Michael LOWI – Actualité de la Révolution permanente
La théorie de la révolution permanente n’est pas une spéculation métaphysique mais une tentative de répondre à une des questions les plus dramatiques de notre époque : comment résoudre les problèmes sociaux terribles dont souffrent les pays capitalistes dépendants – « coloniaux et semi-coloniaux » dans le langage de l’époque – comment leur permettre d’échapper à la paupérisation, aux dictatures, aux régimes oligarchiques, à la domination étrangère ? Cette théorie a été sans doute une des contributions les plus importantes et les plus novatrices de Trotsky au marxisme du XXe siècle. Comment est-elle surgie et quelle est sa portée aujourd’hui, à la veille d’un nouveau siècle ?
En Russie (1906-1917)
L’idée de révolution permanente – d’abord uniquement rattachée à la problématique russe – apparaît pour la première fois dans les écrits de Lev Davidovitch au cours de la tourmente révolutionnaire de 1905-1906 en Russie. Les thèses de Trotsky sur la nature de cette révolution constituaient une rupture radicale avec les idées dominantes dans la Seconde Internationale au sujet de l’avenir de la Russie. Marx et Engels n’avaient pas hésité à suggérer, dans leur préface à l’édition russe du Manifeste Communiste (1892), que « si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste » (1).
Cependant, après leur mort, cette piste – suspecte d’affinité avec le populisme russe – fut abandonnée. Bientôt il est devenu une prémisse universelle – presque un article de foi – chez les marxistes « orthodoxes », russes ou européens, que la future révolution russe aurait nécessairement, inévitablement, un caractère strictement démocratique bourgeois : abolition du tsarisme, établissement d’une république démocratique, suppression des vestiges féodaux dans les campagnes, distribution des terres aux paysans. Toutes les fractions de la Social-démocratie russe prenaient cette présupposition comme leur point de départ incontroversé ; si elles se disputaient entre elles, c’était sur les différentes interprétations du rôle du prolétariat dans cette révolution bourgeoise, et de ses alliances de classe : fallait-il privilégier la bourgeoise libérale (mencheviks) ou la paysannerie (bolcheviks) ?
Trotsky été le premier et pour beaucoup d’années le seul marxiste à mettre en question ce dogme sacro-saint. Il fut, avant 1917, le seul à envisager non seulement le rôle hégémonique du mouvement ouvrier dans la révolution russe – thèse partagée aussi par Parvus, Rosa Luxembourg et, dans certains textes, Lénine – mais aussi la possibilité d’une transcroissance de la révolution démocratique en révolution socialiste.
C’est au cours de l’année 1905, dans divers articles pour la presse révolutionnaire, que Trotsky va formuler pour la première fois sa nouvelle doctrine – systématisée plus tard dans la brochure Bilan et Perspectives (1906). Il a été sans doute influencé par Parvus, mais celui-ci n’a jamais dépassé l’idée d’un gouvernement ouvrier accomplissant un programme strictement démocratique (bourgeois) : il voulait bien changer Ila locomotive de l’Histoire mais par ses rails…(2)
Le terme « révolution permanente » semble avoir été inspiré à Trotsky par un article de Franz Mehring dans la « Neue Zeit » en novembre 1905 ; mais le sens que lui attribuait l’écrivain socialiste allemand était beaucoup moins radical et plus vague que celui qu’il recevra dans les écrits du révolutionnaire russe. Trotsky a été le seul à oser suggérer, dès 1905, la possibilité d’une révolution accomplissant des « tâches socialistes » – c’est-à-dire l’expropriation des grands capitalistes – en Russie, hypothèse unanimement rejetée par les autres marxistes russes comme utopique et aventurière.
Une étude attentive des racines de l’audace politique de Trotsky et de sa théorie de la révolution permanente montre que ses positions étaient fondées sur une interprétation du marxisme et de la méthode dialectique, très distincte de l’orthodoxie régnante dans la Deuxième Internationale. Cela peut s’expliquer, au moins en partie, par l’influence de Labriola, le premier philosophe marxiste étudié par le jeune Trotsky, dont la démarche, d’inspiration hégélo-marxiste, était aux antipodes du positivisme et du matérialisme vulgaires si influents à l’époque. Voici quelques-unes des caractéristiques distinctives de la méthodologie marxiste à l’œuvre dans les écrits du jeune Trotsky et dans sa théorie de la révolution russe :
1. Partisan d’une conception dialectique de l’unité des contraires, Trotsky critique la séparation rigide pratiquée par les bolcheviques entre le pouvoir socialiste du prolétariat et la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » comme une « opération logique, purement formelle ». De même, dans un passage étonnant d’une polémique contre le menchevique Tcherevanine, il condamne le caractère analytique – c’est à dire abstrait, formel, pré-dialectique – de sa démarche politique : « Tcherevanine met sur pied une tactique comme Spinoza construisait son éthique : par la méthode géométrique » (3).
2. Trotsky rejette explicitement l’économisme, un des traits essentiels du marxisme de Plekhanov. Cette rupture est une des présuppositions méthodologiques fondamentales de la théorie de la révolution permanente, comme l’atteste ce passage bien connu de Bilan et Perspectives : « Imaginer que la dictature du prolétariat dépende en quelque sorte automatiquement du développement et des ressources techniques d’un pays, c’est tirer une conclusion fausse d’un matérialisme « économique » simplifié jusqu’à l’absurde. Ce point de vue n’a rien à voir avec le marxisme » (4).
3. La conception de l’Histoire chez Trotsky n’est pas fataliste mais ouverte : la tâche du marxisme, écrit-il, c’est de « découvrir, en analysant le mécanisme interne de la révolution, les possibilités qu’elle présente dans son développement » (5). La révolution permanente n’est pas un résultat déterminé d’avance, mais une possibilité objective, légitime et réaliste, dont l’accomplissement dépend d’innombrables facteurs subjectifs et événements imprévisibles.
4 Tandis que la plupart des marxistes russes tendent, à cause de leur polémique avec le populisme, à nier toute spécificité à la formation sociale russe, et insistent sur la similarité inévitable entre le développement socio-économique de l’Europe occidentale et l’avenir de la Russie, Trotsky formule une position dialectique nouvelle. Critiquant aussi bien le particularisme slavophile des Narodniki et l’universalisme abstrait des menchéviques, il développe une analyse concrète qui rend compte simultanément des spécificités de la formation russe et de l’impact des tendances générales du développement capitaliste sur le pays.
C’est la combinaison de toutes ces innovations méthodologiques qui a fait de Bilan et Perspectives – la célèbre brochure écrite par Trotsky en prison, au cours de l’année 1906 – un texte unique. A partir d’une étude du développement inégal et combiné (le terme n’apparaît pas encore) en Russie – qui a pour résultat une bourgeoisie faible et à moitié étrangère, et un prolétariat moderne et exceptionnellement concentré – il aboutit à la conclusion que seul le mouvement ouvrier, soutenu par la paysannerie, peut accomplir la révolution démocratique en Russie, en renversant l’autocratie et le pouvoir des propriétaires fonciers. En réalité, cette perspective d’un gouvernement ouvrier en Russie était partagée par d’autres marxistes russes – notamment Parvus. La nouveauté radicale de la théorie de la révolution permanente était située moins dans sa définition de la nature de classe de la future révolution russe que dans sa conception de ses tâches historiques.
La contribution décisive de Trotsky était l’idée que la révolution russe pouvait dépasser les limites d’une profonde transformation démocratique et commencer à prendre des mesures anti-capitalistes à contenu nettement socialiste. Son principal argument pour justifier cette hypothèse iconoclaste était tout simplement que « la domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique ». Pourquoi le prolétariat, une fois au pouvoir, et contrôlant les moyens de coercition, devrait-il continuer à tolérer l’exploitation capitaliste ? Même s’il voulait se limiter d’abord à un programme minimum, il serait conduit, par la logique même de sa position, à prendre des mesures collectivistes. Cela dit, Trotsky était aussi convaincu que, sans l’extension de la révolution en Europe occidentale, le prolétariat russe pourrait difficilement se maintenir longtemps au pouvoir.
Commentant les idées avancées par Trotsky dans Bilan et Perspectives, Isaac Deutscher écrivait, dans un des plus beaux passages de sa biographie du fondateur de l’Armée Rouge : « Que son message suscite l’horreur ou l’espoir, que l’on tienne son auteur pour le héros inspiré d’une ère nouvelle unique dans l’histoire par sa grandeur et ses réalisations, ou comme le prophète de la catastrophe et du malheur, on ne peut qu’être impressionné par l’ampleur et l’audace de la vision. Il embrassait l’avenir comme, du sommet d’une haute montagne, on découvre un immense territoire inconnu dont on distingue, dans le lointain, les grands axes d’orientation. (…) il se méprit sur la direction exacte d’une grande route ; plusieurs jalons distincts lui apparurent comme s’ils n’en faisaient qu’un ; et il n’aperçut pas l’un des dangereux ravins escarpés où il devait un jour faire une chute fatale. Mais la compensation fut l’ampleur unique du panorama qu’il avait sous les yeux. Comparées au tableau que Trotsky esquissa dans sa cellule de la forteresse, les prédictions politiques des plus illustres et plus avisés de ses contemporains, sans excepter Lénine et Plékhanov, apparaissent timides et confuses » (6).
En effet, les événements de 1917 ont dramatiquement confirmé les prévisions fondamentales de Trotsky douze années plus tôt. L’incapacité des partis bourgeois et de leurs alliés dans l’aile modérée du mouvement ouvrier à répondre aux aspirations révolutionnaires de la paysannerie, et au désir de paix de la population a créé les conditions pour une radicalisation du mouvement révolutionnaire de février à octobre. Ce qu’on appelait « Les tâches démocratiques » n’ont été réalisées, en ce qui concerne la paysannerie, qu’après la victoire des soviets (7). Mais une fois au pouvoir, les révolutionnaires d’octobre n’ont pas pu se limiter à des réformes uniquement démocratiques ; la dynamique de la lutte de classe les a obligés à prendre des mesures explicitement socialistes. En effet, confrontés au boycott économique des classes possédantes et à la menace croissante d’une paralysie générale de la production, les bolcheviques et leurs alliés ont été conduits – bien plus tôt que prévu – à exproprier le capital : en juin 1918, le Conseil des Commissaires du Peuple décrétait la socialisation des principales branches de l’industrie.
En d’autres termes : la révolution de 1917 a connu un processus de développement révolutionnaire ininterrompu depuis sa phase « bourgeoise-démocratique » (inachevée) de février jusqu’à sa phase « prolétarienne-socialiste » qui commence en octobre. Avec le soutien de la paysannerie, les Soviets ont combiné les mesures démocratiques (la révolution agraire) avec les mesures socialistes (l’expropriation de la bourgeoisie), ouvrant une « voie non-capitaliste », une période de transition au socialisme. Mais le parti bolchevique n’a pu prendre la direction de ce gigantesque mouvement social qui a « ébranlé le monde » que grâce à la réorientation stratégique radicale initiée par Lénine en avril 1917, selon une perspective assez proche de la révolution permanente. Inutile d’ajouter que Trotsky, en tant que président du soviet de Petrograd, dirigeant du parti bolchevique et fondateur de l’Armée rouge a lui-même joué un rôle déterminant dans la « transcroissance » socialiste de la révolution d’octobre.
Reste la question controversée de l’extension internationale de la révolution : les événements ont-ils confirmé la prévision conditionnelle de Trotsky – sans révolution en Europe, le pouvoir prolétarien en Russie est condamné ? Oui et non. La démocratie ouvrière en Russie n’a pas survécu à la défaite de la révolution européenne (en 1919-23) ; mais son déclin n’a pas produit, comme le pensait Trotsky en 1906, une restauration du capitalisme (celle-ci n’aura lieu que bien plus tard, après 1991) mais un développement imprévu : le remplacement du pouvoir ouvrier par la dictature d’une couche bureaucratique issue du mouvement ouvrier lui-même.
Une stratégie pour les pays périphériques
C’est dans la deuxième moitié des années vingt que Trotsky va élaborer, au travers d’affrontements politiques et théoriques acharnés avec le stalinisme, les implications internationales de la théorie de la révolution permanente. Sa réflexion a été catalysée par la dramatique explosion de la lutte de classes en Chine en 1925-27, tout comme la première avait été stimulée par la révolution russe de 1905.
Dans le livre « La révolution permanente » (1928), Trotsky a, pour la première fois, présenté ses thèses sur la dynamique de la révolution sociale dans les pays coloniaux et semi-coloniaux (selon la terminologie de l’époque) de manière systématique, comme théorie valable à l’échelle mondiale. Il s’agit tout d’abord d’une polémique contre la désastreuse politique chinoise du Komintern stalinisé, qui voulait imposer aux communistes chinois la doctrine de la révolution par étapes – la révolution démocratique-bourgeoise comme étape historique séparée – et l’alliance avec la bourgeoisie nationale, représentée par le Kuomintang de Chiang-Kai-chek. Or, insiste Trotsky, en Chine, comme en Russie tsariste, la bourgeoise, qui se sent déjà menacée par le mouvement ouvrier socialiste, ne pourra plus jouer un rôle révolutionnaire et anti-impérialiste conséquent : c’est seulement le prolétariat, en alliance avec la paysannerie, qui pourra accomplir le programme démocratique, agraire et national, dans un processus ininterrompu de « transcroissance » de la révolution démocratique en socialiste.
Le fondement théorique le plus général de cette réflexion est sans doute la loi du développement inégal et combiné, déjà implicite dans les écrits de 1906 ou dans les polémiques de 1928, mais formulée pour la première fois de façon explicite dans « L’Histoire de la Révolution russe » (1930). Elle permit à Trotsky de transcender la conception évolutionniste de l’Histoire qui faisait de celle-ci une succession d’étapes rigides prédéterminées, et d’élaborer une interprétation dialectique du processus historique, qui intègre l’inégalité de rythme – les pays « retardataires » contraints d’avancer par bonds – et le développement combiné, dans le sens du rapprochement des phases distinctes et de l’amalgame des formes archaïques avec les plus modernes. De cette approche découlent des conclusions politiques et stratégiques décisives : la fusion/articulation des condition socio-économiques les plus avancées avec les plus arriérées est le fondement structurel de la fusion ou combinaison des tâches démocratiques et socialistes dans un processus de révolution permanente. Ou encore, pour présenter le problème sous un autre jour, une des principales conséquences politiques du développement inégal et combiné est la persistance inévitable de tâches démocratiques non résolues dans les pays capitalistes périphériques.
Rejetant l’évolutionnisme vulgaire de la doctrine stalinienne de la révolution par étapes, Trotsky souligne, dans La révolution permanente, qu’il ne saurait y avoir, en Chine et dans les autres pays « orientaux » – l’Amérique Latine ou l’Afrique étaient encore hors de son champ d’intérêt – une étape démocratique séparée et complète, sorte de préalable historique à une deuxième étape, de type socialiste. Les seules forces révolutionnaires authentiques sont le prolétariat et la paysannerie, et une fois qu’elles auront pris le pouvoir, « la révolution démocratique, au cours de son développement, se transforme directement en révolution socialiste et devient ainsi une révolution permanente » (8).
D’un point de vue logique métaphysique et abstrait, il est peut-être possible de distinguer deux étapes séparées, mais dans la logique réelle du processus révolutionnaire elles se combineront organiquement dans un tout dialectique (9). Comme l’a écrit Trotsky sans sa préface au livre de Harold Isaacs sur la Chine, « Les révolutions, ont l’a dit plus d’une fois, ont leur logique propre. Mais ce n’est pas la logique d’Aristote, et encore moins la semi-logique pragmatique du « sens commun ». C’est la fonction la plus haute de la pensée : la logique du développement et de ses contradictions, c’est-à-dire la dialectique » (10).
La principale limitation de l’analyse de Trotsky est de nature « sociologique » plutôt que stratégique : considérer la paysannerie uniquement comme « soutien » du prolétariat révolutionnaire et classe de « petits propriétaires » dont l’horizon ne va pas au-delà des demandes démocratiques. Il a du mal à admettre, par exemple, une Armée rouge chinoise composée en sa grande majorité de paysans. Son erreur – comme celle de la plupart des marxistes russes et européens – fut d’assumer, sans examen critique, l’analyse de Marx (dans le 18 Brumaire) sur la paysannerie française comme classe atomisée et petite-bourgeoise et l’appliquer aux nations coloniales et semi-coloniales dotées de caractéristiques très différentes. Cependant, dans un de ses derniers écrits, « Trois conceptions de la révolution russe » (1939) il observe : « Le marxisme n’a jamais donné à son appréciation de la paysannerie comme classe non-socialiste un caractère absolu et immuable » (11).
La théorie de la révolution permanente à été doublement vérifiée au cours de l’histoire du XXe siècle. D’une part, par les désastres résultant de l’étapisme, de l’application aveugle, par les partis communistes des pays dépendants, de la doctrine stalinienne de la révolution par étapes et du bloc avec la bourgeoisie nationale, depuis l’Espagne de 1936 jusqu’à l’Indonésie de 1965 ou le Chili de 1973. D’autre part, parce que cette théorie, teille qu’elle a été formulée dès 1906, a largement permis de prédire, d’expliquer et d’éclairer les révolutions du XXe siècle, qui ont été toutes des révolutions « permanentes » dans les pays périphériques. Ce qui s’est passé en Russie, en Chine, en Yougoslavie, au Vietnam ou à Cuba a correspondu, dans ses grandes lignes, à l’idée centrale de Trotsky : la possibilité d’une révolution ininterrompue et combinée – démocratique et socialiste – dans un pays du capitalisme périphérique, dépendant ou colonial. Le fait que, dans l’ensemble, les dirigeants des mouvements révolutionnaires après Octobre 1917 n’aient pas reconnu le caractère « permanent » de ceux-ci (avec quelques exceptions, dont Ernesto Che Guevara), ou ne l’aient fait qu’a posteriori et dans une terminologie différente, n’enlève rien à cette correspondance historiquement effective.
L’autre dimension de la théorie qui s’est vu confirmée – surtout dans sa forme négative – c’est le concept de révolution permanente en opposition à la doctrine stalinienne du socialisme dans un seul pays. L’affirmation de Trotsky selon laquelle le socialisme ne peut exister qu’à l’échelle mondiale, qu’une révolution dans un pays périphérique ne peut que commencer la transition vers le socialisme, et que l’on ne saurait construire une société socialiste digne de ce nom à l’intérieur des limites nationales d’un seul pays a été vérifiée par la disparition peu glorieuse de l’Union Soviétique en 1991. Certes, les choses ne se sont pas passées comme il l’avait espéré – révolution politique anti-bureaucratique – mais l’échec de l’expérience bureaucratique soviétique n’est pas moins une confirmation de son hypothèse principale.
L’actualité
La théorie de la révolution permanente permet non seulement de rendre compte des grandes révolutions sociales du XXe siècle, mais elle reste d’une surprenante actualité à l’aube du XXIe. Pourquoi ? Tout d’abord, parce que dans la grande majorité des pays du capitalisme périphérique – que ce soit au Moyen Orient, en Asie, en Afrique ou en Amérique Latine – les tâches d’une révolution démocratique véritable n’ont pas été accomplies : selon les cas, la démocratisation – et la sécularisation ! – de l’Etat, la libération de l’emprise impériale, l’exclusion sociale de la majorité pauvre, ou la solution de la question agraire restent à l’ordre du jour. La dépendance a pris des formes nouvelles, mais celles-ci ne sont pas mois brutales et contraignantes que celles du passé : la dictature du FMI, de la Banque Mondiale et bientôt de l’OMC – sur les pays endettés, c’est-à-dire de pratiquement tous les pays du Sud – par le mécanisme des plans « d’ajustement » néo-libéraux et des conditions draconiennes de payement de la dette externe. On peut dire que, à beaucoup d’égards, le pouvoir qu’exercent ces institutions du système financier global – au service des puissances impérialistes en général et des USA en particulier – sur la vie économique, sociale et politique de ces pays est encore plus direct, autoritaire et total que celui de l’ancien système néo-colonial.
La révolution dans ces pays ne pourra être donc qu’une combinaison complexe et articulée entre ces exigences démocratiques et le renversement du capitalisme. Aujourd’hui comme hier, les transformations révolutionnaires qui sont à l’ordre du jour dans les sociétés de la périphérie du système ne sont pas identiques à celles des pays du centre. Une révolution sociale en Inde ne saurait être, du point de vue de son programme, de sa stratégie et de ses forces motrices, une pure « révolution ouvrière » comme en Angleterre. Le rôle politique décisif – certes, non prévu par Trotsky ! – que jouent dans de nombreux pays aujourd’hui les mouvements paysans et indigènes (l’Armée Zapatiste de Libération Nationale au Mexique, le Mouvement des Travailleurs Agricoles Sans Terre (MST) brésilien, la CONAIE en Equateur) montre l’importance et l’explosivité sociale de la question agraire, et son lien étroit avec la libération nationale.
On ne peut pas imaginer, par exemple, une révolution sociale au Brésil qui ne prenne pas en charge la démocratisation effective de l’Etat, la libération nationale, la réforme agraire radicale, la recherche d’une voie de développement économique autonome, orientée vers les besoins sociaux de la majorité. Et vice-versa : seule une révolution sociale – c’est-à-dire anti-capitaliste – pourra réaliser ce programme démocratique, dans un processus de transformation sociale « ininterrompu ». C’est d’ailleurs ce qu’affirme le PT, Parti des Travailleurs brésilien, dans le document programmatique approuvé par son congrès de juin 1990, Le socialisme pétiste : « Le PT est né avec des objectifs profondément démocratiques. La démocratie a, pour le PT, un sens stratégique ; c’est un moyen et une fin ; un instrument de transformation et un objectif. Nous avons appris par notre propre expérience que la bourgeoisie n’a aucun engagement historique envers la démocratie ; elle s’en sert de façon strictement tactique, pragmatique. La démocratie intéresse en tout premier lieu les travailleurs et les masses populaires. Notre engagement pour la démocratie fait de nous des militants anticapitalistes – ce choix a marqué profondément notre lutte pour la démocratie. (…) Les documents constitutifs du PT (…) expliquaient déjà que la fin du capitalisme brésilien est une condition indispensable pour démocratiser réellement la vie brésilienne. » (12)
Dans la lutte des pays du Sud contre la mondialisation néo-libérale, contre les institutions financières mondiales, contre l’inhumanité du système de la dette externe, contre l’imposition, par le FMI, des politiques « d’ajustement » aux conséquences sociales dramatiques, la question nationale redevient d’une actualité brûlante. Dans ce contexte, on voit à nouveau fleurir – avec ou sans la participation des partis d’origine stalinienne – les illusions de type nationaliste sur la possibilité d’un « développement national » (capitaliste), d’une vigoureuse politique de promotion de l’industrie (capitaliste) nationale, d’une alliance stratégique avec les militaires nationalistes, ou encore d’une vaste coalition de toutes les classes intéressées par une « voie économique indépendante », tournée vers le marché intérieur. La théorie de la révolution permanente permet – tout en donnant une place décisive aux aspirations de libération nationale et au combat contre les nouvelles formes de la domination impérialiste – de dépasser ce genre d’illusion en maintenant le cap sur l’inséparabilité des luttes nationales, démocratiques et socialistes, dans un seul mouvement historique.
La question nationale prend aussi dans beaucoup de pays du capitalisme périphérique – ainsi que dans l’ex-URSS et les pays de l’Europe de l’Est – une forme nouvelle, particulièrement inquiétante : les sanglants conflits inter-ethniques, inter-communautaires, inter-religieux, promus par des forces réactionnaires, souvent fascisantes, manipulés ou pas (selon les cas) par les empires occidentaux. Là aussi, seule une révolution socialiste/internationaliste peut rompre le cycle infernal des meurtres et des représailles, des vendettas communautaires, en proposant des solutions fédératives ou confédératives véritablement démocratiques, qui garantissent les droits nationaux des minorités et créent les conditions pour l’unité des travailleurs de toutes les nations. Cela vaut notamment pour l’Asie du Sud-Est, le Moyen Orient et les Balkans.
Nous avons souvent, dans cet article, employé le conditionnel : c’est le seul temps grammatical qui corresponde à la conception de la révolution comme possibilité objective (suggéré par Trotsky dès 1906). Quelles que soient les contradictions sociales profondes des pays dépendants, la révolution n’est jamais « inévitable », le produit « nécessaire » de la crise du capitalisme ou de l’aggravation de la misère. Tout ce que l’on peut avancer c’est une proposition conditionnelle : tant qu’une authentique révolution socialiste/démocratique – dans un processus « permanent » – n’a pas eu lieu, il est peu probable que les pays du Sud, les nations du capitalisme périphérique puissent commencer à apporter une solution aux problèmes « bibliques » (l’expression est d’Ernest Mandel) qui les affligent : pauvreté, misère, chômage, inégalités sociales criantes, discriminations ethniques, manque d’eau et de pain, domination impérialiste, régimes oligarchiques, monopolisation de la terre par les latifondistes…
Notes :
1. Marx, Engels, « Manifeste du Parti Communiste », Pékin, 1966, p. 6.
2. Sur les différences entre Parvus et Trotsky, voir Alain Brossât, « Aux origines de la révolution permanente : la pensée politique du jeune Trotsky », Paris, Maspero, 1974. Sur les convergences et divergences entre Lénine, Rosa Luxembourg et Trotsky, voir le remarquable livre de Norman Geras, « The Legacy of Rosa Luxemburg », London, New Left Books, 1976.
3. Trotsky, 1905, Paris, Minuit, 19ô9, pp. 374, 3H3.
4. Trotsky, « Bilan et Perspectives, clans 1905, p. 420.
5. Trotsky, « Bilan et Perspectives », 1905, p. 397.
6. Isaac Deutscher, Trotsky. T.1. « Le prophète armé », Paris, Juiliard, 1962, pp. 222-223. Deutsdier ajoute ceci : » Celte brochure de quatre-vingt pages comprend toute la substance de sa visée. Pendant tout le reste de sa vie comme dirigeant de la révolution, comme créateur le chef de l’armée, comme animateur de la nouvelle Internationale et enfin comme exilé pourchassé, il défendra et explicitera les thèses qui se trouvent ramassées dans son ouvrage de 1906″.
7. Comme l’écrira Lénine plus tard, » ce furent les bolcheviques (…) qui grâce à la victoire de la révolution prolétarienne, ont aidé les paysans à mener la révolution démocratique bourgeoise vraiment jusqu’au bout « . Lénine, Œuvres Complètes, Moscou, vol. 28. p. 314.
8. L.Trotsky, « La révolution permanente », dans « De la Révolution », Paris, Minuit, 1963, p.366.
9. Ibid.
10. L. Trotsky, « Révolution et guerre en Chine », Œuvres vol.16 , ILT, p.149.
11. L.Trotsky, Œuvres, vol. 21, p. 354.
12. « Le socialisme pétiste », Inprecor. n° 317, novembre 1990, p. 23.