Pierre FRANK – La théorie de la Révolution permanente
Pour la Quatrième Internationale, la théorie de la révolution permanente formulée par Léon Trotsky constitue, à ce jour, la plus importante acquisition du marxisme révolutionnaire. Inscrite dans ses principaux documents, elle constitue une partie intégrante de son programme. Elle exprime la stratégie à suivre par la très grande majorité de l’humanité, celle qui vit dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, en direction du socialisme. Elle signifie que, dans la période qui a été ouverte par la révolution d’Octobre, la création d’États ouvriers oeuvrant à la construction d’une société socialiste à l’échelle mondiale n’est pas seulement l’objectif des luttes du prolétariat des pays économiquement développés, comme c’était le cas dans la dernière partie du XIXe siècle, mais aussi celui des luttes des plus larges masses laborieuses ouvrières et paysannes dans les pays que l’on désigne couramment du terme imprécis de Tiers Monde.
Il n’est pas surprenant que cette théorie soit pratiquement ignorée des sociaux-démocrates qui n’ont de préoccupations qu’électorales dans les démocraties bourgeoises et qu’elle soit combattue farouchement par la bureaucratie des États ouvriers parce qu’elle va à l’encontre de leur politique du « socialisme dans un seul pays » et de « coexistence pacifique » en vue de maintenir un statu quo international inaccessible. Précisément parce que la théorie de la révolution permanente constitue la plus haute acquisition du marxisme révolutionnaire à présent, elle a eu une longue et pénible gestation qu’il est, pensons-nous, utile de rappeler.
Les manifestations de révolution permanente, au sens que Marx a attribué à cette conception, « une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe… » (1), ont été perceptibles dès les premières luttes de forces pré- ou pro-capitalistes dans la société féodale. Ainsi, lors de la Réforme en Allemagne, la guerre des paysans sous la direction de Thomas Munzer contre Luther (2). Ces manifestations ont déjà été plus nettes au cours de la révolution anglaise du 17e siècle avec les Levellers et les Diggers (3). Mais, c’est avec la Grande Révolution française du 18e siècle que les choses prennent une forme assez claire. L’idée de la dictature révolutionnaire pour maintenir la révolution permanente jusqu’à l’élimination de toute inégalité sociale est formulée par Marat, des courants se forment pour mener la révolution au-delà même des objectifs de la fraction la plus radicale des Jacobins (4).
Babeuf et les Egaux, reprenant et précisant ces objectifs, formuleront la première ébauche d’un programme de révolution socialiste (5). Ces conceptions défendues par la suite dans la clandestinité et dans l’illégalité, en particulier par Buonarroti, retrouveront force en 1848, et Marx les intégrera dans sa vue historique de l’humanité en marche vers le socialisme.
Marx et les révolutions de 1848
Au cours des révolutions de 1848, Blanqui, formé à l’école de Buonarroti et instruit par sa propre expérience de la révolution de 1830, de la récupération de celle-ci par les « bourgeois de toute nature », se plaça, le premier, sur une position de révolution permanente dès la formation du gouvernement provisoire en France. Nous n’examinerons pas ici tout ce que nous pouvons à posteriori considérer comme étant confus dans la pensée de Blanqui ; l’essentiel est qu’il avait une conscience claire des dangers provenant des dirigeants petits-bourgeois et qu’il voulait mener la révolution jusqu’à la victoire totale du socialisme.
Marx n’ignorait certainement pas l’histoire de la Révolution française qu’il avait étudiée notamment lors de son séjour à Paris en 1843-44 (6), mais il avait certainement, au début, des vues autres que celles de Blanqui sur la marche de la révolution. Les événements l’amenèrent à préciser ses pensées et à rectifier ses positions stratégiques et tactiques. Dans « Les luttes de classes en France », écrit en 1850, il emploie l’expression « révolution permanente » en y associant le nom de Blanqui avec lequel il n’avait pourtant eu aucune relation en 1848, mais dont il apprécia les positions au cours de la révolution : « … le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme est la déclaration permanente de la révolution, la dictature de classe du prolétariat, comme point de transition nécessaire pour arriver à la suppression des différences de classes en général, à la suppression de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, à la suppression de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, au bouleversement de toutes les idées qui émanent de ces relations sociales. »
Peu après, il reprendra la définition ci-dessus du communisme dans la Neue Reinische Zeitung et il se créa même, en 1850 à Londres, une association qui fut de courte durée entre blanquistes et marxistes, la Société universelle des communistes révolutionnaires dont l’article I des statuts déclarait : « Le but de l’association est la déchéance de toutes les classes privilégiées, de soumettre ces classes à la dictature du prolétariat en maintenant la révolution en permanence jusqu’à la réalisation du communisme qui doit être la dernière forme de constitution de la famille humaine. » (7)
En mars 1850, au moment où la Ligue des Communistes se reconstruit en Allemagne, Marx et Engels emploieront encore l’expression « révolution permanente » dans l’Adresse à la Ligue des Communistes, en lui donnant toutefois une signification plus précise. Confirmant ce qu’ils avaient dit dans Le Manifeste communiste, à savoir que la révolution bourgeoise était alors directement à l’ordre du jour dans toute l’Europe, qu’elle n’était qu’une phase de brève durée devant faire place à une révolution prolétarienne laquelle aboutirait à une société sans classe, ils ajoutaient dans la notion de révolution permanente une prise de position essentielle relativement à la question des rapports de classe dans le cours de la révolution bourgeoise, à savoir que, par rapport à la bourgeoisie et à la petite-bourgeoisie, plus spécifiquement par rapport aux démocrates petits-bourgeois même les plus avancés qui jouaient presque toujours un rôle dirigeant dans ces révolutions du milieu du 19e siècle, les travailleurs devaient avoir déjà dans ces révolutions leur organisation et leur politique propres, indépendantes, hostiles envers ces éléments qui, à l’époque, étaient désignés sous le terme général de « démocrates ». « Cette adresse, devait écrire Marx à Engels dans une lettre du 13 juillet 1851, n’était au fond rien d’autre qu’un plan de guerre contre la démocratie ». L’Adresse envisage non seulement la lutte commune contre ce qui subsistait de la société féodale, mais aussi les rapports entre formations politiques exprimant les classes en lutte contre celle-ci.
Cette idée n’existait ni explicitement ni implicitement dans le Manifeste. Dans un certain sens, on peut considérer que l’Adresse est aussi une autocritique de Marx et d’Engels, bien que non explicitée comme telle, de la tactique qu’ils suivirent au cours de la révolution en Allemagne. Nous ne discuterons pas ici les raisons possibles qui ont motivé Marx et Engels, lors de leur retour en Allemagne au cours de la révolution, à participer à l’organisation démocratique de Cologne. Le fait est qu’en 1850, à un moment où ils pensaient que la révolution repartirait de l’avant et où ils réorganisaient à cet effet la Ligue des Communistes, ils mettaient en garde les membres de cette association, de leur parti, contre toute réédition possible de leur tactique antérieure.
Après 1850, Marx n’est plus revenu sur la question de la révolution permanente (8). Il faut cependant mentionner que, dans une lettre à Engels du 16 avril 1856, il écrit : « En Allemagne, tout dépendra de la possibilité de soutenir la révolution prolétarienne par une espèce de seconde édition de la guerre paysanne. Alors l’affaire ira très bien. » Il ne s’agit plus là des rapports du prolétariat envers la bourgeoisie dans la révolution bourgeoise, mais des rapports du prolétariat et de la paysannerie dans la révolution prolétarienne. C’est chez Marx une remarque qui ne donne lieu, chez lui, à aucun développement.
Trotsky reprendra la notion de révolution permanente au cours de la révolution de 1905. Avant d’en voir les circonstances, nous examinerons certaines que Marx exprimera autour des années 1880 sur les problèmes d’une éventuelle révolution en Russie.
Marx et les problèmes de la révolution russe dans les années 1880
Les idées développées par Marx vers la fin de sa vie en relation aux perspectives de la Russie tsariste n’ont pas un rapport direct mais indirect avec la « révolution permanente ». Plus précisément, elles relèvent de ce que Trotsky appellera plus tard le « développement inégale et combiné ». Marx et Engels se sont beaucoup occupés des développements économiques et sociaux dans la Russie des tsars, ils ont même beaucoup écrit à ce sujet. Leur correspondance avec des révolutionnaires russes publiée (en russe) en Union soviétique constitue un volume de près de 300 pages. L’intérêt de Marx pour ces questions était si grand qu’il se mit à apprendre le russe à l’âge de 50 ans. Ses idées avaient stimulé bien des révolutionnaires russes de son époque et c’est par eux qu’a été assurée la première traduction et la première publication en 1872, en une autre langue que l’allemand, d’une édition du Capital. Ils demandèrent à Marx d’être leur représentant dans la Première Internationale.
Ces révolutionnaires étaient des populistes. Une scission se produisit chez eux en 1879 et un groupe animé par Plekhanov s’en sépara, qui, dans les 3 à 4 années suivantes, s’affirma marxiste et défendit l’idée que la Russie passerait nécessairement par une phase de développement capitaliste, contrairement à l’idée populiste que la Russie pourrait passer au socialisme sans connaître une telle phase. Marx soutint alors le point de vue des populistes. Dans une préface au Manifeste communiste qu’il écrivit en 1882 pour une édition russe de celui-ci publiée par Plekhanov, Marx dit : « Mais en Russie nous trouvons, face à l’escroquerie capitaliste florissant rapidement et à une propriété terrienne commençant à peine à se développer, la plus grande moitié du sol est propriété commune des paysans. La question se pose donc : l’obchina russe, une forme de l’antique propriété commune du sol, bien que fortement minée, peut-elle passer directement à la forme plus élevée de la propriété commune communiste ? Ou bien doit-elle au contraire traverser d’abord le même processus de dissolution de celle-ci que le développement de l’Occident a traversé ? »
« La seule réponse aujourd’hui possible est la suivante : si la révolution russe devient le signal d’une révolution prolétarienne à l’Ouest, de telle sorte que toutes deux se complètent, la propriété commune du sol russe peut servir de point de départ à un développement communiste. » (21 janvier 1882).
A la même époque, Marx s’exprimera – en langue française – de façon plus précise sur cette question, dans une lettre de novembre 1877 adressée à la revue russe Otetchestwennie Zapiski (Annales de la patrie) et dans une lettre à Vera Zassoulitch et des projets pour cette lettre de mars 1881. Engels transmit à celle-ci copie de la lettre à la revue russe, mais ne semble pas avoir eu connaissance de la lettre de mars 1881. Cette lettre et les projets avaient été oubliés par la destinatrice et par le groupe de Plekhanov et n’ont été retrouvés que beaucoup plus tard dans les archives de Lafargue et dans celles d’ Axelrod par Riazanov qui les publia dans les années 1920.
Voici quelques passages importants de ces textes : « Je parle d’un ’grand savant et critique russe’ avec la haute considération qu’il mérite. Celui-ci (Tchernitchevsky) a traité, dans des articles remarquables, la question si la Russie doit commencer par détruire, comme le veulent les économistes libéraux, la commune rurale pour passer au régime capitaliste, ou si, au contraire, elle peut, sans éprouver les tortures de ce régime, s’en approprier tous les fruits en développant ses propres données historiques. Il se prononce dans le sens de la dernière solution… Je partageais ses vues sur cette question… Pour pouvoir juger en connaissance de cause du développement économique de la Russie contemporaine, j’ai appris le russe et puis étudié, pendant de longues années, les publications officielles et autres ayant rapport à ce sujet. Je suis arrivé à ce résultat : si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l’histoire ait jamais offerte à un peuple pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste… Si la Russie tend à devenir une nation capitaliste à l’instar des nations de l’Europe occidentale, et pendant les dernières années elle s’est donné beaucoup de mal en ce sens, elle n’y réussira pas sans avoir préalablement transformé une bonne partie de ses paysans en prolétaires et après cela, amenée une fois au giron du régime capitaliste, elle en subira les lois impitoyables comme d’autres peuples profanes. » (Lettre à Otetchestwennie Zapiski, novembre 1877)
« La ’fatalité historique’ de ce mouvement (la genèse de la production capitaliste) est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale… Dans ce mouvement occidental, il s’agit donc de la transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée.
Chez les paysans russes, on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée. L’analyse donnée dans Le Capital n ’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie, mais afin qu’elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané. »(Lettre à Vera Zassoulitch , (8 mars 1881) « Parce qu’en Russie, grâce à une combinaison de circonstances unique, la commune rurale encore établie sur une échelle nationale, peut graduellement se débarasser de ses caractères primitifs et se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale. C’est justement grâce à la contemporanéité de la production capitaliste qu’elle s’en peut approprier tous les acquis positifs et sans passer par ses péripéties (terribles) affreuses. La Russie ne vit pas isolée du monde moderne ; elle n’est pas non plus la proie d’un conquérant étranger à l’instar des Indes orientales. Si les amateurs russes du système capitaliste niaient la possibilité théorique d’une telle évolution, je leur poserais la question : pour exploiter les machines, les bâtiments à vapeur, les chemins de fer, etc. la Russie a-t-elle été forcée, à l’instar de l’Occident, de passer par une longue période d’incubation de l’industrie mécanique ? Qu’ils m’expliquent enfin comment ils ont fait pour introduire chez eux en un clin d’oeil tout le mécanisme des échanges (banques, sociétés de crédit, etc.) dont l’élaboration a coûté des siècles à l’Occident ? » (Ier projet de lettre à Vera Zassoulitch).
Ces textes de Marx, dont nous n’avons cité que quelques phrases, méritent une étude très approfondie. Ils montrent comment à son époque, il envisageait les mesures susceptibles, dans une société encore arriérée économiquement, d’éviter le capitalisme et d’assurer un passage au socialisme d’une façon aussi rationnelle que possible. C’est le mode de penser de Marx, non les mesures en soi, qui est important. Mais, pour le sujet que nous traitons aujourd’hui,il nous suffira de dire que les textes mettent en lumière les idées suivantes :
a) le « schéma » concernant le développement de la société -féodalisme-capitalisme-socialisme – exposé dans le Manifeste communiste n’est valable selon Marx que pour l’Europe, et plus précisément pour l’Europe occidentale et centrale ; il ne peut et ne doit pas être appliqué mécaniquement ailleurs, notamment à la Russie.
b) la Russie qui ne connaît pas la propriété privée pourrait, à partir de la « commune rurale », sauter par-dessus le mode de production capitaliste pour passer à la société socialiste. Elle aurait, ce faisant, une « grande chance » historique car elle éviterait ainsi de connaître les maux engendrés par le capitalisme.
c) Elle pourrait parvenir à le faire grâce à une « aide extérieure », en utilisant les « acquis positifs » du capitalisme, et grâce au fait que cela coïnciderait avec une révolution prolétarienne en Occident ouvrant la voie à la société socialiste. Dans ces textes, Marx se garde de toute vision mécanique, figée, de l’histoire et envisage la possibilité de combinaisons, apparemment étranges, à première vue, de sociétés arriérées empruntant à un moment donné des éléments que d’autres sociétés, plus avancées, ont mis de longues périodes à conduire. C’est au fond ce que Trotsky, dans l’« Histoire de la Révolution russe », a appelé le « développement inégal et combiné ». (9) Ces textes de Marx concernent spécifiquement la Russie dans laquelle il voyait d’ores et déjà d’énormes possibilités révolutionnaires ; mais il se garda bien d’écrire pareille chose pour les pays coloniaux où sévissaient des conquérants étrangers.
Marx qui mourut peu d’années après avoir écrit ces textes se maintint sur ces positions jusqu’à la fin de sa vie. Après sa mort, Engels continua pendant quelques années à défendre le même point de vue, notamment contre Plekhanov et son groupe qui, dès 1877, considéraient inéluctable le développement du capitalisme en Russie. Autour des années 1890, c’est-à-dire vers la fin de sa vie, Engels estima que le développement du capitalisme en Russie avait fini par donner raison à Plekhanov et accepta le point de vue de celui-ci. Mais Plekhanov donna au Manifeste communiste et plus généralement au marxisme un tour assez mécaniste selon lequel les pays les plus arriérés devaient inévitablement suivre des développements identiques ou similaires à ceux des pays les plus avancés, oubliant en fait ce que Marx avait souligné dans les lignes mentionnées plus haut, à savoir la possibilité, par des emprunts, de sauter des phases données.
La révolution permanente et les révolutions russes de 1905 et de 1917
Au 2e Congrès du Parti social-démocrate ouvrier russe tenu à Londres en 1903, il n’y eut aucun désaccord essentiel sur la question de la nature de la révolution russe à venir : c’était une révolution bourgeoise. Les délégués envisageaient qu’elle donnerait naissance à une Assemblée constituante et à une république démocratique bourgeoise dans laquelle les travailleurs lutteraient pour leurs droits et en direction d’une société socialiste future. Ni Lénine ni Trotsky ne se démarquèrent de cette position du Congrès, même si l’on peut relever que, très tôt dans leurs activités politiques, Lénine insistait tout particulièrement sur la place du problème paysan dans la révolution, et Trotsky sur la couardise de la bourgeoisie libérale russe par comparaison avec les bourgeoisies anglaise et française lors des révolutions dans leurs pays respectifs. Ces points de vue les prédisposaient aux conclusions qu’ils allaient tirer deux ans plus tard.
C’est au cours et à la suite de la révolution de 1905 que de nouvelles positions se firent jour sur cette question. Plekhanov et les mencheviks maintenaient que la révolution russe -démocratique-bourgeoise par la nature de ses objectifs devait aboutir à une république bourgeoise, gouvernée par des partis bourgeois, et que, dans cette république démocratique bourgeoise, le parti ouvrier se donnerait pour tâche de renforcer les positions et les conquêtes ouvrières bien avant de songer à la prise de pouvoir ou à la participation à un pouvoir révolutionnaire. La Russie devait suivre la voie de l’Angleterre et de la France, connaître une longue période de démocratie bourgeoise. C’étaient encore leurs positions en 1917.
Sans oublier le caractère démocratique-bourgeois de ses objectifs immédiats, Lénine et Trotsky voyaient au contraire d’autres issues à la révolution. Tous deux déniaient à la bourgeoisie un rôle dirigeant et un avenir dans la révolution. Lénine envisageait comme perspective une « dictature démocratique des ouvriers et des paysans », Trotsky un « gouvernement ouvrier s’appuyant sur la paysannerie » pour lequel se poserait le problème de la transcroissance de la révolution en révolution permanente, partie intégrante de la révolution socialiste internationale.
On trouvera dans l’essai de Trotsky « Trois conceptions de la révolution » (10) une analyse approfondie des divergences de l’époque. C’est la théorie de Trotsky de la révolution permanente et de son développement que nous étudions ici. Il faut d’abord souligner que Trotsky ne la construisit pas à partir des divers éléments que nous avons mentionnés jusqu’à maintenant elle n’était pas chez lui une déduction abstraite, une combinaison abstraite de formules de Marx, mais le produit d’une analyse de la révolution vécue, notamment du poids et du rôle de la classe ouvrière ainsi que de la faiblesse et de la politique de la bourgeoisie au cours de cette révolution.
Il faut ajouter en outre que les conclusions respectives de Lénine et de Trotsky reposaient sur l’expérience de la révolution russe de 1905, mais que ni l’un ni l’autre ne songeaient à les généraliser à d’autres pays. Jusqu’à la révolution de 1917, l’un et l’autre restèrent sur ces conclusions respectives. Entre-temps, des révolutions bourgeoises se produisirent en Chine, en Perse, en Turquie, au Mexique. Nous ne connaissons rien qui ait été écrit à leur sujet par Trotsky. Quant à Lénine, il considère que les propos « socialistes » de Sun Yat-Sen relèvent de l’utopie, que la bourgeoisie chinoise est digne des grands ancêtres de la bourgeoisie révolutionnaire des 17e et 18e siècles et que la Chine a un grand avenir capitaliste devant elle.(11)
En 1917, Lénine ignora dans ses « Thèses d’avril » la « dictature démocratique » et mit en avant, pour la révolution en cours, la perspective du pouvoir aux soviets, se plaçant ainsi de facto dans le cadre de la révolution permanente de Trotsky. C’est ce que reconnaissent tous les historiens honnêtes, tous ceux qui savent lire et qui ne sont pas mûs par des préjugés politiques d’ordre fractionnel. La victoire de la révolution d’Octobre fut une confirmation éclatante du pronostic émis par Trotsky au lendemain de la révolution de 1905, une preuve de la justesse de la théorie de la révolution permanente telle que formulée pour la Russie tsariste, et pour elle seulement.
En 1917 et dans les années qui suivirent immédiatement, personne, pas même Lénine et Trotsky, ne se préoccupa des divergences théoriques du passé en cette matière d’autres problèmes dont dépendait la vie ou la mort de la révolution avaient de loin la priorité. Dé sorte que nombre des vieux bolcheviks qui avaient suivi Lénine avant la révolution et dont plus d’un avait été réticent aux thèses d’avril ne procédèrent à la moindre autocritique et conservèrent leurs positions anciennes, ce qui se révéla quelques années plus tard au cours du processus de dégénérescence de la révolution.
L’I.C et les révolution coloniales
Au cours des premières années de la révolution se posa avec force le problème des nationalités qui avaient été opprimées par le régime tsariste ou qui, vivant au voisinage de la Russie, avaient été éveillées par la révolution. Aussi l’I.C. fut-elle amenée à prendre des positions sur la question nationale et coloniale, notamment à ses 2e 4e et 5e Congrès. Si l’on examine ces positions, on voit que :
- L’I.C. se prononce pour le droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes, jusque et y compris le droit de séparation. Ce n’était pas là quelque chose d’acquis, même parmi les marxistes révolutionnaires de l’époque. Il suffit de rappeler les critiques sur ce point de Rosa, disant en substance à Lénine : c’est la bourgeoisie qui seule en profitera. Dans le PSDOR avant la révolution cette question avait été largement méconnue. Ainsi Plékhanov niait l’existence même d’un problème ukrainien. (12)
- L’I.C. considère – pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier internationale que les nationalités et les peuples colonisés en lutte contre l’impérialisme sont ou peuvent être des alliés de la révolution socialiste. Dans la L’Internationale avant 1914,certains partis s’étaient élevés contre les expéditions coloniales, mais pas nécessairement contre la colonisation ; celle-ci y avait même de chauds partisans. Ce ne fut pas tâche aisée de débarrasser les vieux cadres socialistes qui avaient adhéré à l’I.C. de leur ignorance ou de leurs préjugés envers les peuples colonisés. (Voir les positions de l’Italien Serrati au 2e Congrès, celles de la section de Sidi-bel-Abbès du Parti français au 4e Congrès).
- L’I.C. se prononce catégoriquement pour l’indépendance des partis communistes des pays colonisés, par rapport aux forces anti-impérialistes en lutte dans ces pays, tout en préconisant des alliances avec elles. Mais, dans les faits, ce point se trouvait contesté. Ainsi, dès le 2e Congrès, le Hollandais Sneevliet-Maring, qui avait combattu courageusement en Indonésie, posa la question de la participation du Sarekat-Islam. Aux 4e et 5e Congrès, le délégué chinois traita du Kuomintang en termes pour le moins ambigus.
- L’I.C. envisage la possibilité pour certains pays de devenir des républiques soviétiques sans passer par une étape capitaliste. Mais on peut dire que cette position était liée d’une part à la perspective d’une victoire rapide de la révolution socialiste à l’échelle mondiale, d’autre part et surtout que cette perspective concernait d’anciens territoires de l’Empire tsariste. En tout cas, elle n’était certainement pas liée dans la pensée de l’I.C. aux textes de Marx mentionnés plus haut dont la plupart étaient alors inconnus.
L’apport de l’I.C. sur ces questions était sans aucun doute extrêmement considérable, mais il n’y était pas question de révolution permanente. En outre, il subsistait dans cet apport une large confusion sur la nature de classe des formations nationalistes révolutionnaires avec lesquelles il était question de faire des alliances. Il est vrai, d’autre part, que beaucoup de militants de ces nationalités n’avaient pas de leur côté une notion précise du socialisme tel que l’entendaient les bolcheviks. Une partie d’entre eux (Soldan-Zadé en Perse, le Tatare Oaliev) étaient gagnés au bolchevisme. D’autres, comme le Chinois Sun Yat-Sen se disaient des socialistes, mais on sait bien maintenant ce que sont leurs « socialismes ». En outre, même là où il était question de républiques socialistes (au 2e Congrès), il subsistait sans aucun doute de la confusion : il n’était pas clairement question de la dictature du prolétariat s’appuyant sur la paysannerie ; il subsistait en fait dans la pensée de pas mal de vieux bolcheviks la possibilité de quelque chose d’intermédiaire comme la « dictature démocratique ».
A côté des textes, il y a la pratique. Sans sous-estimer l’important travail effectué dans le domaine colonial par l’I.C., il faut l’examiner critiquement. A la suite du 2e Congrès, s’est tenu le « Congrès de Bakou ». Ce rassemblement lança un appel aux peuples d’Orient à la lutte contre l’impérialisme, notamment contre l’impérialisme britannique qui régnait alors sur un immense empire ; ce fut un appel à la « guerre sainte », le djihad ; on y dénonçait les forces les plus réactionnaires dans les pays impliqués. Mais, dans les principaux discours, y compris dans celui de Zinoviev qui parla comme président de l’I.C. au nom de celle-ci, il ne fut pas question de dictature du prolétariat ni non plus de dictature démocratique, sans même parler de révolution permanente.
Au 5e Congrès de l’I.C., le délégué chinois se montra favorable à l’entrée du PC chinois dans le Kuomintang, tandis que le délégué turc Faruk, rappelant l’expérience malheureuse des communistes turcs avec Kemal Ataturk, posait la question de la lutte contre ce dernier. La direction de l’I.C. soutint le premier tandis que le second se faisait réprimander. Je n’ai pas trouvé de documents sur l’expérience turque sauf une mention dans des thèses de Zinoviev d’avril 1927 sur la révolution chinoise, mention que je donnerai plus loin. A mon avis, pour autant que je puisse juger ce qui s’est passé à l’époque, s’il était correct de soutenir Kemal contre l’impérialisme britannique et ses valets grecs, il était par contre faux de ne pas poser les problèmes de la révolution turque en terme de révolution permanente.
La politique que suivront Boukharine et Staline dans la révolution chinoise ne différera pas beaucoup de celle qui fut suivie à l’égard de Kemal. L’ampleur de la tragédie fut cependant beaucoup moins grande, bien que de très nombreux communistes turcs aient été exterminés au cours de ces années. Aucune leçon ne paraît en avoir été tirée, sauf le propos de Zinoviev rappelé plus loin. Il est vraisemblable que l’I.C. et la direction du PCUS – y compris Lénine et Trotsky – étaient alors préoccupés par les problèmes de la révolution socialiste en Europe, par priorité sur les problèmes des luttes en Orient, dont ils pressentaient l’impétueux développement futur, mais qui étaient encore bien limités.
L’opposition de Gauche et la révolution chinoise de 1925-1927
Avec la 2e révolution chinoise, de 1925-27, la question des révolutions coloniales commença à prendre une place considérable. Nous n’insisterons pas sur les critiques que l’Opposition unifiée adressa à la politique de Boukharine-Staline, à savoir la présence du PC chinois dans le Kuomintang, sa subordination à la politique de ce dernier, qu’il s’agisse du Kuomintang de Tchiang Kaï Chek ou de celui de Wan Ton-Wei, le freinage des mouvements des ouvriers et des paysans, le refus d’appeler les masses à créer des soviets dans la période de flux révolutionnaire, puis sa création artificielle et l’aventure de Canton dans la défaite.
Mais ces critiques se situent assez tardivement et il n’est pas inutile de remonter un peu plus haut. Avant la grande montée révolutionnaire, il y eut une déclaration, diplomatique certes, mais très claire, signée à la fois par Joffe et Sun Yat-Sen disant qu’il n’était pas question d’un pouvoir soviétique pour la Chine. Le PC chinois n’avait, à l’origine, qu’une perspective de république démocratique bourgeoise. Il entra dans le Kuomintang en 1924. Le plus important recueil de textes de Trotsky sur la Chine a été publié en 1976 aux États-Unis par Monad Press sous le titre « On China ». Il est possible que d’autres textes de lui existent que nous ignorons encore, mais la lecture de « On China » est révélatrice. Dans une lettre à Radek du 27 septembre 1926, il écrit : « La participation du PC chinois au Kuomintang était parfaitement correcte dans la période où le PC chinois était seulement une société propagandiste qui se préparait seulement pour une activité politique indépendante future mais, qui, en même temps, cherchait à prendre part à la lutte de libération nationale qui était en train de se poursuivre. » (p. 114).
Autrement dit, il n’avait pas fait au début d’objection à l’entrée dans le Kuomintang, la justifiant comme une sorte d’« entrisme » avant la lettre. Le PC chinois avait alors peut-être une centaine de membres à qui il fallait donner un milieu de travail. Mais « les deux dernières années ayant vu la montée d’une puissante vague de grèves » (même page), Trotsky pose alors la question de l’indépendance du parti et de sa politique. Il rencontrera pendant un temps une opposition à ses propositions, même au sein de l’Opposition de gauche, mais il finira par la convaincre, lorsque se prépara la plate-forme de 1927, de la nécessité du retrait du PC chinois du Kuomintang et du soutien à la création des soviets. Même à ce moment-là, il ne met pas en avant la perspective d’une révolution permanente. Au contraire, la plate-forme de 1927 contient un désaveu nuancé mais indiscutable de cette théorie. C’est un passage de ce document que nous ne pouvons pas faire nôtre à présent, tout en maintenant sans réserve notre jugement sur l’importance historique du document lui-même.
A peu près à la même époque où la plate-forme était rédigée, zinoviev présentait au CC du PCUS et au CE de l’IC des thèses sur la révolution chinoise où il rappelait l’expérience passée en Turquie dans les termes suivants : « La Turquie nous fournit un exemple encore plus intéressant. Le mouvement national en Turquie, dirigé par Kemal Pacha, a eu pendant longtemps un caractère indubitablement révolutionnaire et méritait parfaitement d’être appelé un mouvement révolutionnaire national. Il était dirigé contre le vieux régime féodal dans le pays, contre le sultanat, aussi bien que contre l’impérialisme, en premier lieu contre l’impérialisme britannique, Ce mouvement entraîna avec lui une masse énorme de paysans et, dans une certaine mesure, la classe ouvrière turque, le parti kemaliste de ce temps ressemblait dans une certaine mesure au Kuommtang d’aujourd’hui. (Mais il ne faut pas oublier un seu instant que la classe ouvrière était évidemment beaucoup plus faible en Turquie qu’en Chine). Le parti kemaliste avait son « conseil des commissaires du peuple », il soulignait sa solidarité avec la Russie soviétique, etc.
Dans un télégramme de Kemal à Tchitcherine, du 29 novembre 1920 il est dit oralement : « Je suis profondément convaincu que le jour où les travailleurs de l’Ouest d’une part, et les peuples opprimés d’Asie et d’Afrique, d’autre part, comprendront que le capital internationales utilise pour se détruire et s’asservir mutuellement, seulement au profit de leurs maîtres, que le jour où la conscience des crimes de la politique coloniale pénétrera les coeurs des masses laborieuses du monde, le pouvoir de la bourgeoisie sera à sa fin ». Cela n’empêcha pas le même Kemal de couper le cou des dirigeants communistes quelque temps plus tard, de placer le mouvement ouvrier dans l’illégalité, de réduire la réforme agraire à un minimum, et, dans sa politique intérieure, de suivre une voie dirigée vers la bourgeoisie et les paysans riches. Ceci eut lieu parce que le prolétariat turc était trop faible pour créer un pouvoir de classe indépendant et aider la paysannerie à créer, sous l’hégémonie du prolétariat, un centre directeur de la révolution qui ne dépendrait pas de la bourgeoisie libérale, des officiers bourgeois, etc. Maintenant, le mouvement kemaliste n’est pas un mouvement national-révolutionnaire, ce n’est pas un secteur de la révolution socialiste mondiale. Le mouvement national en Turquie n’est pas devenu directement un mouvement révolutionnaire lié au mouvement prolétarien international. » (Zinoviev, thèses présentées le 15 avril 1927).
Ces lignes contiennent une critique implicite du passé dans la comparaison qui y est faite entre Kemal et Tchiang Kaï-Chek, mais il n’y a pas une critique fondamentale de la politique qui avait été suivie, il ne s’y trouve pas du tout la perspective d’une révolution permanente. Il en était ainsi parce que Zinoviev, Preobragensky et bien d’autres oppositionnels étaient hostiles à cette théorie et aussi parce que – comme nous le verrons un peu plus loin, Trotsky ne la défendait pas alors. Nous avons signalé plus haut que la plate-forme contenait un désaveu nuancé de cette théorie. Elle contenait autre chose de beaucoup plus grave à propos de la révolution chinoise :
Le mot d’ordre des soviets, mis en avant déjà en 1920 par Lénine pour la Chine, avait sans aucun doute sa valeur dans les conditions chinoises de 1926-1927. Les soviets en Chine pouvaient devenir le moyen de grouper, sous la direction du prolétariat, les forces de la paysannerie, devenir de véritables organes de la dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie et les organes de la véritable résistance au Kuomintang bourgeois et aux Cavaignac chinois sortis de ses rangs.L’enseignement de Lénine dit que la révolution bourgeoise démocratique ne peut être menée jusqu’au bout que par l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie (sous la direction du prolétariat) contre la bourgeoisie. Elle est non seulement applicable à la Chine et aux pays coloniaux et semi-coloniaux, mais elle indique le seul chemin possible pour remporter la victoire dans ces pays. De là découle que la dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat, s’exprimant sous la forme des soviets en Chine, à l’époque actuelle de guerres impérialistes et de révolutions prolétariennes et de l’existence de l’URSS, aurait eu toutes les chances de se transformer, de façon relativement rapide, en révolution Socialiste. Staline, se moquant des enseignements de Lénine, essayait de prouver que le mot d’ordre des soviets en Chine signifiait « lancer le mot d’ordre du passage à la dictature du prolétariat » tandis qu’en réalité Lénine lançait, pendant la révolution de 1905, le mot d’ordre des soviets comme organes de la dictature démocratique des ouvriers et des paysans. »
Ces lignes ne se prêtent à aucune équivoque. La plate-forme, loin de contenir la théorie de la révolution permanente, envisage les soviets en Chine comme devant devenir les organes de la « dictature démocratique », celle-ci étant une étape, fut-elle courte, vers la révolution socialiste, mais une étape tout de même en est ainsi parce que, lors de la fondation de l’I.C. et au cours de ces premiers congrès, il a manqué, comme nous l’avons dit plus haut, la clarté sur la nature des partis nationalistes révolutionnaires et sur l’objectif – ouvrier – du pouvoir dans une révolution démocratique bourgeoise à la suite de la révolution d’Octobre.
Sur ces questions, les oppositionnels, tout en condamnant la politique ultra-droitière, infra-menchevique, pourrait-on dire, de Boukharine-Staline, n’allaient pas au-delà des positions de ces congrès que Staline avaient résumées comme suit : « Lénine a eu raison en disant que, si, autrefois, avant l’ouverture de l’ère de la révolution mondiale, le mouvement de libération nationale faisait partie du mouvement démocratique en général, maintenant, après la victoire de la révolution soviétique en Russie et l’ouverture de l’ère de la révolution mondiale, le mouvement de libération nationale fait partie de la révolution prolétarienne mondiale… » (Staline, commission chinoise du Comité Exécutif de l’I.C. 30 novembre 1926 (13))
Parce que les questions de la nature des formations nationalistes-révolutionnaires et des objectifs de pouvoir dans une révolution comme celle de la Chine étaient restées dans l’ombre, la pensée de Lénine, exprimée sous cette forme, si juste soit-elle, pouvait donner lieu à des interprétations différentes, selon qu’elle était dite par ceux qui luttaient contre la bureaucratie ou par ceux qui en étaient les porte- parole.
Trotsky reprend et généralise la théorie de la révolution permanente
Et Trotsky dans tout cela, nous dira-t-on, comment se situait-il ? Nous ne pensons pas qu’il y ait là un mystère. Il n’aurait pas rusé en matière de théorie. Il suffit de relire un certain nombre de ses textes pour voir qu’il n’arriva à des positions définitives sur les perspectives de la révolution chinoise qu’au cours de l’année 1927 et qu’il réexamina ultérieurement toute la question de la révolution permanente.
Lors de son exil à Alta-Ama, il se retourna vers la révolution chinoise défaite et cela va l’amener à relire aussi ses propres textes du temps de la révolution de 1905. Écoutons ce qu’il écrivit en 1929 : « Il faut être complètement incapable de faire un pronostic historique et d’en comprendre les méthodes pour considérer, aujourd’hui, les évaluations et les analyses de 1905 comme si elles dataient d’hier. Je me suis souvent dit et j’ai souvent répété à mes amis : je ne doute pas qu’il y ait eu, dans mes pronostics de 1905 de grandes lacunes qu’il est très facile de découvrir aujourd’hui après coup. Mais tous mes critiques ont-il prévu mieux que moi et plus loin ? N’ayant pas eu l’occasion de relire mes anciens ouvrages, j’admettais par avance qu’ils contenaient des fautes beaucoup plus graves et plus importantes qu’ils n’en comportent en réalité. Je m’en suis convaincu en 1928, pendant mon exil à Alma-Ata où le repos politique forcé me donna le temps nécessaire pour relire et annoter mes vieux écrits consacrés aux problèmes de la révolution permanente. » (La révolution permanente, Éditions Idées, NRF, p. 39). Cette relecture se faisait en corrélation avec les événements qui s’étaient produits en Chine d’une part, et avec une discussion qu’il poursuivait par lettres avec d’autres oppositionnels également déportés.
Dans une lettre adressée à Preobragensky, non datée mais qui se situe sans aucun doute en mars-avril 1928, il écrit : « J’en vins à penser qu’il n’y aurait pas de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie en Chine à partir du moment où fut formé le gouvernement de Wuhan (14). Je me basais précisément sur l’analyse des faits sociaux les plus fondamentaux, et non sur la manière dont ils étaient réfractés politiquement. Je me convainquis que les faits sociaux fondamentaux s’étaient déjà frayé la voie à travers toutes les particularités des superstructures politiques, lorsque le naufrage de Wuhan détruisit totalement la légende selon laquelle le Kuomintang de gauche englobait les neuf-dixièmes de tout le Kuomintang » » (On China, P. 280)
Ainsi, c’est à Alma-Ata en 1928 que Trotsky réexamine la théorie de la révolution permanente, vérifie la justesse de ses pronostics anciens, et, surtout, en constate l’application à la revoution chinoise. Une théorie valable pour deux pays aussi considérables que la Russie et la Chine a évidemment toute chance d’être valable pour bien d’autres pays du monde. C’est cette théorie qu’il défend implicitement dans sa « Critique du programme de 1’I. C. » (15), et tout à fait ouvertement dans « La Révolution permanente ». En même temps, il met en lumière le fait que cette théorie est le pôle théorique antagoniste du « socialisme dans un seul pays », que tous ceux qui vont capituler devant Staline, à commencer par d’anciens dirigeants de l’Opposition de gauche, vont le faire au nom de la lutte contre la révolution permanente. Le mouvement trotskyste international alors naissant et s’organisant, sous l’impulsion de Trotsky, fera sienne cette théorie.
Il nous a semblé nécessaire de parcourir ce long chemin de l’histoire pour voir comment peu à peu la notion de révolution permanente s’est enrichie et approfondie. Née avant Marx à partir de pensées généreuses mais vagues, elle a concerné d’abord seulement le rapport de la classe ouvrière à la bourgeoisie dans la révolution bourgeoise, puis le rapport de la classe ouvrière à la paysannerie dans la révolution socialiste, non seulement sous une forme générale au niveau des classes mêmes, mais sur le plan politique des organisations qui prétendent représenter ces classes, elle concerne enfin la nature du pouvoir qui devait sortir de ces révolutions. On est bien loin de la conception mencheviste : tâches bourgeoises, d’où révolution démocratique bourgeoise, d’où direction de la bourgeoisie, d’où république démocratique bourgeoise.
Enfin, Trotsky y ajoute l’aspect international montrant que l’instauration de la dictature du prolétariat ne signifie pas la construction indépendante du socialisme : « Tout ce qui a été dit plus haut signifie-t-il que tous les pays du monde sont actuellement plus ou moins mûs pour la révolution socialiste ? Non, c’est là une manière fausse, mécanique et scolastique de poser la question… Indiscutablement, l’économie mondiale est, dans son ensemble, mûre pour le socialisme. Mais cela ne signifie nullement que chaque pays, pris isolément, se trouve dans cette situation. Comment instituer alors la dictature du prolétariat dans différents pays arriérés, comme la Chine, l’Inde, etc. ? Nous répondons : l’histoire ne se fait pas sur commande. Tel pays peut être « mûr » pour la dictature du prolétariat sans l’être cependant ni pour la construction indépendante du socialisme, ni même pour de larges mesures de socialisation. Il ne faut jamais prendre, comme point de départ, l’harmonie préétablie de l’évolution sociale. La loi de l’inégalité du développement existe encore. Elle manifeste sa puissance aussi bien dans les rapports entre plusieurs pays que dans les rapports mutuels entre différentes séries de phénomènes à l’intérieur d’un seul pays. C’est seulement à l’échelle mondiale qu’on pourra réconcilier le développement inégal de l’économie et de la politique.Aucun pays du monde ne pourra construire le socialisme dans ses limites nationales : les forces productives hautement développées qui débordent les frontières nationales s’y opposent au même titre que les forces insuffisamment développées pour la nationalisation. La dictature du prolétariat en Angleterre, par exemple, se heurtera à des obstacles et à des difficultés différentes, mais peut-être aussi grandes, que celles qui se dresseront devant la dictature du prolétariat en Chine. » (16)
Notons toutefois que Trotsky se garde de procéder à une généralisation qui engloberait des pays où le prolétariat est très minoritaire pour ne pas dire quasiment inexistant : « Cela signifie-t-il du moins que tout pays, même un pays colonial arriéré, est mûr pour la dictature du prolétariat s’il ne l’est pas pour le socialisme ? Non, cela ne le signifie pas. Et alors, comment faire la révolution démocratique en général et dans les colonies en particulier ? Et où avez-vous appris – je répondrai à cette question par une autre – que chaque pays colonial est mûr pour l’accomplissement immédiat et intégral de ses tâches nationales démocratiques ? Il faut renverser le problème. Dans les conditions de l’époque impérialiste, la révolution démocratique nationale ne peut être victorieuse que si les rapports sociaux et politiques d’un pays sont mûrs pour porter au pouvoir le prolétariat en qualité de chef des masses populaires. Et si les choses n’en sont pas encore arrivées à ce point ? Alors la lutte pour la libération nationale n’arrivera qu’à des résultats incomplets, dirigés contre les masses travailleuses. » (17)
Il pourrait sembler que, dans ces lignes, Trotsky ait péché par excès de prudence quand on voit que, indépendamment de tout ce qu’il y a à dire sur les régimes bureaucratiques qui y sévissent, le pouvoir capitaliste a été éliminé dans des pays comme la Mongolie extérieure, l’Albanie, le Tibet, le Laos, le Kampuchéa. On ne pouvait certainement pas affirmer à priori qu’ils étaient mûrs pour la dictature du prolétariat – sans parler de socialisme – étant donné que la classe ouvrière y était particulièrement faible ou même pratiquement inexistante. Mais ce sont là des cas de toute évidence exceptionnels, car les développements qui s’y sont produits ne sont pas dûs principalement aux conditions intérieures mais, avant tout, au fait que des révolutions et des interventions contre- révolutionnaires étrangères se sont produites à leurs frontières et ont eu une extension chez eux, que le processus révolutionnaire les a ainsi impliqués et les a entraînés bien au-delà de ce qui pouvait se produire en fonction de leurs strictes données nationales. Aussi, pensons-nous que la restriction de Trotsky mentionnée plus haut reste aujourd’hui encore tout à fait valable.
Les vérifications à l’échelle mondiale de la théorie de la révolution permanente
Depuis 1928, la théorie de la révolution permanente a reçu de nombreuses vérifications. Beaucoup d’entre elles ont été, hélas, des vérifications à contrario, c’est-à-dire par des défaites de la révolution ou par des luttes révolutionnaires qui en sont restées à mi-chemin. Dans les décennies qui nous séparent de la fin de la deuxième guerre mondiale, plusieurs grands pays coloniaux ou semi-coloniaux (Brésil, Inde, Argentine, Algérie, Egypte, Chili, etc.) ont connu un développement économique non négligeable ou l’accession à l’indépendance politique ou les deux, mais en aucun cas un renversement du régime capitaliste. Pas un seul de ces pays n’a abouti à un régime de démocratie bourgeoise tant soit peut stable, comme l’envisageaient les sociaux-démocrates, ni à un régime intermédiaire de type « démocratie populaire nationale » comme l’imaginaient les staliniens et les post-staliniens.
L’exemple chilien est particulièrement éloquent avec les illusions parlementaires qu’il comportait. Quant à l’Inde, malgré l’aide économique qu’elle a reçue de l’Ouest comme de l’Est, elle est désormais dans une ère de crises similaires à celles des autres pays à structure semi-coloniale. Face à ces vérifications par la négative, la théorie de la révolution permanente a eu des vérifications positives sur trois continents : en Europe avec les victoires des révolutions yougoslave et albanaise ; en Asie avec des victoires colossales en Chine, au Vietnam et en Corée du Nord,. en Amérique avec la victoire de la révolution cubaine. La liste n’est pas close et pourrait s’accroître avant peu. En outre, sous une forme défigurée en raison des conditions militaro-policières qui les ont engendrées, les transformations sociales effectuées en Europe orientale et dans les Balkans au lendemain de la deuxième guerre mondiale, témoignent dans la même direction.
Chacune de ces révolutions victorieuses nécessiterait une étude très détaillée parce que, outre la vérification de la théorie de la révolution permanente, elles ont apporté des enseignements spécifiques fort importants en relation avec les caractéristiques particulières de chacun des pays et des conditions dans lesquelles ces révolutions se sont accomplies. Dans un article qu’il écrivit à propos des « Mémoires Sur la révolution russe » du menchevik Soukhanov qui mettait en question la « maturité » de la Russie tsariste pour le socialisme, Lénine avait soulevé ce point : « Ces philistins européens (les sociaux-démocrates) ne s’imaginent même pas que les nouvelles révolutions dans les pays d’Orient à la population infiniment plus nombreuse et aux facteurs so- cieux infiniment plus variés présenteront à coup sûr beaucoup plus de traits particuliers que ce ne fut le cas pour la révolution russe. » (17 janvier 1923)
Le présent exposé devant être suivi par des exposés détaillés consacrés aux principales de ces révolutions, aux problèmes qu’elles ont posés à la Quatrième Internationale et aux réponses qui y furent données, nous résumerons ici le développement de ces révolutions pour indiquer comment la théorie de la révolution permanente s’est vérifiée et quels traits particuliers, quelles « anomalies » pourrait-on dire, s’y sont manifestés.
La Yougoslavie, comme les autres pays balkaniques et d’Europe centrale à l’exception de la Tchécoslovaquie, était un pays où les tâches de la révolution démocratique bourgeoise n’avalent pas été complètement accomplies même après la première guerre mondiale. Il y a lieu de remarquer que les partis socialistes de la IIe Internationale et, ensuite, les partis communistes , luttaient pour y effectuer des révolutions socialistes, se plaçant ainsi, sans s’en rendre compte, sur le plan de la révolution permanente.
Pendant la deuxième guerre mondiale, le PC yougoslave engagea et dirigea une puissante lutte de partisans contre l’occupation allemande. Il tenta de s’entendre avec des forces armées bourgeoises, monarchistes et pro-alliées, mais celles-ci voyaient dans les forces sociales et militaires dirigées par le PC un danger plus grand que celui des armées allemandes et refusèrent de répondre à cette invitation. De sorte que la lutte armée sous la direction de pris un cours politique radicalise, le cours d’une révolution permanente, qui triompha liquidant en passant les forces monarchiste. A la libération, le nouveau pouvoir reposa sur l’armée issue de la lutte des partisans. Sous l’influence de la bureaucratie du Kremlin, la marche de la révolution connut une période de stagnation, mais à la suite de l’intervention brutale de Staline contre Tito, elle reprit sa marche en avant. Bien qu’ayant condamné des années durant la théorie de la révolution permanente dans les assemblées de l’I.C., la direction du PC yougoslave fut amenée, sous la pression des circonstances, à aller au-delà de ses objectifs proclamés et de créer un État ouvrier.
En Chine, la révolution de 1925-1927 écrasée, le mouvement ouvrier subit une répression si brutale qu’il disparut presque totalement dans les villes. Parallèlement à ce développement, la révolution vaincue fut prolongée par les combats d’armées paysannes dirigées par le PC chinois ou, plus exactement, par une aile de ce parti dirigée par Mao Tse- Tung qui finit par prendre la direction du parti après une longue lutte fractionnelle contre la fraction de Wang Minh totalement dépendante de Staline. Tout en acceptant formellement les conceptions stratégiques de Staline (révolution par étapes, révolution démocratique, collaboration avec le Kuomintang), la direction Mao Tse- Tung suivit pratiquement une ligne différente pour ne pas faire subir au parti le même sort que dans les années ’20. La différence entre Mao et Wang Minh consiste en ce que Mao n’accepta jamais le désarmement des armées qu’il dirigeait ni leur passage et celui des régions qu’il contrôlait sous le commandement d’officiers et de fonctionnaires du Kuomintang.
A partir de 1946, le PC, face à la pression de gigantesques soulèvements paysans, en prit la direction, détruisit les armées de Tchiang Kaï-Chek et, par suite, le pouvoir de la bourgeoisie chinoise. Mais il le fit dans des conditions très particulières, à savoir sans faire le moindre appel à des mobilisations ouvrières dans les villes, y compris à Pékin et à Shangaï. En 1949 était ainsi assurée la naissance d’un nouvel État ouvrier. La théorie de la révolution permanente se trouvait vérifiée à l’échelle de la Chine ainsi que le pronostic formulé par Trotsky en 1928. Le trait tout à fait particulier de cette révolution était que la classe ouvrière ne participa pas directement à la lutte pour le pouvoir dans les années décisives 1946-1949 ; c’est le parti ouvrier qui, dirigeant les armées paysannes, joua un rôle substitutiste par rapport au prolétariat.
Ce trait trouve en partie son origine dans l’histoire de la Chine qui a connu, des siècles durant, des soulèvements paysans qui renversaient une dynastie pour la voir remplacer par une autre. Cette fois-ci, les paysans avaient trouvé une direction dans la personne d’un parti né dans les villes et se revendiquant de la classe ouvrière et du communisme. La direction Mao Tse- Tung mit environ douze ans avant de comprendre qu’elle n’avait pas dirigé une « révolution démocratique d’un type nouveau », comme elle l’avait pensé jusqu’alors, mais une révolution permanente. Cependant, elle ne sut pas faire une autocritique claire ; elle combina sa découverte théorique tardive avec sa théorie passée et resta de ce fait dans la confusion théorique, ce qui ne contribua pas à clarifier la question de la révolution permanente auprès des militants communistes.
Au Vietnam, la direction du PC a suivi une politique présentant des analogies avec celle du PC chinois, avec la différence qu’au lieu de se heurter à une bourgeoisie et à une direction bourgeoise forte (18), elle s’est battue principalement contre des puissances impérialistes avec lesquelles elle avait pendant assez longtemps espéré trouver un terrain d’entente. Elle a donc été amenée à mettre, au cours du combat, un accent plus fort sur l’aspect libération nationale de la lutte que sur son aspect émancipation sociale.
A Cuba, la caractéristique toute particulière de la révolution a été que le PC cubain et les organisations ouvrières qu’il contrôlait ne jouèrent pas de rôle dirigeant dans celle-ci ; la direction en fut assurée par le Mouvement du 26 juillet et son armée de guérillas dirigée par Fidel Castro. Bien que dans cette direction il y a avait des communistes, comme Che Guevara, ce Mouvement défendit pendant des années une idéologie non marxiste, de caractère humaniste. C’est après la victoire de la révolution, c’est-à-dire après la destruction des armées de Batista et de son régime, que des différenciations se produisirent dans le Mouvement du 26 juillet arrivé au pouvoir. Fidel et la plus grande partie de la direction, pour défendre les aspirations et revendications de la base sociale qui avait assuré leur victoire, se séparèrent des éléments bourgeois et petits-bourgeois avec lesquels ils avaient été associés et franchirent le pas qui les conduisit à un programme anticapitaliste, à la création d’un État ouvrier et, plus tard, au marxisme.
Dans la 2e Déclaration de la Havane (février 1962), la direction cubaine se plaçait implicitement sur le plan de la révolution permanente mais en la limitant à l’Amérique latine. Les développements ultérieurs qui se produisirent à Cuba ont entraîné des reculs sur ce point, relativement à certains pays d’Amérique latine (Chili, Venezuela). L’intérêt de l’expérience de la révolution cubaine sur le plan de la construction du parti marxiste révolutionnaire est qu’elle met en relief certaines difficultés essentielles ainsi que des problèmes tactiques délicats que peut poser cette construction, en raison de la structure sociale des pays coloniaux et semi-coloniaux. Il ne faut pas oublier qu’en Europe, où le mouvement ouvrier est plus que centenaire, il a fallu dans bien des cas plusieurs décennies avant que ce mouvement ouvrier n’acquière son indépendance politique, organisationnelle par rapport aux formations bourgeoises et petites-bourgeoises.
Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, le poids des couches sociales (paysannerie, certaines parties de la petite-bourgeoisie urbaine) dont le prolétariat doit rechercher l’alliance pour la conquête du pouvoir est considérable ; leurs aspirations, leurs revendications et aussi leurs préjugés trouvent des expressions variées, mais on peut les englober sur un plan idéologique sous le terme général de populisme.
Des idéologies populistes affectent dans ces pays, toutes sortes de milieux et d’institutions (Universités, églises, armées, …) et, inévitablement, la classe ouvrière elle-même. Par exemple, la déclaration de Lula, le leader des métallos brésiliens, lors de la visite du Pape à Sao Paulo, déclaration dans laquelle il associe les noms du Christ et de Marx comme étant tous deux des bienfaiteurs de l’humanité. Qu’il se soit exprimé ainsi par confusion personnelle ou par opportunisme importe peu – le fait est qu’il a traduit de cette façon, des sentiments relativement répandus parmi les travailleurs qu’il représente. Les marxistes révolutionnaires ne peuvent et ne doivent pas ignorer une telle situation et, de ce fait, les organisations de type populiste dont une partie plus ou moins importante de leurs membres, éventuellement dans certains cas des membres de leurs directions, sont susceptibles, au cours des luttes, de franchir les pas qui les séparent du programme anticapitaliste, comme cela s’est passé effectivement avec le Mouvement du 26 juillet.
Indépendamment du maintien indispensable d’une organisation propre des marxistes révolutionnaires reliée à la Quatrième Internationale, quelle démarche tactique faut-il suivre pour accélérer ce développement ? Il n’existe pas de recette générale toute faite, chaque cas est spécifique. Il faut faire entrer en ligne de compte les le dire également en 1928 au sujet de la révolution chinoise. De vieux bolcheviks qui avaient participé à Octobre et commencé à mener la lutte contre la bureaucratie montante ont reculé devant une telle conclusion sur le plan théorique et politique. L’incompréhension et les résistances actuelles témoignent du poids toujours énorme du Kremlin sur la scène mondiale et du recul qu’a subi le mouvement ouvrier mondial dans le domaine de la théorie marxiste. Si le mouvement trotskyste a pu se maintenir, conserver l’acquis de l’Internationale communiste et l’enrichir, il n’a pu le faire jusqu’à présent que parmi des milieux trop limités. Mais cet obstacle si considérable qu’est le Kremlin n’a pu empêcher certaines révolutions des pays coloniaux et semi-coloniaux de vaincre. De nouvelles victoires dans ces pays, et ailleurs, viendront s’ajouter bientôt à la liste de celles qui ont déjà été remportées. Les bureaucraties au pouvoir dans les États ouvriers se heurtent à des résistances croissantes des masses travailleuses. L’emprise du stalinisme sur une partie du mouvement ouvrier s’affaiblit. Nous vivons vraiment dans l’ère de la révolution permanente. Il est certain que tôt ou tard, la théorie qui exprime au plus près la dynamique du monde actuel finira, elle aussi, par l’emporter.
Notes :
- Léon Trotsky, « La Révolution permanente » (éditions Idées NRF p.40)
- F. Engels, « La Guerre des paysans ».
- « …Bernstein, « Socialisme et démocratie dans la grande révolution anglaise ».
- Daniel Guerin, « La lutte des classes dans la Première république ».
- Manifeste des Egaux, Buenarotti.
- Dans un article écrit pour un journal allemand en 1844, Engels déclarait que, sur la question de la révolution permanente, Marx et lui s’étaient trouvé d’accord avec les pensées de Marat qui ne voulait pas que la révolution soit dite « achevée, terminée, mais déclarée en permanence ».
- Cf Marx-Engels Werke tome 7 pages 553-554.
- A propos de l’Adresse, D. Riazanov qui parle des « fautes commises par Marx et Engels pendant la révolution de 1848 » écrit que Lénine la savait pour ainsi dire par coeur et la citait féquemment (Marx et Engels, éditions Anthropos, Paris)
- Soulignons que les textes de Marx destinés à Vera Zassoulitch, du fait qu’ils ont été retrouvés et publiés une quarantaine d’années après avoir été écrits, ont été ignoré de Lénine. Il n’est pas sûr que Trotsky lui-même les ait connus quand il écrivit l’ « Histoire de la Révolution russe ».
- Annexe à L. Trotsky, Staline. Dans ce texte, Trotsky indique aussi la part et les limites de la contribution de Parvus à la théorie de la révolution permanente.
- Cf Pierre Frank, Histoire de l’IC, tome 1
- Cf. R. Rosdolky, Fr. Engels und das problem der geschichtslosen
- Le Marxisme et l’Asie, H Carrère d’Encausse et Stuart Schramm
- C’est à dire la période mai-juillet 1927
- Ecrite en 1928 cf l Internationale communiste après Lénine (éditions PUF)
- La révolution permanente
- IC, pages 202-207
- La seule période où la direction vietnamienne eut à s’opposer à une direction bourgeoise relativement importante, c’est à la suite des accords de Genève de 1954. Le pays se trouvait divisé entre le Nord, où était déjà établi un Etat ouvrier, et le Sud où l’impérialisme américain s’efforcait d’en faire une base pour reconquérir le Nord.