvernement. Chaque effervescence, chaque manifestation serait appréciée et examinée sous toutes ses faces, et tous les points de la Russie ; elle provoquerait le désir de ne pas rester en arrière des autres, de faire mieux que les autres – (nous, socialistes, ne récusons nullement toute émulation et toute “concurrence” en général !) – de préparer consciemment ce qui, la première fois, s’est fait en quelque sorte spontanément, de profiter des conditions fa¬vorables de temps ou de lieu pour modifier le plan d’attaque, etc. En outre, cette vivification du travail local ne conduirait pas à cette tension “mortelle” et désespérée de toutes les forces, à cette mobilisation de tous nos hommes, à laquelle nous oblige ordinairement aujourd’hui toute manifestation ou tout numéro de journal local : d’une part, la police aurait beaucoup plus de mal à découvrir les “racines”, ne sachant pas dans quelle localité les chercher ; d’autre part, le travail commun régulier apprendrait aux hommes à proportionner une attaque donnée à l’état des forces de tel ou tel détachement de notre armée commune (ce à quoi presque personne ne songe aujourd’hui, car les attaques se produisent spontanément neuf fois sur dix), et faciliterait le “transport” non seulement de la littérature de propagande, mais des for¬ces révolutionnaires d’un endroit à l’autre.

Ces forces aujourd’hui sont pour la plupart saignées à blanc sur ce champ d’action restreint qu’est le travail local. Mais alors on aurait la possibilité et l’occasion constante de déplacer d’un bout à l’autre du pays tout agitateur ou or¬ganisateur un peu capable. Après avoir débuté par de peti¬tes tournées pour les affaires du parti et aux frais du parti, les militants s’habitueraient à passer entièrement au service de ce dernier qui les entretiendrait ; ils deviendraient des révolutionnaires professionnels et se prépareraient au rôle de véritables chefs politiques.

Et si réellement nous parvenions à obtenir que la totalité ou la majeure partie des comités, groupes et cercles locaux, s’associent activement à l’œuvre commune, nous pourrions à très bref délai mettre sur pied un hebdomadaire, réguliè¬rement diffusé à des dizaines de milliers d’exemplaires dans toute la Russie. Ce journal serait comme une partie d’un gigantesque soufflet de forge qui attise chaque étincelle de la lutte de classe et de l’indignation populaire, pour en faire jaillir un immense incendie. Autour de cette oeuvre encore très innocente et encore très minime par elle-même, mais régulière et commune dans toute l’acception du mot, se re¬cruterait systématiquement et s’instruirait une armée per¬manente de lutteurs éprouvés. Sur les échafaudages ou les tréteaux de cette organisation commune en construction, nous verrions monter bientôt, sortant des rangs de nos ré¬volutionnaires, des Jéliabov social-démocrates, et, sortant des rangs de nos ouvriers, des Bebel russes qui, à la tête de cette armée mobilisée, soulèveraient tout le peuple pour faire justice de la honte et de la malédiction qui pèsent sur la Russie.

Voilà à quoi il nous faut rêver.

* * *

“Il faut rêver !” J’écris ces mots, et tout à coup j’ai peur. Je me vois siégeant au “congrès d’unification”, avec en face de moi les rédacteurs et collaborateurs du Rabotchéïé Diélo. Et voilà que le camarade Martynov se lève et, mena¬çant, m’adresse la parole : “Permettez ! Une rédaction auto¬nome a-t-elle encore le droit de rêver sans en avoir référé aux comités du Parti ?” Puis, c’est le camarade Kritchevski qui se dresse et (approfondissant philosophiquement le camarade Martynov, lequel a depuis longtemps approfondi le camarade Plekhanov) continue plus menaçant encore :

“J’irai plus loin. Je vous demande : un marxiste a-t-il en général le droit de rêver, s’il n’a pas oublié que, d’après Marx, l’humanité s’assigne toujours des tâches réalisables et que la tactique est le processus d’accroissement des tâches du Parti qui croissent en même temps que lui ?”

La seule idée de ces questions menaçantes me donne le frisson, et je ne pense qu’à une chose : où me cacher. Essayons de nous retrancher derrière Pissarev.

“Il y a désaccord et désaccord, écrivait Pissarev au sujet du désaccord entre le rêve et la réalité. Mon rêve peut dé¬passer le cours naturel des événements, ou bien il peut don¬ner un coup de barre dans une direction où le cours naturel des événements ne peut jamais conduire. Dans le premier cas, le rêve ne fait aucun tort ; il peut même soutenir et renforcer l’énergie du travailleur… Rien, dans de tels rêves, ne peut pervertir ou paralyser la force de travail. Bien au contraire. Si l’homme était complètement dépourvu de la faculté de rêver ainsi, s’il ne pouvait de temps à autre de¬vancer le présent et contempler en imagination le tableau entièrement achevé de l’œuvre qui s’ébauche entre ses mains, je ne saurais décidément me représenter quel mobile ferait entreprendre à l’homme et mener à bien de vastes et fati¬gants travaux dans l’art, la science et la vie pratique… Le désaccord entre le rêve et la réalité n’a rien de nocif, si toutefois l’homme qui rêve croit sérieusement à son rêve, s’il observe attentivement la vie, compare ses observa¬tions à ses châteaux en Espagne et, d’une façon générale, travaille consciencieusement à la réalisation de son rêve. Lorsqu’il y a contact entre le rêve et la vie, tout est pour le mieux.” Des rêves de cette sorte, il y en a malheureusement trop peu dans notre mouvement. Et la faute en est surtout aux représentants de la critique légale et du “suivisme” illégal, qui se targuent de leur pondération, de leur “sens” du “concret”.

c) DE QUEL TYPE D’ORGANISATION AVONS-NOUS BESOIN ?

Par ce qui précède, le lecteur voit que notre “tactique¬-plan” consiste à récuser l’appel immédiat à l’assaut, à réclamer l’organisation d’un “siège régulier de la forteresse en¬nemie”, autrement dit : à réclamer la concentration de tous les efforts en vue de rassembler, d’organiser et de mobili¬ser une troupe permanente. Lorsque nous avons raillé le Rabotchéïé Diélo, qui d’un bond abandonnait l’économisme pour pousser des clameurs sur la nécessité de l’assaut (clameurs qui ont retenti en avril 1901, dans le n° 6 du Listok “Rabotchévo Diéla”), il s’est naturellement abattu sur nous, nous accusant de “doctrinarisme”, d’incompréhension du devoir révolutionnaire, d’appel à la prudence, etc. Certes, ces accusations ne nous ont nullement étonnés dans la bouche de gens qui, n’ayant pas de principes stables, se dérobent derrière la profonde “tactique-processus” ; elles ne nous ont point étonnés non plus de la part de Nadiéjdine qui n’a, pour les fermes principes de programme et de tactique, que le plus superbe mépris. On dit que l’histoire ne se répète pas. Mais Nadiéjdine cherche de toutes ses forces à la répéter et copie avec ardeur Tkatchev en dénigrant “l’éducation révolutionnaire”, en clamant la nécessité de “sonner le tocsin”, en préconisant le “point de vue” spécial “de “ veille de la révo¬lution”, etc. Il oublie vraisemblablement le mot connu que, si l’original d’un événement historique est une tragédie, sa copie n’est qu’une farce. La tentative de prise du pouvoir, préparée par la propagande de Tkatchev et réalisée par la terreur, instrument d’“épouvante” et qui réellement épou¬vantait à l’époque, était majestueuse, tandis que le terroris¬me “excitatif” de ce Tkatchev au petit pied est simplement ridicule, ridicule surtout lorsqu’il le complète par son projet d’organisation des travailleurs moyens.

“Si l’Iskra, écrit Nadiéjdine, sortait de sa sphère de lit¬térature, elle verrait que ce sont là (par exemple, la lettre d’un ouvrier publiée dans le n° 7 de l’Iskra, etc.) des symptômes attestant que l’“assaut” est très, très proche, et que parler maintenant (si !) d’une organisation rattachée par des liens à un journal pour toute la Russie, c’est faire de l’abstraction et un travail de cabinet.” Voyez un peu cette confusion inimaginable ! D’une part, on préconise le terrorisme excitatif et “l’organisation des travailleurs moyens” tout en déclarant qu’on aura “beaucoup plus vite fait” de se grouper autour de quelque chose de “plus concret”, par exemple autour de journaux locaux ; d’autre part, on prétend que parler “maintenant” d’une organisation pour toute la Russie, c’est faire de l’abstraction, c’est-à-dire, pour être plus franc et plus simple, qu’il est “maintenant” déjà trop tard ! Et pour une “large organisation de journaux locaux”, il n’est pas trop tard, respectable L. Nadiéjdine ? Comparez à cela le point de vue et la tactique de l’Iskra : le terrorisme excitatif, c’est de l’enfantillage ; parler de l’organisation spéciaIe des travailleurs moyens et d’une large organisation de journaux locaux, c’est ouvrir les portes toutes grandes à l’économisme. Il faut parler d’une organisation unique de révolutionnaires pour toute la Russie et il ne sera pas trop tard pour en parler jusqu’au jour même où commencera l’as¬saut véritable, et non formulé sur le papier. “Oui, continue Nadiéjdine, en ce qui concerne l’organisation, notre situation n’est rien moins que brillante oui, l’Iskra a parfaitement rai¬son de dire que le gros de nos forces militaires est constitué par des volontaires et des insurgés.. Que vous jugiez sainement de l’état de nos forces, c’est bien. Mais pourquoi oublier que la foule n’est nullement avec nous et que, par conséquent, elle ne nous demandera pas quand il faudra ouvrir les hostilités, elle se jettera dans “l’émeute. Lorsque la foule interviendra elle-même avec sa force destructrice spon¬tanée, elle peut bien broyer, refouler la “troupe permanente”, dans laquelle vous vous proposiez, mais n’avez pas eu le temps de procéder à une organisation rigoureusement systématique.” (Souligné par nous.)

Etonnante logique ! Précisément parce que “la foule n’est pas avec nous”, il est déraisonnable et inconvenant de proclamer “l’assaut” immédiat, car l’assaut est l’attaque d’une troupe permanente et non l’explosion spontanée d’une foule. Précisément parce que la foule peut broyer et refouler la troupe permanente, il faut absolument que notre travail d’“organisation” rigoureusement systématique dans la troupe permanente “marche aussi vite” que l’élan spon¬tané, car plus nous aurons “pris le temps” de procéder à cette organisation, plus il y aura de chances pour que la troupe régulière ne soit pas broyée par la foule, mais qu’elle marche en avant, en tête de la foule. Nadiéjdine fait fausse route, parce qu il se figure que cette troupe organisée systématiquement agit d’une façon qui la détache de la foule, alors qu’elle s’occupe exclusivement d’une agitation politique étendue et multiforme, c’est-à-dire d’un travail qui justement tend à rapprocher et à fusionner en un tout la force destructive spontanée de la foule et la force destructive consciente de l’organisation des révolutionnaires. La vérité, messieurs, c’est que vous rejetez la faute sur des innocents ; car c’est précisément le groupe Svoboda qui, en introduisant le terro¬risme au programme, appelle par là même à créer une or¬ganisation de terroristes ; or une telle organisation empê¬cherait vraiment notre troupe de se rapprocher de la foule qui, malheureusement, n’est pas encore avec nous, et, mal¬heureusement, ne nous demande pas ou nous demande très rarement quand et comment il faut ouvrir les hostilités.

“Nous ne verrons pas plus venir la révolution, continue Nadiéjdine à faire peur à l’Iskra, que nous n’avons vu venir les événements actuels, événements qui nous ont pris de court.” Cette phrase, avec celles que nous avons citées plus haut, nous montre bien l’absurdité du “point de vue de la veille de la révolution “, imaginé par la Svoboda. Ce “point de vue” particulier se réduit, proprement, à proclamer qu’il est “maintenant” trop tard pour délibérer et se préparer. Mais alors, ô respectable ennemi de la “littérature”, pour¬quoi avoir écrit 132 pages d’impression sur “les problèmes de théorie et de tactique” ? Ne pensez-vous pas que “du point de vue de la veille de la révolution” il eût mieux valu lancer 132.000 feuilles volantes avec ce bref appel : “Sus à l’ennemi !”

Ceux qui risquent le moins de ne pas apercevoir la révo¬lution sont précisément ceux qui mettent, comme le fait l’Iskra, l’agitation politique parmi tout le peuple, à la base de leur programme, de leur tactique et de leur travail d’or¬ganisation. Loin de n’avoir pas vu venir les événements du printemps, les gens qui dans toute la Russie s’occupent à tresser les fils d’une organisation rattachée à un journal pour toute la Russie, nous ont donné au contraire la possi¬bilité de les prédire. Ils n’ont pas laissé passer non plus, sans les voir, les manifestations décrites dans les numéros 13 et 14 de l’Iskra : au contraire, comprenant fort bien leur devoir de seconder l’élan spontané de la foule, ils y ont par¬ticipé et ont aidé en même temps, par leur journal, tous les camarades russes à se rendre compte du caractère de ces manifestations et à en utiliser l’expérience. S’ils sont encore vivants, ils verront venir la révolution qui exigera de nous, avant et par-dessus tout, que nous ayons de l’expérience en matière d’agitation, que nous sachions soutenir (soutenir à la manière social-démocrate) toutes les protestations, diri¬ger le mouvement spontané et le préserver des fautes de ses amis comme des embûches de ses ennemis !

Nous voilà arrivés à la dernière considération qui nous fait insister tout particulièrement sur un plan d’organisation autour d’un journal pour toute la Russie, par la collabora¬tion de tous à ce journal commun. Seule une telle organisation assurera à l’organisation social-démocrate de combat la souplesse indispensable, c’est-à-dire la faculté de s’adap¬ter immédiatement aux conditions les plus variées et rapidement changeantes de la lutte, la faculté “d’une part d’éviter la bataille en terrain découvert avec un ennemi numériquement supérieur, qui a concentré ses forces sur un seul point, et d’autre part, de profiter de l’incapacité manœuvrière de l’ennemi pour l’attaquer à l’endroit et au moment où il s’y attend le moins “. Ce serait une très grave erreur si, en bâtissant l’organisation du Parti, on ne comptait que sur des explosions et des combats de rue, ou sur “la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne”. Nous devons tou¬jours faire notre travail quotidien et toujours être prêts à tout, parce que très souvent il est presque impos¬sible de prévoir l’alternance des périodes d’explosion et des périodes d’accalmie ; et quand il est possible de les prévoir, on ne peut en tirer parti pour remanier l’organisation ; car dans un pays autocratique, la situa¬tion change du jour au lendemain : il suffit parfois d’un raid nocturne des janissaires tsaristes. Et l’on ne saurait (comme se l’imaginent apparemment les Nadiéjdine) se représenter la révolution elle-même sous la forme d’un acte unique : la révolution sera une succession rapide d’explo¬sions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profonde. C’est pourquoi l’activité essentielle de notre Parti, le foyer de son activité doit être un travail qui est possible et nécessaire aussi bien dans les périodes des plus violentes explosions que dans celles de pleine accalmie, c’est-à-dire un travail d’agitation politique unifiée pour toute la Russie, qui mettrait en lumière tous les aspects de la vie et s’adresserait aux plus grandes masses. Or ce travail ne saurait se concevoir dans la Russie actuelle sans un journal intéressant le pays entier et paraissant très fréquemment. L’organisation qui se constituera d’elle-même autour de ce journal, l’organisation de ses col¬laborateurs (au sens large du mot, c’est-à-dire de tous ceux qui travaillent pour lui) sera prête à tout, aussi bien à sau¬ver l’honneur, le prestige et la continuité dans le travail du Parti aux moments de la pire “oppression” des révolution¬naires, qu’à préparer, fixer et réaliser l’insurrection armée du peuple.

Qu’on se représente en effet le cas, très courant chez nous, d’une rafle dans une ou plusieurs localités. Comme toutes les organisations locales ne travaillent pas à une seule oeuvre régulière commune, ces rafles sont souvent suivies d’une suspension d’activité de plusieurs mois. Mais si toutes avaient une oeuvre commune, il suffirait, même alors que le coup de filet serait très grave, de quelques semaines, à deux ou trois hommes énergiques, pour rattacher à l’organisme central les nouveaux cercles de jeunes, qui, on le sait, surgissent très rapidement, même aujourd’hui, et qui surgiraient et se mettraient en rapport avec ce centre encore plus vite, si cette oeuvre commune, qui souffre des coups de filet, était bien connue de tous.

Qu’on se représente, d’autre part, une insurrection po¬pulaire. Tout le monde conviendra sans doute aujourd’hui que nous devons y songer et nous y préparer. Mais comment nous y préparer ? Vous ne voudriez tout de même pas qu’un Comité Central désigne des agents dans toutes les localités pour préparer l’insurrection ? Si même nous avions un Comité central et qu’il prît cette mesure, il n’obtiendrait rien dans les conditions actuelles de la Russie. Au contraire, un réseau d’agents qui se serait formé de lui-même en travaillant à la création et à la diffusion d’un journal commun, ne devrait pas “attendre les bras croisés” le mot d’ordre de l’insurrection ; il accomplirait justement une oeuvre régulière, qui lui garantirait en cas d’insurrection le plus de chances de succès. Oeuvre qui renforcerait les liens avec les masses ouvrières les plus profondes et toutes les couches de la population mécontentes de l’autocratie, ce qui est si important pour l’insurrection. C’est en travaillant à cette oeuvre qu’on apprendrait à apprécier exactement la situation politique générale et, par suite, à bien choisir le moment favorable pour l’insurrection. C’est cette oeuvre qui appren¬drait à toutes les organisations locales à réagir simultané¬ment en face des problèmes, incidents ou événements poli¬tiques qui passionnent toute la Russie ; à répondre à ces “événements” de la façon la plus énergique, la plus uni¬forme et la plus rationnelle possible. Car au fond, l’insur¬rection est la “riposte” la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle faite par le peuple tout entier au gou¬vernement. C’est cette oeuvre qui apprendrait enfin à toutes les organisations révolutionnaires, sur tous les points de la Russie, à entretenir entre elles les relations les plus régulières et en même temps les plus conspiratives, relations qui créent l’unité effective du parti et sans lesquelles il est im¬possible de débattre collectivement un plan d’insurrection, comme de prendre, à la veille de cette dernière, les mesures préparatoires nécessaires, qui doivent être tenues dans le plus strict secret.

En un mot, le “plan d’un journal politique pour toute la Russie” n’est pas une oeuvre abstraite de personnes attein¬tes de doctrinarisme et d’esprit de littérature (comme ont pu le croire des gens qui n’y ont pas assez réfléchi) ; c’est au contraire le plan le plus pratique pour qu’on puisse, de tous côtés, se préparer aussitôt à l’insurrection, sans oublier un instant le travail ordinaire, quotidien.

CONCLUSION

L’histoire de la social-démocratie russe se divise nettement en trois périodes.

La première période embrasse une dizaine d’années, à peu près de 1884 à 1894. Période de naissance et de consolidation de la théorie et du programme de la social-démocratie. Les partisans de la nouvelle orientation en Russie se chif¬fraient par unités. La social-démocratie existait sans le mou¬vement ouvrier, elle traversait une période de gestation comme parti politique.

La deuxième période embrasse trois ou quatre ans, de 1894 à 1898. La social-démocratie vient au monde comme mouvement social, comme essor des masses populaires, comme parti politique. C’est la période d’enfance et d’ado¬lescence. Avec la rapidité d’une épidémie, l’engouement gé¬néral pour la lutte contre le populisme se propage parmi les intellectuels qui vont aux ouvriers, ainsi que l’engouement général des ouvriers pour les grèves. Le mouvement fait des progrès immenses. La plupart des dirigeants sont des tout jeunes gens, qui n’ont pas atteint, loin de là “l’âge de trente-cinq ans”, lequel apparaissait à M. N. Mikhaïlovski comme une limite naturelle. A cause de leur jeunesse, ils se révèlent peu préparés au travail pratique et quittent la scène avec une extrême rapidité. Mais leur travail avait, la plupart du temps une grande ampleur. Beaucoup d’entre eux avaient commencé à penser en révolutionnaires en tant que narodovoltsy. Pres¬que tous dans leur prime jeunesse s’étaient inclinés, enthou¬siastes, devant les héros de la terreur. Pour se soustraire à la séduction de cette héroïque tradition, il fallut lutter, rompre avec des gens qui voulaient à tout prix demeurer fidèles à la “Narodnaïa Volia”, et que les jeunes social-démocrates tenaient en haute estime. La lutte imposait de s’instruire, de lire des oeuvres illégales de toutes tendances, de s’occuper intensément des problèmes du populisme légal. Formés dans cette lutte, les social-démocrates allaient au mouvement ouvrier, sans oublier “un instant” ni la théorie marxiste qui les éclairait d’une lumière éclatante, ni l’objectif du renver¬sement de l’autocratie. La formation d’un parti au printemps de 1898 fut la chose la plus marquante et en même temps le dernier acte des social-démocrates de cette période.

La troisième période s’annonce, comme on l’a vu, en 1897 et remplace définitivement la deuxième période en 1898 (1898- ?). C’est la période de dispersion, de désagrégation, de flottement. Il arrive que chez des adolescents la voix mue. Eh bien, la voix de la social-démocratie russe de cette pé¬riode commençait à muer, à sonner faux, – d’une part dans les œuvres de MM. Strouve et Prokopovitch, Boulgakov et Berdiaev ; d’autre part, chez V. I.- ne et R. M., chez B. Kri¬tchevski et Martynov. Mais seuls les dirigeants erraient chacun de son côté et reculaient : le mouvement, lui, conti¬nuait de s’étendre, d’avancer à pas de géant. La lutte prolé¬tarienne gagnait de nouvelles couches d’ouvriers et se pro¬pageait à travers toute la Russie, contribuant du même coup, indirectement, à ranimer l’esprit démocratique parmi les étu¬diants et les autres catégories de la population. Mais la conscience des dirigeants avait fléchi devant la largeur et la puissance de l’essor spontané ; parmi les social-démocrates dominait déjà une autre période, celle des militants nourris à peu près uniquement de littérature marxiste “légale” ; celle-ci était d’autant plus insuffisante que la spontanéité des masses exigeait d’eux un plus haut degré de conscience. Les dirigeants non seulement restaient en arrière au point de vue théorique (“liberté de critique”) comme au point de vue pratique (“méthodes artisanales de travail”), mais ils s’attachaient à légitimer leur retard par toute sorte d’argu¬ments grandiloquents. Le social-démocratisme était ravalé au niveau du trade-unionisme, aussi bien par les brentanistes de la littérature légale que par les suiveurs de la littérature illégale. Le programme du Credo commençait à se réaliser, notamment lorsque le “travail artisanal” des social-démocrates ranima les tendances révolutionnaires non social-démocrates.

Et si le lecteur me reproche de m’être trop occupé d’un journal comme le Rabotchéïé Diélo, je répondrai à cela : le Rabotchélé Diélo a pris une importance “historique” parce qu’il a traduit avec le plus de relief l’“esprit” de cette troi¬sième période . Ce n’est pas le R. M., esprit conséquent, mais les girouettes Kritchevski et Martynov qui pouvaient, de la façon la meilleure, exprimer la dispersion et les flottements, se montrer prêts à faire des concessions à la “critique” et à l’“économisme” et au terrorisme. Ce n’est pas le majes¬tueux dédain pour la pratique, de la part de quelque admira¬teur de l’“absolu”, qui est caractéristique de cette période, mais justement la fusion du menu praticisme et de la plus complète insouciance à l’égard de la théorie. Ce n’est point tant de la négation directe des “grands mots” que s’occu¬paient les héros de cette période, que de leur banalisation : le socialisme scientifique a cessé d’être un corps de doctrine révolutionnaire ; il est devenu un mélange confus où l’on ajoutait “à volonté” l’eau claire de n’importe quel nouveau manuel allemand ; le mot d’ordre de “lutte de classes” n’in¬citait pas à une action toujours plus étendue, toujours plus énergique, – il servait d’émollient, « la lutte économique étant indissolublement liée à la lutte politique” ; l’idée de parti n’appelait pas à créer une organisation révolutionnaire de combat, elle justifiait une sorte de “bureaucratisme révolutionnaire” et une tendance puérile à jouer aux formes “démocratiques”.

Nous ignorons quand finira la troisième et commencera la quatrième période (qu’annoncent déjà, en tout cas, de nombreux présages). Du domaine de l’histoire nous passons ici dans le domaine du temps présent et en partie, dans celui de l’avenir. Mais nous avons la ferme conviction que la qua¬trième période conduira à consolider le marxisme militant ; que la social-démocratie russe sortira de la crise plus forte et plus virile ; que l’arrière-garde des opportunistes sera “re¬levée” par l’avant-garde véritable de la classe la plus révo¬lutionnaire.

En appelant à faire cette “relève” et résumant tout ce qui a été exposé plus haut, nous pouvons à la question : que faire ? donner une brève réponse :

Liquider la troisième période.

TENTATIVE D’UNION DE L’ISKRA ET DU RABOTCHEÏE DIELO

Il nous reste à analyser la tactique que l’Iskra a adoptée et systématiquement pratiquée dans ses rapports d’organisation avec le Rabotchéïé Diélo. Tactique parfaitement exposée déjà dans un article de l’Iskra n°1 sur la ”Scission de l’Union des social-démocrates russes à l’étranger”. Nous nous sommes aussitôt placés au point de vue que la véritable “Union des social-démocrates russes à l’étranger”, recon¬nue au premier congrès de notre Parti pour son représentant à l’étranger, s’est scindée en deux organisations ; que la question de représentation du Parti reste ouverte, n’étant résolue qu’e provisoirement et de façon conditionnelle par le fait qu’au Congrès international de Paris deux membres re¬présentant la Russie ont été désignés au Bureau socialiste International permanent, un pour chaque partie de l’“Union”scindée. Nous avons déclaré qu’au fond le Rabotchéïé Diélo avait tort ; délibérément, nous nous sommes rangés en prin¬cipe aux côtés du groupe “Libération du Travail”, refusant en même temps d’entrer dans le détail de la scission, et nous avons signalé le mérite de l’“Union”, dans le travail purement pratique .

Notre position a donc été jusqu’à un certain point une position d’attente : nous avions cédé à l’opinion qui régnait au sein de la majorité des social-démocrates russes, que même les ennemis les plus décidés de l’économisme pou¬rraient travailler la main dans la main avec l’“Union”, cel¬le-ci ayant plus d’une fois proclamé son accord de principe avec le groupe “Libération du Travail”, sans prétendre, paraît-il à affirmer son caractère d’indépendance dans les questions fondamentales de la théorie et de la tactique. La justesse de la position où nous étions a été confirmée indirectement par le fait suivant : presque en même temps que paraissait le premier numéro de l’Iskra (décembre 1900) trois membres s’étaient sépares de l’“Union” pour former ce qu’on ’a appelé le “Groupe d’initiateurs” et adresser : 1. à la sec¬tion de l’organisation de l’Iskra à l’étranger, 2. à l’orga¬nisation révolutionnaire le “Social-Démocrate” et 3. à l’“Union” des offres de médiation dans la conduite des pourparlers de réconciliation. Les deux premières organisations donnèrent aussitôt leur accord, la troisième opposa un refus. La vérité est que lorsqu’un orateur exposa ces faits au congrès d’“unification” de l’an dernier, un membre de l’admi¬nistration de l’“Union” déclara que leur refus était dû ex¬clusivement au fait que l’“Union” était mécontente de la composition du Groupe d’initiateurs. Jugeant de mon devoir de faire part de cette explication, je ne puis cependant m’empêcher de faire remarquer, de mon côté, que je la considère comme insuffisante : connaissant l’accord de deux organisa¬tions pour engager des pourparlers., l’“Union” aurait pu s’adresser à elles par un autre intermédiaire ou directement. Au printemps de 1901 la Zaria (n°1, avril) et l’Iskra (n°4, mai) engageaient une polémique directe contre le Rabotchéïé Diélo. L’Iskra s’en prit surtout au “Tournant historique” du Rabotchéïé Diélo qui, dans sa feuille d’avril, et donc à la suite des événements du printemps, s’était montré hésitant en ce qui concerne l’engouement pour la terreur et les appels “sanglants”. Malgré cette polémique, l’“Union” accepta la reprise des pourparlers de réconciliation à l’aide d’un nouveau groupe de “conciliateurs”. Une conférence préalable composée de représentants des trois organisations ci-dessus nommées se tint au mois de juin et élabora un projet de traité sur la base d’un “accord de principe” très détaillé, que l’“Union” fit imprimer dans la brochure Deux congrès et la Ligue dans la brochure “Documents du congrès d’unification”.

Le contenu de cet accord de principe (ou des résolutions de la conférence de juin, comme on l’appelle le plus souvent) montre en toute clarté que nous posions comme condition ex¬presse de cette unification la négation la plus décisive de toutes les manifestations d’opportunisme en général et de l’opportunisme russe en particulier. “Nous repoussons, dit le 1° paragraphe, toute tentative pour introduire l’opportu¬nisme dans la lutte de classe du prolétariat, – tentative qui s’est traduite dans ce qu’on appelle l’économisme, le bernsteinisme, le millerandisme, etc.”. “L’activité de la social-démocratie comporte… la lutte idéologique contre tous les adversaires du marxisme révolutionnaire” (4, c) ; “Dans toutes les sphères du travail d’organisation et d’agitation, la social-démocratie ne doit pas un instant perdre de vue la tâche immédiate du prolétariat russe : le renversement de l’autocratie” (5, a) ; “l’agitation non seulement sur le terrain de la lutte quotidienne du salariat contre le capital”(5, b) ; … “sans reconnaître… le stade de la lutte pure¬ment économique et de la lutte pour les revendications poli¬tiques privées” (5, c) ;… “nous estimons importante pour le mouvement la critique des tendances qui érigent en prin¬cipe… ce qu’il y a d’élémentaire… et d’étroit dans les for¬mes inférieures du mouvement” (5, d). Même l’homme absolument désintéressé, qui aura lu plus ou moins attentivement ces résolutions, verra par la façon même dont elles été formulées, qu’elles visent ceux qui se sont montrés oppor-tunistes et “économistes” ; qui ont oublié ne serait-ce qu’un instant la tâche qui consiste à renverser l’autocratie ; qui ont reconnu la théorie des stades, érigé en principe l’étroitesse, etc. Et celui qui connaît tant soit peu la polémique engagée contre le Rabotchéïé Diélo par le groupe “Libération du Travail”, la Zaria et l’Iskra, ne peut douter un instant que ces résolutions rejettent point par point les erreurs dans lesquelles le Rabotchéïé Diélo est tombé. Aussi, lorsqu’un des membres de l’“Union” eut déclaré au Congrès d’“unifica¬tion” que les articles insérés dans le n° 10 du Rabotchéïé Diélo n’étaient point dus au nouveau “tournant historique”de l’“Union”, mais au caractère démesurément “abstrait “ des résolutions, un orateur eut parfaitement raison de s’en moquer. Les résolutions sont loin d’être des abstractions, répondit-il ; elles sont infiniment concrètes : il suffit d’un coup d’œil pour comprendre qu’on voulait ici “attraper quel¬qu’un”. Cette dernière expression allait susciter au congrès un épisode caractéristique. D’une part, B. Kritchevski s’est cramponné au mot “attraper”, croyant qu’il s’agissait d’un lapsus qui trahissait une mauvaise intention de notre part (“tendre un piège”), et de s’écrier d’une voix pathéti¬que : “Qui donc voulait-on attraper ici ?”. – “En effet, qui ?” demanda Plekhanov, ironique. “Je vais suppléer au défaut de perspicacité du camarade Plekhanov, répondit B. Kritchevski, – je vais lui expliquer que l’on voulait at-traper ici la rédaction du Rabotchéïé Diélo (Rire général). Mais nous ne nous sommes pas laissés attraper !” (réplique à gauche : tant pis pour vous !). D’autre part le membre du groupe “Borba” (groupe de conciliateurs), parlant contre les amendements de l’“Union” aux résolutions et désireux de défendre notre orateur, déclara que l’expression “attraper”, avait sans doute échappé par hasard dans le feu de la polémique.

Pour ma part, j’imagine que pareille “défense” en coûterait à l’orateur qui a fait usage de l’expression analysée. J’imagine que les mots “on voulait attraper quelqu’un” “ont été prononcés pour rire, mais conçus sérieusement” : nous avons toujours accusé le Rabotchéïé Diélo d’instabilité et de flottements. Il est donc tout naturel qu’on ait voulu l’attraper pour rendre les flottements impossibles à l’avenir. Quant à la mauvaise intention, il n’en pouvait être question, car il s’agissait de l’instabilité de principe. Et nous avons pu “attraper” l’“Union” avec tant de camaraderie que les résolutions de juin ont été signées par B. Kri-tchevski lui-même et un autre membre de l’administration de l’“Union”.

Les articles dans le n° 10 du Rabotchéïé Diélo (nos camarades n’ont pu voir ce numéro que lorsqu’ils se présentèrent au congrès à quelques jours de l’ouverture des assises) ont montré nettement que depuis l’été jusqu’à l’automne un nou¬veau tournant s’était opéré dans l’“Union” : les économistes avaient de nouveau pris le dessus, et la rédaction, obéissant à “l’esprit du temps” s’est remise à défendre “les plus fief¬fés bernsteiniens” et la “liberté de critique” ; à défendre la “spontanéité” et prêcher par la bouche de Martynov la “théorie tendant à rétrécir” la sphère de notre influence po¬litique (aux fins, soi-disant, d’accentuer cette influence). La juste remarque de Parvus s’est une fois de plus confirmée, qu’il est difficile d’attraper un opportuniste dans le piège d’une formule quelconque : il souscrira facilement à toute formule et s’en dédira avec non moins de facilité, l’oppor-tunisme comportant justement l’absence de principes tant soit peu déterminés et fermes. Aujourd’hui les opportunistes répudient tout effort tendant à introduire l’opportunisme ; ils répudient toute étroitesse, promettent solennellement “de ne pas oublier un instant le renversement de l’autocra¬tie”, de faire “de l’agitation non seulement sur le terrain de la lutte quotidienne du salariat contre le capital”, etc., etc. Et le lendemain ils changent le moyen d’expression et re¬prennent les anciennes méthodes sous prétexte de défendre la spontanéité, la marche progressive de la lutte banale et quotidienne, en exaltant les revendications qui laissent entre¬voir des résultats tangibles, etc. Continuant d’affirmer que dans les articles du n° 10 “l’“Union” ne voyait ni ne voit aucun écart hérétique des principes d’ensemble sur lesquels le projet de conférence est fondé” (Deux congrès, p. 26), elle ne fait que manifester par là son incapacité totale ou son refus de saisir le fond des divergences.

Après le n° 10 du Rabotchéïé Diélo, il ne nous restait qu’une seule tentative à faire : engager une discussion générale pour s’assurer si toute l’“Union” est solidaire de ces arti¬cles et de sa rédaction. Et c’est ce qui la rend particulièrement mécontente de nous : elle nous accuse de vouloir semer la discorde dans l’“Union”, de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, etc. Accusations évidemment gratuites, car avec une rédaction élue, qui “tourne” au moindre petit vent, tout dépend justement de quel côté il souffle, et nous en détermi¬nions la direction en des séances privées où, hormis les membres des organisations qui allaient s’unir, il n’y avait personne. L’apport, au nom de l’“Union”, des amendements aux résolutions de juin, nous enlevait jusqu’au dernier espoir d’une entente. Ces amendements ont confirmé de fait le nouveau tournant vers l’économisme et la solidarité de la majorité de l’“Union” avec le n° 10 du Rabotchéïé Diélo de l’ensemble des manifestations d’opportunisme, on éliminait “ce que l’on est convenu d’appeler l’“économisme” (à cause de la prétendue “indétermination du sens” de ces mots – encore que de cette façon de motiver découle la nécessité de définir avec plus de précision l’essence de l’erreur largement répandue) ; on éliminait aussi le “millerandisme” (encore que B. Kritchevski l’ait défendu dans le Rabotchéïé Diélo n° 2-3, pp 83-84, et plus directement encore dans le Vorwaerts ). Bien que les résolutions de juin marquent avec précision la tâche de la social-démocratie : « diriger les moindres manifestations de la lutte du prolétariat contre toutes les formes d’oppression politique, économique et sociale”, exigeant ainsi que l’unité et l’esprit de méthode soient introduits dans ces manifestations de lutte, l’“Union” ajou¬tait encore des mots tout à fait inutiles, disant que “la lutte économique constituait un vigoureux stimulant pour le mou¬vement de masse” (ces mots en eux-mêmes sont hors de dis¬cussion, mais, étant donné l’existence d’un “économisme” étroit, ils devaient forcément donner lieu à de fausses in¬terprétations). Bien plus : dans les résolutions de juin on allait jusqu’à amenuiser la “politique”, en éliminant les mots “un instant” (ne pas oublier l’objectif du renverse¬ment de l’autocratie), aussi bien qu’en ajoutant que “la lutte économique est le moyen le plus largement applicable pour entraîner les masses à la lutte politique active” On comprend qu’après l’apport de ces amendements, tous nos orateurs se sont récusés, estimant tout à fait inutile de pour¬suivre les pourparlers avec des hommes qui de nouveau tournaient vers l’économisme et s’assuraient la liberté des flottements.

“Ce que l’“Union” considérait comme le sine qua non de la solidité du futur accord, c’est-à-dire de la conservation du caractère d’indépendance du Rabotchéïé Diélo et de son autonomie, c’est ce que l’Iskra considérait comme une pierre d’achoppement pour réaliser cet accord” (Deux congrès, p. 25). Cela est très inexact. Nous n’avons jamais attenté à l’autonomie du Rabotchéïé Diélo . Nous avons effective¬ment nié de façon catégorique l’indépendance de son carac¬tère, si l’on entend par là le “caractère d’indépendance” dans les questions de principe en matière de théorie et de tactique : les résolutions de juin impliquent justement la négation absolue d’une telle indépendance de caractère, car cette “indépendance de caractère” a toujours signifié dans la pratique, nous le répétons, toute sorte de flottements et le soutien qu’ils prêtent à l’état de dispersion où nous nous trouvons et qui est insupportable au point de vue du Parti. Par ses articles dans le n° 10 et ses “amendements” le Rabotchéïé Diélo a bien montré son désir de garder cette in¬dépendance de caractère ; or ce désir a conduit, naturelle¬ment et inévitablement, à la rupture et à la déclaration de guerre. Mais nous étions tous prêts à reconnaître le “carac¬tère d’indépendance” du Rabotchéïé Diélo en ce sens qu’il devait se consacrer à des fonctions littéraires nettement déterminées. La distribution judicieuse de ces fonctions s’imposait : 1. revue scientifique, 2. journal politique et 3. recueils et brochures de vulgarisation. Seul l’accord donné par le Rabotchéïé Diélo à une telle distribution, prouverait son dé¬sir sincère d’en finir une fois pour toutes avec les erreurs que visent les résolutions de juin ; seule une telle distribution éliminerait les frictions éventuelles et assurerait effective¬ment la solidité de l’entente, en assignant en même temps une base à un nouvel essor de notre mouvement et à de nouveaux succès.

Il n’est plus un seul social-démocrate russe pour douter que la rupture définitive de la tendance révolutionnaire avec la tendance opportuniste est due, non à des causes d’“organisation” mais précisément au désir qu’ont les opportunistes de consolider le caractère d’indépendance de l’opportunisme et de continuer à jeter la confusion dans les esprits par des raisonnements à la Kritchevski et à la Martynov.

AMENDEMENT A “QUE FAIRE ?”

Le “Groupe d’initiateurs” dont je parle dans ma bro¬chure Que faire ? p. 141, me prie de faire cet amendement à l’exposé concernant sa participation à l’effort tenté pour réconcilier les organisations social-démocrates à l’étranger : “Des trois membres de ce groupe un seul a quitté l’“Union”à la fin de 1900 ; les autres en 1901, seulement après s’être convaincus qu’il était impossible d’obtenir de l’“Union” son consentement à tenir une conférence avec l’organisation de l’Iskra à l’étranger et l’“Organisation révolutionnaire le Social-démocrate”, – ce en quoi consistait justement la pro¬position du “Groupe d’initiateurs”. Cette proposition a été d’abord déclinée par l’administration de l’“Union”, en moti¬vant son refus d’accepter la conférence par “l’incompéten¬ce” des personnes faisant partie du “Groupe d’initiateurs” ; mais elle exprimait le désir d’entrer en rapports directs avec l’organisation de l’Iskra à l’étranger. Peu après cependant, l’administration de l’“Union” informait le “Groupe d’initia¬teurs” qu’après la parution du premier numéro de l’Iskra oû une note était insérée concernant la scission dans l’“Union”, elle revenait sur sa décision et ne voulait plus entrer en rap¬ports avec l’Iskra. Comment expliquer après cela la déclara¬tion faite par un membre de l’administration de l’“Union”, selon laquelle le refus de cette dernière d’accepter la confé¬rence était dû exclusivement à ceci que l’“Union” n’était pas satisfaite de la composition du “Groupe d’initiateurs” ? A la vérité, on ne comprend pas non plus l’accord donné par l’administration de l’“Union” pour tenir une conférence en juin de l’an dernier, puisque la note du premier numéro de l’Iskra restait en vigueur, et que l’attitude “négative” de l’Iskra à l’égard de l’“Union” s’est affirmée encore plus dans le premier fascicule de la Zaria et le numéro de l’Iskra, parus tous deux avant la conférence de juin.

N.Lénine Iskra n° 19, 1° avril 1902