Léon TROTSKY – Leçons d’octobre (1924)

Kislovodsk, 15 septembre 1924

Il faut étudier Octobre.

Si nous avons eu de la chance dans la révolution d’Octobre, celle-ci n’en a pas eu dans notre littérature. Nous n’avons pas encore un seul ouvrage donnant un tableau général de la révolution d’Octobre et en faisant ressortir les principaux moments au point de vue politique et organisation. Bien plus, les matériaux caractérisant les différents côtés de la préparation de la révolution ou la révolution elle-même ne sont pas encore édités. Nous publions beaucoup de documents et matériaux sur l’histoire de la révolution et du Parti avant et après Octobre. Mais on consacre beaucoup moins d’attention à Octobre même. Le coup de force accompli, il semble que nous avons décidé que nous n’aurions plus à le répéter. De l’étude d’Octobre, des conditions de sa préparation immédiate, il semble que nous n’attendions pas une utilité directe pour les taches urgentes de l’organisation ultérieure.

Néanmoins, une telle appréciation, même si elle est en partie inconsciente, est profondément erronée et a en outre un certain caractère d’étroitesse national. Si nous n’avons pas à répéter de la révolution d’Octobre, cela ne signifie pas que cette expérience ne doive rien nous apprendre. Nous sommes une partie de l’Internationale ; or le prolétariat des autres pays a encore à résoudre son problème d’Octobre. Et, au cours de cette dernière année, nous avons eu des preuves assez convaincantes que les partis communistes les plus avancés d’Occident non seulement ne se sont pas assimilé notre expérience, mais ne la connaissent même pas au point de vue des faits.

On pourrait, il est vrai, faire remarquer qu’il est impossible d’étudier Octobre et même d’éditer les matériaux concernant Octobre sans remettre sur le tapis les anciennes divergences de vues. Mais une telle façon d’aborder la question serait par trop misérable. Les désaccords de 1917 étaient évidemment très profonds et loin d’être fortuits. Mais il serait par trop mesquin d’essayer d’en faire maintenant une arme de lutte contre ceux qui alors se sont trompés. Mais il serait encore plus inadmissible, pour des considérations d’ordre personnel, de taire les problèmes capitaux de la révolution d’Octobre, qui ont une importance internationale.

Nous avons subi, l’année dernière, deux pénibles défaites en Bulgarie : tout d’abord le P.C.B., pour des considérations doctrinaires fatalistes, a laissé passer le moment exceptionnellement favorable pour une action révolutionnaire (soulèvement des paysans après le coup de force de juin de Tsankof) ; ensuite, s’efforçant de réparer sa faute, il s’est lancé dans l’insurrection de septembre sans en avoir préparé les prémisses politiques et d’organisation. La révolution bulgare devait être une introduction à la révolution allemande. Par malheur, cette déplorable introduction a eu un développement encore pire en Allemagne même. Dans le deuxième semestre de l’année dernière, nous avons observé dans ce pays une démonstration classique de la façon dont on peut laisser passer une situation révolutionnaire exceptionnelle d’une importance historique mondiale. Les expériences bulgare et allemande, elles non plus, n’ont pas été l’objet d’une appréciation suffisamment complète et concrète. L’auteur de ces lignes a donné le schéma du développement des événements allemands l’année dernière (voir dans l’opuscule L’Orient et l’Occident les chapitres A un tournant et L’étape que nous traversons). Tout ce qui s’est passé depuis a entièrement confirmé ce schéma. Personne n’a tenté de donner une autre explication. Mais un schéma ne nous suffit pas, il nous faut un tableau complet, avec tous les faits à l’appui, du développement des événements d’Allemagne de l’année dernière, un tableau qui mette en lumière les causes de cette pénible défaite.

Mais il est difficile de songer à une analyse des événements de Bulgarie et d’Allemagne, quand nous n’avons pas encore donné un tableau politique et tactique de la révolution d’Octobre. Nous ne nous sommes pas encore rendu exactement compte de ce que nous avons fait et comment nous l’avons fait. Après Octobre, il semblait que les événements en Europe se développeraient d’eux-mêmes avec une telle rapidité qu’ils ne nous lais¬seraient même pas le temps de nous assimiler théoriquement les leçons d’Octobre. Mais il s’est avéré qu’en l’absence d’un parti capable de le diriger, le coup de force prolétarien devenait impossible. Le prolétariat ne peut s’emparer du pouvoir par une insurrection spontanée : même dans un pays industriellement très développé et hautement cultivé comme l’Allemagne, l’insurrection spontanée des travailleurs (en novembre 1918) n’a pu que transmettre le pouvoir aux mains de la bourgeoisie. Une classe possédante est capable de s’emparer du pouvoir enlevé à une autre classe possédante en s’appuyant sur ses richesses, sur sa « culture”, sur ses innombrables liaisons avec l’ancien appareil étatique. Mais, pour le prolétariat, rien ne peut remplacer le Parti. C’est à partir du milieu de l’année 1921 que commence véritablement la période d’organisation des Partis Communistes (« lutte pour les masses », « front unique », etc.). Les tâches d’Octobre reculent alors dans le lointain. En même temps, l’étude d’Octobre est reléguée à l’arrière-plan. L’année dernière nous a remis face à face avec les tâches de la révolution prolétarienne. Il est temps de réunir tous les documents, d’éditer tous les matériaux et de procéder à leur étude.

Nous savons évidemment que chaque peuple, chaque classe et même chaque parti s’instruisent principalement par leur propre expérience, mais cela ne signifie nullement que l’expérience des autres pays, classes et partis soit de peu d’importance. Sans l’étude de la grande Révolution française, de la Révolution de 1848 et de la Commune de Paris, nous n ’aurions jamais accompli la révolution d’Octobre, même avec l’expérience de 1905 : en effet nous avons fait cette expérience en nous appuyant sur les enseignements des révolutions antérieures et en continuant leur ligne historique. Toute la période de la contre-révolution fut rem¬plie par l’étude des leçons de 1905. Mais, pour l’étude de la révolution victorieuse de 1917 nous n’avons même pas accompli le dixième du travail que nous avons effectué pour celle de 1905. Certes, nous ne vivons pas dans une période de réaction, ni dans l’émigration. Par contre, les forces et les moyens dont nous dis¬posons actuellement ne peuvent se comparer à ceux de ces pénibles années. Il faut mettre à l’ordre du jour dans le Parti et dans toute l’Internationale l’étude de la révolution d’Octobre. Il faut que tout notre Parti, et particulièrement les Jeunesses, étudient minutieusement l’expérience d’Octobre, qui nous a fourni une vérification incontestable de notre passé et nous a ouvert une large porte sur l’avenir. La leçon allemande de l’année dernière est non seulement un sérieux rappel, mais aussi un avertisse¬ment menaçant.

On peut dire, il est vrai, que la connaissance la plus approfondie du développement de la révolution d’Octobre n’aurait pas été une garantie de victoire pour notre Parti allemand. Mais un tel raisonnement n’avance à rien. Certes, la seule étude de la révolution d ’Octobre est insuffisante pour nous faire vaincre dans les autres pays ; mais il peut y avoir des situations où existent toutes les prémisses de la révolution, sauf une direction clairvoyante et résolue du Parti basée sur la compréhension des lois et des méthodes de la révolution. Telle était précisément la situation l’année dernière en Allemagne. Elle peut se répéter dans d’autres pays. Or pour l’étude des lois et des méthodes de la révolution prolétarienne, il n’est pas jusqu’à présent de source plus importante que notre expérience d’Octobre. Les dirigeants des Partis communistes européens qui n’étudieraient pas d’une façon critique et dans tous les détails l’histoire du coup de force d’Octobre ressembleraient à un chef qui, se préparant actuelle¬ment à de nouvelles guerres, n’étudierait pas l’expérience stratégique, tactique et technique de la dernière guerre impérialiste. Un tel chef vouerait ses armées à la défaite.

Le Parti est l’instrument essentiel de la Révolution prolétarienne. Notre expérience d’une année (février 1917-février 1918) et les expériences complémentaires de Finlande, de Hongrie, d’Italie, de Bulgarie et d’Allemagne, nous permettent presque d’ériger en loi l’inévitabilité d’une crise dans le Parti lorsqu’il passe du travail de préparation révolutionnaire à la lutte directe pour le pouvoir. Les crises dans le Parti surgissent en général à chaque tournant important, comme prélude ou conséquence de ce tournant. La raison en est que chaque période du développe¬ment du Parti a ses traits spéciaux et réclame des habitudes et des méthodes déterminées de travail. Un tournant tactique implique une rupture plus ou moins importante de ces habitudes et méthodes c’est là qu’est la source directe des heurts et des crises. « Il arrive trop souvent – écrivait Lénine en juillet 1917 – qu’à un tournant brusque de l’histoire les partis avancés eux-mêmes ne puissent, pendant un temps plus ou moins long, se faire à la nouvelle situation, répètent les mots d’ordre qui, justes hier, ont aujourd’hui perdu tout leur sens, et cela aussi « soudainement » que le tournant historique a été soudain. » De là un danger : si le virage a été trop brusque ou trop inattendu et que la période supérieure ait accumulé trop d’éléments d’inertie et de conservatisme dans les organes dirigeants du Parti, ce dernier se montre incapable de réaliser sa direction au moment le plus grave auquel il s’était préparé durant des années ou des dizaines d’années. Le Parti est rongé par une crise et le mouvement s’effectue sans but et va à la défaite.

Un parti révolutionnaire est soumis à la pression d’autres forces politiques. A chaque période de son développement, il élabore les moyens d’y résister et de les refouler. Aux tournants tactiques, qui comportent des regroupements et des frictions intérieurs, sa force de résistance diminue. De là, la possibilité constante pour les groupements intérieurs du Parti, engendrés par la nécessité du tournant tactique de se développer considérablement et de devenir une base pour différentes tendances de classes. Plus simplement parlant, un parti qui ne va pas de pair avec les tâches historiques de sa classe devient ou risque de devenir un instrument indirect des autres classes. Si l’observation que nous venons de faire est juste pour chaque tournant tactique important, elle l’est d’autant plus pour les grands tournants stratégiques. Par tactique, en politique, nous entendons, par analogie avec la science de la guerre, l’art de mener des opérations isolées ; par stratégie, l’art de vaincre, c’est-à-dire de s’emparer du pouvoir. Avant la guerre, à l’époque de la II° Internationale, nous ne faisions ordinairement pas cette distinction, nous nous bornions à la conception de la tactique social-démocrate. Et ce n’est pas là le fait du hasard : la social-démocratie avait une tactique parlementaire, syndicale, municipale, coopérative, etc. La question de la combinaison de toutes les forces et ressources, de toutes les armes pour remporter la victoire sur l’ennemi, ne se posait pas à l’époque de la II° Internationale, car cette dernière ne s’assignait pratiquement la tâche de la lutte pour le pouvoir. La Révolution de 1905, après un long intervalle, mit de nouveau à l’ordre du jour les questions essentielles, les questions stratégiques de la lutte prolétarienne. Par là, elle assura d’immenses avantages aux social-démocrates révolutionnaires russes, c’est-à-dire aux bolcheviks. La grande époque de la stratégie révolutionnaire commence en 1917, tout d’abord pour la Russie, puis pour toute l’Europe. La stratégie, évidemment, n’empêche pas la tactique : les questions du mouvement syndical, de l’activité parlementaire, etc., ne disparais¬sent pas de notre champ visuel, mais elles acquièrent maintenant une autre importance comme méthodes subordonnées de la lutte combinée pour le pouvoir. La tactique est subordonnée à la stratégie.

Si les tournants tactiques engendrent habituellement les frictions intérieures dans le Parti, les tournants stratégiques, à plus forte raison, doivent provoquer des bouleversements beaucoup plus profonds. Or, le tournant le plus brusque est celui où le Parti du prolétariat passe de la préparation, de la propagande, de l’organisation et de l’agitation à la lutte directe pour le pou¬voir à l’insurrection armée contre la bourgeoisie. Tout ce qu’il y a dans le Parti d’irrésolu, de sceptique, de conciliateur, de capitulard s’élève contre l’insurrection, cherche pour son opposition des formules théoriques et les trouve toutes prêtes chez ses adversaires d’hier, les opportunistes. Nous aurons encore maintes fois à observer ce phénomène.

Dans la période de février à octobre, effectuant un large travail d’agitation et d’organisation dans les masses, le Parti fit un dernier examen, un dernier choix de son arme avant la bataille décisive. En octobre et après, la valeur de cette arme fut vérifiée dans une opération de vaste envergure. S’occuper maintenant d’apprécier les différents points de vue sur la Révolution en général et sur la révolution russe en particulier, et passer sous silence l’expérience de 1917, ce serait s’occuper d’une scolastique stérile et non d’une analyse marxiste de la politique. Ce serait agir à la façon de gens discutant sur les avantages de différentes méthodes de natation, mais refusant obstinément de regarder la rivière où ces méthodes sont appliquées par les nageurs. Il n’est pas de meilleure vérification des points de vue sur la Révolution que leur application pendant cette Révolution, de même que c’est quand le nageur saute à l’eau que la méthode de natation est le mieux vérifiable.

La dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie : Février et Octobre.

Par son développement et son issue, la Révolution d’Octobre a porté un coup formidable à la parodie scolastique du marxisme qui était très répandue dans les milieux social-démocrates russes (à commencer par le Groupe de l’Emancipation du Travail) et qui a trouvé son expression la plus achevée chez les mencheviks. Ce pseudo-marxisme consistait essentiellement à transformer la pensée conditionnelle et limitée de Marx : Les pays avancés montrent aux pays arriérés l’image de leur développement futur en une loi absolue, supra-historique, sur laquelle il s’efforçait de baser la tactique du Parti de la classe ouvrière. Avec cette théorie, il ne pouvait naturellement être question de la lutte du prolétariat russe pour le pouvoir tant que les pays économiquement plus développés n’auraient pas donné l’exemple et créé en quel¬que sorte un précédent. Il n’est pas douteux que chaque pays arriéré trouve quelques-uns des traits de son avenir dans l’histoire des pays avancés, mais il ne saurait être question d’une répétition générale du développement des événements. Au contraire, plus l’économie capitaliste revêtait un caractère mondial, plus l’évolution des pays arriérés, où les éléments retardataires se combinaient avec les éléments les plus modernes du capitalisme, acquérait un caractère spécial. Dans sa préface à la Guerre paysanne, Engels écrivait : « A une certaine étape – qui n’arrive pas nécessairement partout en même temps ou à un degré identique de développement – la bourgeoisie commence à remarquer que son compagnon, le prolétariat, la dépasse.” L’évolution historique a obligé la bourgeoisie russe à faire cette constatation plus tôt et plus complètement que n’importe quelle autre A la veille de 1905 déjà, Lénine avait exprimé le caractère spécial de la Révolution russe dans la formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Par elle-même, cette formule, comme le montra le cours ultérieur des événements, ne pouvait avoir d’importance que comme étape vers la dictature socialiste du prolétariat s’appuyant sur la paysannerie. Entièrement révolutionnaire, profondément dynamique, la position de la question par Lénine était radicalement opposée au schéma menchevik, d’après lequel la Russie ne pouvait prétendre qu’à répéter l’histoire des peuples avancés, avec la bourgeoisie au pouvoir et la social-démocratie dans l’opposition. Mais, dans la formule de Lénine, certains cercles de notre Parti mettaient l’accent non pas sur le mot « dictature », mais sur le mot « démocratique » pour l’opposer au mot « socialiste ». Cela signifiait qu’en Russie, pays arriéré, seule, la Révolution démocratique était concevable. La Révolution socialiste devait commencer en Occident. Nous ne pouvions nous engager dans la voie du socialisme qu’à la suite de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. Mais ce point de vue déviait inévitablement vers le menchevisme, et c’est ce qui apparut nettement en 1917 lorsque les tâches de la Révolution se posèrent, non pas comme des questions de prognose, mais comme des questions d’action.

Vouloir, dans les conditions de la Révolution, réaliser à fond la démocratie contre le socialisme (considéré comme prématuré), c’était, politiquement, dévier de la position prolétarienne à la position petite-bourgeoisie, passer à l’aile gauche de la Révolution nationale. Prise à part, la Révolution de février était une révolution bourgeoise. Mais comme révolution bourgeoise, elle était venue trop tard et ne renfermait en elle-même aucun élément de stabilité. Déchirée par des contradictions qui se manifestèrent immédiatement par la dualité de pouvoir, elle devait, ou bien se transformer en introduction directe à la Révolution prolétarienne – ce qui arriva – ou bien, sous un régime d’oligarchie bourgeoise, rejeter la Russie à un état semi-colonial. Par suite, on pouvait considérer la période consécutive à la Révolution de février soit comme une période de consolidation, de développement ou de parachèvement de la Révolution démocratique, soit comme une période de préparation de la révolution prolétarienne. Le premier point de vue était adopté non seulement par les mencheviks et les s.-r., mais aussi par un certain nombre de dirigeants bolcheviks. Toutefois, ces derniers se distinguaient des mencheviks et des s.-r. en ce qu’ils s’efforçaient de pousser le plus possible à gauche la Révolution démocratique. Mais au fond leur méthode était la même : elle consistait à exercer sur la bourgeoisie dirigeante une pression qui ne sortît pas du cadre du régime démocratique bourgeois. Si cette politique avait triomphé le développement de la Révolution se serait effectué en dehors de notre Parti et nous aurions eu en fin de compte une insurrection des masses ouvrières et paysannes non dirigée par le Parti, en d’autres termes, des journées de Juillet sur une vaste échelle, c’est-à-dire une catastrophe.

Il est évident que la conséquence directe de cette catastrophe eût été la destruction du Parti. C’est ce qui montre toute la profondeur des divergences de vues existant alors.

L’influence des mencheviks et des s.-r. pendant la première période de la Révolution exprimait les illusions des masses petites-bourgeoises et avant tout des masses paysannes dans la population russe et le manque de maturité de la révolution. C’est précisément ce manque de maturité qui, dans les conditions spéciales créées par la guerre, donna aux révolutionnaires petits-bourgeois, défendant les droits historiques de la bourgeoisie au pouvoir, la possibilité de diriger, apparemment tout au moins, le peuple. Mais cela ne signifie pas que la Révolution russe dût suivre nécessairement la voie qu’elle suivit en réalité de février à octobre 1917. Cette voie découlait non seulement des rapports de classe, mais des conditions temporaires créées par la guerre. Grâce à la guerre, la paysannerie se trouva organisée et armée sous la forme d’une armée de millions d’hommes. Avant que le prolétariat eût le temps de s’organiser sous son drapeau, pour entraîner à sa suite les masses rurales, les révolutionnaires petits-bourgeois avaient trouvé un appui naturel dans l’armée paysanne révoltée contre la guerre. De tout le poids de cette armée innombrable, dont tout dépendait directement, ils pressèrent sur le prolétariat et, les premiers temps, l’entraînèrent à leur suite. La marche de la Révolution eût put être différente sur les mêmes bases de classe : c’est ce que montrent, mieux que tout, les événements qui précèdent la guerre. En juillet 1914, Petrograd fut secoué par des grèves révolutionnaires qui aboutirent même à des combats de rue. La direction de ce mouvement appartenait incontestablement à l’organisation clandestine et à la presse légale de notre Parti. Le bolchevisme consolidait son influence dans la lutte directe contre les liquidateurs et les partis petits-bourgeois en général. Le développement du mouvement eût entraîné en premier lieu la croissance du Parti bolchevique : les Soviets des députés ouvriers de 1914, s’ils avaient été institués, auraient été vraisemblablement, dès le début, bolcheviques. L’éveil de la campagne se fût effectué sous la direction des Soviets urbains, dirigés eux-mêmes par les bolcheviks. Cela ne veut pas dire nécessairement que les s.-r. eussent perdu immédiatement toute influence dans les campagnes ; selon toutes probabilités, la première étape de la Révolution prolétarienne eût été franchie sous le drapeau des narodniki. Mais ces derniers auraient été forcés de mettre en avant leur aile gauche pour être en contact avec les Soviets bolcheviks des villes. L’issue directe de l’insurrection, dans ce cas également, eût dépendu avant tout de l’état d’esprit et de la conduite de l’armée liée à la paysannerie. Il est impossible et d’ailleurs inutile d’essayer de deviner maintenant si le mouvement de 1914-1915 eût amené la victoire au cas où la guerre n’aurait pas éclaté. Mais il y a bien des chances que si la Révolution victorieuse s’était développée dans la voie inaugurée par les événements de juillet 1914, le renversement du tsarisme eût amené l’avènement au pouvoir des Soviets ouvriers révolutionnaires qui, par I’ intermédiaire (les premiers temps) des narodniki de gauche, eussent entraîné dans leur orbite les masses paysannes.

La guerre interrompit le mouvement révolutionnaire, l’ajourna, puis l’accéléra à l’extrême. Sous la forme d’une armée de plu-sieurs millions d’hommes, la guerre créa pour les partis petits-bourgeois non seulement une base sociale, mais une base d’organisation exceptionnelle inespérée : en effet, il est difficile de transformer la paysannerie en base d’organisation même lors-qu’elle est révolutionnaire. S’appuyant sur cette organisation toute prête qu’était l’armée, les partis petits-bourgeois en imposaient au prolétariat et l’enserraient dans les mailles du défensisme. Voilà pourquoi Lénine, dès le début, combattit avec acharnement l’ancien mot d’ordre « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie”, qui, dans les nouvelles conditions, signifiait la transformation du Parti bolchevik en gauche du bloc défensiste. Pour Lénine, la tâche principale consistait à tirer l’avant-garde prolétarienne du marais défensiste. A cette condition seulement, le prolétariat pouvait, à l’étape suivante, devenir le centre de ralliement des masses laborieuses rurales. Mais quelle attitude fallait-il avoir envers la Révolution démocratique ou, plus exactement, envers la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ? Lénine donne de vigoureux coups de boutoir à ces « vieux bolcheviks » qui, « maintes fois déjà, dit-il, ont joué un triste rôle dans l’histoire de notre Parti en répétant inintelligemment une formule apprise au lieu d’étudier les particularités de la nouvelle situation réelle ». « Il faut, ajoute-t-il, s’aligner non pas sur les vieilles formules, mais sur la nouvelle réalité. L’ancienne formule bolchevique de Kamenev : La Révolution démocratique bourgeoise n’est pas terminée, em¬brasse-t-elle cette réalité ? Non, cette formule est vieille. Elle n’a plus aucune valeur. Elle est morte. Vains seront les efforts pour la ressusciter. »

Lénine, il est vrai, disait parfois que les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, à la première époque de la Révolution de février, réalisaient jusqu’à un certain point la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Cela est vrai dans la mesure où ces Soviets exerçaient le pouvoir. Mais, comme l’a maintes fois expliqué Lénine, les Soviets de la période de février n’exerçaient qu’un demi-pouvoir. Ils soutenaient le pouvoir de la bourgeoisie tout en exerçant sur elle une pression sous forme de demi-opposition. C’est précisément cette situation équivoque qui leur permettait de ne pas sortir du cadre de la coalition démocratique des ouvriers, des paysans et des soldats. Cette coalition, dans la mesure où elle s’appuyait non pas sur des rapports étatiques régularisés, mais sur la force armée et la conjoncture révolutionnaire, tendait à la dictature, mais en restait encore très loin. C’est dans le caractère démocratique non-officiel de cette coalition des ouvriers, des paysans et des soldats exerçant un demi-pouvoir, que résidait l’instabilité des Soviets conciliateurs. Ces derniers devaient, ou bien voir leur rôle diminuer jusqu’à l’effacement complet ou bien prendre véritablement le pouvoir en mains. Mais ils pouvaient le prendre non pas comme coalition démocratique des ouvriers et des paysans représentés par différents partis, mais comme dictature du prolétariat dirigé par un parti unique et entraînant à sa suite les masses rurales, à commencer par les couches semi-prolétariennes. En d’autres ter¬mes, la coalition démocratique ouvrière et paysanne ne pouvait être considérée que comme une forme préliminaire avant l’accession au pouvoir, comme une tendance, mais non comme un fait. La marche au pouvoir devait inévitablement faire éclater l’enveloppe démocratique, mettre la majorité des paysans dans la nécessité de suivre les ouvriers, permettre au prolétariat de réaliser sa dictature de classe, et, par là même, mettre à l’ordre du jour, parallèlement à la démocratisation radicale des rapports sociaux, l’immixtion socialiste de l’Etat ouvrier dans les droits de la propriété capitaliste. Continuer dans ces conditions à s’en tenir à la formule de la « dictature démocratique”, c’était en réalité renoncer au pouvoir et acculer la Révolution dans une impasse. La principale question litigieuse, autour de laquelle pivotaient toutes les autres, était celle-ci : faut-il lutter pour le pouvoir ? Faut-il ou ne faut-il pas prendre le pouvoir ? Cela seul montre déjà que nous étions en présence non pas de divergences de vues épi-sodiques, mais de deux tendances de principe. L’une d’elles était prolétarienne et menait à la voie de la Révolution mondiale, l’autre était “démocratique », c’est-à-dire petite-bourgeoise, et menait en dernière analyse à la subordination de la politique prolétarienne aux besoins de la société bourgeoise qui se réformait. Ces tendances se heurtèrent violemment dans toutes les questions tant soit peu importantes de l’année 1917. L’époque révolutionnaire, c’est-à-dire le moment où le capital accumulé par le Parti est mis en action, devait inévitablement faire apparaître des désaccords de ce genre. Dans une mesure plus ou moins grande, avec des différences motivées par la situation, ces deux tendances se manifesteront encore, à maintes reprises, en période révolutionnaire, dans tous les pays. Si, par “bolchevisme », on entend une éducation, une trempe, une organisation de l’avant-garde prolétarienne rendant cette dernière capable de s’emparer par la force du pouvoir ; si, par « social-démocratie”, on entend le réformisme et l’opposition dans le cadre de la société bourgeoise, ainsi que l’adaptation à la légalité de cette dernière, c’est-à-dire l’éducation des masses dans l’idée de l’inébranlabilité de l’Etat bourgeois ; il est clair que, même dans un Parti Communiste, qui ne surgit pas tout armé de la forge de l’histoire, la lutte entre les tendances social-démocrates et le bolchevisme doit se manifester de la façon la plus nette, la plus ouverte en période révolutionnaire quand la question du pouvoir se pose directement.

***

La tâche de la conquête du pouvoir ne s’est posée devant le Parti que le 4 avril, c’est-à-dire après l’arrivée de Lénine à Petrograd. Mais, même à partir de ce moment, la ligne du Parti n’a pas un caractère continu, indiscutable pour tous. Malgré les décisions de la conférence d’avril 1917, une résistance, tantôt sourde, tantôt déclarée, au cours révolutionnaire se manifeste pendant toute la période de préparation. L’étude du développement des divergences de vues entre février et la consolidation de la révolution d’Octobre non seulement présente un intérêt théorique exceptionnel, mais a une importance pratique incommensurable. Lénine, en 1910, avait qualifié d’anticipation les désaccords qui s’étaient manifestés au II° Congrès en 1903. Il importe de suivre ces désaccords depuis leur source, c’est-à-dire depuis 1903, et même depuis l’“économisme ». Mais cette étude n’a de sens que si elle est complète et embrasse également la période où les divergences de vues furent soumises à l’épreuve décisive, c’est-à-dire Octobre. Nous ne pouvons, dans ces pages, entreprendre un examen approfondi de tous les stades de cette lutte. Mais nous jugeons nécessaire de combler partiellement la lacune inadmissible qui existe dans notre littérature sur la période la plus importante du développement de notre Parti.

Comme nous l’avons déjà dit, la question du pouvoir est le nœud de ces divergences de vues. C’est là le critérium permettant de déterminer le caractère d’un parti révolutionnaire (et même d’un parti non révolutionnaire). Dans la période que nous étudions, la question de la guerre se pose et se résout en connexion étroite avec la question du pouvoir. Nous examinerons ces deux questions dans l’ordre chronologique : position du Parti et de sa presse dans la première période après le renversement du tsarisme, avant l’arrivée de Lénine ; lutte autour des thèses de Lénine ; conférence d’avril ; conséquences des journées de juillet ; émeute de Kornilov ; conférence démocratique et Pré-parlement ; question de l’insurrection armée et de la crise du pouvoir (septembre-octobre) ; question d’un gouvernement socialiste « homogène ».

L’étude de ces divergences de vues nous permettra, nous l’espérons, de tirer des conclusions qui pourront servir aux autres partis de l’internationale Communiste.

La guerre à la guerre et le défensisme.

Le renversement du tsarisme, en février 1917, marquait évidemment un bond gigantesque en avant. Mais, prise à part, la révolution de février signifiait uniquement que la Russie se rapprochait du type de république bourgeoise qui existe, par exemple, en France. Les partis révolutionnaires petits-bourgeois, évidemment, ne la considérèrent pas comme un révolution bourgeoise, mais ils ne l’envisagèrent pas non plus comme une étape vers la résolution socialiste ; ils la considérèrent comme une acquisition démocratique ayant par elle-même une valeur indépendante. C’est là-dessus qu’ils fondèrent l’idéologie du défensisme révolutionnaire. Ils défendirent non pas la domination de telle ou telle classe, mais la révolution et la démocratie. Mais, dans notre propre Parti également, la révolution de février, les premiers temps, occasionna un déplacement considérable des perspectives révolutionnaires. En mars, la Pravda était au fond beaucoup plus proche de la position du défensisme révolutionnaire que de la position de Lénine.

« Quand deux armées sont en présence – est-il dit dans un article de la rédaction – la politique la plus stupide serait celle qui proposerait à l’une d’elle de mettre bas les armes et de regagner ses foyers. Cette politique ne serait pas une politique de paix, mais une politique d’esclavage, une politique que repousserait avec indignation un peuple libre. Non, le peuple restera ferme à son poste et répondra à chaque balle par une autre balle, à chaque projectile par un autre projectile. Nous ne devons permettre aucune désorganisation des forces militaires de la révolution ». (Pravda, 15 mars 1917, Pas de diplomatie secrète). Comme on le voit, il s’agit ici non pas des classes dominantes ou opprimées, mais du peuple libre ; ce ne sont pas les classes qui luttent pour le pouvoir, mais le peuple libre qui est « à son poste”. Les idées, de même que leur formulation, sont purement défensistes. Dans le même article, nous lisons : « Notre mot d’ordre n’est pas la désorganisation de l’armée qui est révolutionnaire ou qui se révolutionne, ni la devise creuse : A bas la guerre ! Notre mot d’ordre est : pression sur le Gouverne¬ment Provisoire pour le forcer à faire ouvertement, devant !a démocratie mondiale, une tentative d’amener tous les pays belligérants à entamer immédiatement des pourparlers sur les moyens de mettre fin à la guerre mondiale. Jusqu’à ce moment, chacun restera à son poste de combat ». Ce programme de pression sur le gouvernement impérialiste pour l’amener à faire une pareille tentative était celui de Kautsky et de Ledebour en Allemagne, de Longuet en France, de Mac Donald en Angleterre, mais ce n’était pas le programme du bolchevisme. Dans cet article, la rédaction ne se contente pas d’approuver le fameux manifeste du soviet de Petrograd Aux peuples du monde entier (manifeste imprégné de l’esprit du défensisme révolutionnaire) ; elle se solidarise avec les résolutions nettement défensistes adoptées à deux meetings de Petrograd et dont l’une déclare : « Si les démocraties allemande et autrichienne n’entendent pas notre voix (c’est-à-dire la voix du Gouvernement Provisoire et du soviet conciliateur L.T.) nous défendrons notre patrie jusqu’à la dernière goutte de notre sang. »

Cet article n’est pas une exception. Il exprime exactement la position de la Pravda jusqu’au retour de Lénine en Russie. Ainsi, dans l’article Sur la guerre (Pravda, 16 mars 1917), qui pour¬tant renferme quelques remarques critiques sur le manifeste aux peuples, on trouve la déclaration suivante : « On ne saurait qu’acclamer l’appel d’hier par lequel le soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd invite les peuples du monde entier à forcer leurs gouvernements à cesser le carnage.” Comment trou¬ver une issue à la guerre ? Le même article répond ainsi : « L’issue consiste dans une pression sur le Gouvernement Provisoire pour lui faire déclarer qu’il consent à ouvrir immédiatement des pourparlers de paix. »

On pourrait donner une quantité de citations analogues à caractère défensif et conciliateur plus ou moins masqué. A ce moment, Lénine, qui n’avait pu encore s’échapper de Zürich, s’élevait vigoureusement dans ses Lettres de loin contre tout semblant de concession au défensisme et au conciliationnisme. « Il est absolument inadmissible – écrivait-il le 8 mars – de se dissimuler et de dissimuler au peuple que ce gouvernement veut la continuation de la guerre impérialiste, qu’il est l’agent du capital anglais, qu’il veut la restauration de la monarchie et la consolidation de la domination des propriétaires fonciers et des capitalistes. » Puis, le 12 mars : « Demander à ce gouvernement de conclure une paix démocratique équivaut à prêcher la vertu à des tenanciers de maisons publiques. » Pendant que la Pravda exhorte à faire pression sur le Gouvernement Provisoire pour l’obliger à intervenir en faveur de la paix devant « toute la démocratie mondiale”, Lénine écrit : « S’adresser au gouvernement Goutchkov-Milioukov pour lui proposer de conclure au plus vite une paix honorable, démocratique, c’est agir comme un bon pope de village qui proposerait aux propriétaires fonciers et aux marchands de vivre selon la loi de Dieu, d’aimer leur prochain et de tendre la joue droite quand on les frappe sur la joue gauche. »

Le 4 avril, le lendemain de son arrivée à Petrograd, Lénine s’éleva résolument contre la position de la Pravda dans la question de la guerre et de la paix : « Il ne faut accorder aucun soutien au Gouvernement Provisoire – écrivait-il – il faut expliquer le mensonge de toutes ses promesses, particulièrement de celle qui concerne la renonciation aux annexions. Il faut démasquer ce gouvernement au lieu de lui demander (revendication propre unique¬ment à faire naître des illusions) de cesser d’être impérialiste. » Inutile de dire que Lénine qualifie de « fumeux » et de « confus” l’appel des conciliateurs du 14 mars, si favorablement accueilli par la Pravda. C’est une formidable hypocrisie que d’inviter les autres peuples à rompre avec leurs banquiers et de créer en même temps un gouvernement de coalition avec ses propres banquiers. « Les hommes du centre – dit Lénine dans son projet de plate-forme – jurent leurs grands dieux qu’ils sont marxistes, internationalistes, qu’ils sont pour la paix, pour toutes sortes de pression sur leur gouvernement afin qu’il « manifeste la volonté de paix du peuple”.

Mais, pourrait-on objecter au premier abord, est-ce qu’un parti révolutionnaire renonce à exercer une pression sur la bourgeoisie et son gouvernement ? Evidemment, non. La pression sur le gouvernement bourgeois est la voie des réformes. Un parti marxiste révolutionnaire ne renonce pas aux réformes, mais les réformes portent sur des questions secondaires et non sur des questions essentielles. On ne peut obtenir le pouvoir au moyen de réformes. On ne peut, au moyen d’une pression, forcer la bourgeoisie à changer sa politique dans une question dont dépend son sort. C’est précisément parce qu’elle n’avait pas laissé place pour une pression réformiste, que la guerre avait créé une situation révolutionnaire : il fallait ou bien suivre jusqu’au bout la bourgeoisie ou bien soulever les masses contre elle pour lui arracher le pouvoir. Dans le premier cas, on pouvait obtenir de la bourgeoisie certaines concessions en politique intérieure, à condition de soutenir sans réserve la politique extérieure de l’impérialisme. C’est pourquoi le réformisme socialiste s’est transformé ouvertement dès le début de la guerre en impérialisme socialiste. C’est pourquoi les éléments véritablement révolutionnaires se sont trouvés obligés de procéder à la création d’une nouvelle Internationale. Le point de vue de la Pravda n’est pas prolétarien-révolutionnaire, mais démocratique-défensiste, quoi¬que équivoque dans son défensisme. Nous avons renversé le tsarisme, disait-on, nous exerçons une pression sur le pouvoir démocratique. Ce dernier doit proposer la paix aux peuples. Si la démocratie allemande ne peut exercer une pression suffisante sur son gouvernement, nous défendrons notre “patrie” jusqu’à la dernière goutte de notre sang. La réalisation de la paix n’était pas posée comme la tâche exclusive de la classe ouvrière, tâche à accomplir par-dessus la tête du Gouvernement Provisoire bourgeois, parce que la conquête du pouvoir par le prolétariat n’était pas posée comme une tâche révolutionnaire pratique. Pourtant les deux choses étaient inséparables.

La conférence d’avril.

Le discours de Lénine à la gare de Finlande sur le caractère socialiste de la révolution russe fut, pour beaucoup de dirigeants du Parti, comme une bombe. La polémique entre Lénine et les partisans du « parachèvement de la révolution démocratique » commença dès le premier jour.

La démonstration armée d’avril, où retentit le mot d’ordre : “A bas le Gouvernement Provisoire !”, fut l’occasion d’un conflit aigu. Elle fournit à certains représentants de la droite le prétexte d’accuser Lénine de blanquisme : le renversement du Gouvernement Provisoire, soutenu alors par la majorité du soviet, ne pouvait soi-disant être obtenu qu’en tournant la volonté de la majorité des travailleurs. Formellement, il pouvait sembler que le reproche n’était pas dénué de fondement ; en réalité, il n’y avait pas l’ombre de blanquisme dans la politique de Lénine en avril. Toute la question pour lui consistait à savoir dans quelle mesure les Soviets continuaient de refléter l’état d’esprit véritable des masses et à déterminer si le Parti ne se trompait pas en s’orientant sur eux. La manifestation d’avril, qui avait été « plus gauche » qu’il ne convenait, était une reconnaissance destinée à vérifier l’état d’esprit des masses et les rapports entre ces dernières et la majorité du soviet. Elle montre la nécessité d’un long travail de préparation. Au début de mai, Lénine blâma sévèrement les matelots de Cronstadt, qui, dans leur fougue, étaient allés trop loin et avaient déclaré ne pas reconnaître le Gouvernement Provisoire.

Les adversaires de la lutte pour le pouvoir abordaient tout autrement la question. A la Conférence d’avril du Parti, Kamenev exposait ses plaintes : « Dans le n° 19 de la Pravda, des camarades (il s’agit évidemment de Lénine. L.T.) avaient pro¬posé une résolution sur le renversement du Gouvernement Provisoire, résolution imprimée avant la dernière crise, mais ils l’ont rejetée ensuite comme susceptible d’introduire la désorganisation et empreinte de l’esprit d’aventure. On le voit, les cama¬rades en question ont appris quelque chose pendant cette crise. La résolution proposée (c’est-à-dire la résolution proposée par Lénine à la Conférence. L.T.) répète cette faute. » Cette façon de poser la question est significative au plus haut point. La reconnaissance une fois effectuée, Lénine retira le mot d’ordre du renversement immédiat du Gouvernement Provisoire, mais il le retira temporairement, pour des semaines ou des mois, selon que l’indignation des masses contre les conciliateurs croîtrait plus ou moins rapidement. L’opposition, elle, considérait ce mot d’ordre comme une faute. Le recul provisoire de Lénine ne comportait pas la moindre modification de sa ligne. Lénine ne se basait pas sur le fait que la révolution démocratique n’était pas encore terminée, mais uniquement sur le fait que la masse était encore incapable de renverser le gouvernement provisoire et qu’il fallait la rendre au plus vite capable de l’abattre.

Toute la conférence d’avril du parti fut consacrée à cette question essentielle : allons-nous à la conquête du pouvoir pour réaliser la révolution socialiste, ou aidons-nous à parachever la révolution démocratique ? Par malheur, le compte rendu de cette conférence n’est pas encore imprimé ; pourtant, il n’y a peut-être pas dans l’histoire de notre parti de congrès qui ait eu une importance aussi grande, aussi directe pour le sort de la révolution.

Lutte irréductible contre le défensisme et les défensistes, conquête de la majorité dans les Soviets, renversement du gouvernement provisoire par l’intermédiaire des Soviets, politique révolutionnaire de paix, programme de révolution socialiste à l’intérieur et de révolution internationale à l’extérieur : telle est la plate-forme de Lénine. Comme on le sait l’opposition était pour le parachèvement de la révolution démocratique au moyen d’une pression sur le Gouvernement Provisoire, les soviets devant rester des organes de « contrôle” sur le pouvoir bourgeois. De là une attitude beaucoup plus conciliante à l’égard du défensisme.

Un des adversaires de Lénine déclarait à la conférence d’avril : « Nous parlons des soviets ouvriers et soldats comme de centres organisateurs de nos forces et du pouvoir… Leur nom seul montre qu’ils sont un bloc des forces petites-bourgeoises et prolétariennes auquel s’impose la nécessité d’achever les tâches démocratiques bourgeoises. Si la révolution démocratique bourgeoise est terminée, ce bloc ne pourrait exister… et le prolétariat mènerait la lutte révolutionnaire contre lui… Néanmoins, nous reconnais¬sons ces soviets comme des centres d’organisation de nos forces… Ainsi, la révolution bourgeoise n’est pas encore close, elle n’a pas donné toute sa mesure et nous devons reconnaître que si elle était entièrement terminée, le pouvoir passerait aux mains du prolétariat. » (Discours de Kamenev).

L’inconsistance de ce raisonnement est évidente : en effet, la révolution ne sera jamais tout à fait terminée tant que le pouvoir ne passera pas en d’autres mains. L’auteur du discours précité ignore l’axe véritable de la révolution : il ne déduit pas les tâches du parti du groupement réel des forces de classe, mais d’une définition formelle de la révolution considérée comme bourgeoise ou démocratique-bourgeoise. Selon lui, il faut faire bloc avec la petite bourgeoisie et exercer un contrôle sur le pouvoir bourgeois tant que la révolution bourgeoise ne sera pas parachevée. C’est là un schéma nettement menchevik. En limitant doctrinairement les tâches de la révolution par l’appellation de cette dernière révolution “bourgeoise », on devait fatalement arriver à la politique de contrôle sur le Gouvernement Provisoire, à la revendication d’un programme de paix sans annexions, etc… Par parachèvement de la révolution démocratique, on sous-entendait la réalisation d’une série de réformes par l’intermédiaire de la Constituante, où le parti bolchevik devait jouer le rôle d’aile gauche. Le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets” perdait ainsi tout contenu réel. C’est que, plus logique que ses camarades de l’opposition, Noguine déclara à la conférence d’avril : « Au cours de l’évolution, les attributions les plus importantes des soviets disparaissent, une série de leurs fonctions administratives sont transmises aux municipalités, aux zemstvos, etc… Considérons le développement ultérieur de l’organisation étatique : nous ne pouvons nier qu’il y aura une Assemblée Constituante et, à sa suite, un Parlement. Il en résulte que, progressivement, les soviets seront déchargés de leurs principales fonctions ; mais cela ne veut pas dire qu’ils terminent honteusement leur existence. Ils ne feront que transmettre leurs fonctions. Ce n’est pas avec les soviets du type actuel que la république-commune sera chez nous ».

Enfin, un troisième opposant aborda la question du point de vue maturité de la Russie pour le socialisme « Pouvons-nous, en arborant le mot d’ordre de la révolution prolétarienne, compter sur l’appui des masses ? Non, car la Russie est le pays le plus petit-bourgeois d’Europe. Si le parti adopte la plate-forme de la révolution socialiste, il se transformera en un cercle de propagandistes. C’est de l’Occident que doit être déclenchée la révolution… Où se lèvera le soleil de la révolution socialiste ? Etant donné l’état de choses qui règne chez nous, le milieu petit-bourgeois, j’estime que ce n’est pas à nous de prendre l’initiative de la révolution socialiste. Nous n’avons pas les forces nécessaires à cet effet ; en outre les conditions objectives font défaut. En Occident, la question de la révolution socialiste se pose à peu près de la même façon que, chez nous, celle du renversement du tsarisme.”

A la conférence d’avril, tous les adversaires de Lénine n’allaient pas jusqu’aux conclusions de Noguine, mais tous, par la logique des choses, ils furent forcés de les accepter quelques mois plus tard, à la veille d’octobre. Diriger la révolution prolétarienne ou se borner au rôle d’opposition dans le Parlement bourgeois : telle était l’alternative dans laquelle se trouvait placé notre parti. La deuxième position était menchevique ou, plus exactement c’était la position que les mencheviks furent forcés d’abandonner après la révolution de février. En effet, pendant des années, les leaders mencheviques avaient affirmé que la révolution future serait bourgeoise, que le gouvernement d’une révolution bourgeoise ne pouvait accomplir que les tâches de la bourgeoisie, que la social-démocratie ne pouvait assumer les tâches de la démocratie bourgeoise et devrait, “tout en poussant la bourgeoisie vers la gauche”, se confiner dans le rôle d’opposition. Martynov, en particulier, ne s’était pas lassé de développer ce thème. La révolution de février amena bientôt les mencheviks à participer au gouvernement. De leur position de principe ces derniers ne conservèrent que la thèse portant que le prolétariat ne devait pas s’emparer du pouvoir. Ainsi, ceux des bolcheviks qui condamnaient le ministérialisme menchevik tout en s’élevant contre la prise du pouvoir par le prolétariat, se retranchaient dans les positions pré-révolutionnaires des mencheviks. La révolution provoqua des déplacements politiques dans deux sens : les droites devinrent cadets et les cadets, républicains (déplacement vers la gauche) ; les s.-r. et les mencheviks de¬vinrent parti bourgeois dirigeant (déplacement vers la droite). C’est par des moyens de ce genre que la société bourgeoise tente de créer une nouvelle ossature pour son pouvoir, sa stabilité et son ordre.

Mais alors que les mencheviks abandonnent leur socialisme formel pour la démocratie vulgaire, la droite des bolcheviks passe au socialisme formel, c’est-à-dire à la position qu’occupaient, la veille encore, les mencheviks.

Le même regroupement se produisit dans la question de la guerre. A l’exception de quelques doctrinaires, la bourgeoisie (qui d’ailleurs n’espérait plus guère la victoire militaire) adopta la formule : « Ni annexions, ni contribution ». Les mencheviks et les s.-r. zimmerwaldiens, qui avaient critiqué les socialistes français parce qu’ils défendaient leur patrie républicaine bourgeoise, devinrent des défensistes dès qu’ils se sentirent en république bourgeoise : de la position internationaliste passive, ils passèrent au patriotisme actif. En même temps, la droite bolchevique glissa à l’internationalisme passif de « pression » sur le Gouvernement Provisoire, en vue d’une paix démocratique “sans annexions, ni contribution ». De la sorte, la formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie se disloque théoriquement et politiquement à la conférence d’avril et fait apparaître deux points de vue opposés : le point de vue démocratique, masqué par des restrictions socialistes formelles, et le point de vue social-révolutionnaire ou point de vue bolchevique véritable.

Les journées de juillet, l’émeute de Kornilov, la conférence démocratique et le pré-Parlement.

Les décisions de la conférence d’avril donnèrent au parti une ligne juste, mais ne liquidèrent pas les divergences au sommet de la direction. Au contraire, ces divergences devaient au cours des évènements revêtir des formes encore plus concrètes et atteindre leur plus grande acuité au moment le plus grave de la révolution aux journées d’octobre.

La tentative d’organiser une démonstration le 10 juin, tentative suggérée par Lénine, fut condamnée comme une aventure par ceux des bolcheviks qui avaient désapprouvé le caractère de la manifestation d’avril. La démonstration du 10 juin n’eut pas lieu, car elle fut interdite par le Congrès des soviets. Mais, le 18 juin, le Parti eut sa revanche : la démonstration générale de Petrograd organisée sur l’initiative, d’ailleurs assez imprudente, des conciliateurs s’effectua presque entièrement sous les mots bolcheviques. Néanmoins le gouvernement tenta d’avoir le dessus : il entreprit une offensive stupide sur le front. Le moment était décisif. Lénine met le Parti en garde contre les imprudences : le 21 juin, il écrit dans la Pravda « Camarades, à l’heure actuelle, une intervention ne serait pas rationnelle. Il nous faut franchir maintenant une nouvelle étape dans notre révolution ».

Vinrent les journées de juillet qui marquèrent un moment important dans la voie de la révolution et le développement des divergences de vues à l’intérieur du Parti. Dans ces journées, la pression spontanée des masses petersbourgeoises joua un rôle décisif. Mais il est indubitable que Lénine se demandait alors si le temps n’était pas déjà venu, si l’état d’esprit des masses n’avait pas dépassé la superstructure soviétiste, si, hypnotisés par la légalité soviétiste, nous ne risquions pas de retarder sur les masses et de nous détacher d’elles. Il est très vraisemblable que certaines opérations purement militaires pendant les journées de juillet eurent lieu sur l’initiative de camarades sincèrement persuadés qu’ils n’étaient pas en désaccord avec l’appréciation de la situation par Lénine. Plus tard, Lénine disait : « En juillet, nous avons commis assez de bêtises.” En réalité, cette fois aussi, l’affaire se réduisit à une reconnaissance mais de plus vaste envergure et une étape plus avancée du mouvement Nous dûmes battre en retraite. Se préparant à l’insurrection et a la prise du pouvoir, Lénine et le Parti ne virent dans l’intervention de juillet qu’un épisode où nous avions payé assez cher la reconnaissance profonde effectuée parmi les forces ennemies, mais qui ne pouvait faire dévier la ligne générale de notre action Au contraire, les camarades hostiles à la politique de la prise du pouvoir devaient voir dans l’épisode de juillet une aventure nuisible. Les éléments de droite renforcèrent leur mobilisation ; leur critique devint plus catégorique, par suite, le ton de la riposte changea. Lénine écrivait : “Toutes ces lamentations, toutes ces réflexions tendant à prouver qu’il n’aurait pas fallu participer ou bien proviennent de renégats, si elles émanent des bolcheviks, ou bien sont des manifestations de l’effroi et de la confusion habituels aux petits-bourgeois.” Ce mot de renégat prononcé à un tel moment éclairait d’une lueur tragique les divergences de vues dans le Parti. Dans la suite, il revient de plus en plus fréquemment.

L’attitude opportuniste dans la question du pouvoir et de la guerre prédéterminait évidemment une attitude analogue envers l’Internationale. Les droitiers tentèrent de faire participer le Parti à la conférence de Stockholm des social-patriotes. Lénine écrivait le 16 août : « Le discours de Kamenev au Conseil Central Exécutif le 6 août, au sujet de la conférence de Stockholm ne peut pas ne pas être réprouvé par les bolcheviks fidèles à leur Parti et à leurs principes. » Plus loin, au sujet d’une phrase dans laquelle on disait que le drapeau révolutionnaire commençait à flotter sur Stockholm, Lénine écrivait : « C’est une déclaration creuse dans l’esprit de Tchernov et de Tsérételli. C’est un mensonge révoltant. Ce n’est pas le drapeau révolutionnaire, mais le drapeau des transactions, des accords, de l’amnistie des social-impérialistes, des négociations des banquiers pour le partage des territoires annexés qui commence à flotter sur Stockholm.”

La voie menant à Stockholm menait en réalité à la II° Internationale, de même que la participation au pré-Parlement menait à la république bourgeoise. Lénine fut pour le boycottage de la conférence de Stockholm, comme il fut plus tard pour le boycottage du pré-Parlement. Au fort de la lutte il n’oublia pas un instant la tâche de la création d’une nouvelle Internationale, d’une Internationale communiste.

Le 10 avril déjà, Lénine intervient pour demander le changement du nom du Parti. Il apprécie ainsi les objections qui lui sont faites : « Ce sont là les arguments de la routine, de la torpeur, de la passivité. » Il insiste : « Il est temps d’enlever notre chemise sale, il est temps de mettre du linge propre. » Néanmoins, la résistance dans les sphères dirigeantes fut si forte qu’il fallut attendre une année pour que le Parti se décidât à changer son nom, à revenir aux traditions de Marx et d’Engels. Cet épisode est caractéristique du rôle de Lénine pendant toute l’année 1917 : au tournant le plus brusque de l’histoire, il ne cesse de mener dans le Parti une lutte acharnée contre hier, pour demain. Et la résistance d’hier qui se manifeste sous le drapeau de la tradition atteint par moment une acuité extrême.

L’émeute de Kornilov, qui amena un revirement sensible en notre faveur, atténua temporairement, mais ne fit pas disparaître les désaccords. A un moment, il se manifesta parmi la droite une tendance au rapprochement du Parti et de la majorité soviétiste sur le terrain de la défense de la révolution et, en partie, de la patrie. Lénine réagit au début de septembre, dans sa lettre au Comité Central : « Admettre le point de vue de la défense nationale, ou (comme certains bolcheviks) aller jusqu’à faire bloc avec les s.-r., jusqu’à soutenir le Gouvernement Provisoire, c’ est, j’en ai la conviction profonde, l’erreur la plus grossière en même temps que faire preuve d’un manque absolu de principes. Nous ne deviendrons des défensistes qu’après la prise du pouvoir par le prolétariat… » Puis, plus loin : « Même maintenant, nous ne devons pas soutenir le gouvernement Kerensky. Ce serait manquer aux principes. Comment, nous dira-t-on, il ne faut pas combattre Kornilov ? Certes, si. Mais, entre combattre Kornilov et soutenir Kerensky, il y a une différence, il y a là une limite, et cette limite, certains bolcheviks la franchissent en tombant dans un « conciliationnisme », en se laissant entraîner par le torrent des événements. »

La Conférence Démocratique (14-22 septembre) et le pré-Parlement auquel elle donna naissance marquèrent une nouvelle étape dans le développement des divergences de vues. Mencheviks et s.-r. cherchaient à lier les bolcheviks par la légalité parlementaire bourgeoise. La droite bolchevique sympathisait à cette tactique. Nous avons vu plus haut comment les droitiers se représentaient le développement de la révolution : les soviets remettaient progressivement leurs fonctions aux institutions qualifiées : municipalités, zemstvos, syndicats et, finalement, Assemblée Constituante, et par là même descendaient de la scène politique. La voie du pré-Parlement devait acheminer la pensée politique des masses vers l’Assemblée Constituante, couronne-ment de la révolution démocratique. Or, les bolcheviks avaient déjà la majorité dans les soviets de Petrograd et de Moscou ; notre influence dans l’armée croissait chaque jour. Il ne s’agissait plus de prognose ni de perspectives, il s’agissait du choix de la voie dans laquelle il allait falloir s’engager immédiatement.

La conduite des partis conciliateurs à la Conférence Démocratique fut d’une bassesse lamentable. Cependant, notre proposition de quitter ostensiblement cette conférence où nous risquions de nous enliser se heurtait à une résistance catégorique des éléments de droite, qui disposaient encore d’une grande influence dans la direction de notre Parti. Les collisions sur cette question furent une introduction à la lutte sur la question du boycottage du pré-Parlement. Le 24 septembre, c’est-à-dire après la Conférence Démocratique, Lénine écrivait : « Les bolcheviks devaient s’en aller en signe de protestation et afin de ne pas tomber dans le piège de la Conférence qui cherche à détourner l’attention populaire sur les questions sérieuses.”

Les débats dans la fraction bolchevique de la Conférence Démocratique sur la question du boycottage du pré-Parlement eurent, malgré leur champ restreint, une importance exceptionnelle. En réalité, c’était la tentative la plus large des droitiers d’aiguiller le Parti dans la voie du « parachèvement de la révolution démocratique”. Le compte rendu sténographique de ces débats ne fut probablement pas fait ; en tout cas, autant que je le sache on n’a pas retrouvé jusqu’à présent, une seule note du secrétaire. La rédaction de ce recueil a découvert dans mes papiers quelques matériaux extrêmement restreints sur ce sujet. Kamenev développa l’argumentation qui, plus tard, sous une forme plus violente et plus nette, fut exposée dans la lettre de Kamenev et Zinoviev aux organisations du Parti (11 octobre). Ce fut Noguine qui posa le plus logiquement la question. Le boycottage du pré-Parlement en substance, disait-il, est un appel à l’insurrection, c’est-à-dire à la répétition des journées de juillet. Personne n’oserait boycotter la même institution, uniquement parce qu’elle porte le nom de pré-Parlement. La conception essentielle des droitiers était que la révolution menait inévitablement des soviets au parlementarisme bourgeois, que le pré-Parlement représentait une étape naturelle dans cette voie, qu’il n’y avait pas de raison de nous refuser à y participer du moment que nous nous disposions à siéger aux bancs de gauche au parlement. Il fallait, soi-disant, parachever la révolution démocratique et se « préparer » à la révolution socialiste. Mais comment s’y préparer ? Par l’école du parlementarisme bourgeois ; en effet, les pays avancés sont pour les pays retardataires l’image de leur développement. Le renversement du tsarisme était conçu révolutionnairement, comme il s’était en réalité produit ; mais la conquête du pouvoir par le prolétariat était conçue parlementairement, sur les bases de la démocratie achevée. Entre la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne, il devait y avoir de longues années de régime démocratique. La lutte pour la participation au pré-Parlement était une lutte pour l’ »européisation” du mouvement ouvrier, pour sa canalisation la plus rapide possible dans le lit de la « lutte » démocratique « pour le pouvoir », c’est-à-dire dans le lit de la social-démocratie. Notre fraction à la Conférence Démocratique comptait plus de cent membres et ne se distinguait en rien, surtout à cette époque, d’un Congrès du Parti. La bonne moitié de cette fraction se prononça pour la participation au pré-Parlement. A lui seul, ce fait était déjà de nature à susciter de sérieuses inquiétudes et, en effet, Lénine, à partir de ce moment, ne cesse de sonner l’alarme.

Aux jours de la Conférence Démocratique, Lénine écrivait « Ce serait, de notre part, une lourde faute, une manifestation de crétinisme parlementaire sans exemple, que de nous comporter envers la Conférence Démocratique comme envers un parle-ment, car, même si elle se proclamait parlement souverain de la révolution, elle ne déciderait rien : la décision est en dehors d’elle, dans les quartiers ouvriers de Petrograd et de Moscou. » Quelle était l’opinion de Lénine sur la participation au pré-Parlement, c’est ce que montrent ses nombreuses déclarations et, en particulier, sa lettre du 29 septembre au Comité Central, où il parle de « fautes révoltantes des bolcheviks comme la honteuse décision de participer au pré-Parlement ». Pour lui, cette décision était la manifestation des illusions démocratiques et des errements petits-bourgeois dans la lutte qu’il n’avait cessé de combattre. Il n’est pas vrai que la révolution bourgeoise doive être séparée de la révolution prolétarienne par de longues années. Il n’est pas vrai que l’école du parlementarisme soit la seule école ou l’école principale de préparation à la conquête du pouvoir. Il n’est pas vrai que la voie menant au pouvoir passe nécessairement par la démocratie bourgeoise. Ce sont là des abstractions inconsistantes, des schémas doctrinaires dont le résultat est uniquement d’enchaîner l’avant-garde, d’en faire, par l’intermédiaire du mécanisme étatique « démocratique » l’opposition, l’ombre politique de la bourgeoisie ; ce sont là des manifestations de la social-démocratie. Il faut diriger la politique du prolétariat non pas selon des schémas scolaires, mais dans le courant réel de la lutte de classe. Il ne faut pas aller au pré-Parlement, mais organiser l’insurrection et arracher le pouvoir à l’adversaire. Le reste viendra par surcroît. Lénine proposait même de convoquer un Congrès extraordinaire du Parti dont la plate-forme aurait été le boycottage du pré-Parlement. A partir de ce moment, tous ses articles et lettres développent exclusivement cette pensée : il ne faut pas passer par le pré-Parlement et se mettre à la remorque des conciliateurs, il faut descendre dans la rue, afin d’engager la lutte pour le pouvoir.

Autour de la révolution d’Octobre.

Il ne fut pas besoin de réunir un Congrès extraordinaire. La pression de Lénine assura le déplacement nécessaire des forces vers la gauche dans le Comité Central ainsi que dans la fraction du pré-Parlement, dont les bolcheviks sortirent le 10 octobre.

A Petrograd, le conflit du soviet avec le gouvernement se dé¬roule sur la question de l’envoi au front des unités de la garnison sympathisant au bolchevisme. Le 16 octobre est créé le Comité Militaire Révolutionnaire, organe soviétiste légal de l’insurrection. La droite du Parti s’efforce de freiner le cours des événements. La lutte des tendances dans le Parti et des classes dans le pays entre dans une phase décisive. C’est dans la lettre Sur le moment présent, signée de Kamenev et de Zinoviev, que la position de la droite est le plus complètement mise en lumière et motivée. Ecrite le 11 octobre, c’est-à-dire deux semaines avant le coup de force, et envoyée aux principales organisations du Parti, cette lettre s’élève catégoriquement contre la décision du Comité Central concernant l’insurrection armée. Mettant en garde le Parti contre la sous-estimation des forces de l’ennemi, en réalité sous-estimant monstrueusement les forces de la révolution et niant même l’existence de l’état d’esprit combatif parmi masses (deux semaines avant le 25 octobre !), ses auteurs déclarent : « Nous sommes profondément convaincus que proclamer en ce moment l’insurrection armée, c’est mettre en jeu non seulement le sort de notre Parti, mais aussi celui de la révolution russe et internationale ». Mais, si l’on ne se décide pas à l’insurrection et à la prise du pouvoir, que faut-il donc faire ? La lettre répond assez clairement à cette question. : « Par l’intermédiaire de l’armée, par l’intermédiaire des ouvriers, nous tenons un revolver appuyé sur la tempe de la bourgeoisie”, qui, sous cette menace ne pourra pas empêcher la convocation de l’Assemblée Constituante. « Notre Parti a les plus grandes chances aux élections à l’Assemblée Constituante… L’influence du bolchevisme augmente… Avec une tactique juste, nous pouvons obtenir au moins le tiers des mandats à l’Assemblée Constituante. » Ainsi, d’après cette lettre, le Parti, doit jouer le rôle d’opposition « influente » à l’Assemblée Constituante bourgeoise. Cette conception social-démocrate est en quelque sorte voilée par les considérations suivantes : « Les soviets qui sont devenus un élément constitutif de notre vie ne pourront être abolis… Ce n’est que sur les soviets que pourra s’appuyer l’Assemblée Constituante dans son travail révolutionnaire. L’Assemblée Constituante et les soviets, voilà le type combiné d’institutions étatiques vers lequel nous marchons.” Fait curieux, caractérisant bien la ligne générale des droitiers : la théorie du pouvoir étatique « combiné” alliant l’Assemblée Constituante aux soviets fut, une année et demie ou deux années plus tard, reprise en Allemagne par Rudolf Hilferding qui, lui aussi, luttait contre la prise du pouvoir par le prolétariat. L’opportuniste austro-allemand ne se doutait pas alors qu’il commettait un plagiat.

La lettre Sur le moment présent conteste que nous ayons déjà pour nous la majorité du peuple en Russie. Elle ne tient compte que de la majorité purement parlementaire. « En Russie – dit-elle – nous avons pour nous la majorité des ouvriers et une partie importante des soldats. Mais tout le reste est douteux. Nous sommes persuadés par exemple que, si les élections à l’Assemblée Constituante ont lieu, les paysans voteront en majorité pour les s.-r. Est-ce là un phénomène fortuit ? » Cette façon de poser la question comporte une erreur radicale : on ne comprend pas que la paysannerie peut avoir des intérêts révolutionnaires puissants et un désir intense de les satisfaire, mais qu’elle ne peut pas avoir une position politique indépendante elle doit, ou bien voter, en somme, pour la bourgeoisie en donnant ses voix aux s.-r., ou bien se rallier activement au prolétariat. Or, c’est de notre politique que dépendait la réalisation de l’une ou de l’autre de ces deux éventualités. Si nous allions au pré-Parlement pour jouer le rôle d’opposition dans l’Assemblée Constituante, nous mettions par là même presque mécaniquement la paysannerie dans une situation où elle devait rechercher la satisfaction de ses intérêts au moyen de l’Assemblée Constituante, partant, au moyen de sa majorité et non au moyen de l’opposition. Au con¬traire, la prise du pouvoir par le prolétariat créait immédiatement un cadre révolutionnaire pour la lutte des paysans contre les grands propriétaires fonciers et les fonctionnaires. Pour employer nos expressions courantes, je dirai que, dans cette lettre, il y a, la fois une sous-estimation et une sur-estimation de la paysannerie ; une sous-estimation de ses possibilités révolutionnaires (sous la direction du prolétariat), et une sur-estimation de son indépendance politique. Cette double faute découle à son tour d’une sous-estimation de la force du prolétariat et de son Parti, c’est-à-dire d’une conception social-démocrate du prolétariat. Il n’y a là rien de surprenant. Toutes les nuances de l’opportunisme se fondent en dernière analyse dans une appréciation irrationnelle des forces révolutionnaires et des possibilités du prolétariat.

Combattant l’idée de la prise du pouvoir les auteurs de la lettre cherchent à effrayer le parti par les perspectives de la guerre révolutionnaire. “La masse des soldats nous soutient non pas pour le mot d’ordre de la guerre, mais pour le mot d’ordre de la paix… Si, après avoir pris le pouvoir seuls, nous en venons, étant donné la situation mondiale, à la nécessité de mener une guerre révolutionnaire, la masse des soldats s’éloignera de nous. Certes, l’élite des jeunes soldats restera avec nous, mais la masse nous abandonnera.” Cette argumentation est au plus haut point instructive. On y trouve les raisons fondamentales qui militèrent plus tard en faveur de la conclusion de la paix de Brest-Litovsk, mais qui, en l’occurrence, étaient dirigées contre la prise du pouvoir. Il est clair que la position adoptée dans cette lettre favorisait singulièrement à ses auteurs et à leurs partisans l’acceptation de la paix de Brest. Il nous reste ici à répéter ce que nous avons dit ailleurs là-dessus : ce n’est pas la capitulation temporaire de Brest prise en elle-même qui caractérise le génie politique de Lénine, mais l’alliance d’octobre et de Brest. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier.

La classe ouvrière lutte et grandit avec la conscience que son adversaire est plus fort qu’elle. C’est ce que l’on observe constamment dans la vie courante. L’adversaire a la richesse, le pou¬voir, tous les moyens de pression idéologique, tous les instruments de répression. L’accoutumance à la pensée que l’ennemi nous est supérieur en force est partie constitutive de la vie et du travail d’un parti révolutionnaire à l’époque de préparation. D’ailleurs, les conséquences des actes imprudents ou prématurés auxquels le Parti peut se laisser aller lui rappellent brutalement chaque fois la force de son ennemi. Mais il vient un moment où cette habitude de considérer l’adversaire comme plus puissant devient le principal obstacle à la victoire. La faiblesse d’aujourd’hui de la bourgeoisie se dissimule en quelque sorte à l’ombre de sa force d’hier. « Vous sous-estimez les forces de l’ennemi ! » C’est là le point de ralliement de tous les éléments hostiles à l’insurrection armée.“ Tous ceux qui ne veulent pas simplement disserter sur l’insurrection – écrivaient les droitiers deux semaines avant la victoire – doivent en peser froidement les chances. Et nous considérons comme un devoir de dire qu’au moment présent surtout, il serait des plus nuisibles de sous-estimer les forces de l’adversaire et de sur-estimer ses propres forces. Les forces de l’ennemi sont plus grandes qu’il ne le semble. C’est Petrograd qui décidera de l’issue de la lutte ; or, à Petrograd, les ennemis du parti prolétarien ont accumulé des forces considérables : cinq mille junkers très bien armés, parfaitement organisés, désirant ardemment et sachant se battre ; ensuite l’état-major, les détachements de choc, les cosaques, une fraction considérable de la garnison, puis une très grande partie de l’artillerie, disposée en éventail autour de Petrograd. En outre, avec l’aide du Comité Central Exécutif, nos adversaires tenteront presque certainement d’amener des troupes du front.” (Sur le moment présent.)

Evidemment, dans la guerre civile, quand il ne s’agit pas simplement de compter les bataillons mais d’évaluer leur degré de conscience, il n’est jamais possible d’arriver à une exactitude parfaite. Lénine lui-même estimait que l’ennemi avait des forces importantes à Petrograd et proposait de commencer l’insurrection à Moscou où, selon lui, elle devait se réaliser sans effusion de sang. Des fautes partielles de ce genre dans le domaine de la prévision sont inévitables, même dans les conditions les plus favorables, et il est toujours plus rationnel d’envisager l’hypothèse la moins favorable. Mais ce qui nous intéresse en l’occurrence, c’est le fait de la formidable surestimation des forces de l’ennemi, la déformation complète de toutes les proportions, alors que l’ennemi n’avait en réalité aucune force armée.

Cette question, comme l’a montré l’expérience de l’Allemagne, a une immense importance. Tant que le mot d’ordre de l’insurrection était principalement, sinon exclusivement un moyen d’agitation pour les dirigeants du Parti Communiste Allemand, ces derniers ne songeaient pas aux forces armées de l’ennemi (Reichswehr, détachements fascistes, police). Il leur semblait que le flux révolutionnaire sans cesse montant résoudrait de lui-même la question militaire. Mais quand ils se trouvèrent placés directement en face du problème, ces mêmes camarades qui avaient considéré en quelque sorte la force armée de l’ennemi comme inexistante tombèrent du coup dans une autre extrémité : ils se mirent à accepter de confiance tous les chiffres qu’on leur fournissait sur les forces armées de la bourgeoisie, les additionnèrent soigneuse¬ment aux forces de la Reichswehr et de la police, puis arrondirent la somme (jusqu’à un demi-million et plus) et ainsi ils eurent devant eux une masse compacte, armée jusqu’aux dents, suffisante pour paralyser leurs efforts. Il est incontestable que les forces de la contre-révolution allemande étaient plus considérables, en tout cas mieux organisées et mieux préparées que celles de nos korniloviens et demi-korniloviens, mais les forces actives de la révolution allemande sont également différentes des nôtres. Le prolétariat représente la majorité écrasante de la population de l’Allemagne. Chez nous, tout au moins dans le premier stade, la question était décidée par Petrograd et Moscou. En Allemagne, l’insurrection aurait eu du coup une dizaine de puissants foyers prolétariens. Si les dirigeants du P.C.A. avaient songé à cela, les forces armées de l’ennemi leur auraient paru bien moins importantes que dans leurs évaluations statistiques démesurément enflées. En tout cas, il faut rejeter catégoriquement les évaluations tendancieuses que l’on a fait et que l’on continue de faire après l’échec d’octobre en Allemagne afin de justifier la politique qui a amené cet échec. Notre exemple russe a, en l’occurrence, une importance exceptionnelle : deux semaines avant notre victoire sans effusion de sang à Petrograd – victoire que nous pouvions rem¬porter aussi bien deux semaines auparavant – des politiciens expérimentés du Parti voyaient se dresser contre nous une multitude d’ennemis : les junkers désirant et sachant se battre, les troupes de choc, les cosaques, une partie considérable de la garnison, l’artillerie disposée en éventail autour de Petrograd, les troupes amenées du front. Or, en réalité, il n’y avait rien, absolument rien. Supposons maintenant pour un instant que les adversaires de l’insurrection aient eu le dessus dans le Parti et au Comité Central. La révolution alors eût été vouée à la ruine si Lénine n’en avait pas appelé au Parti contre le Comité Central, ce qu’il se disposait à faire et ce qu’il aurait certainement fait avec succès. Mais, tous les partis n’auront pas un Lénine à leur disposition quand ils seront en face de la même situation. Il n’est pas difficile de se représenter la façon dont on aurait écrit l’histoire si la tendance à se dérober à la bataille avait triomphé dans le Comité Central. Les historiens officiels, à n’en pas douter, auraient représenté la situation de façon à montrer que l’insurrection eût été une véritable folie en octobre 1917 ; ils auraient servi au lecteur des statistiques fantastiques sur le nombre des junkers, des cosaques, des détachements de choc, de l’artillerie « disposée en éventail » et des corps d’armée venant du front. Non vérifiées dans l’insurrection, ces forces eussent apparu beau¬coup plus menaçantes qu’elles ne l’étaient en réalité. Voilà la leçon qu’il faut incruster profondément dans la conscience de chaque révolutionnaire.

La pression instante, continue, inlassable de Lénine sur le Comité Central pendant les mois de septembre et d’octobre était motivée par la crainte que nous ne laissions passer le moment. Bagatelle ! répondaient les droitiers, notre influence ne fera qu’augmenter. Qui avait raison ? Et que signifie laisser passer le moment ? Nous abordons ici la question où l’appréciation bolchevique active, stratégique des voies et des méthodes de la révolution se heurte le plus nettement à l’appréciation social-démocrate, menchevique, imprégnée de fatalisme. Que signifie laisser passer le moment ? La situation est évidemment la plus favorable pour l’insurrection quand la corrélation des forces est le plus en notre faveur. Il s’agit ici, il va de soi, de la corrélation des forces dans le domaine de la conscience, c’est-à-dire de la superstructure politique, et non de la base que l’on peut considérer comme plus ou moins constante pour toute l’époque de la révolution. Sur une seule et même base économique, avec la même différenciation de classe de la société, la corrélation des forces varie en fonction de l’état d’esprit des masses prolétariennes, de l’effondrement de leurs illusions, de l’accumulation de leur expérience politique, de l’ébranlement de la confiance des classes et groupes intermédiaires dans le pouvoir étatique, et enfin de l’affaiblissement de la confiance que ce dernier a en lui-même. En temps de révolution ces processus s’effectuent rapidement. Tout l’art de la tactique consiste à saisir le moment où la combinaison des conditions nous est le plus favorable. L’insurrection de Kornilov avait définitivement préparé ces conditions. Les masses qui avaient perdu confiance dans les partis de la majorité soviétiste avaient vu de leurs propres yeux le danger de la contre-révolution. Elles considéraient que c’était maintenant au tour des bolcheviks de chercher une issue à la situation. Ni la désagrégation du pouvoir étatique ni l’afflux spontané de la confiance impatiente et exigeante des masses dans les bolcheviks ne pouvaient être de longue durée ; la crise devait se résoudre d’une façon ou de l’autre. Maintenant ou jamais, répétait Lénine.

A cela, les droitiers répliquaient : « C’est une erreur historique profonde que de poser la question du passage du pouvoir aux mains du parti prolétarien sous cette forme : ou tout de suite ou jamais. Non, le parti du prolétariat grandira, son programme de-viendra de plus en plus clair pour des masses de plus en plus nombreuses… Ce n’est qu’en prenant l’initiative de l’insurrection dans les circonstances présentes qu’il pourrait interrompre le cours de ses succès… Nous mettons en garde contre cette politique funeste.” (Sur le moment présent.)

Cet optimisme fataliste exige une étude attentive. Il n’a rien de national, ni à plus forte raison d’individuel. Pas plus tard que l’année dernière, nous avons observé la même tendance en Allemagne. Au fond, c’est l’irrésolution et même l’incapacité d’action qui se dissimulent sous ce fatalisme expectatif, mais elles se masquent à la faveur d’un pronostic consolant : nous devenons soi-disant de plus en plus influents, notre force ne fera qu’augmenter avec le temps. Erreur grossière ! La force d’un parti révolutionnaire ne s’accroît que jusqu’à un certain moment, après quoi elle peut décliner devant la passivité du parti, les espoirs des masses font place à la désillusion et, pendant ce temps, l’ennemi se remet de sa panique et tire parti de cette désillusion. C’est à un revirement de ce genre que nous avons assisté en Allemagne en octobre 1923. Nous n’avons pas été non plus très loin d’un tel revirement en automne 1917, en Russie. Pour qu’il s’accomplît, il eût suffit peut-être de laisser passer encore quelques semaines. Lénine avait raison : maintenant ou jamais !

« Mais la question décisive – disent les adversaires de l’in¬surrection, donnant ainsi leur dernier et plus fort argument – est la suivante : l’état d’esprit des ouvriers et des soldats de la capitale est-il véritablement tel que ces derniers ne voient plus de salut que dans la bataille de rue, qu’ils veulent à tout prix ? Non. Cet état d’esprit n’existe pas… L’existence, dans les mas¬ses de la population pauvre de la capitale, d’un état d’esprit combatif qui les inciterait à descendre dans la rue serait une garantie que, si ces masses prenaient l’initiative de l’intervention, elles entraîneraient à leur suite les organisations les plus considérables et les plus importantes (syndicat des cheminots, des postes et télégraphes, etc.) dans lesquelles l’influence de notre Parti est faible. Mais comme cet état d’esprit n’existe même pas dans les usines et les casernes, édifier des plans là-dessus serait un leurre.” (Sur le moment présent.)

Ces lignes, écrites le 11 octobre, acquièrent une importance d’actualité exceptionnelle si l’on se souvient que les camarades allemands qui dirigeaient le Parti ont, eux aussi, pour expliquer la retraite sans coup férir de l’année dernière, allégué la raison que les masses ne voulaient pas se battre. Mais il faut bien comprendre que l’insurrection victorieuse est en général la mieux assurée quand les masses sont déjà assez expérimentées pour ne pas s’élancer déraisonnément à la bataille et attendent, exigent une direction combative, résolue et intelligente. En octobre 1917, instruites par l’intervention d’avril, les journées de juillet et l’émeute de Kornilov, les masses ouvrières, tout au moins l’élite, comprenaient parfaitement qu’il ne s’agissait plus de protestations spontanées partielles, ni de reconnaissances, mais de l’insurrection décisive pour la prise du pouvoir. Par suite, leur état d’esprit était devenu plus concentré, plus critique, plus raisonné. Le passage de la spontanéité confiante, pleine d’illusions à une conscience plus critique engendre inévitablement une crise révolutionnaire. Cette crise progressive dans l’état d’esprit des masses ne peut être surmontée que par une politique appropriée du Parti, c’est-à-dire avant tout par son désir et sa capacité véritable de diriger l’insurrection du prolétariat. Au contraire, un parti qui a longtemps mené une agitation révolutionnaire en arrachant peu à peu le prolétariat à l’influence des conciliateurs, et qui, une fois porté au faîte des événements par la confiance des masses commence à hésiter, à chercher midi à quatorze heures, à tergiverser et à louvoyer, paralyse l’activité des masses, provoque chez elles la déception et la désorganisation, perd la révolution, mais par contre s’assure la possibilité d’alléguer, après l’échec, le manque d’activité des masses. C’est dans cette voie que la lettre Sur le moment présent poussait notre organisation. Par bonheur, le Parti, sous la direction de Lénine, liquida résolument cet état d’esprit dans les sphères dirigeantes, et, grâce à cela seulement, il réalisa victorieusement le coup d’Etat.

***

Maintenant que nous avons caractérisé l’essence des questions politiques liées à la préparation de la révolution d’Octobre, et que nous avons essayé de mettre en lumière le sens profond des divergences de vues dans notre Parti, il nous reste à examiner brièvement les moments les plus importants de la lutte qui se produisit dans le Parti au cours des dernières semaines, au cours des semaines décisives.

La décision d’entreprendre l’insurrection armée fut adoptée par le C.C. le 10 octobre. Le 11, la lettre Sur le moment présent fut envoyée aux principales organisations du Parti. Le 18, c’est-à-dire une semaine avant la révolution, Kamenev publia une lettre dans la Novaïa Jizn. « Non seulement Zinoviev et moi – dit-il – mais une série de camarades trouvent que prendre l’initiative de l’insurrection armée au moment présent, avec la corrélation actuelle des forces, indépendamment du Congrès des soviets et quelques jours avant sa convocation, serait un acte inadmissible, funeste pour le prolétariat et la révolution. » (Novaïa Jizn, 18 octobre 1917). Le 25 octobre, le pouvoir était pris et le gouvernement soviétiste constitué à Saint-Pétersbourg. Le 4 novembre, plusieurs militants éminents donnèrent leur démission du C. C. et du Conseil des Commissaires du peuple, en exigeant la création d’un gouvernement de coalition recruté parmi les partis des Soviets. « Sinon – écrivaient-ils – il faudra se résigner au maintien d’un gouvernement purement bolchevik par l’exercice de la terreur politique. » Et, dans un autre document, au même moment « Nous ne pouvons assumer la responsabilité de la politique funeste menée par le C.C. contrairement à la volonté d’une immense partie du prolétariat et des soldats qui désirent la cessation la plus rapide possible de l’effusion de sang entre les différentes fractions de la démocratie. C’est pourquoi nous donnons notre démission de membres du C. C. pour avoir le droit de dire sincèrement notre opinion à la masse des ouvriers et des soldats et de l’exhorter à soutenir notre devise : « Vive un gouvernement des partis soviétistes ! Accord immédiat sur cette base !” (Le Coup de force d’Octobre, Archives de la Révolution 1917.)

Ainsi, ceux qui avaient combattu l’insurrection armée et la prise du pouvoir comme une aventure intervinrent après la victoire de l’insurrection pour faire restituer le pouvoir aux partis auxquels le prolétariat l’avait enlevé. Pour quelle raison le parti bolchevik victorieux devait-il rendre le pouvoir – car il s’agissait bien d’une restitution du pouvoir – aux mencheviks et aux s.-r. ? Les membres de l’opposition répondaient : « Nous considérons que la création d’un tel gouverne¬ment est nécessaire pour prévenir toute effusion de sang ultérieure, la famine menaçante, l’écrasement de la révolution par les partisans de Kalédine, pour assurer la convocation de l’Assemblée constituante à la date fixée et la réalisation effective du programme de paix adopté par le Congrès panrusse des soviets des députés ouvriers et soldats.”

En d’autres termes, il s’agissait de trouver par la porte soviétiste la voie menant au parlementarisme bourgeois. Si la révolution s’était refusée à passer par le pré-Parlement et s’était creusé son lit par Octobre, la tâche, selon l’opposition, consistait à sauver la révolution de la dictature en la canalisant dans le régime bourgeois avec le concours des mencheviks et des s.-r. Il ne s’agissait ni plus ni moins que de la liquidation d’Octobre. Il ne pouvait évidemment être question d’un accord à de telles conditions.

Le lendemain, 5 novembre, parut encore une lettre où se reflétait la même tendance : « Je ne puis, au nom de la discipline du Parti, me taire quand des marxistes, contrairement au bon sens et en dépit de la situation, ne veulent pas tenir compte des conditions effectives qui nous dictent impérieusement l’accord avec tous les partis socialistes… Je ne puis, au nom de la discipline du Parti, m’adonner au culte de la personnalité, faire dépendre de la participation antérieure de telle ou telle personne au ministère un accord politique avec tous les partis socialistes, accord consolidant nos revendications fondamentales, et prolonger ainsi, ne serait-ce qu’un instant, l’effusion du sang. » (Gazette ouvrière, 5 novembre 1917).

L’auteur de cette lettre, Lozovsky, conclut en proclamant la nécessité de lutter pour le Congrès du Parti, afin de décider “Si le P.O.S.D.R. des bolcheviks restera le parti marxiste de la classe ouvrière ou s’il s’engagera définitivement dans une voie n’ayant rien de commun avec le marxisme révolutionnaire ».

La situation, en effet, paraissait désespérée. Non seulement la bourgeoisie et les propriétaires fonciers, non seulement la « démocratie révolutionnaire » aux mains de laquelle se trouvaient encore de nombreuses organisations (Comité panrusse des cheminots, Comités d’armée, Fonctionnaires, etc.), mais aussi les militants les plus influents de notre propre parti, des membres du C.C. et du Conseil des Commissaires du peuple, condamnaient publiquement la tentative du Parti de rester au pouvoir pour réaliser son programme. A un examen superficiel, la situation pouvait sembler désespérée. Accepter les revendications de l’opposition, c’était liquider Octobre. Mais alors, ce n’était pas la peine d’avoir accompli la révolution. Il ne restait qu’une chose à faire : aller de l’avant en comptant sur la volonté révolutionnaire des masses. Le 7 octobre, la Pravda publia une déclaration catégorique du C.C. écrite par Lénine, respirant l’enthousiasme révolutionnaire et renfermant des formules claires, simples, indiscutables, destinées à la masse du Parti. Cet appel dissipa définitivement tous les doutes sur la politique ultérieure du Parti et de son Comité Central.

« Honte à tous les hommes de peu de foi, à tous ceux qui hésitent, à tous ceux qui doutent, à tous ceux qui se sont laissé effrayer par la bourgeoisie ou par les clameurs de ces auxiliaires directs ou indirects ! Il n’y a pas l’ombre d’hésitation dans les masses des ouvriers et des soldats pétersbourgeois, moscovites et autres. Notre Parti, comme un seul homme, monte la garde autour du pouvoir soviétiste, veille aux intérêts de tous les travailleurs et, en premier lieu, des ouvriers et des paysans pauvres. » (Pravda, 20 novembre 1917.)

La crise la plus aiguë dans le Parti était surmontée. Néanmoins la lutte intérieure ne cessait pas encore. Elle continuait de se dérouler sur la même ligne. Mais son importance politique dimi¬nuait de plus en plus. Nous trouvons un témoignage extrêmement intéressant dans un rapport fait par Ouritsky, cité à la séance du Comité de Petrograd de notre Parti, le 12 décembre, au sujet de la convocation de l’Assemblée Constituante :  » Les divergences de vues dans notre Parti ne sont pas nouvelles. Elles suivent le même courant que, précédemment, dans la question de l’insurrection. Maintenant, certains camarades considèrent l’Assemblée Constituante comme le couronnement de la révolution. Ils raisonnent en petits bourgeois, ils demandent que nous ne commettions pas de manque de tact, etc., ils ne veulent pas que les bolcheviks membres de l’Assemblé Constituante en contrôlent la convocation, le rapport des forces, etc. Ils considèrent les choses d’un point de vue purement formel, ils ne comprennent pas que les données de ce contrôle nous permettent de voir ce qui se passe autour de l’Assemblée Constituante et, par suite, de déterminer notre attitude envers cette dernière… Nous luttons maintenant pour les intérêts du prolétariat et des paysans pauvres ; or quelques camarades considèrent que nous faisons une révolution bourgeoise qui doit se terminer par l’Assemblée Constituante. « 

La dissolution de l’Assemblée Constituante marqua la fin d’une étape importante dans l’histoire de la Russie et de notre parti. Après avoir surmonté les résistances intérieures, le Parti du prolétariat non seulement s’était emparé du pouvoir, mais l’avait conservé. L’insurrection d’Octobre et la « légalité » soviétiste.

En septembre, aux jours de la Conférence Démocratique, Lénine exigeait l’insurrection immédiate.  » Pour traiter l’insurrection en marxistes – écrivait-il – c’est-à-dire comme un art, nous devons en même temps, sans perdre une minute, organiser un état-major des détachements insurrectionnels, répartir nos forces, lancer les régiments fidèles sur les points les plus importants, cerner le théâtre Alexandra, occuper la forteresse Pierre-et-Paul, arrêter le grand état-major et le gouvernement, envoyer contre les élèves-officiers et la « division sauvage” des détachements prêts à se sacrifier jusqu’au dernier homme plutôt que de laisser pénétrer l’ennemi dans les parties centrales de la ville ; nous devons mobiliser les ouvriers armés, les convoquer à la bataille suprême, occuper simultanément le télégraphe et le téléphone, installer notre état-major insurrectionnel à la station téléphonique centrale, le relier par téléphone à toutes les usines, à tous les régiments, à tous les points où se déroule la lutte armée, Tout cela, certes, n’est qu’approximatif, mais j’ai tenu à prouver qu’au moment actuel on ne saurait rester fidèle au marxisme, à la révolution sans traiter l’insurrection comme un art. » Cette façon d’envisager les choses présupposait la préparation et l’accomplissement de l’insurrection par l’intermédiaire du Parti et sous sa direction, la victoire devant être ensuite sanctionnée par le Congrès des soviets. Le Comité Central n’accepta pas cette proposition. L’insurrection fut canalisée dans la voie soviétiste et reliée au 2° Congrès des soviets. Cette divergence de vues exige une explication spéciale ; elle rentrera alors naturellement dans le cadre non pas d’une question de principes, mais d’une question purement technique, quoique d’une grande importance pratique.

Nous avons déjà dit combien Lénine craignait de laisser passer le moment de l’insurrection. En présence des hésitations qui se manifestaient dans les sommités du Parti, l’agitation reliant formellement l’insurrection à la convocation du 2° Congrès des Soviets lui paraissait un retard inadmissible, une concession à l’irrésolution et aux irrésolus, une perte de temps, un véritable crime. Lénine revient à maintes reprises sur cette pensée à partir de la fin de septembre. « Il existe dans le C.C. et parmi les dirigeants du Parti – écrit-il le 29 septembre – une tendance, un courant en faveur de l’attente du Congrès des soviets et contre la prise immédiate du pouvoir, contre l’insurrection immédiate. Il faut combattre cette tendance, ce courant. » Au début d’octobre, Lénine écrit « Temporiser est un crime, attendre le Congrès des soviets est du formalisme enfantin, absurde, une trahison à la révolution. » Dans ses thèses pour la conférence de Petrograd du 8 octobre, il dit : « Il faut lutter contre les illusions constitutionnelles et les espoirs au Congrès des Soviets, il faut renoncer à l’intention d’attendre coûte que coûte ce Congrès. ” Enfin, le 24 octobre, il écrit : « Il est clair que maintenant tout retard dans l’insurrection équivaut à la mort », et plus loin : « L’Histoire ne pardonnera pas un retard aux révolutionnaires qui peuvent vaincre (et vaincront certainement) aujourd’hui, mais risquent de tout perdre, s’ils attendent à demain. »

Toutes ces lettres, où chaque phrase était forgée sur l’enclume de la révolution, présentent un intérêt exceptionnel pour la caractéristique de Lénine et l’appréciation du moment. Le sentiment qui les inspire, c’est l’indignation contre l’attitude fataliste, expectative, social-démocrate, menchevique envers la révolution, considérée comme une sorte de film sans fin. Si le temps est en général un facteur important de la politique, son importance est centuplée en temps de guerre et de révolution. Il n’est pas sûr que l’on puisse faire demain ce que l’on peut faire aujourd’hui. Aujourd’hui, il est possible de se soulever, de terrasser l’ennemi, de prendre le pouvoir, demain, ce sera peut-être impossible. Mais prendre le pouvoir, c’est modifier le cours de l’histoire ; est-il possible qu’un tel événement puisse dépendre d’un intervalle de 24 heures ? Certes, oui. Quand il s’agit de l’insurrection armée, les événements se mesurent, non pas au kilomètre de la politique, mais au mètre de la guerre. Laisser passer quelques semaines, quelques jours, parfois même un seul jour, équivaut, dans certaines conditions à la reddition de la révolution, à la capitulation. Sans la pression, la critique, la méfiance révolutionnaire de Lénine, le parti, vraisemblablement, n’aurait pas redressé sa ligne au moment décisif, car la résistance dans les hautes sphères était très forte et, dans la guerre civile comme dans la guerre en général, l’état-major joue toujours un grand rôle. Mais, en même temps, il est clair que la préparation de l’insurrection sous le couvert de la préparation du 2° Congrès des Soviets, et le mot d’ordre de la défense de ce congrès nous conféraient des avantages inestimables. Depuis que nous, Soviet de Petrograd, nous avions annulé l’ordre de Kerensky concernant l’envoi des deux tiers de la garnison au front, nous étions effectivement en état d’insurrection armée. Lénine, qui se trouvait alors en dehors de Petrograd, n’apprécia pas ce fait dans toute son importance. Autant que je m’en souvienne, il n’en parla pas alors dans ses lettres. Pourtant, l’issue de l’insurrection du 25 octobre était déjà prédéterminée aux trois quarts au moins au moment où nous nous opposâmes à l’éloignement de la garnison de Petrograd, créâmes le Comité Militaire Révolutionnaire (7 octobre), nommâmes nos commissaires à toutes les unités et institutions militaires et, par là même, isolâmes complètement, non seulement l’état-major de la circonscription militaire de Petrograd, mais aussi le gouvernement. En somme, nous avions là une insurrection armée (quoique sans effusion de sang) des régiments de Petrograd contre le Gouvernement Provisoire, sous la direction du Comité Militaire Révolutionnaire et sous le mot d’ordre de la préparation à la défense du 2° Congrès des Soviets qui devait résoudre la question du pouvoir. Si Lénine conseilla de commencer l’insurrection à Moscou où selon lui elle était assurée de triompher sans effusion de sang, c’est que, de sa retraite, il n’avait pas la possibilité de se rendre compte du revirement radical qui s’était produit, non seulement dans l’état d’esprit, mais aussi dans les liaisons organiques, dans toute la hiérarchie militaire, après le soulèvement « pacifique” de la garnison de la capitale vers le milieu d’octobre. Depuis que, sur l’ordre du Comité Militaire Révolutionnaire, les bataillons s’étaient refusés à sortir de la ville, nous avions dans la capitale une insurrection victorieuse à peine voilée (par les derniers lambeaux de l’Etat démocratique bourgeois). L’insurrection du 25 octobre n’eut qu’un caractère complémentaire. C’est pourquoi elle fut si indolore. Au contraire, à Moscou, la lutte fut beaucoup plus longue et plus sanglante, quoique le pouvoir du Conseil des Commissaires du Peuple fût déjà instauré à Petrograd. Il est évident que si l’insurrection avait commencé à Moscou avant le coup de force de Petrograd, elle eût été encore de plus longue durée et le succès en eût été fort douteux. Or, un échec à Moscou eût eu une grave répercussion à Petrograd. Certes, même avec le plan de Lénine, la victoire n’était pas impossible, mais la voie que suivirent les événements se trouva beaucoup plus économique, beaucoup plus avantageuse et donna une victoire plus complète.

Nous avons eu la possibilité de faire coïncider plus ou moins exactement la prise du pouvoir avec le moment de la convocation du 2° Congrès des Soviets, uniquement parce que l’insurrection armée “silencieuse » presque « légale » – tout au moins à Petrograd – était déjà aux trois quarts, sinon aux neuf dixièmes, un fait accompli. Cette insurrection était « légale », en ce sens qu’elle surgit des conditions « normales” de la dualité du pou¬voir. Maintes fois déjà, il était arrivé au soviet de Petrograd, même lorsqu’il était aux mains des conciliateurs, de contrôler ou de modifier les décisions du gouvernement. C’était là une façon de faire cadrant entièrement avec la constitution du régime connu dans l’histoire sous le nom de kérenkysme. Quand nous, bolcheviks, nous eûmes obtenu la majorité au soviet de Petrograd, nous ne fîmes que continuer et accentuer les méthodes de dualité du pouvoir. Nous nous chargeâmes de contrôler et de réviser l’ordre de l’envoi de la garnison au front. Par là même, nous couvrîmes des traditions et des procédés de la dualité de pouvoir, l’insurrection effective de la garnison de Petrograd. Bien plus, unissant dans notre agitation la question du pouvoir et la convocation du 2° Congrès des Soviets, nous développâmes et approfondîmes les traditions de cette dualité de pouvoir et préparâmes le cadre de la légalité soviétiste pour l’insurrection bolchevique dans toute la Russie.

Nous ne bercions pas les masses d’illusions constitutionnelles soviétistes, car, sous le mot d’ordre de la lutte pour le 2° Congrès, nous gagnions à notre cause et groupions les forces de l’armée révolutionnaire. En même temps, nous réussîmes, beaucoup plus que nous l’espérions, à attirer nos ennemis, les conciliateurs, dans le piège de la légalité soviétiste. Ruser politiquement est toujours dangereux, surtout en temps de révolution, car il est difficile de tromper l’ennemi et l’on risque d’induire en erreur les masses qui vous suivent. Si notre « ruse » réussit complètement, c’est parce qu’elle n’était pas une invention artificielle de stratège ingénieux, désireux d’éviter la guerre civile, parce qu’elle découlait naturellement de la décomposition du régime conciliateur, de ses contradictions flagrantes. Le Gouvernement Provisoire voulait se débarrasser de la garnison. Les soldats ne voulaient pas aller au front. A ce sentiment naturel, nous donnâmes une expression politique, un but révolutionnaire, un couvert « légal ». Par là, nous assurâmes l’unanimité au sein de la garnison et liâmes étroitement cette dernière aux ouvriers de Petrograd. Nos ennemis, au contraire, dans leur situation désespérée et leur désarroi, étaient enclins à prendre pour argent comptant cette légalité soviétiste. Ils voulaient être trompés et nous leur en donnâmes entièrement la possibilité.

Entre nous et les conciliateurs se déroulait une lutte pour la légalité soviétiste. Pour les masses, les Soviets étaient la source du pouvoir. C’était des Soviets qu’étaient sortis Kerensky, Tsérételli, Skobelev. Mais, nous aussi, nous étions étroitement liés aux Soviets par notre mot d’ordre fondamental : tout le pouvoir aux Soviets. La bourgeoisie tenait sa filiation de la Douma d’Empire ; les conciliateurs tenaient la leur des Soviets, mais ils voulaient réduire à rien le rôle de ces derniers. Nous, nous venions des Soviets, mais pour leur transmettre le pouvoir. Les conciliateurs ne pouvaient encore rompre leurs attaches avec les Soviets ; aussi s’empressèrent-ils d’établir un pont entre la légalité soviétiste et le parlementarisme. A cet effet, ils convoquèrent la Conférence Démocratique et créèrent le pré-Parlement. La participation des Soviets au pré-Parlement sanctionnait en quel¬que sorte leur action. Les conciliateurs cherchaient à prendre la Révolution à l’appât de la légalité soviétiste pour la canaliser dans le parlementarisme bourgeois.

Mais, nous aussi, nous avions intérêt à utiliser la légalité soviétiste. A la fin de la Conférence Démocratique, nous arrachâmes aux conciliateurs leur consentement à la convocation du 2° Congrès des Soviets. Ce congrès les mit dans un embarras extrême : en effet, ils ne pouvaient s’opposer à sa convocation sans rompre avec la légalité soviétiste ; d’autre part, ils se rendaient parfaitement compte que, par sa composition, ce congrès ne leur promettait rien de bon. Aussi, en appelions-nous d’autant plus instamment à ce congrès comme au maître des destinées du pays et, dans toute notre propagande, nous invitions à le soutenir et à le protéger contre les attaques inévitables de la contre-révolution. Si les conciliateurs nous avaient attrapés sur la légalité soviétiste par le pré-Parlement sorti des Soviets, nous les attrapions à notre tour sur cette même légalité soviétiste au moyen du 2° Congrès des Soviets. Organiser une insurrection armée sous le mot d’ordre de prise du pouvoir par le Parti était une chose, mais préparer, puis réaliser l’insurrection, en invoquant la nécessité de défendre les droits du Congrès des Soviets, en était une autre.

De la sorte, en voulant faire coïncider la prise du pouvoir avec le 2° Congrès des Soviets, nous n’avions nullement l’espoir naïf que ce congrès pouvait par lui-même résoudre la question du pouvoir. Nous étions complètement étrangers à ce fétichisme de la forme soviétiste. Nous menions activement le travail nécessaire dans le domaine de la politique, de l’organisation, de la technique militaire pour nous emparer du pouvoir. Mais nous couvrions légalement ce travail en nous référant au prochain congrès qui devait décider la question du pouvoir.

Tout en menant l’offensive sur toute la ligne, nous avions l’air de nous défendre. Au contraire, le Gouvernement Provisoire, s’il avait voulu se défendre sérieusement, aurait dû interdire la convocation du Congrès des soviets et, par là-même, fournir à la partie adverse le prétexte de l’insurrection armée, prétexte qui était pour lui le plus avantageux. Bien plus, non seulement nous mettions le Gouvernement Provisoire dans une situation politique désavantageuse, mais nous endormions sa méfiance.

Les membres du gouvernement croyaient sérieusement qu’il s’agissait pour nous du parlementarisme soviétiste, d’un nouveau Congrès où l’on adopterait une nouvelle résolution sur le pouvoir à la manière des résolutions des soviets de Petrograd et de Moscou, après quoi le gouvernement, se référant au Pré-parle¬ment et à la prochaine Assemblée Constituante, nous tirerait sa révérence et nous mettrait dans une situation ridicule. C’était là la pensée des petits-bourgeois les plus raisonnables, et nous en avons une preuve incontestable dans le témoignage de Kerensky.

Dans ses souvenirs, ce dernier raconte la discussion orageuse qu’il eut dans la nuit du 24 au 25 octobre, avec Dan et autres, au sujet de l’insurrection qui se développait déjà à fond.

« Dan me déclara tout d’abord – raconte Kerensky – qu’ils étaient beaucoup mieux informés que moi et que j’exagérais les événements sous l’influence des communications de mon état-major réactionnaire. Puis il m’assura que la résolution de la majorité du soviet, résolution désagréable « pour l’amour-propre du gouvernement », contribuerait indiscutablement à un revirement favorable de l’état d’esprit des masses, que son effet se faisait déjà sentir et que maintenant l’influence de la propagande bolchevique « tomberait rapidement”.

« D’autre part, d’après lui, les bolcheviks dans leurs pourparlers avec les leaders de la majorité soviétiste s’étaient déclarés prêts à « se soumettre à la volonté de la majorité des soviets » et disposés à prendre « dès demain” toutes les mesures pour étouffer l’insurrection qui “avait éclaté contre leur désir, sans leur sanction ». Dan conclut en rappelant que les bolcheviks « dès demaiin » (toujours demain !) licencieraient leur état-major militaire et me déclara que toutes les mesures prises par moi pour répri¬mer l’insurrection ne faisaient qu’ »exaspérer » les masses et que, par mon « immixion », je ne faisais qu’ “empêcher les représentants de la majorité des soviets de réussir dans leurs pourparlers avec les bolcheviks sur la liquidation de l’insurrection ».

Or, au moment où Dan me faisait cette remarquable communication, les détachements armés de la garde rouge occupaient successivement les édifices gouvernementaux. Et, presque aussitôt après le départ de Dan et ses cama¬rades du Palais d’Hiver, le ministre des Cultes, Kartachev, revenant de la séance du Gouvernement Provisoire, fut arrêté sur la Millionnaïa et conduit à Smolny où Dan était retourné poursuivre ses entretiens avec les bolcheviks. Il faut le reconnaître, les bolcheviks agirent alors avec une grande énergie et une habileté consommée. Alors que l’insurrection battait son plein et que les « troupes rouges” opéraient dans toute la ville, quelques leaders bolcheviks spécialement affectés à cette tâche, s’efforçaient, non sans succès, de donner le change aux représentants de la « démocratie révolutionnaire ». Ces roublards passèrent toute la nuit à discuter sans fin sur différentes formules qui devaient soi-disant servir de base pour une réconcilia¬tion et la liquidation de l’insurrection. Par cette méthode de “pourparlers”, les bolcheviks gagnèrent un temps extrêmement précieux pour eux. Les forces combatives des s.-r. et des mencheviks ne furent pas mobilisés à temps. Ce qu’il fallait démontrer ! » (A. Kerensky, Deloin.)

Voilà, en effet, ce qu’il fallait démontrer ! Comme on le voit, les conciliateurs se laissèrent prendre complètement au piège de la légalité soviétiste. La supposition de Kerensky, d’après laquelle des bolcheviks spécialement affectés à cette mission induisaient en erreur les mencheviks et les s.-r. au sujet de la liquidation prochaine de l’insurrection, est fausse. En réalité, prirent part aux pourparlers, ceux des bolcheviks qui voulaient véritablement la liquidation de l’insurrection et la constitution d’un gouvernement socialiste sur la base d’un accord entre les partis. Mais, objectivement, ces parlementaires rendirent à l’insurrection un certain service en alimentant de leurs illusions les illusions de l’ennemi. Mais ils ne purent rendre ce service à la révolution que parce que en dépit de leurs conseils et de leurs avertissements, le Parti, avec une énergie infatigable, menait et parachevait l’insurrection.

Pour le succès de cette large manœuvre enveloppante, il fallait un concours exceptionnel de circonstances grandes et petites. Avant tout, il fallait une armée qui ne voulait plus se battre. Tout le développement de la révolution, particulièrement dans la première période, de février à octobre inclus, aurait eu un tout autre aspect si, au moment de la révolution, nous n’avions pas eu une armée paysanne vaincue et mécontente de plusieurs millions d’hommes. Ce n’est que dans ces conditions qu’il était possible de réaliser avec succès avec la garnison de Petrograd l’expérience qui prédéterminait la victoire d’Octobre. Il ne saurait être question d’ériger en loi cette combinaison spéciale d’une insurrection tranquille, presque inaperçue, avec la défense de la légalité soviétiste contre les korniloviens. Au contraire, on peut affirmer avec certitude que cette expérience ne se répétera jamais et nulle part sous cette forme. Mais il est nécessaire de l’étudier soigneusement. Cette étude élargira l’horizon de chaque révolutionnaire en lui dévoilant la diversité des méthodes et moyens susceptibles d’être mis en action, à condition qu’on s’assigne un but clair, qu’on ait une idée nette de la situation et la volonté de mener la lutte jusqu’au bout.

A Moscou, l’insurrection fut beaucoup plus prolongée et causa plus de victimes. La raison en est, dans une certaine mesure, que la garnison de Moscou n’avait pas subi une préparation révolutionnaire comme la garnison de Petrograd (envoi des bataillons sur le front).

L’insurrection armée, nous le répétons, s’effectua à Petrograd en deux fois : dans la première quinzaine d’octobre, lorsque, se soumettant à la décision du soviet qui répondait entièrement à leur état d’esprit, les régiments refusèrent d’accomplir l’ordre du commandement en chef, et, le 25 octobre, lorsqu’il ne fallait déjà plus qu’une petite insurrection complémentaire pour abattre le gouvernement de Février. A Moscou, l’insurrection se fit en une seule fois. C’est là, vraisemblablement, la principale raison pour laquelle elle traîna en longueur. Mais il y en avait une autre : une certaine irrésolution de la part de la direction. A plusieurs reprises, on passa des opérations militaires aux pourparlers pour revenir ensuite à la lutte armée. Si les hésitations de la direction, hésitations que sentent parfaitement les troupes, sont en général nuisibles en politique, elles deviennent mortellement dangereuses pendant une insurrection. A ce moment, la classe dominante a déjà perdu confiance en sa propre force, mais elle a encore en mains l’appareil gouvernemental. La classe révolutionnaire a pour tâche de s’emparer de l’appareil étatique ; pour cela il lui faut avoir confiance en ses propres forces. Du moment que le Parti a entraîné les travailleurs dans la voie de l’insurrection il doit en tirer toutes les conséquences nécessaires. A la guerre comme à la guerre, et là, moins que partout ailleurs, les hésitations et pertes de temps ne sauraient être tolérées. Piétiner, tergiverser, ne serait-ce que pendant quelques heures, rend partiellement aux dirigeants confiance en eux-mêmes et enlève aux insurgés une partie de leur assurance. Or, cette confiance, cette assurance détermine la corrélation des forces qui décide de l’issue de l’insurrection. C’est sous cet angle qu’il faut étudier pas à pas la marche des opérations militaires à Moscou dans leur combinaison avec la direction politique.

Il serait extrêmement important de signaler encore quelques points où la guerre civile se déroula dans des conditions spéciales (lorsqu’elle se compliquait par exemple de l’élément national). Une telle étude basée sur un examen minutieux des faits est de nature à enrichir considérablement notre conception du mécanisme de la guerre civile, et, par là même, à faciliter l’élaboration de certaines méthodes, règles, procédés ayant un caractère suffisamment général pour que l’on puisse les introduire dans une sorte de statut de la guerre civile . Toujours est-il que la guerre civile en province était prédéterminée dans une large mesure par son issue à Petrograd, quoiqu’elle traînât en longueur à Moscou. La Révolution de Février avait endommagé considérablement l’ancien appareil ; le Gouvernement Provisoire qui en avait hérité était incapable de le renouveler et de le consolider. Par suite, l’appareil étatique entre février et octobre ne fonction¬nait que par l’inertie bureaucratique. La province était habituée à s’aligner sur Petrograd : elle l’avait fait en février, elle le fit de nouveau en octobre. Notre grand avantage était que nous préparions le renversement d’un régime qui n’avait pas encore eu le temps de se former. L’instabilité extrême et le manque de confiance en soi-même de l’appareil étatique de février facilita singulièrement notre travail en maintenant l’assurance des masses révolutionnaires et du Parti lui-même.

En Allemagne et en Autriche, il y eut, après le 9 novembre 1918, une situation analogue. Mais là, la social-démocratie combla elle-même les brèches de l’appareil étatique et aida à l’établissement du régime bourgeois républicain qui, maintenant encore, ne peut être considéré comme un modèle de stabilité, mais qui pourtant compte déjà six années d’existence. Quant aux autres pays capitalistes, ils n’auront pas cet avantage, c’est-à-dire, cette proximité de la révolution bourgeoise et de la révolution prolétarienne. Depuis longtemps déjà, ils ont accompli leur révolution de février. Certes, en Angleterre, il y a encore pas mal de survivances féodales, mais on ne saurait parler d’une révolution bourgeoise indépendante en Angleterre. Dès qu’il aura pris le pouvoir, le prolétariat anglais, du premier coup de balai, débarrassera le pays de la monarchie, des lords, etc. La révolution prolétarienne en Occident aura affaire à un Etat bourgeois entièrement formé. Mais cela ne veut pas dire qu’elle aura affaire à un appareil stable, car la possibilité même de l’insurrection prolétarienne présuppose une désagrégation assez avancée de l’Etat capitaliste. Si, chez nous, la révolution d’Octobre a été une lutte contre un appareil étatique qui n’avait pas encore eu le temps de se former après février, dans les autres pays, l’insurrection aura contre elle un appareil étatique en état de dislocation progressive.

En règle générale, comme nous l’avons dit au IV° Congrès de l’l.C., il est à supposer que la résistance de la bourgeoisie dans les anciens pays capitalistes sera beaucoup plus forte que chez nous ; le prolétariat remportera plus difficilement la victoire ; par contre, la conquête du pouvoir lui assurera une situation beau¬coup plus ferme, beaucoup plus stable que la nôtre au lendemain d’Octobre. Chez nous la guerre civile ne s’est véritablement développée qu’après la prise du pouvoir par le prolétariat dans les principaux centres urbains et industriels et a rempli les trois première années d’existence du pouvoir soviétiste. Il y a beaucoup de raisons pour que, en Europe centrale et occidentale, le prolétariat ait plus de peine à s’emparer du pouvoir ; par contre, après la prise du pouvoir, il aura beaucoup plus que nous les mains libres. Evidemment, ces conjonctures ne peuvent avoir qu’un caractère conditionnel. L’issue des événements dépendra dans une large mesure de l’ordre dans lequel la révolution se produira dans les différents pays d’Europe, des possibilités d’intervention militaire, de la force économique et militaire de l’Union Soviétique à ce moment. En tout cas, l’éventualité, très vraisemblable, que la conquête du pouvoir se heurtera en Europe et en Amérique à une résistance beaucoup plus sérieuse, beaucoup plus acharnée et réfléchie des classes dominantes que chez nous, nous oblige à considérer l’insurrection armée et la guerre civile en général comme un art.

Des soviets et du Parti dans la révolution prolétarienne.

Les soviets des députés ouvriers ont surgi chez nous en 1905 et en 1917 du mouvement même, comme sa forme d’organisation naturelle à un certain niveau de lutte. Mais les jeunes partis européens qui ont plus ou moins accepté les soviets comme “doctrine”, comme « principe”, sont toujours exposés au danger d’une conception fétichiste des soviets considérés en tant que facteurs autonomes de la révolution. En effet, malgré l’immense avantage que présentent les soviets comme organisation de lutte pour le pouvoir, il est parfaitement possible que l’insurrection se développe sur la base d’autre forme d’organisation (comités d’usines, syndicats) et que les soviets ne surgissent comme organe du pouvoir qu’au moment de l’insurrection ou même après sa victoire.

Très instructive à ce point de vue est la lutte que Lénine engagea après les journées de juillet contre le fétichisme soviétiste. Les soviets s.-r. mencheviks étant devenus en juillet des organisations poussant ouvertement les soldats à l’offensive et persécutant les bolcheviks, le mouvement révolutionnaire des masses ouvrières pouvait et devait se chercher d’autres voies. Lénine indiquait les comités d’usines comme organisation de la lutte pour le pouvoir. Très probablement, le mouvement aurait suivi cette ligne sans l’insurrection de Kornilov qui obligea les soviets conciliateurs à se défendre eux-mêmes et permit aux bolcheviks de leur insuffler à nouveau l’esprit révolutionnaire en les liant étroitement aux masses par l’intermédiaire de leur gauche, c’est-à-dire des bolcheviks.

Cette question, comme l’a montré la récente expérience de l’Allemagne, a une immense importance internationale. Dans ce pays, les soviets furent plusieurs fois construits comme organes de l’insurrection, comme organes du pouvoir sans pouvoir. Le résultat fut qu’en 1923 le mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes commença à se grouper autour des comités d’usines, qui au fond remplissaient les mêmes fonctions que celles qui incombaient chez nous aux soviets dans la période précédant la lutte directe pour le pouvoir. Cependant, en août et en septembre, quelques camarades proposèrent de procéder immédiatement en Allemagne à la création de soviets. Après de longs et ardents débats leur proposition fut repoussée, et avec raison. Comme les comités d’usines étaient déjà devenus effectivement les points de concentration des masses révolutionnaires, les soviets auraient, dans la période préparatoire, joué un rôle parallèle à ces comités d’usines et n’auraient été qu’une forme sans contenu. Ils n’auraient fait que détourner la pensée des tâches matérielles de l’insurrection (armée, police, centuries, chemins de fer, etc.) pour la reporter sur une forme d’organisation autonome. D’autre part, la création des soviets comme tels, avant l’insurrection, aurait été comme une proclamation de guerre non suivie d’effet. Le gouvernement qui était obligé de tolérer les comités d’usines, parce qu’ils réunissaient autour d’eux des masses considérables, aurait frappé les premiers soviets comme organe officiel cherchant à s’emparer du pouvoir. Les communistes auraient été obligés de prendre la défense des soviets en tant qu’organisation. La lutte décisive n’ aurait pas eu pour but la prise ou la défense de positions matérielles et ne se serait pas déroulée au moment choisi par nous au moment où l’insurrection aurait découlée nécessairement du mouvement des masses ; elle aurait éclaté à cause d’une forme d’organisation, à cause des soviets, au moment choisi par l’ennemi. Or, il est évident que tout le travail préparatoire de l’insurrection pouvait avec un plein succès être subordonné à la forme d’organisation des comités d’usines qui avaient déjà eu le temps de devenir des organisations de masses qui continuaient à augmenter et à se fortifier et laissaient au Parti les coudées franches sous le rapport de la fixation de la date de l’insurrection. Evidemment, à une certaine étape, les soviets auraient dû surgir. Il est douteux que, dans les conditions que nous venons d’indiquer, ils eussent surgi au fort de la lutte comme organes directs de l’insurrection, car il eût pu en résulter au moment critique une dualité de direction révolutionnaire. Il ne faut pas, dit un proverbe anglais, changer de cheval quand on traverse un torrent. Il est possible que, après la victoire dans les principales villes, les soviets eussent commencé à apparaître sur tous les points du pays. En tout cas, l’insurrection victorieuse aurait nécessairement provoqué la création des soviets comme organes du pouvoir.

Il ne faut pas oublier que, chez nous, les soviets avaient déjà surgi à l’étape « démocratique » de la révolution, qu’ils avaient été alors légalisés en quelque sorte, que nous en avions ensuite hérité et que nous les avions utilisés. Il n’en sera pas de même dans les révolutions prolétariennes d’Occident. Là, dans la majorité des cas, les soviets se créeront sur l’appel des communistes et seront par suite des organes directs de l’insurrection prolétarienne. Il n’est pas impossible, évidemment, que la désorganisation de’ l’appareil étatique bourgeois devienne très forte avant que le prolétariat puisse s’emparer du pouvoir, ce qui permettrait de créer des soviets comme organes déclarés de la préparation de l’insurrection. Mais il y a bien peu de chance pour que cela soit la règle générale. Dans le cas le plus fréquent, on ne parviendra à créer les soviets qu’aux derniers jours, comme organes directs de la masse prête à s’insurger. Enfin, il est très possible également que les soviets surgissent après le moment critique de l’insurrection et même après sa victoire comme organes du nouveau pouvoir. Il faut avoir constamment devant les yeux toutes ces éventualités pour ne pas tomber dans le fétichisme d’organisation et ne pas transformer les soviets, de forme souple, vitale de lutte, en « principe  » d’organisation, introduit de l’extérieur dans le mouvement et entravant son développement régulier.

Ces derniers temps, on a déclaré dans notre presse que nous savions pas par quelle porte viendrait la révolution prolétarienne ¬en Angleterre : sera-ce par le Parti Communiste ou par les syndicats, il est impossible de le décider. Cette façon de poser la question, qui vise à l’envergure historique, est radicalement fausse et très dangereuse, parce qu’elle voile la principale leçon des dernières années. S’il n’y a pas eu de révolution victorieuse à la fin de la guerre, c’est parce qu’il manquait un parti. Cette constatation s’applique à l’Europe tout entière. On pourrait en vérifier la justesse en suivant pas à pas le mouvement révolutionnaire dans les différents pays. En ce qui concerne l’Allemagne, il est clair que la révolution aurait pu y triompher en 1918 et en 1919, si la masse avait été dirigée comme il convient par le Parti. En 1917, l’exemple de la Finlande nous a montré que le mouvement révolutionnaire s’y développait dans des conditions exceptionnellement favorables, sous le couvert et avec l’aide militaire directe de la Russie révolutionnaire. Mais la majorité de la direction du Parti finlandais était social-démocrate et fit échouer la révolution. Cette leçon ne se dégage pas moins clairement de l’expérience de la Hongrie. Dans ce pays, les communistes, alliés aux social-démocrates de gauche ne conquirent pas le pouvoir, mais le reçurent des mains de la bourgeoisie épouvantée. La révolution hongroise, victorieuse sans bataille et sans victoire, se trouva, dès le début privée d’une direction combattive. Le Parti communiste se fondit avec le Parti social-démocrate, montrant par là qu’il n’était pas lui-même vraiment communiste et que, par suite, il était malgré, l’esprit combatif des prolétaires hongrois, incapable de conserver le pouvoir qu’il avait obtenu si facilement. La révolution prolétarienne ne peut triompher sans le Parti, à l’encontre du Parti ou par un succédané de Parti. C’est là le principal enseigne¬ment des dix dernières années. Les syndicats anglais peuvent, il est vrai, devenir un levier puissant de la révolution prolétarienne ; ils peuvent, par exemple, dans certaines conditions et pour une certaine période, remplacer même les Soviets ouvriers. Mais ils ne le pourront sans le soutien du Parti communiste, ni à plus forte raison contre lui ; ils ne pourront jouer ce rôle que si l’influence communiste devient prépondérante dans leur sein. Cette leçon sur le rôle et l’importance du Parti dans la révolution prolétarienne nous l’avons payée trop cher pour ne pas la retenir intégralement.

Dans les révolutions bourgeoises, la conscience, la préparation, la méthode ont joué un rôle beaucoup moins grand que celui qu’elles sont appelées à jouer et jouent déjà dans les révolutions du prolétariat. La force motrice de la révolution bourgeoise était également la masse, mais beaucoup moins consciente et moins organisée que maintenant. La direction était aux mains des différentes fractions de la bourgeoisie, qui disposait de la richesse, de l’instruction et de l’organisation (municipalités, universités, presse, etc.). La monarchie bureaucratique se défendait empiriquement, agissait au petit bonheur. La bourgeoisie choisissait le moment favorable où elle pouvait, en exploitant le mouvement des masses populaires, jeter tout son poids social sur le plateau de la balance et s’emparer du pouvoir. Mais, dans la révolution prolétarienne, le prolétariat est non seulement la principale force combative, mais aussi, dans la personne de son avant-garde, la force dirigeante. Seul, le parti du prolétariat peut, dans la révolution prolétarienne jouer le rôle que jouaient, dans la révolution bourgeoise, la puissance de la bourgeoisie, son instruction, ses municipalités et universités. Son rôle est d’autant plus grand que la conscience de classe de son ennemi s’est formidablement accrue. Au cours des siècles de sa domination, la bourgeoisie a élaboré une école politique incomparablement supérieure à celle de l’ancienne monarchie bureaucratique. Si le parlementarisme a été pour le prolétariat jusqu’à un certain point une école de préparation à la révolution, il a été encore davantage pour la bourgeoisie une école de stratégie contre-révolutionnaire. Il suffit, pour le montrer, d’indiquer que c’est par le parlementarisme que la bourgeoisie a éduqué la social-démocratie, qui est maintenant le plus puissant rempart de la propriété individuelle. L’époque de la révolution sociale en Europe, comme l’ont montré les premières expériences, sera une époque de batailles non seulement implacables, mais raisonnées, beaucoup plus raisonnées que chez nous en 1917.

Voilà pourquoi il nous faut aborder autrement qu’on ne le fait maintenant les questions de la guerre civile et, en particulier, de l’insurrection. A la suite de Lénine, nous répétons fréquemment les paroles de Marx : « L’insurrection est un art ». Mais cette pensée n’est qu’une phrase vide, si l’on n’étudie pas les éléments essentiels de l’art de la guerre civile sur la base de la vaste expérience accumulée pendant ces dernières années. Il faut le dire ouvertement : notre indifférence pour les questions de l’insurrection armée témoigne de la force considérable que conserve encore parmi nous la tradition social-démocrate. Le parti qui considère superficiellement les questions de la guerre civile dans l’espoir que tout s’arrangera de soi-même au moment nécessaire, essuiera à coup sûr un échec. Il faut étudier collectivement et s’assimiler l’expérience des batailles prolétariennes depuis 1917. L’histoire, esquissée plus haut, des groupements du Parti en 1917 représente également une partie essentielle de l’expérience de la guerre civile et a une importance directe pour la politique de l’Internationale Communiste. Nous l’avons déjà dit et nous le répétons : l’étude de nos divergences de vues ne peut et ne doit en aucun cas, être considérée comme dirigée contre les camarades qui ont mené alors une politique erronée. Mais d’autre part, il serait inadmissible de rayer de l’histoire du Parti son chapitre le plus important uniquement parce que tous les membres du Parti ne marchaient pas alors de pair avec la révolution du prolétariat. Le Parti peut et doit connaître tout son passé pour l’apprécier comme il convient et mettre chaque chose sur son plan. La tradition d’un parti révolutionnaire n’est pas faite de réticences, mais de clarté critique.

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L’histoire a assuré à notre Parti des avantages révolutionnaires incomparables. Traditions de la lutte héroïque contre le tsarisme, habitudes, procédés révolutionnaires liés aux conditions de l’action clandestine, élaboration théorique de l’expérience révolutionnaire de toute l’humanité, lutte contre le menchevisme, contre le courant des narodniki, contre le conciliationnisme, expérience de la Révolution de 1905, élaboration théorique de cette expérience pendant les années de la contre-révolution, examen des problèmes du mouvement ouvrier international du point de vue des leçons de 1905 : voilà, dans l’ensemble, ce qui a donné à notre Parti une trempe exceptionnelle, une clairvoyance supérieure, une envergure révolutionnaire sans exemple. Et pourtant, dans ce parti si bien pré¬paré, ou plutôt dans ses sphères dirigeantes, il s’est formé, au moment de l’action décisive, un groupe d’anciens bolcheviks révolutionnaires expérimentés, qui s’est opposé violemment au coup de force prolétarien et qui, pendant la période la plus critique de la révolution – de février 1917 à février 1918 – a occupé dans toutes les questions essentielles une position social-démocrate. Pour préserver le Parti et la révolution des conséquences funestes de cet état de choses, il a fallu l’influence exceptionnelle de Lénine dans le Parti. C’est ce que l’on ne saurait oublier, si nous voulons que les Partis communistes autres pays apprennent quelque chose à notre école. La question de la sélection du personnel dirigeant a, pour les d’Europe Occidentale, une importance exceptionnelle. C’est ce que montre entre autres l’expérience de la faillite d’Octobre 1923 en Allemagne. Mais cette sélection doit être effectuée sur le principe de l’action révolutionnaire… Nous avons eu en Allemagne assez d’occasions d’éprouver la valeur des dirigeants du Parti au moment des luttes directes. Sans cette épreuve, tous les autres critériums ne sauraient être considérés comme sûrs. Au cours de ces dernières années, la France a eu bien moins de convulsions révolutionnaires, même limitées. Pourtant, il y a eu quelques légères explosions de guerre civile quand le Comité Directeur du Parti et les dirigeants syndicaux ont dû réagir à des questions urgentes et importantes (par exemple le meeting sanglant du 11 janvier 1924). L’étude attentive d’épisodes de ce genre nous fournit des données inestimables permettant d’apprécier la valeur de la direction du Parti, la conduite de ses chefs et de ses différents organes. Ne pas tenir compte de ces données pour la sélection des hommes, c’est aller inévitablement à la défaite, car, sans direction perspicace, résolue et courageuse du Parti, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible.

Tout parti, même le plus révolutionnaire, élabore inévitablement son conservatisme d’organisation : sinon, il manquerait de la stabilité nécessaire. Mais, en l’occurrence, tout est affaire de degré. Dans un parti révolutionnaire, la dose nécessaire de conservatisme doit se combiner avec l’entier affranchissement de la routine, la souplesse d’orientation, l’audace agissante. C’est aux tournants historiques que ces qualités se vérifient le mieux. Lénine, nous l’avons vu plus haut, disait que souvent les partis, même les plus révolutionnaire, lorsqu’il survenait un change¬ment brusque de situation et, partant, de tâches, continuaient à suivre leur ligne antérieure et, par là même, devenaient ou menaçaient de devenir un frein au développement révolutionnaire. Le conservatisme du Parti, comme son initiative révolutionnaire, trouvent leur expression la plus concentrée dans les organes de la direction. Or, les Partis communistes européens ont encore à effectuer leur tournant le plus brusque : celui où ils passeront du travail préparatoire à la prise du pouvoir. Ce tournant est celui qui exige le plus de qualités, impose le plus de responsabilités et est le plus dangereux. En laisser passer le moment est pour le Parti le plus grand désastre qui puisse le frapper.

Considérée à la lumière de notre propre expérience, l’expérience des batailles des dernières années en Europe et principalement en Allemagne, nous montre qu’il y a deux catégories de chefs enclins à tirer le Parti en arrière au moment où il lui faut accomplir le plus grand saut en avant. Les uns sont portés à voir principalement les difficultés, les obstacles et à apprécier chaque situation avec le parti pris, inconscient parfois, de se dérober à l’action. Chez eux, le marxisme devient une méthode servant à motiver l’impossibilité de l’action révolutionnaire. Les mencheviks russes représentaient les spécimens les plus caractéristiques de ce type de chefs. Mais ce type ne se limite pas au menchevisme et, au moment le plus critique, se révèle dans le parti le plus révolutionnaire, chez les militants occupant les plus hauts postes. Les représentants de l’autre catégorie sont des agitateurs superficiels. Ils ne voient pas les obstacles tant qu’ils ne s’y heurtent pas de front. Leur coutume d’éluder les difficultés réelles en jonglant sur les mots, leurs optimisme extrême dans toutes les questions se transforment inévitablement en impuissance et en pessimisme quand vient le moment de l’action décisive. Pour le premier type, pour le révolutionnaire mesquin, gagne-petit, les difficultés de la prise du pouvoir ne sont que l’accumulation et la multiplication de toutes les difficultés qu’il est habitué à voir sur son chemin. Pour le second type, pour l’optimiste superficiel, les difficultés de l’action révolutionnaire surgissent toujours soudainement. Dans la période de préparation, ces deux hommes ont une conduite différente l’un apparaît comme un sceptique sur lequel il est impossible de compter fermement au point de vue révolutionnaire ; l’autre, par contre, peut sembler un révolutionnaire ardent. Mais, au moment décisif, tous deux marchent la main dans la main, s’élèvent contre l’insurrection. Pourtant, tout le travail de préparation n’a de valeur que dans la mesure où il rend le Parti, et surtout ses organes dirigeants, capables de déterminer le moment de l’insurrection et de la diriger. Car la tâche du Parti communiste est de s’emparer du pouvoir afin de procéder à la refonte de la société.

Ces derniers temps, on a fréquemment parlé et écrit sur la nécessité de la bolchévisation de l’Internationale Communiste. C’est là une tâche urgente, indispensable, dont la nécessité se fait sentir encore plus impérieusement après les terribles leçons qui nous ont été données l’année dernière en Bulgarie et en Allemagne. Le bolchevisme n’est pas une doctrine (c’est-à-dire n’est pas seulement une doctrine), mais un système d’éducation révolutionnaire pour l’accomplissement de la révolution prolétarienne. Qu’est-ce que bolchéviser les Partis communistes ? C’est les éduquer, c’est sélectionner dans leur sein un personnel dirigeant, de façon qu’ils ne flanchent pas au moment de leur Révolution d ’Octobre.

Deux mots sur ce livre.

La première phase de la révolution « démocratique » va de la Révolution de février à la crise d’avril et à sa solution, le 6 mai, par la création d’un gouvernement de coalition auquel participaient les mencheviks et les narodnikis. L’auteur du présent ouvrage n’ a pas pris part aux événements de cette première phase, car il n’est arrivé à Petrograd que le 5 mai, la veille de la constitution du gouvernement de coalition. La première étape de la révolution et ses perspectives sont mises en lumière dans les articles écrits en Amérique. Je crois que, dans tout ce qu’ils ont d’essentiel, ces articles concordent avec l’analyse que Lénine a donnée de la révolution dans ses Lettres de loin.

Dès le premier jour de mon arrivée à Petrograd, je travaillais en complet accord avec le Comité Central des bolcheviks. Il va de soi que je soutenais entièrement la théorie de Lénine sur la conquête du pouvoir par le prolétariat. En ce qui concerne la paysannerie, je n’avais pas l’ombre d’une divergence de vues avec Lénine, qui terminait alors la première étape de sa lutte contre les bolcheviks de droite, arborant le mot d’ordre de la « Dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Jusqu’à mon adhésion formelle au Parti, je pris part à l’élaboration d’une série de décisions et de documents portant l’estampille du Parti. Le seul motif qui me fit retarder de trois mois mon adhésion au Parti fut le désir d’accélérer la fusion des bolcheviks avec les meilleurs éléments de l’organisation interrayonniste et, en général, avec les internationalistes révolutionnaires. Je menais cette politique avec l’entier assentiment de Lénine.

La rédaction de cet ouvrage a attiré mon attention sur une phrase d’un de mes articles d’alors en faveur de l’unification, phrase dans laquelle je signalais, en matière d’organisation, « l’étroit esprit de cercle » des bolcheviks. Certes, des penseurs profonds comme Sorine ne manqueront pas de rattacher directement cette phrase aux divergences de vues sur le paragraphe I° du statut. Je ne vois pas la nécessité d’engager là-dessus une discussion, maintenant que, verbalement et effectivement, j’ai reconnu mes grandes fautes en matière d’organisation. Mais le lecteur moins prévenu trouvera une explication beaucoup plus simple et plus directe de l’expression précitée dans les conditions concrètes du moment. Les ouvriers interrayonnistes gardaient encore une très grande méfiance à l’égard de la politique d’organisation du Comité de Petrograd. Voici ce que j ’avais répliqué dans mon article : « L’esprit de cercle, héritage du passé, existe encore ; mais, pour qu’il diminue, les interrayonnistes doivent cesser de mener un existence isolée, à part ».

Ma « proposition » purement polémique, au I° Congrès des Soviets, de former un gouvernement avec une douzaine de Piéchékhanov fut interprétée – par Soukhanov, je crois – comme la manifestation d’une inclination personnelle pour Piéchékhanov et, en même temps, comme une tactique différente de celle de Lénine. C’est là évidemment une absurdité. Quand notre Parti exigeait que les Soviets, dirigés par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, prissent le pouvoir, il « exigeait » par là même un ministère composé de gens comme Piéchékhanov. Entre Piéchékhanov, Tchernov et Dan, il n’y avait, en dernière analyse, aucune différence fondamentale ; tous, ils pouvaient également servir à faciliter la transmission du pouvoir de la bourgeoisie au prolétariat. Peut-être Piéchékhanov connaissait-il un peu mieux la statistique et donnait-il l’impression d’un homme un peu plus pratique que Tsérételli ou Tchernov. Une douzaine de Piéchékhanov, c’était un gouvernement composé de représentants ordinaires de la démocratie petite-bourgeoise, au lieu de la coalition. Quand les masses pétersbourgeolses dirigées par notre Parti arborèrent le mot d’ordre : « A bas les dix ministres capitalistes ! », elles exigeaient par là même que les mencheviks et les narodnikis occupassent les places de ces derniers. « Débarquez les cadets, prenez le pouvoir, Messieurs les démocrates bourgeois ; mettez au gouvernement douze Piéchékhanov, et nous vous promettons de vous déloger le plus « pacifique¬ment » possible de vos postes quand l’heure sonnera. Or, elle ne doit pas tarder à sonner. » On ne saurait parler ici d’une ligne spéciale ; ma ligne était celle que Lénine avait formulée à maintes reprises…