Livio MAITAN – Question nationale et révolution permanente

S’il y a une conception fondamentale du marxisme que Trotskv a contribué à approfondir et à défendre inlassablement, c’est celle du dépassement des Etats nationaux, de la portée internationale de la révolution prolétarienne et de la nécessité d’un cadre supranational pour l’édification du socialisme. Ces idées parcourent toute son œuvre depuis ses premiers écrits significatifs de la période de 1905 et les polémiques de la première guerre mondiale jusqu’aux essais de la période cruciale de sa lutte contre Staline (les années de l’Internationale communiste après Lénine et de La révolution permanente) et aux articles de l’exil mexicain à la veille de la nouvelle guerre mondiale.

Crise historique de l’Etat national et nécessité du socialisme

Quelques rappels rapides suffisent. Déjà en juin 1905, Trotsky écrivait que « l’œuvre que le prolétariat accomplit ne se limite certainement pas aux frontières de son propre pays. La logique même de sa situation l’amènera à se placer sur l’arène internationale » (1905) et plus tard il rappelait et précisait la même idée dans Bilan et perspectives. Cette conception découlait, entre autres, de l’analyse selon laquelle « le temps des révolutions nationales est révolu – du moins en Europe – aussi bien que le temps des guerres nationales. Nous vivons dans une époque impérialiste : ce n’est pas seulement un régime d’expansion coloniale, mais aussi un régime intérieur donné. Il oppose non seulement la nation bourgeoise et l’ancien régime, mais aussi le prolétariat et la nation bourgeoise » (1905).

En 1914, lorsque le mouvement socialiste international était déchiré par la guerre et que les lieux communs de la rhétorique patriotique déferlaient, Trotsky revint à plusieurs reprises sur le même thème. « Au cœur de la guerre actuelle, écrit-il dans la préface à « La guerre et l’Internationale » (septembre 1914), il y a la rébellion des forces productives – qui ont engendré le capitalisme – contre leurs formes d’exploitation dans le cadre des états nationaux. La planète toute entière, la terre ferme comme les mers, la surface comme les profondeurs, sont d’ores et déjà devenues l’arène d’une économie mondiale dont les différentes parties dépendent indissolublement les unes des autres. Telle est l’œuvre du capitalisme. Mais il pousse aussi les états capitalistes à combattre pour soumettre cette économie mondiale aux intérêts de chaque bourgeoisie nationale.

La politique de l’impérialisme constitue avant tout la preuve que le vieil Etat national, issu des révolutions et des guerres de 1789-1815-1848-1859-1864-1866 et 1870, a fait son temps, et apparaît maintenant comme une entrave intolérable au développement des forces productives. La guerre de 1914 signifie avant tout la  » destruction de l’Etat national en tant qu’entité économique indépendante… la guerre proclame la chute de l’Etat national… la production mondiale ne s’insurge pas seulement contre le chaos de l’Etat national, mais contre l’organisation capitaliste de l’économie qui s’est transformée en sa propre désorganisation barbare…

Dans les pays européens sous-développés, poursuit Trotsky, la guerre met à l’ordre du jour des questions dont l’origine historique est beaucoup plus ancienne : les problèmes de démocratie et de communauté nationale… Cependant, à l’époque actuelle, ces questions sont dépourvues de toute autonomie. » La conclusion qui en découle est la définition d’un mot d’ordre qui engendra de vives polémiques au moment où il fut lancé, sous des formes différentes, dans d’autres périodes ». Dans ces conditions historiques, il ne peut être question pour le prolétariat de défendre la  » patrie  » nationale qui a fait son temps et qui est devenue l’entrave principale au développement économique, mais il s’agit pour lui de créer une « patrie » beaucoup plus  » puissante et plus solide, les Etats-Unis Républicains d’Europe, fondement des Etats-Unis du monde ».

Nous avons fait une citation assez longue d’une œuvre peu connue puisqu’elle synthétise efficacement les idées de Trotsky sur la crise historique de l’Etat national et sur la subordination inévitable des problèmes nationaux – en soi légitimes – à la logique des intérêts impérialistes. Il n’ignorait absolument pas l’existence des problèmes et des aspirations nationaux, mais il estimait nécessaire de rappeler toujours le cadre d’ensemble et de lutter contre toute mystification visant à cacher aux yeux des masses les causes les plus profondes du car-nage impérialiste.

Ajoutons, en passant, que, au delà des divergences sur la formules des Etats-Unis socialistes d’Europe, la position de Lénine était essentiellement analogue : il ne contestait pas la possibilité d’une naissance de mouvements nationaux dans de petits pays opprimés, mais il soulignait que la question de la Belgique ou de la Serbie ne pouvait pas être posée en faisant abstraction du contexte de la lutte entre les deux regroupements impérialistes opposées, qui en dernière analyse définissait la nature du conflit (2).

Dans  » L’Internationale communiste après Lénine « , la conception de Trotsky est réaffirmée sous l’angle de la critique de la conception stalinienne du socialisme dans un seul pays. « Les forces productives sont incompatibles avec les cadres nationaux. C’est ce fait qui commande non seulement le commerce extérieur, l’exportation des hommes et des capitaux, la conquête des territoires, la politique coloniale, la dernière guerre impérialiste, mais aussi l’impossibilité économique pour une société socialiste de vivre en vase clos. Les forces productives des pays capitalistes sont, depuis longtemps, à l’étroit dans le cadre de l’Etat national. La société socialiste, elle, ne peut se construire que sur la base des forces productives modernes, sur l’électrification, sur la « chimisation » des processus de production (y compris l’agriculture), sur la combinaison et la généralisation des éléments les plus élevés de la technique contemporaine la plus développée… Comment, se demandera-t-on, le socialisme repoussera-t-il en arrière les forces productives pour les enfer-mer dans les formes nationales d’où elles cherchaient déjà à s’arracher sous le capitalisme ? ». (pp.144-145, T.1, Presses Universitaires de France, Paris, 1969).

En conclusion, « la ferme conviction que le but fondamental de classe ne peut être atteint, encore bien moins que les objectifs partiels, par des moyens nationaux ou dans le cadre national, est au cœur de l’internationalisme révolutionnaire  » (ibidem, p.167-168). Enfin, dans les derniers mois de sa vie, lors-que la guerre avait éclaté, Trotsky dénonça de la manière la plus résolue la nouvelle mystification par laquelle on s’efforçait de camoufler derrière des prétextes  » nationaux » ou « démocratiques » la nature interimpérialiste du conflit. « Notre pleine reconnaissance du droit de chaque nation à se déterminer elle-même – écrivait-il, entre autres – ne change pas le fait que, au cours de la guerre actuelle, ce droit ne pèse pas beaucoup plus qu’une plume ».

Et en évoquant la perspective d’une Europe socialiste dans une anticipation de l’avenir dont il est coutumier, il affirmait : « L’unification économique est pour l’Europe une question de vie ou de mort… L’Europe doit devenir les Etats-Unis Socialistes si elles ne veut pas devenir le tombeau de la vieille civilisation. Une Europe socialiste proclamera l’indépendance totale des colonies, établira des relations économiques amicales avec elles et, pas à pas, sans la moindre violence, par le moyen et l’exemple de la collaboration, les introduira dans une fédération socialiste mondiale. L’Union soviétique, libérée de sa propre caste dirigeante, se joindra à la fédération européenne qui l’aidera à atteindre un plus haut niveau de développement.

L’économie de l’Europe unifiée fonctionnera comme un tout. La question des frontières nationales provoquera aussi peu de difficultés qu’aujourd’hui la question des divisions administratives à l’intérieur d’un pays. Les frontières à l’intérieur de la nouvelle Europe seront déterminées en fonction de la langue et de la culture nationale par libres décisions des populations concernées. Ceci semblera-t-il utopique aux politiciens « réalistes » ? Pour les cannibales, l’abandon de la consommation de chair humaine était, de leur temps  » utopique  » (3).

L’autodétermination et la politique du prolétariat

Les analyses sur la nature fondamentale des conflits de notre époque et l’affirmation de la nécessité de dépasser le cadre national n’amènent aucunement Trotsky à ignorer ou à minimiser la question nationale. Dans la période de la première guerre mondiale, dans l’oeuvre même que nous avons déjà citée, il synthétisait les conditions de la paix dans les mots d’ordre suivants : « Pas d’indemnisation ! Droit de toute nation à l’autodétermination ! Etats-Unis d’Europe sans monarchies, sans armées permanentes, sans castes dirigeantes féodales, sans diplomatie secrète. »

En même temps, en ce qui concerne la Russie, il indiquait parmi les tâches centrales, la reconnaissance du droit à l’autonomie des nationalités opprimées par l’empire des tsars. D’ailleurs, c’est justement la période de la guerre et de la révolution qui lui permet – comme elle permet à Lénine et à la direction bolchevique – de définir avec plus de précision et de clarté les termes de la question nationale. La synthèse la plus lucide de telles conceptions est contenue dans un chapitre magistral de  » L’Histoire de la révolution russe « , intitulé précisément « La question nationale », « La langue – écrit Trotsky – est le plus important instrument de liaison d’homme à homme et, par conséquent, de liaison dans l’économie. Elle devient une langue nationale avec la victoire de la circulation marchande qui unit une nation. Sur cette base s’établit l’Etat national en tant que terrain le plus commode, les plus avantageux et normal des rapports capitalistes.

Dans l’Europe occidentale, l’époque de la formation des nations bourgeoises, si nous laissons de côté la lutte des Pays-Bas pour l’indépendance et le sort de l’Angleterre insulaire, a commencé par la grande révolution française et dans l’essentiel s’est achevée, à peu près en un siècle, par la constitution de l’Empire allemand. Mais, dans la période où l’Etat national en Europe avait déjà cessé d’absorber les forces de production et se développait en Etat impérialiste, on n’en était encore en Orient – en Perse, dans les Balkans, en Chine, dans l’Inde – qu’au début de l’ère des révolutions nationales-démocratiques dont l’impulsion fut donnée par la révolution russe de 1905. La guerre des Balkans en 1912 représenta l’achèvement de la formation des Etats nationaux au sud-est de l’Europe. La guerre impérialiste qui suivit paracheva en cours de route, en Europe, l’œuvre incomplète des révolutions nationales en amenant le démembrement de l’Autriche-Hongrie, la création d’une Polo-gne indépendante et d’Etats limitrophes qui se détachèrent de l’Empire des tsars ». (T.2 p.405, Seuil).

L’auteur récapitule ensuite les lignes de base de la conception léniniste se concrétisant dans la défense intransigeante du droit à l’autodétermination contre des déviations opposées. Cette conception – faut-il le rappeler – impliquait deux précisions. La première était que la défense du droit à l’autodétermination n’implique pas que le parti révolutionnaire soutienne automatiquement toute demande d’indépendance ou de sécession (en d’autres termes, la question de principe était distincte de la question de la position à prendre dans chaque cas spécifique).

La deuxième était que sur le terrain du parti et de l’organisation du prolétariat en général, le bolchévisme ne renonce pas à ses conceptions centralistes, en luttant contre toute tendance nationale-fédéraliste. Plus généralement, la conception léniniste se fondait sur la prémisse que la solution de la question nationale représentait, en principe, un facteur historiquement progressif. Elle partait aussi de la considération que l’oppression nationale empêchait de larges masses petites-bourgeoises et même des couches ouvrières de comprendre la source sociale de leur exploitation : au fur et à mesure que l’oppression socialiste serait supprimée, la dialectique sociale réelle apparaîtrait plus clairement, les masses atteindraient un niveau plus élevé de conscience politique et commenceraient à régler leur compte directement avec leur propre bourgeoisie.

En 1917 Lénine partagea entièrement la conclusion que Trotsky avait esquissée en avance par la définition de la théorie de la révolution permanente : dans le contexte de l’époque de l’impérialisme, phase suprême du capitalisme, il était désormais impossible de concevoir une dynamique de la lutte pour l’indépendance nationale impliquant une étape nationale-démocratique-bourgeoise, strictement séparée de l’étape socialiste de la révolution. Par conséquent le prolétariat devait prendre la tête des luttes visant à résoudre la question nationale et cette question ne pouvait être effectivement résolue que dans la mesure où le régime capitaliste était renversé.

Quant à lui, Trotsky, après avoir rappelé que les bolcheviks étaient en principe, d’accord sur le droit à l’autodétermination, il ajoutait immédiatement après : « Cependant, la question du pouvoir avait une importance décisive alors que les dirigeants temporaires du parti se révélaient absolument incapables de comprendre l’irréductible antagonisme entre les mots d’ordre bolchévistes dans la question nationale comme dans la question agraire d’une part, et, d’autre par, le maintien du régime bourgeois impérialiste, même camouflé sous des formes démocratiques ».

Voilà donc ce que signifiait concrètement en 1917, la théorie de la révolution permanente, voilà pourquoi « le torrent national se déversait dans le lit de la Révolution d’Octobre » et, plus généralement, les Révolutions nationales apparaissaient comme « des degrés de la révolution mondiale du prolétariat ». Il est possible de répondre ici à la question de savoir si la question doit être, ou non, subordonnée aux intérêts de la révolution prolétarienne. Une telle subordination, on le sait, fut reprochée aux bolcheviks qui, d’après leurs adversaires, auraient révélé leur hypocrisie en la matière, par exemple, lors des événements de Géorgie en 1921.

Le cas de la Géorgie est tout à fait spécifique et il est connu qu’aussi bien Lénine que Trotsky furent assez perplexes sur l’intervention militaire et s’opposèrent aux méthodes employées ensuite dans cette région par la tendance du parti inspirée par Staline. Un essai publié par Trotsky en 1922, indépendamment de son acceptation de l’explication officielle sur l’intervention, démontra, toutefois, d’une façon incontestable que la Géorgie n’était absolument pas indépendante, mais elle s’intégrait dans le jeu des forces réactionnaires internationales et nationales qui avaient déclenché la guerre contre la république des soviets.

Au delà du cas géorgien, en tout cas, Trotsky n’a jamais caché que la question nationale ne pouvait être considérée comme une priorité absolue et, de même que Lénine, il en a expliqué les raisons lors des polémiques sur la Belgique et la Serbie à l’époque de la première guerre mondiale. « Comprenant combien ce principe (le droit à l’autodétermination) était important à l’époque d’une transition au socialisme – écrivait-il dans son essai sur la Géorgie (4) – notre parti ne le transforma pourtant jamais en un dogme absolu, supérieur à toutes les autres nécessités et tâches historiques » (p.153). Dans l’Histoire de la révolution russe l’affirmation est encore plus nette : « La subordination des révolutions nationales arriérées à la révolution du prolétariat a son déterminisme sur le plan mondial. Alors qu’au XIXème siècle la tâche essentielle des guerres et des révolutions consiste encore à assumer aux forces productrices des frontières nationales qui sont devenues pour elles des entraves » (5).

La question ne saurait, donc, être posée abstraitement comme s’il s’agissait de choisir entre révolution nationale et révolution prolétarienne conçues en tant qu’entités absolues. Le prolétariat devrait soutenir les demandes nationales même si leur réalisation aboutissait à la formation pour une période plus ou moins longue d’Etats nationaux dirigés par la bourgeoisie (dans la mesure où cela serait un pas en avant, une prémisse objective du socialisme). Mais, dans le contexte de l’époque impérialiste, il s’agit d’une hypothèse tout à fait improbable. La bourgeoisie impérialiste foule aux pieds et détruit, par nécessité intrinsèque de son système les nationalités et leur indépendance. Quant à la bourgeoisie nationale, elle est incapable de jouer un rôle anti-impérialiste conséquent. Ainsi, de même que les autres tâches démocratiques-bourgeoises, la tâche de résoudre la question nationale appartient désormais au prolétariat et ne sera accomplie que par une révolution sous l’hégémonie du prolétariat (soutenu par toutes les couches exploitées de la population urbaine et rurale).

La stratégie pour les pays coloniaux

Nous touchons ainsi un autre aspect fondamental de la conception de Trotsky sur la question nationale. Dans sa lutte contre la caste bureaucratique qui avait imposé son hégémonie dans le parti, l’Etat et l’Internationale communiste elle-même, Trotsky déclencha une polémique serrée contre les conceptions staliniennes, très proches des anciennes conceptions menchéviques, en esquissant à plusieurs reprises les lignes d’une stratégie révolutionnaire dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux. Il suffit, par exemple, de rappeler son attitude à propos du conflit sino-japonais qui combina une critique systématique du rôle de la bourgeoisie « nationale » et de Chang Kaï-shek avec la définition du caractère progressiste de la lutte de la Chine semi-coloniale contre l’impérialisme nippon (il est d’autant plus utile de rappeler cette position que la littérature attribua mensongèrement à Trotsky l’ »instruction » de « ne pas empêcher à l’empire japonais d’occuper la Chine »).

Il suffit de rappeler aussi les pages lucides sur la nécessité d’une lutte anti-impérialiste conséquente en Amérique Latine (ce qui impliquait une condamnation de la ligne stalinienne de collaboration avec l’impérialisme « démocratique » des Etats-Unis) ou sur l’orientation à suivre dans la révolution en Inde. « Dans le cas où la bourgeoisie de l’Inde se trouve elle-même obligée à faire le moindre pas sur le chemin de la lutte contre la domination arbitraire de la Grande-Bretagne – lit-on dans une lettre de 1939 – le prolétariat soutiendra naturellement un tel pas. Mais il le soutiendra avec ses propres méthodes : meetings de masse, mot d’ordre audacieux, grèves, démonstrations et actions de combat plus décisives, dépendantes du rapport des for-ces et des circonstances. Précisément pour faire cela, le prolétariat a besoin d’avoir les mains libres. L’indépendance complète envers la bourgeoisie est indispensable au prolétariat par dessus tout pour qu’il puisse exercer une influence sur la paysannerie, la masse prédominante de la population de l’Inde. Seul, le prolétariat est capable de mettre en avant un audacieux programme agraire révolutionnaire, de sou-lever et de rassembler des dizaines de mil-lions de paysans et de les conduire dans la lutte contre les oppresseurs indigènes et l’impérialisme britannique »(6).

Il faut mentionner, finalement, la contribution donnée par Trotsky dans les années 30 à une solution correcte de la question des noirs aux Etats-Unis, devenue dans la dernière décennie d’une actualité brûlante. En combattant toute incompréhension et résistance dans les rangs du mouvement révolutionnaire lui-même, il affirma la validité du principe de l’autodétermination aussi dans le cas des Afro-américains et il saisit l’importance très grande qu’aurait un mouvement des noirs comme propulseur de la révolution aux Etats-Unis. Dans un débat qui reste très actuel, il fit un parallèle avec la Russie pré-révolutionnaire et il expliqua que « les russes étaient les noirs d’Europe. Il est fort possible que les noirs aussi, par l’autodétermination, s’acheminent vers la dictature du prolétariat par quelques bonds gigantesques, avant le gros des ouvriers blancs. Alors, ils fourniront l’avant-garde ».

C’est une indication sur laquelle devraient réfléchir tous les avocats d’un ouvriérisme traduit dans des schémas stériles. La question de la Catalogne et une hypothèse significative Trotsky ne minimisa pas non plus l’importance que les revendications nationales gardaient dans la période entre les deux guerres même dans certains pays d’Europe occidentale.

En analysant la crise espagnole au commencement des années trente, il souligna l’importance de la tâche démocratique de l’autodétermination pour la Catalogne. « Les tendances séparatistes – écrivait-il -posent devant la révolution la tâche démocratique de la libre autodétermination nationale. Ces tendances se sont accentuées et extériorisées pendant la période de dictature. Mais tandis que le « séparatisme » de la bourgeoisie catalane n’est pour elle, dans son jeu avec le gouvernement de Madrid, qu’un instrument contre le peuple catalan et espagnol, le séparatisme des ouvriers et des paysans est l’enveloppe de leur indignation sociale. Il faut faire une distinction rigoureuse entre ces deux genres de séparatisme. Or, pour séparer de leur bourgeoisie les ouvriers et les paysans opprimés nationalement, l’avant-garde prolétarienne doit prendre, dans la question de l’autodétermination la position la plus hardie et la plus sincère. Les ouvriers défendront jusqu’au bout le droit des Catalans et des Basques d’organiser leur vie nationale indépendante, dans le cas où la majorité de ces peuples se prononcerait pour une séparation complète. Cela ne veut pas dire, cependant, que les ouvriers avancés pousseront les Catalans et les Basques vers l’indépendance. Au contraire, l’unité économique du pays avec une large autonomie des régions nationales présenterait pour les ouvriers et les paysans de grands avantages au point de vue économique et culturel »(7).

Les critères essentiels pour s’orienter dans la question nationale ressortent encore une fois de la façon la plus claire. Sous l’angle de la méthode, il est intéressant, finalement, de rappeler une hypothèse avancée par Trotsky à la veille de la deuxième guerre mondiale : « … Si la nouvelle guerre se termine par la seule victoire de tel ou tel camp impérialiste ; si la guerre ne provoque ni insurrection révolutionnaire, ni victoire du prolétariat ; si une nouvelle paix impérialiste, plus terrible que celle de Versailles, charge les peuples de nouvelles chaînes, pour des dizaines d’années ; si la malheureuse humanité supporte tout cela tacitement et passivement – non seulement la Tchécoslovaquie et la Belgique, mais aussi la France peuvent être rejetées au rang de nations opprimées (on peut faire aussi la même hypothèse quant à l’Allemagne). En ce cas, l’effroyable désagrégation future du capitalisme devra rejeter tous les peuples en arrière pour de nombreuses dizaines d’années. Assurément, si se réalisait cette perspective de passivité, de capitulation, de défaite et de déclin, les masses opprimées et des peuples entiers seraient contraints de gravir de nouveau à genoux, le chemin historique déjà parcouru auparavant. Une telle perspective est-elle exclue ? Si le prolétariat tolère sans fin la direction des social-impérialistes et des communistes chauvins ; si la Quatrième Internationale ne sait pas trouver la voie des masses ; si les horreurs de la guerre ne poussent pas les ouvriers et les soldats dans la voie de la révolte ; si les peuples coloniaux donnent docilement leur sang pour les intérêts des esclavagistes – dans ces conditions, le niveau de la civilisation s’abaisserait inévitablement et une régression et un déclin général peuvent poser à nouveau à l’ordre du jour des guerres nationales en Europe » (8).

Il est significatif que pendant la première guerre mondiale Lénine ait avancé, sur le terrain purement théorique, une hypothèse analogue (9). Ni l’une ni l’autre des deux hypothèses ne se traduisirent dans la réalité, comme d’ailleurs l’estimaient les auteurs eux-mêmes. Mais le fait même qu’elles furent exprimées, confirme d’un côté qu’ils attribuèrent une importance très grande à la question nationale, d’un autre qu’ils s’efforcèrent toujours de partir d’un contexte objectif – réel ou potentiel – et non pas d’un schéma transformé dans une norme absolue.

La question nationale dans l’étape de transition

A la suite du développement spécifique de l’URSS, à savoir de sa dégénérescence bureaucratique, la question nationale s’est posée aussi dans l’étape de transition du capitalisme au socialisme. C’est une nouvelle contribution de Trotsky, dans les années parmi les plus tourmentées et les plus fécondes de sa vie, d’avoir saisi et clarifié les termes du problème dans un contexte nouveau.

Le problème fut posé déjà dans la plate-forme de l’opposition de. gauche, qui dénonça la renaissance du chauvinisme et du nationalisme grand-russe dans la période de la NEP et avant le premier plan quinquennal. « Le bureaucratisme s’appuyant sur le chauvinisme – expliquait la plate-forme – a réussi à transformer la centralisation soviétique en une source de frictions pour le partage des sièges de fonctionnaires entre diverses nationalités (fédération transcaucasienne) ; il a réussi à gâter les rapports entre le centre et les régions éloignées et a, en fait, anéanti le Soviet des nationalités ; il est devenu à un tel point le tuteur des Républiques autonomes que celles-ci n’ont même plus le droit de résoudre les conflits concernant les terres, qui surgissent entre les populations indigène et russe… Dans ces conditions, la « nationalisation » de l’appareil soviétique local se fait aux dépens des minotités nationales ».

Pour contrecarrer toutes ces tendances, il fallait, d’après la plate-forme opérer un tournant résolu par l’adoption d’une série de mesures qui étaient indiquées avec précision et pouvaient être synthétisées dans le mot d’ordre de « revenir à la position de Lénine ». « La Révolution trahie », en 1936, consacra à cet aspect de la dégénérescence stalinienne tout un chapitre (« Nation et culture »). Selon l’auteur, l’oppression nationale avait acquis un trait particulier : « Nous ne sommes pas en présence de l’oppression d’une nationalité par une autre, au sens propre du mot, mais de l’oppression de toutes les cultures nationales, à commencer par la grande-russienne, par un appareil policier centralisé ».

Mais Trotsky précisa ses conceptions surtout par rapport à la question ukrainienne qu’il discuta dans quelques articles importants. « Malgré le pas en avant gigantesque représenté par la Révolution d’Octobre dans le domaine des rapports nationaux – écrivait-il en juillet 1939 (10) – la révolution prolétarienne isolée dans un pays ar-riéré s’est avérée incapable de résoudre la question nationale et notamment la question nationale ukrainienne qui, par son es-sence même, a un caractère international. La réaction thermidorienne, couronnée par la bureaucratie bonapartiste, a repoussé en arrière les masses travailleuses sur le plan national aussi ». D’où la légitimité des aspirations à l’indépendance, qui doivent se concrétiser dans le mot d’ordre » pour une Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne, unie, libre et indépendante ».

Trotsky était, d’ailleurs, convaincu que dans la mesure où se produisait une régénérescence révolutionnaire de l’URSS, l’Ukraine indépendante « pourrait par la suite rejoindre la fédération soviétique, mais de sa propre vo-lonté, à des conditions qu’elle-même juge-rait acceptables » (11).

Dans ce cas non plus Trotsky ne se limite à proclamer des principes abstraits, mais il exprime une revendication principielle dans un contexte historiquement déterminé. Le mécontentement national des Ukrainiens est l’une des contradictions engendrées par la dégénérescence bureaucratique. Le problème est, donc, d’exploiter cette contra-diction dans le cadre de la lutte globale pour le renversement de la bureaucratie l’insurrection nationale n’est qu’un segment de la révolution politique » (Writings 1939-1940, p.77).

Mais le mot d’ordre de l’indépendance de l’Ukraine présentait un aspect supplémentaire. A l’époque où Trotsky écrivait, une partie des Ukrainiens étaient sous la domi-nation polonaise, hongroise et roumaine. La demande de l’indépendance et de l’unité de l’Ukraine pouvait, donc, jouer un rôle de rupture dans cette direction aussi : « Le même mot d’ordre ouvre au parti prolétarien la perspective de jouer un rôle dirigeant dans le mouvement national ukrainien en Pologne, en Roumanie et en Hongrie ». Dans ce sens la question ukrainienne pouvait acquérir « une importance énorme non seulement pour l’Europe dans son ensemble » et « le programme de l’indépendance ukrainienne à l’époque de l’impérialisme était directement et indissolublement lié au programme de la révolution prolétarienne ».

L’orientation fixée par Trotsky à propos de l’Ukraine garde toute sa valeur dans des situations analogues qui se sont produites après la deuxième guerre mondiale. Elle suggère un critère essentiel face aux problèmes nationaux que la domination de la bureaucratie de Moscou a fait renaître dans les pays d’Europe orientale. C’est pourquoi, la IVème Internationale, a indu dans son programme « le mot d’ordre des Républiques Socialistes Soviétiques indépendantes et souveraines de Pologne, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de Yougoslavie, de Roumanie, de Bulgarie, d’Ukraine, de Géorgie, de Lithuanie, de Lettonie et d’Estonie, tout en préconisant en même temps la confédération sur un pied de stricte égalité, de tous ces Etats ouvriers, en une ou plusieurs fédérations démocratiques d’Etats ouvriers » (12).

La conception trotskyste de la question nationale s’intègre, donc, rigoureusement dans la conception générale de la dynamique révolutionnaire à notre époque et, en dernière analyse, elle n’est qu’une expression particulière de la conception de la révolution permanente, pivot de toute la pensée de Trotsky.

Notes :

(1) Nous tirons nos citations d’une édition américaine, publiée sous le titre de « The Bolshevik and World Peace », 1918.

(2) Pour les polémiques sur les Etats-Unis Socialistes d’Europe, v. la première partie de « L’internationale Communiste après Lénine » cf. aussi le tome 22 des œuvres de Lénine.

(3)V.Sur la deuxième guerre mondiale La Taupe, Bruxelles, 1970, p.209 et 173-174.

(4) « Entre l’impérialisme et la révolution », La Taupe, Bruxelles, 1970.

(5) V. sur te même sujet d’autres passages de l’essai sur la Géorgie et « The Bolshevik and the World Peace », p.171.

(6) V. aussi Sur la deuxième guerre mondiale, p.58-59.

(7) Ecrits, Paris, 1959, tome III, p.423-424.

(8) V. Sur la deuxième guerre mondiale p.57-58.

(9) « Si le prolétariat européen était affaibli pour une vingtaine d’années ; si cette guerre finissait par des victimes dans le genre de celles de Napoléon et par l’asservissement d’une série d’Etats nationaux parfaitement viables ; si l’impérialisme extra-européen (japonais et américain surtout) se maintenait aussi une vingtaine d’années sans aboutir au socialisme, par exemple à cause d’une guerre nippo-japonaise, alors une grande guerre nationale serait possible en Europe  » (Lénine : à propos de la brochure de Junius. OC T22)

(10) V. Writuigs of Léon Trotsky (1939-1940), p.75.

(11) V. l’article  » la question ukrainienne « , publié en appendice à « Entre l’impérialisme et la révolution », La Taupe, Bruxelles, 1970.

(12)V. La résolution du Congrès Mondial de 1957.