Stage national de formation des jeunes du NPA – 27 et 28 juin 2009 [Livrets de textes]
Livret de textes pour le stage national de formation organisé par les jeunes du NPA les 27 et 28 juin 2009.
I – Démarche transitoire, front unique, gouvernement ouvrier – François Sabado – 2005, Extraits
II – La conception marxiste de l’Etat – Ernest Mandel
III – L’Etat et la révolution – Lénine, Extraits
IV – Sur la libération lesbienne/gay – Extraits de la Résolution adoptée par le 15ème Congrès Mondial de la IVe Internationale 2003
V – Janvier 1919 : Le « soulèvement spartakiste» à Berlin, Quand les révolutionnaires subissent la révolution – Cédric Piktoroff
VI – Une révolution qui traîne en longueur – Léon Trotsky
VII – De la guerre à la révolution Victoire et défaite du gauchisme – Pierre Broué, Extraits de « Révolution en Allemagne »
I – Démarche transitoire, Front unique, gouvernement ouvrier – SABADO François – 2005
1) Stratégie et tactique
La politique de front unique a une double dimension, stratégique et tactique.
1) Stratégique, car si la révolution est un processus majoritaire et « l’émancipation des travailleurs, l’œuvre des travailleurs, eux-mêmes », les classes populaires doivent surmonter leurs différenciations et divisions internes, et rechercher leur unification sociale et politique. Différenciations sociales liées à la place spécifique dans le processus de production et plus généralement dans la vie sociale, mais aussi divisions politiques liées à l’histoire du mouvement ouvrier, à la cristallisation de courants et d’organisations. Trotski, indique d’ailleurs les racines de la politique de front unique dans ce passage sur l’Allemagne (La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne,1932) : « Mais le prolétariat accède à la prise de conscience révolutionnaire non par une démarche scolaire mais à travers la lutte de classes qui ne souffre pas d’interruptions. Pour lutter, le prolétariat a besoin de l’unité de ses rangs. Cela est vrai aussi bien pour les conflits économiques partiels, dans les murs d’une entreprise que pour des combats politiques « nationaux » telle que la lutte contre le fascisme. Par conséquent, la tactique de front unique n’est pas quelque chose d’occasionnel et d’artificiel, ni une manœuvre habile-, non elle découle complètement et entièrement des conditions objectives du développement du prolétariat ». Ainsi loin de se réduire à telle ou telle manœuvre pour démasquer les appareils, le front unique répond à l’objectif stratégique suivant : unifier le prolétariat – la classe ouvrière au sens large, ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail – au cours d’un processus révolutionnaire, pour le transformer de classe dominée en classe dominante de la société. Pour stimuler ce développement, ce mouvement doit créer les conditions de « l’indépendance de classe » des travailleurs vis-à-vis de la bourgeoisie, et viser à l’auto émancipation et l’auto organisation des classes populaires, condition fondamentale pour la transformation révolutionnaire de la société. Ainsi, tout en précisant à chaque étape de la lutte de classes, son contenu et ses formes la recherche de l’unité des travailleurs et de leurs organisations est une donnée permanente de la politique des révolutionnaires.
2) Mais la politique de front unique est aussi une tactique politique, qui dépend des objectifs généraux d’une politique révolutionnaire. D’abord, rappelons, qu’une politique révolutionnaire ne se réduit pas à la tactique de front unique. Bien d’autres aspects liés à la lutte politique, la définition des objectifs, la délimitation entre courants et organisations, la construction d’organisation sont des maillons indispensables de l’activité des révolutionnaires. Ensuite la tactique reste subordonnée à la stratégie : « Le problème historique n’est pas d’unir mécaniquement toutes les organisations qui subsistent des différentes étapes de la lutte de classes mais de rassembler le prolétariat dans la lutte et pour la lutte. Ce sont des problèmes absolument différents, parfois même contradictoires » (Trotski, « Comment vaincre le fascisme ? »). Les formes et le contenu d’une tactique de Front unique peuvent, effectivement, brusquement changer, notamment en situation de crise. Dans la politique de rassemblement des travailleurs pour la lutte, les conflits avec les réformistes peuvent atteindre des points de rupture : « Si les réformistes sabotent la lutte, contrecarrent les dispositions de masse, nous nous réservons le droit de soutenir l’action jusqu’à la fin, sans nos demi-alliés temporaires, à titre d’organisation indépendante… Ce sont les masses qui décident ; A partir du moment, où, les masses se séparent de la direction réformiste, les accords perdent tout leur sens. Perpétuer le front unique signifierait ne pas comprendre la dialectique de la lutte révolutionnaire et transformer le front unique de tremplin en barrière. Pour les marxistes, le front unique est seulement une des méthodes de la lutte de classes. Dans ces conditions données, la méthode est complètement inutilisable :il serait insensé de vouloir construire un accord avec les réformistes pour l’accomplissement de la révolution socialiste ». (« Comment vaincre le fascisme ? » Trotski). En effet, comme l’explique, Daniel Bensaïd, « Le front unique a toujours un aspect tactique. Les organisations réformistes ne le sont pas par confusion, inconséquence ou manque de volonté. Elles expriment des cristallisations sociales et matérielles… Les directions réformistes peuvent donc être des alliés politiques tactiques pour contribuer à unifier la classe. Mais elles demeurent stratégiquement des ennemis en puissance. Le front unique vise donc à créer les conditions permettant de rompre dans le meilleur rapport de forces possible avec ces directions, au moment de choix décisifs, et d’en détacher les plus larges masses possibles. » (Crise et stratégie, 1986) Les conditions d’application dépendent, aussi, des rapports de forces sociaux et politiques globaux, et en particulier des rapports de forces au sein du mouvement ouvrier. C’est un problème que Trotski pose, d’ailleurs, dans la discussion avec les communistes français en 1922 : « Si le Parti communiste ne représente qu’une minorité insignifiante…son attitude à l’égard du front de classe n’a pas une importance décisive. Le problème du front unique ne se pose pas lorsque le PC, comme en Bulgarie, représente la seule force politique. Mais là, où le PC constitue une force politique sans avoir encore une valeur décisive, là où il embrasse, soit le quart, soit le tiers de l’avant-garde prolétarienne, la question du front unique se pose dans toute son acuité. »
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2) Premiers débats dans l’IC
Les premières discussions, sur la question du front unique, eurent lieu lors des 3è et 4è congrès de l’Internationale Communiste. Il s’agissait de prendre en compte une nouvelle période politique, « un retrait momentané des positions du mouvement ouvrier », après la période de montée révolutionnaire liée à la révolution russe. Ces premières réflexions tactiques et stratégiques, développées par Lénine, dans « Le gauchisme, la maladie infantile du communisme », ont, d’abord, été présentées comme des réajustements liés à une nouvelle période. Mais cette discussion dépassait la seule conjoncture politique. Il s’agissait, sur la base des enseignements de la révolution russe, mais surtout des problèmes auxquels étaient confrontés les révolutionnaires, en Allemagne dans les années 20, de discuter les premières pistes stratégiques pratiques d’un processus révolutionnaire dans un pays capitaliste développé. Aussi, cette discussion est largement surdéterminée par le caractère révolutionnaire de l’époque. La question du front unique et des revendications transitoires allait constituer deux des questions majeures de ces congrès. Trotski, allait revenir sur la problématique générale du 3è congrès de l’Internationale communiste, en expliquant que « la campagne pour le front unique, doit s’appuyer sur un programme de transition bien élaboré, c’est-à-dire un système de mesures – qui avec un gouvernement ouvrier et paysan – doivent assurer la transition du capitalisme au socialisme ». « La lutte pour ces revendications doit devenir le point de départ de la lutte pour le pouvoir »… « Aussi, toute grève économique sérieuse provoque immédiatement la mobilisation de toute la bourgeoisie. Les ouvriers qui luttent pour leurs revendications partielles doivent-ils être entraînés automatiquement (c’est nous qui soulignons) à combattre toute la bourgeoisie et son appareil d’Etat ». Trotski allait reprendre cette démarche générale dans le programme de transition : « La tâche stratégique de la prochaine période – période pré-révolutionnaire (c’est nous qui soulignons) – consiste à surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non-maturité du prolétariat et de son avant-garde (désarroi et découragement de la vielle génération, manque d’expérience de la jeune). Il faut aider les masses, dans le processus de leur lutte quotidienne, à trouver le pont entre les revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat ». C’est dans ce cadre que l’internationale communiste va aborder la question du gouvernement ouvrier.
a) D’abord, contre les positions ultra-gauches, défendues en particulier par Bordiga et Ruth Fisher, représentant la gauche allemande, qui assimilaient la perspective du « gouvernement ouvrier et paysan » à la « dictature du prolétariat ». « Gouvernement ouvrier et dictature du prolétariat ne sont pas synonymes », indiquent les textes de l’IC. Karl Radek, dirigeant de l’Internationale, précise même « le gouvernement ouvrier n’est pas la dictature du prolétariat. C’est une transition possible – non obligatoire – vers la dictature du prolétariat ». « Un court épisode dans la voie de la dictature du prolétariat », reprendra Trotski dans le programme de transition.
b) Le gouvernement ouvrier peut surgir de la lutte de masse mais aussi d’une victoire électorale. Il résulte d’une crise sociale et politique généralisée quand les institutions du vieil appareil d’Etat commence à se disloquer mais ne sont pas encore détruites. Tout en considérant « qu’un gouvernement ouvrier peut résulter d’un « début parlementaire de la révolution », le mot d’ordre de gouvernement ouvrier n’est pas le mot d’ordre de combinaisons parlementaires, c’est le mot d’ordre d’un mouvement massif du prolétariat se libérant complètement des combinaisons parlementaires avec la bourgeoisie s’opposant lui-même à la bourgeoisie et opposant l’idée de son propre gouvernement à toutes les combinaisons parlementaires bourgeoises » précisent les résolutions de l’IC.. « Un gouvernement de ce genre n’est possible que s’il naît dans la lutte des masses et s’appuie sur des organes ouvriers aptes au combat et créés par les couches les plus vastes des masses ouvrières opprimées. Un gouvernement ouvrier résultant d’une combinaison parlementaire, peut aussi fournir l’occasion de ranimer le mouvement ouvrier révolutionnaire mais un tel gouvernement… ne peut conduire qu’à la lutte la plus acharnée, et éventuellement à une guerre civile contre la bourgeoisie ». Ainsi les interprétations de la majorité de l’IC sont assez claires, mais il y eut aussi des « interprétations parlementaires… envisageant ce type de gouvernement dans les institutions bourgeoises sans lien avec la perspective révolutionnaire ».
c) La direction du KPD allemand tomba dans ce travers parlementaire, dans sa politique vis-à-vis du gouvernement, formé, en 1923, en Saxe Thuringe par les socialistes de gauche et les communistes. Crise généralisée, montée révolutionnaire des masses, appareil d’Etat ébranlé, unité KPD, USPD (socialistes de gauches) et gauche SPD majoritaire, la question d’une participation communiste dans ce gouvernement pouvait se poser. Mais la direction du KPD subordonna sa politique à la décision gouvernementale d’armer les masses et d’appeler à la grève générale. Elle ne décida pas de centraliser un processus d’auto organisation indépendante et d’armer le peuple dans une perspective de conquête de pouvoir ; Lorsque, le « gouvernement ouvrier légal » refusa la confrontation avec le pouvoir central, la direction du KPD se retrouva sans les moyens de mobiliser les travailleurs pour conquérir le pouvoir de la région. Le problème, dans ce cas, n’était pas de participer à ce gouvernement ouvrier régional, mais de combiner la participation à la priorité de construire une dualité de pouvoir appuyé sur l’auto organisation et l’armement populaire.
d) Dans ce cadre, les dirigeants de l’IC veillaient à distinguer les différences entre différents types de gouvernements. C’est d’ailleurs ce que précisent les hypothèses évoquées par les « thèses sur l’unité du front prolétarien » du 3e Congrès de l’Internationale communiste en 1921 : « L’IC doit envisager les éventualités suivantes : 1) Un gouvernement ouvrier libéral. Il y a déjà un gouvernement de ce genre en Australie ; Il est également possible dans un délai assez rapproché en Angleterre. 2) Un gouvernement social-démocrate (Allemagne) 3) Un gouvernement des ouvriers et des paysans. Cette éventualité est à prévoir dans les Balkans, en Tchécoslovaquie etc. 4) Un gouvernement ouvrier avec la participation des communistes ; 5) Un véritable gouvernement ouvrier prolétarien, qui, dans la forme la plus pure, ne peut être incarné que par un parti communiste. Les deux premiers types de gouvernements ouvriers ne sont pas des gouvernements ouvriers révolutionnaires, mais des gouvernements camouflés de coalition entre la bourgeoisie et les leaders ouvriers contre-révolutionnaires… Les communistes ne devront pas participer à de pareils gouvernements. Au contraire ils devront démasquer impitoyablement devant les masses, le véritable caractère de « ces faux gouvernements ouvriers. » Et la nature de ces gouvernements ne change pas en fonction d’une quantité plus ou moins importante de mesures « sociales » ou « démocratiques » – même si sur le plan tactique, cela peut être très important – c’est leur rapport aux institutions et à l’Etat bourgeois qui leur confère telle ou telle dynamique. Ainsi, nous pouvons pour des raisons pédagogiques, discuter avec les autres courants de gauche, du contenu et du cadre, d’un gouvernement anti-libéral ou anticapitaliste, mais le gouvernement des travailleurs que nous défendons n’ est pas un gouvernement d’union de la gauche avec un peu plus de mesures anti-libérales ou démocratiques… Il y a une différence de nature de classe entre les deux types de gouvernements… Dans le cas de toutes les formules réformistes, celles-ci tiennent leur légitimité des institutions parlementaires bourgeoises et ne remettent pas en cause la logique fondamentale du profit et de la propriété capitaliste. Un gouvernement des travailleurs s’attaque aux fondements du pouvoir des classes dominantes, à ses institutions et à son système économique. Elle s’inscrit, sous des formes spécifiques selon les conjonctures nationales, dans une perspective de dualité de pouvoir pour déboucher sur la conquête révolutionnaire du pouvoir. Cette démarche peut se concentrer dans quelques mesures d’urgence sociales et démocratiques, mais la cohérence de celles-ci, et leurs rapports au mouvement social, en particulier au travers de la dynamique du contrôle doit conduire, à la rupture et à un processus de contrôle et d’auto organisation.
e) Bien sûr, la participation à des gouvernements ouvrier ou « ouvrier et paysan » ou le refus de tout ministérialisme dans des gouvernements de collaboration de classes sont les deux points de repère fondamentaux, mais cela ne fait pas l’économie de tous les problèmes tactiques vis-à-vis de ces « faux gouvernements ouvriers » qui sont des gouvernements qui restent dans le cadre de l’Etat capitaliste mais qui accélèrent le processus de décomposition de cet Etat. C’est ce que Lénine appelle, dans « la maladie infantile du communisme », « l’opposition loyale » – c’est à dire la renonciation à préparer le renversement par la violence de ces gouvernements de collaboration de classes tout en ne lâchant rien sur leur caractérisation : « La majorité des ouvriers des villes est avec les indépendants – USPD socialistes de gauche. – Conclusion promesse d’une « opposition loyale » (c’est-à-dire renonciation à préparer le « renversement par la violence ») au gouvernement « socialiste d’où seraient exclus les partis capitalistes bourgeois ». Mais il est impossible de passer sous silence le fait qu’on ne saurait appeler « socialiste » (dans une déclaration officielle du parti communiste) un gouvernement de social traître. Il suffisait de dire (pour être poli à la façon parlementaire) : tant que la majorité des ouvriers des villes suit les indépendants, nous, communistes, ne pouvons empêcher ces ouvriers de se débarrasser de leurs dernières illusions en faisant l’expérience de « leur gouvernement. Il n’en faut pas plus pour justifier un compromis, réellement indispensable, et qui consiste à renoncer pour un temps aux tentatives de renverser par la force un gouvernement auquel la majorité des ouvriers des villes fait confiance ». Trotski reprendra cette problématique pour définir une tactique vis-à-vis des gouvernements de Front populaire.
f) C’est aussi dans ce cadre, que les textes du 3e et 4e congrès de la IIIe internationale précisaient que le mot d’ordre du gouvernement ouvrier « est une conséquence inévitable de la tactique du front unique ». En précisant que « le programme le plus élémentaire d’un gouvernement ouvrier doit consister à armer le prolétariat, à désarmer les organisations bourgeoises contre-révolutionnaire, à instaurer le contrôle de la production, à faire tomber sur les riches le principal fardeau des impôts, et à briser la résistance de la bourgeoisie contre-révolutionnaire ». Ces discussions avaient lieu dans la perspective de situation pré-révolutionnaire ou révolutionnaire, des conjonctures où « le combat pour les revendications partielles…entraînent automatiquement à combattre toute la bourgeoisie et son appareil d’Etat… ». Aussi tous nos débats sur les diverses formules de gouvernement ont peu de choses à voir avec la question du gouvernement ouvrier telle qu’elle est posée dans les premiers congrès de l’IC. Parler, aujourd’hui, dans une situation non révolutionnaire, d’un lien entre « tactique de front unique » et « gouvernement de front unique », c’est à dire un gouvernement qui en même temps représente les organisations majoritaires de la classe ouvrière et commence un processus de destruction de l’Etat bourgeois, c’est escamoter que toutes ces discussions sur le gouvernement ouvrier avaient lieu dans des situations révolutionnaires qui permettait justement ce lien « automatique »… C’est aussi escamoter la réalité d’un mouvement ouvrier, où un front unique communiste/socialiste de gauche, pouvait constituer une alternative majoritaire dans le mouvement ouvrier allemand face à l’arrogance militariste des classes dominantes. Soulignons que le front unique et un gouvernement ouvrier ne pouvaient avoir de dynamique anti-capitaliste que dans le cadre de rapport de forces, marquées par un poids certain des révolutionnaires mais aussi l’existence de courants de masse intermédiaire entre le réformisme et la révolution – ce que l’IC appelait « le centrisme ». La situation est évidemment, totalement différente, aujourd’hui.
[…]
C’est pourquoi, dans la situation actuelle, nos propositions politiques doivent se situent sur un double plan :
- l’unité d’action pour la mobilisation
- La proposition d’une alternative anti-capitaliste soutenant la perspective d’un gouvernement au service des travailleurs. Cette configuration politique explique donc, les raisons pour lesquelles, la question d’un gouvernement des travailleurs ne peut se poser au travers d’une formule de gouvernement « arithmétique » composée de partis et organisations clairement identifiés. Elle se pose au travers de ses tâches, au travers des grandes lignes d’un programme anti-capitaliste, « sous une forme algébrique », comme l’indique Trotski, dans ses discussions avec les communistes français en 1922, et comme nous l’avons repris, en maintes occasions, notamment après mai 68 avec le manifeste de la Ligue communiste, ou au travers des propositions d’un plan d’urgence anti-capitaliste.
3) La question du front unique contre le fascisme, en Allemagne
C’est la proposition centrale de Trotski contre la montée du fascisme. Elle s’opposa, terme à terme à la politique de division du KPD stalinien. Au-delà du rejet de toute la politique visant à assimiler la social-démocratie au fascisme, ce qui est apparu comme décisif dans les propositions de Trotski, c’est le refus de tout ultimatisme, la nécessité de prendre en compte la réalité du mouvement ouvrier, avec ses organisations syndicales réformistes, ses partis sociaux-démocrates et communistes pour dresser un front unitaire contre le fascisme, de voir le mouvement ouvrier tel qu’il était et pas tel que l’inventaient les staliniens. Dix années après l’assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht par les corps francs dirigés par Noske et Scheidemann, responsables sociaux-démocrates, Trotski préconisait de reprendre le chemin de l’unité d’action avec la social-démocratie, qui restait le courant majoritaire du mouvement ouvrier allemand. Le parti communiste montait en puissance, mais la social-démocratie restait dominante. L’urgence antifasciste exigeait la réalisation de l’unité des organisations, au-delà de toutes les divergences, de toutes les divisions politiques et organisationnelles. En reprenant, les textes de Trotski sur l’Allemagne, qui sont, parmi les textes les plus élaborés et les plus systématiques, sur la question du front unique, – certes dans une situation de déchirement et de gravité pour le mouvement ouvrier – on peut faire plusieurs remarques : * Trotski insiste, dans cette situation exceptionnelle, sur le caractère plutôt défensif de la politique de front unique : « Il faut avoir présent à l’esprit le fait que la politique de front unique est beaucoup plus efficace dans la défense que dans l’attaque. Les couches conservatrices ou arriérées du prolétariat sont entraînées plus facilement dans une lutte pour défendre les acquis que pour la conquête de nouvelles positions… * Il insiste sur la nécessité d’ « un programme pratique d’accord » des ouvriers communistes et sociaux démocrates et il ajoute « Les accords électoraux, les marchandages parlementaires conclu par le parti révolutionnaire avec la social-démocratie servent, en règle générale, la social-démocratie. Un accord pratique pour les actions de masse, pour des buts militants se fait toujours au profit du parti révolutionnaire ». * Il continuait « Aucune plate-forme commune avec la social-démocratie ou les dirigeants des syndicats allemands, aucune publication, aucun drapeau, aucune affiche commune ! Marcher séparément, frapper ensemble ! » Ces formules, peuvent paraître, aujourd’hui excessives mais elles soulignent un vrai problème : la nécessite de distinguer l’unité d’action de l’intervention de l’organisation révolutionnaire, de veiller « à ne pas se lier les mains ». * Enfin, Trotski revient sur le caractère « pratique », « réaliste » du front unique, en rejetant l’application « purement formelle, décorative » mise en œuvre par la direction ultra-gauche du KPD allemand : « Les organes dirigeants du parti communiste s’adressaient aux réformistes avec la proposition de lutter en commun pour des mots d’ordre radicaux qui ne découlaient pas de la situation et qui ne correspondaient pas à la conscience des masses. Les propositions eurent un caractère de coups chargés à blanc.. La politique de front unique, d’après son essence même, ne peut être fertile que sur la base de l’appréciation réaliste de la situation et de l’état d’esprit des masses ». Enfin, une interrogation ? Pourquoi Trotski qui met au centre de la situation le front unique, traverse-t-il toute la crise allemande sans avancer de proposition de mot d’ordre de gouvernement SPD-KPD ? La division était -elle trop forte pour rendre crédible une telle formule ? Ou bien celui-ci donnait la priorité au caractère « pratique », « réaliste » de la politique de front unique ?
4) Front Unique et Front Populaire
a) L’expérience du Front populaire a laissé un souvenir positif, non seulement au sein des militants du PCF, mais encore au sein de nombreuses couches de travailleurs non-communistes : c’est parce qu’ils en perçoivent surtout la dynamique unitaire pour le monde du travail, dynamique positive et favorable pour la mobilisation contre le patronat. C’est aussi parce qu’ils identifient front populaire et conquêtes sociales : les 40 heures, les congés payés, les droits syndicaux. Mais une première chose doit être systématiquement rappelée : ces droits sociaux et démocratiques n’étaient pas dans le programme de front populaire, concocté par les directions socialistes, communistes et celle du parti radical. Celui-ci était beaucoup plus mesuré. Ces conquêtes sociales sont, avant tout, le résultat de la grève générale qui imposa au « comité des forges », le patronat de l’époque, la satisfaction de ces revendications. Et le gouvernement de Front populaire se fit fort d’expliquer au patronat, que dans les conditions d’une situation révolutionnaire, il était raisonnable de donner satisfaction aux ouvriers plutôt qu’ils radicalisent leur combat contre le pouvoir capitaliste. Mais historiquement, la vision largement répandue, essentiellement par les soins des historiens et dirigeants réformistes, est de confondre l’expérience du gouvernement de front populaire et la grève générale.
b) Ernest Mandel revient sur ce problème dans un texte de polémique avec Louis Althusser, sur les questions du « Front populaire » : « Mais justement, toute l’équivoque est là. Le Front Populaire, ce n’est pas seulement la dynamique unitaire. C’est aussi et surtout la dynamique unitaire déviée de ses objectifs anti-capitaliste naturels vers des objectifs et des formes de gouvernement compatibles avec la survie de l’Etat bourgeois et de l’économie capitaliste. Avec l’Union de la gauche -comme déjà avec l’union de la résistance-on a assisté à un processus analogue ; Pour des militants, des travailleurs, il s’agissait avant tout de rétablir l’unité des forces du travail. Pour des dirigeants du PS et du PCF, il s’agissait au contraire d’une opération de collaboration de classe tendant à assurer la survie des institutions de l’Etat bourgeois et de la propriété privée en France, dans des conditions d’un essor du mouvement de masse qui menacerait de les renverser. » Les fronts populaires ou les gouvernements de type front populaire émergent en général dans des situations de montée du mouvement de masse. Il y a donc d’une certaine manière, et de façon croisée, deux aspects différents, dans le front populaire : d’une part l’alliance au sommet des directions sur la base d’un programme de respect de l’ordre capitaliste, et d’autre part, l’unité des travailleurs et de leurs organisations qui chargent ces fronts populaires d’un autre contenu, celui de la satisfaction de leurs revendications. Et les difficultés tactiques auxquelles nous sommes confrontés résultent d’une situation où les mouvements de masse ne voient pas clairement la contradiction entre ces deux aspects…
c) Dans une telle situation, Trotski, tant en France qu’en Espagne, s’opposa à toute participation des révolutionnaires dans les coalitions puis dans les gouvernements de fronts populaires, non seulement parce que des partis bourgeois constitués ou des « ombres de la bourgeoisie » – les courants bourgeois en Espagne de Juillet 36 à la fin de la guerre civile – pesaient largement sur ces coalitions mais parce que la politique des organisations réformistes et staliniennes dominantes dans les fronts populaires visait à ne pas remettre en cause le système capitaliste. Ce fut un des points de discorde avec la direction du POUM, en Espagne. En effet, la participation des révolutionnaires, même les plus sincères, comme étaient les militants du POUM, à ce type de gouvernement de collaboration de classes, ne pouvait que les lier et les subordonner à la politique menée par ces derniers. En effet, et ce fut l’accusation principale de Trotski contre le POUM : dans le moment le plus critique, la participation d’Andrés Nin et de ses camarades au gouvernement de front populaire, les empêchèrent voire les conduisirent à s’opposer aux organismes résultant d’une dualité de pouvoir. Ainsi, en juillet 36, le POUM participa à la reconstitution du gouvernement bourgeois de la « Généralitat Catala », suivant en cela, les anarchistes de la CNT, et appela à la dissolution du Comité Central des Milices, pouvoir politique et militaire de la contre insurrection populaire contre les fascistes. La leçon, pour Trotski, c’est, une nouvelle fois, l’impossibilité, pour les révolutionnaires de construire une alternative à la politique réformiste tout en soutenant ou participant à des gouvernements de ce type. La participation à ces gouvernements étouffe la dynamique révolutionnaire.
d) Mais les indications de Trotski, plus que celles des trotskistes français ou espagnols (ceux qui étaient restés hors du POUM) d’ailleurs, ne se réduisaient pas à l’opposition entre « front populaire » et « gouvernement ouvrier et paysan ». Celles-ci cherchaient aussi à cibler des revendications concrètes politiques-la rupture des partis ouvriers avec les partis bourgeois- ou sociales- revendications salariales issues des grèves, contrôle de la production, terre aux paysans, bref des exigences précises qui opposaient la dynamique des mobilisations des masses à la politique des directions. Elles soulignaient, la nécessite de s’appuyer sur le mouvement d’en bas ; C’est le sens de toute l’importance que qu’il donne aux « Comités d’Action de front populaire » ; Il ne s’agit pas de construire d’autres organismes de combat à côté du mouvement du front populaire. Il s’agit de participer, de construire les structures de base du front populaire pour opposer la volonté des travailleurs et des citoyens à la politique des directions. C’est ce qu’il développe, en 1935 dans un texte intitulé « Front populaire et comités d’action » : « Le front est par définition l’organisation directe et immédiate de la lutte. Le front populaire défend la démocratie, qu’il commence alors par l’appliquer dans ses propres rangs. Cela signifie : la direction du front populaire doit directement et immédiatement refléter la volonté des masses en lutte. Comment ? Très simplement, par des élections. La seule chose que les ouvriers conscients exigent de leurs alliés véritables ou possibles, c’est qu’ils luttent effectivement ». L’objectif, c’est « construire un nouvel appareil de la lutte ». Ainsi, s’il écarte la participation des révolutionnaires au sommet du « front », il défend vigoureusement la nécessite de s’intégrer, à la base du front populaire au travers d’un mouvement des comités d’action.
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f) Avec ce même souci – comment s’appuyer sur la dynamique du mouvement de masse, tout en le retournant contre ces directions – Trotski distingue diverses formules de gouvernement selon les conjonctures et les rapports entre mouvements de masses et partis. Ainsi, en 1934, alors que la direction du PCF, enfoncée dans la politique de division, dite de la IIIè période, s’oppose à l’unité des travailleurs et de leurs organisations, Trotski met l’accent sur le front unique : « Le but du front unique ne peut être qu’un gouvernement de front unique, c’est-à-dire, un gouvernement socialiste communiste, un ministère Blum Cachin… .S’il se prend au sérieux, il ne peut se dérober au mot d’ordre de conquête du pouvoir… le front unique ne renonce pas à la lutte parlementaire. Mais il utilise le Parlement avant tout pour démasquer l’impuissance du Parlement et expliquer au peuple que le gouvernement actuel a une base extra parlementaire et qu’on ne peut le renverser que par un puissant mouvement de masse… ». Plus loin, toujours dans le même article, « Où va la France , octobre 1934 », il précise, « la campagne du front unique doit s’appuyer sur un programme de transition bien élaboré, c’est à dire un système de mesures qui – avec un gouvernement ouvrier et paysan – doivent assurer la transition du capitalisme au socialisme ». Là aussi « front unique » et « gouvernement de front unique » sont liés par un système de mesures transitoires, dans un contexte de situation prérévolutionnaire : 1934-36 en France et en Espagne… Mais même dans cette situation, Trotsky fait la différence entre des situations où les réformistes sont dans l’opposition et lorsqu’ils sont au pouvoir. A partir de juin 36, Trotsky, développera une série de revendications sociales, démocratiques, et politiques mais sans les lier à une formule de gouvernement socialiste communiste, formule positive ; il s’agit , à chaque fois, de rechercher des mots d’ordre ou revendications qui visent à mobiliser les masses tout en distillant et en organisant la défiance vis-à-vis des réformistes.
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5) Retour sur des discussions autour du programme de transition
Revisiter l’histoire de nos débats à partir du Programme de Transition, (Trotski, 1938) peut apparaître comme une discussion scolastique ou talmudique diront certains, pour savoir qui défend « le livre », mais au-delà des formules, combien de discussions, de résolutions de congrès, mais aussi d’expériences et d’interventions politiques de notre mouvement.
a) Le passage le plus utilisé pour expliquer une démarche transitoire sur la question gouvernementale, trace une perspective : « De tous les partis et organisations qui s’appuient sur les ouvriers et les paysans et parlent en leur nom, nous exigeons qu’ils rompent politiquement avec la bourgeoisie et entrent dans la voie de la lutte pour le gouvernement ouvrier et paysan. Dans cette voie, nous leur promettons un soutien complet contre la réaction capitaliste. En même temps, nous déployons une agitation inlassable autour des revendications transitoires qui devraient à notre avis, constituer, le programme du « gouvernement ouvrier et paysan ».
b) Ces différentes séquences : « rupture avec la bourgeoisie », « soutien contre la réaction » et « défense d’un programme d’un gouvernement ouvrier et paysan », ont en général été fusionnés et ramassés dans des formules du type « gouvernement PS-PC » ou « gouvernement PS-PC sur un programme anti-capitaliste »…En associant ces formules tactiques avec la perspective d’un gouvernement ouvrier, notre mouvement a souvent opéré par analogies et généralisations hâtives, indépendamment de la situation concrète. Pourtant, dans le programme de transition, nombre d’indications pouvaient nous conduire à la prudence : * Trotski envisageait cette perspective dans le cadre d’une situation pré-révolutionnaire ou révolutionnaire. Ses références étaient celles du mot d’ordre bolchevik, adressé aux mencheviks et aux socialistes révolutionnaires, en pleine crise révolutionnaire et sur la base des « soviets » révolutionnaires « rompez avec la bourgeoisie, prenez dans vos mains le pouvoir ». * Ce mot d’ordre avait une valeur éducative, « pour dévoiler le caractère traître des partis et organisations de la II et III internationale »… « Comme mot d’ordre anti-bourgeois et anticapitaliste »… Et « en aucun cas dans le sens « démocratique… faisant de lui alors qu’il était un pont vers la révolution socialiste, la principale barrière dans cette voie ». * Le programme de transition indiquait clairement que « les partis de la démocratie petite-bourgeoise (socialistes révolutionnaires, social-démocrates, staliniens, anarchistes), même après les conditions très favorables en France et en Espagne, sont incapables de créer un gouvernement ouvrier et paysan, c’est-à-dire un gouvernement indépendant de la bourgeoisie) ». C’est la raison pour laquelle, Léon Trotski a en général utilisé ces formules comme une dénonciation de la politique des directions traditionnelles et a toujours veillé à ce qu’elles soient employées et ne distillent pas d’illusions sur la politique des directions. En essayant de projeter des formules liées aux crises pré révolutionnaires ou révolutionnaires, dans des situations qui ne l’étaient pas, nous avons pu dans le passé, avoir des formules qui laissaient croire que les PS et PC pouvaient avoir une politique anticapitaliste, alors que ni la situation ni la cristallisation réformiste et bureaucratique de ces partis pouvaient les conduire à un infléchissement net de leur politique dans cette direction. Et, comme nous sentions bien qu’un gouvernement PS et PC ne pouvait pas être un gouvernement ouvrier par la composition de ses membres, nous mettions l’accent sur le programme… Ainsi nous étions pour un gouvernement PS-PC qui satisfasse les revendications ouvrières ou qui applique un programme anticapitaliste… Mais les formules complexes ont toujours tendance à êtres simplifiés par les masses. De notre formule, on ne retenait que la composition du gouvernement qu’on préconisait : « PS-PC »…Et non les dix revendications ou le programme que par ailleurs, nous défendions. Cette approche nous a conduit, en particulier dans la conjoncture 78-82, à sous-estimer les délimitations nécessaires avec la politique de ces partis…
c) A notre décharge, une tendance à surestimer les potentialités de la situation politique. N’oublions pas que nous pensions, qu’une victoire de l’Union de la gauche, que nous caractérisions à tort, comme un gouvernement de type front populaire, conduirait à une crise révolutionnaire. Là aussi , nous n’avions pas pris en compte les changements qualitatifs de la fin des années 70.
d) Mais, bien au-delà de toutes ces formules, cette politique était développée dans une conjoncture historique bien déterminée, où, selon Léon Trotski, « les problèmes de l’humanité se concentraient dans celui de la crise de direction révolutionnaire », formule exagérée mais qui illustrait bien, l’acuité des contradictions du système capitaliste… Pour reprendre le programme de transition, celui-ci expliquait même « qu’il est cependant impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique de ce que sous l’influence d’une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, Krach financier, offensive révolutionnaire des masses,) les partis petits-bourgeois, y compris les staliniens puissent aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. » Aujourd’hui, la période historique exige une réorganisation d’ensemble du mouvement ouvrier. Les problèmes ne se concentrent pas « dans la crise de direction »… La force propulsive de la révolution russe s’est épuisée. Il faut de nouvelles expériences, de nouvelles organisations, de nouveaux programmes révolutionnaires. Certes, nous n’avons pas de réponses sur les voies et les moyens d’une conquête révolutionnaire au XXIe siècle, mais nous ne partons pas de zéro. Nous avons des décennies de combat et d’expériences révolutionnaires, et aussi des difficultés et des échecs… Mais nous pouvons toujours apprendre de l’expérience. C’est sous l’angle des questions du front unique et du gouvernement que nous avons abordé ces problèmes en indiquant les continuités et discontinuités… Les coordonnées des batailles de front unique ne sont plus les mêmes. Front unique et gouvernement ouvrier pouvaient fusionner dans des conjonctures pré-révolutionnaires. Cela pourrait se reproduire mais sous des formes totalement nouvelles. Mais dans la situation actuelle, qui n’est ni prérévolutionnaire ni révolutionnaire, il y a une certaine discordance des temps, des formes et des contenus. Les accords pratiques unitaires ne conduisent pas « automatiquement » à des perspectives gouvernementales. Les rapports à la rupture et aux institutions sont passés par là. Penser que des accords de front unique peuvent déboucher sur un gouvernement de front unique, sans des discontinuités radicales visant à déstabiliser le système, c’est tomber dans le « travers parlementaire » du front unique et du gouvernement des travailleurs. Essentiellement parce que, depuis plusieurs décennies, et encore plus depuis la transformation social-libérale du mouvement ouvrier, la cristallisation réformiste et bureaucratique paralyse le mouvement ouvrier, et dans ces conditions « mêmes des circonstances exceptionnelles » ne conduiront plus les formations réformistes libérales, à la rupture avec la bourgeoisie. Nous ne sommes pas confrontés, aujourd’hui dans la France des années 2005 à des courants ou partis comme les socialistes indépendants en Allemagne ou ceux de la gauche chilienne ou des courants nationalistes ou socialistes révolutionnaires qui apparaissent en Amérique latine. Le mouvement ouvrier réformiste ne doit pas être contourné. Il peut constituer un allié tactique dans la lutte contre le patronat mais pas un partenaire pour une perspective gouvernementale. D’autant que l’évolution de la situation, des techniques de communication des rapports de forces nous ont conduit, et c’est tant mieux, à sortir d’une situation où nous faisions de la politique par procuration, une espèce de front unique de l’extérieur, où nous sommions les autres de faire… Sans commencer à faire nous-mêmes… Il faut faire de la politique comme une direction potentiellement alternative et donc combiner du mieux possible, dans une démarche transitoire, des propositions pratiques et assumées comme parti, conduisant à modifier les rapports de forces, à faire avancer un projet socialiste en liant la lutte pour les revendications de tous les jours et une perspective de transformation révolutionnaire de la société.
6) Le MIR et l’Unité Populaire de 1970-1973 au Chili
(…)
7) Le Brésil de Lula
SABADO François
II – La Conception marxiste de l’Etat – Ernest Mandel
Première partie : Origine et developpement de l’état dans l’histoire des sociétés
a) La société primitive et les origines de l’état
L’État n’a pas toujours existé. Certains sociologues et autres représentants de la science politique académique commettent une erreur quand ils parlent de l’État dans les sociétés primitives. En réalité, ils identifient l’État avec la collectivité, avec la communauté. De ce fait, ils enlèvent à l’État ses caractéristiques particulières : l’exercice de certaines fonctions est enlevé à la collectivité dans son ensemble pour être réservé entièrement à une petite fraction des membres de cette collectivité. En d’autres termes, l’apparition de l’État est un produit de la division sociale du travail. Aussi longtemps que cette division sociale du travail n’est que rudimentaire, tous les membres de la société exercent à tour de rôle pratiquement toutes les fonctions. Il n’y a pas d’État. Il n’y a pas de fonctions d’État particulières.
Au sujet de la tribu des Bushmen, le R. P. Victor Ellenberger écrit qu’elle ne connût ni propriété privée, ni tribunaux, ni autorité centrale, ni organismes spéciaux d’aucune sorte (« La fin tragique des Bushmen « , pp. 70-73 ; Paris, Amiot-Dumont, 1953) . Un autre auteur écrit au sujet de cette même tribu : « Chez les Bushmen, la vraie autorité est représentée par le clan et non par la tribu dans son entier : les affaires du clan, en général, sont réglées par les chasseurs habiles ou par les hommes les plus âgés, gens d’expérience le plus souvent » (I. Shapéra : « The Khoisan Peoples of South Africa « , 1930).
Même constatation pour les peuples d’Égypte et de Mésopotamie, dans la haute antiquité : « Pas plus que pour un groupement politique vraiment centralisé, les temps ne sont pas encore révolus pour une famille patriarcale avec autorité paternelle… Les sujets actifs et passifs des obligations sont collectifs dans le régime du clan totémique. Le pouvoir comme la responsabilité y ont encore un caractère indivis. Nous sommes en présence d’une société communautaire et égalitaire au sein de laquelle la participation au même totem qui fait l’essence de chacun et la cohésion de tous place tous les membres du clan sur le même rang « (A. Moret et G. Davy : « Des Clans aux Empires « , Paris, La Renaissance du Livre, 1923, p. 17) .
Mais au fur et à mesure que se développe la division sociale du travail, que la société se divise en classes, l’État apparaît et sa nature se précise : l’ensemble des membres de la collectivité se voit refuser l’exercice d’un certain nombre de fonctions ; une petite minorité détient, seule, l’exercice de ces fonctions.
Deux exemples illustreront cette évolution qui consiste à retirer à une majorité des membres de la société certaines fonctions qu’ils exerçaient antérieurement, et à l’origine collectivement, pour les attribuer à un petit groupe d’individus.
Premier exemple : l’armement.
C’est une fonction importante. Engels disait que l’État, en dernière analyse, n’est rien d’autre qu’un groupe d’hommes armés. Dans la collectivité primitive, tous les membres masculins du groupe sont armés (et parfois, même, tous les adultes). Il n’est pas question, dans une telle société, de concevoir l’armement comme étant l’apanage particulier d’un « quelque chose « qui s’appelle l’armée, la police ou la gendarmerie. Tous les hommes qui ont atteint l’âge adulte ont le droit de porter des armes. (Dans certaines sociétés primitives, la cérémonie d’initiation, qui reconnaît l’âge adulte, confère ce droit de porter des armes.) Le phénomène est identique dans des sociétés encore primitives mais déjà proches du stade de leur division en classes. C’est le cas, par exemple, pour les populations germaniques qui vont se lancer à l’assaut de l’Empire romain : tous les hommes libres ont le droit de porter des armes et ils peuvent s’en servir pour défendre leur personne et leurs droits. L’égalité de droits entre hommes libres que nous voyons dans les sociétés germaniques primitives est en fait une égalité entre soldats qu’illustre très bien l’anecdote du vase de Soissons. Dans la Grèce et la Rome antiques, les luttes entre patriciens et plébéiens ont souvent pour objet cette question du droit de porter des armes.
Deuxième exemple : la justice
La société primitive ignore généralement l’écriture et ne connaît pas de droit écrit. Mais, en outre, l’exercice de la justice n’y est pas l’apanage d’individus particuliers ; ce droit est exercé par la collectivité. Au-delà des querelles qui sont tranchées par les familles ou les individus eux-mêmes, seules les assemblées collectives sont habilitées à rendre des jugements. Dans la société germanique primitive, le président du tribunal populaire ne juge pas ; sa fonction consiste à faire respecter certaines règles, certaines formes. L’idée qu’il puisse y avoir des hommes détachés de la collectivité, à qui serait réservé ce droit de porter des jugements, paraîtrait aux citoyens d’une société fondée sur le collectivisme du clan ou de la tribu, un non-sens aussi grand que paraît l’inverse à la plupart d’entre nous. Résumons : à un certain moment du développement de la société, avant qu’elle ne se soit divisée en classes sociales, certaines fonctions comme le droit de porter des armes ou de rendre la justice sont exercées collectivement par tous les membres adultes de la communauté. C’est seulement au fur et à mesure du développement ultérieur de cette société, au moment où apparaissent les classes sociales, que ces fonctions sont enlevées à la collectivité pour être réservées à une minorité qui les exerce d’une manière particulière. Comment caractériser cette manière particulière ? Examinons par exemple notre société occidentale, à l’époque où le système féodal commence à être son trait dominant. L’indépendance, non pas formelle, juridique, mais effective et quasi totale des grands domaines s’exprime par le fait que le seigneur exerce seul sur son domaine toutes les fonctions énumérées plus haut et qui étaient dévolues à la collectivité adulte dans les sociétés primitives. Ce seigneur féodal est maître absolu sur son domaine ; il est le seul qui ait le droit de porter des armes en permanence ; il est le seul policier, le seul gendarme ; il est le seul juge ; il est le seul qui ait le droit de battre monnaie ; il est le seul ministre des finances. Il exerce sur son domaine les mêmes fonctions classiques que remplit un État tel que nous le connaissons aujourd’hui. Puis, une évolution va se produire. Aussi longtemps que le domaine reste peu étendu, que sa population est réduite, que les fonctions » étatiques « du seigneur restent très rudimentaires, et très peu complexes, et tant que leur exercice lui prend peu de temps,il peut se satisfaire de cette situation et exercer en personne toutes ces fonctions. Mais lorsque le domaine s’agrandit et que le mouvement démographique s’amplifie, les fonctions que détient le seigneur deviennent de plus en plus complexes et de plus en plus fastidieuses. Il devient impossible à un seul homme d’exercer toutes ces fonctions. Que fait alors le seigneur féodal ? Il va partiellement déléguer ses pouvoir à d’autres hommes. Mais pas à d’autres hommes libres ; ceux-ci font partie d’une classe sociale qui est en opposition avec la classe seigneuriale. Le seigneur délègue des parties de son pouvoir à des gens qu’il a entièrement sous son contrôle : des serfs qui font partie de ses domestiques (l’origine servile se retrouve dans tous les titres : le ministre est le serf ministrable ; le connétable est le comes stabuli, le chef des écuries ; le maréchal est le serf qui s’occupe des équipages, des chevaux, etc…). C’est dans la mesure où ces gens, ces non-libres, ces domestiques, sont entièrement sous son contrôle, que le seigneur leur délègue partiellement ses pouvoirs. Cet exemple nous amène à cette conclusion qui est la base même de la théorie marxiste de l’État : L’État est un organe particulier qui est né à un certain moment de l’évolution historique de l’humanité et qui est condamné à disparaître au cours de cette même évolution. Il est né de la division de la société en classes et disparaîtra en même temps que cette division. Il est né comme instrument entre les mains de la classe possédante pour maintenir sa domination sur la société et il disparaîtra avec cette domination d’une classe. Pour en revenir à la société féodale, il faut signaler que les fonctions d’État qu’exerce la classe dominante ne concernent pas seulement la sphère la plus immédiate du pouvoir (armée, justice, finances :..) . L’idéologie, le droit, la philosophie, les sciences, les arts… sont aussi sous la coupe du seigneur. Ceux qui exercent ces fonctions sont des gens pauvres qui, pour subsister, doivent vendre leurs capacités à un seigneur qui peut subvenir à leurs besoins. (Il faut inclure les chefs de l’Église dans la classe des seigneurs féodaux, pour autant que l’Église était propriétaire d’immenses domaines.) En outre, du moins quand la dépendance est totale, le développement de l’idéologie est entièrement contrôlé par la classe dominante : elle seule commande la production » idéologique » ; elle seule est capable de subvenir aux besoins des « idéologues « . Voilà les rapports de base qu’il faut constamment garder à l’esprit, si l’on ne veut pas se perdre dans un fouillis de complications et de nuances. Bien sûr, au cours de l’évolution de la société, la fonction de l’État devient beaucoup plus complexe, beaucoup plus nuancée qu’elle ne l’est dans un régime féodal tel que celui qui vient d’être très schématiquement expliqué. C’est néanmoins de cette condition transparente qu’il faut partir pour comprendre la logique de l’évolution, l’origine de cette division sociale du travail qui s’opère, et le processus à travers lequel ces différentes fonctions deviennent de plus en plus autonomes et commencent à apparaître comme étant de plus en plus indépendantes par rapport à la classe dominante.
b) L’état bourgeois moderne
Origine bourgeoise de l’État moderne.
Ici aussi, les conditions sont assez transparentes. Le parlementarisme moderne trouve son origine dans un cri de guerre lancé par la bourgeoisie anglaise au monarque : « No taxation without representation », ce qui signifie d’une manière très crue : « Vous n’aurez pas notre argent tant que nous n’avons pas le droit de décider et de contrôler vos dépenses ». Remarquons immédiatement que ceci n’est pas beaucoup plus subtil que le rapport entre le seigneur féodal et le serf préposé aux étables. Et un roi d’Angleterre, Charles Stuart, périt sur l’échafaud pour n’avoir pas suivi cette loi qui devenait la règle d’or à laquelle ont dû se plier tous les représentants, directs ou indirects, de l’appareil d’État, dès l’apparition de la société bourgeoise moderne (2) .
L’État bourgeois, État d’une classe.
Cette société nouvelle est dominée non plus par les seigneurs féodaux, mais par le capitalisme, par les bourgeois modernes. Comme on sait, l’État moderne, le nouveau pouvoir central, monarchie plus ou moins absolue, a, dès le XV-XVIe siècle, des besoins d’argent de plus en plus importants. C’est l’argent des capitalistes, des banquiers entrepreneurs et commerçants qui remplit en grande partie les caisses de l’État. Dès lors, dans la mesure où les capitalistes paient l’État, ils vont exiger que celui-ci se mette à leur totale dévotion. Cela, ils vont clairement le faire sentir et entendre par la nature même des lois qu’ils font voter et des institutions qu’ils font apparaître. Quelques institutions qui apparaissent aujourd’hui comme de nature tout à fait démocratique, par exemple, l’institution parlementaire, révèlent d’une façon évidente cette nature de classe de l’État bourgeois. Ainsi, dans la plupart des pays où le parlementarisme s’était instauré, seuls les bourgeois disposaient du droit de vote. Cet état de chose dura jusqu’à la fin du siècle dernier. Le suffrage universel est, on le voit, une invention relativement récente dans l’histoire du capitalisme. Comment expliquer cela ? Facilement. Quand, au XVIIe siècle, les bourgeois anglais proclament : « no taxation without representation », c’est uniquement la représentation de la bourgeoisie qu’ils considèrent. Car l’idée que des gens qui ne possèdent rien et qui ne paient pas d’impôts puissent voter leur paraît absurde et ridicule : le but du Parlement n’est-il pas, précisément, de contrôler les dépenses faites avec l’argent des contribuables ? Cette argumentation extrêmement valable du point de vue de la bourgeoisie, a été reprise et développée par notre bourgeoisie doctrinaire au temps de la revendication du suffrage universel. Pour cette bourgeoisie, le rôle du Parlement consiste à contrôler les budgets et les dépenses. Et seuls ceux qui paient des impôts peuvent valablement exercer ce contrôle ; car ceux qui ne paient pas d’impôts auraient constamment tendance à faire augmenter les dépenses, puisqu’ils n’auraient pas à supporter le poids de celles-ci. Par la suite, la bourgeoisie a envisagé ce problème d’une manière différente. Avec le suffrage universel est née aussi la taxation universelle qui pèse de plus en plus lourdement sur les travailleurs. Par ce moyen, la bourgeoisie rétablissait la « justice » immanente du système… L’institution parlementaire est un exemple typique du lien très direct, très mécanique, qui existe même pour l’État bourgeois entre la domination de la classe dominante et l’exercice du pouvoir d’État. Il y a d’autres exemples. Ainsi le jury, en matière de justice. Celui-ci nous apparaît comme une institution de caractère éminemment démocratique, surtout comparée à l’exercice de cette fonction par des juges inamovibles, tous membres de la classe dominante et sur qui le peuple n’a aucune prise. Mais dans quel milieu social étaient – et sont encore aujourd’hui dans une très large mesure – choisis les membres d’un jury ? Parmi les bourgeois. Il y eut même des dispositions spéciales, comparables à celles concernant le système électoral censitaire, pour pouvoir faire partie d’un jury (être propriétaire de maison, payer un certain chiffre d’impôt, etc…) On peut encore citer, pour illustrer ce lien très direct entre l’appareil d’État et la classe dominante à l’heure bourgeoise, la célèbre loi Le Chapelier, votée pendant la Révolution française, qui, sous prétexte d’établir l’égalité entre tous les citoyens, interdit à la fois les associations patronales et ouvrières. Ainsi, sous prétexte d’interdire les corporations patronales – quand la société industrielle a dépassé le stade corporatif – on interdit les syndicats ouvriers. On rend ainsi impuissants les ouvriers devant les patrons, seule l’organisation ouvrière permettant de faire, dans une certaine mesure (beaucoup trop limitée d’ailleurs) , contrepoids à la richesse des patrons.
Deuxième partie : l’état bourgeois : visages d’une réalité quotidienne
A travers la lutte du mouvement ouvrier, certaines institutions de l’État bourgeois deviennent à la fois plus subtiles et plus complexes. Le suffrage universel s’est substitué au suffrage censitaire ; le service militaire est devenu obligatoire ; tout le monde paie des impôts. Alors le caractère de classe de l’État devient un peu moins transparent. La nature de l’État, en tant qu’instrument de classe dominante, est moins évidente qu’au temps du régime bourgeois classique, où les rapports entre les différents groupes qui exerçaient des fonctions d’État étaient tout aussi transparents qu’à l’époque féodale. Aussi, l’analyse devra-t-elle être un peu plus complexe. Établissons d’abord une hiérarchie entre les différentes fonctions de l’État. Plus personne aujourd’hui, sauf le plus naïf, ne croit que c’est vraiment le Parlement qui gouverne, qui est le maître de l’État basé sur le suffrage universel (notons pourtant que cette illusion est plus répandue là où le Parlement est d institution assez récente). Le pouvoir de l’État est un pouvoir permanent. Ce pouvoir est exercé par un certain nombre d’institutions isolées et autonomes de l’influence si mouvante du suffrage universel. Ce sont ces organes qu’il faut examiner pour trouver où est le véritable pouvoir. « Les gouvernements viennent et s’en vont, mais la police et l’administration restent ». L’État, c’est avant tout ces institutions permanentes : l’armée (la partie permanente de l’armée : état-major, troupes spéciales. ..), la police, la gendarmerie, l’administration, les ministères, la Sûreté de l’État, les juges, etc…, tout ce qui est » libéré » de l’influence du suffrage universel. Ce pouvoir exécutif se renforce sans cesse. Au fur et à mesure qu’apparaît le suffrage universel et que se développe une relative démocratisation, toute formelle d’ailleurs, de certaines institutions, on constate un glissement du pouvoir réel de ces institutions-là vers d’autres qui sont de plus en plus soustraites à l’influence du Parlement. Si une série de droits passent du roi et de ses fonctionnaires au Parlement, au cours de la phase ascendante du parlementarisme, à l’opposé, avec le déclin de celui-ci, qui commence avec la conquête du suffrage universel, une série continue de droits échappent au Parlement et sont repris par les administrations permanentes et inamovibles de l’État. Ce phénomène est général, partout en Europe occidentale. La Ve République française est actuellement l’exemple le plus frappant et le plus achevé de ce phénomène. Faut-il voir dans ce retournement un complot diabolique des méchants bourgeois contre le suffrage universel ? Il s’agit d’une réalité objective beaucoup plus profonde : les pouvoirs réels sont transférés du législatif vers l’exécutif, le pouvoir exécutif se renforce d’une manière permanente et ininterrompue, à cause de transformations qui s’effectuent aussi au sein de la classe bourgeoise elle-même. Ce processus a commencé dès la première guerre mondiale dans la plupart des pays belligérants et s’est poursuivi depuis sans interruption. Mais le phénomène existe parfois beaucoup plus tôt. Ainsi, dans l’Empire allemand, cette préséance de l’exécutif sur le législatif est apparue le même jour que le suffrage universel. Bismarck et les Junkers ont octroyé le suffrage universel pour pouvoir utiliser, dans une certaine mesure, la classe ouvrière comme masse de manoeuvre contre la bourgeoisie libérale, et assurer ainsi dans cette société déjà essentiellement capitaliste, l’indépendance relative du pouvoir exécutif, exercé par la noblesse prussienne. Ce processus montre bien que l’égalité politique n’est qu’apparente et que le droit du citoyen-électeur n’est rien d’autre que le droit de mettre un petit papier dans l’urne tous les quatre ans. Il ne va pas plus loin, et surtout il ne va pas jusqu’aux véritables centres de décision et de pouvoir. Les monopoles prennent le relais du Parlement. L’époque classique du parlementarisme, c’est celle de la libre concurrence. Alors, le bourgeois individuel, l’industriel, le banquier, est très fort individuellement. Il est très indépendant, très libre dans les limites de la liberté bourgeoise, et il peut risquer à sa guise son capital sur le marché. Dans cette société bourgeoise atomisée, le Parlement joue un rôle objectif très utile, indispensable même pour la bonne marche quotidienne des affaires. En effet ce n’est qu’au Parlement que peut se déterminer le dénominateur commun des intérêts de la bourgeoisie. On dénombre des dizaines de groupes bourgeois séparés, opposés par une multitude d’intérêts sectoriels, régionaux : corporatifs. Ces groupes ne se rencontrent nulle part de manière articulée, sinon au Parlement (ils se rencontrent bien sur les marchés, mais là, c’est avec des couteaux !) . C’est uniquement au Parlement que peut se dégager une ligne médiane qui soit l’expression de l’intérêt de la classe bourgeoise tout entière. Car telle était alors la fonction du Parlement : servir de lieu de rencontre commun où se formule l’intérêt collectif de la bourgeoisie. Rappelons qu’à l’époque héroïque du parlementarisme, ce n’est pas seulement à coups de langue et de votes que se dégageait cet intérêt collectif, mais aussi à coups de poignard et de pistolet. Combien ? à qui ne manquaient que quelques voix, la Convention – ce gouvernement bourgeois classique – n’envoya-t-elle pas à la guillotine ? Mais la société capitaliste ne va pas rester atomisée. Peu à peu, on la voit s’organiser et se structurer de façon de plus en plus concentrée, de plus en plus centralisée. La libre concurrence s’efface ; elle est remplacée par les monopoles, les trusts et autres groupements patronaux. Une centralisation du pouvoir capitaliste apparaît en dehors du Parlement. C’est la véritable centralisation du capital financier, des grandes banques et groupes financiers, qui s’organise. Si « l’Analytique » du Parlement exprimait la volonté de la bourgeoisie belge il y a un siècle, aujourd’hui c’est avant tout le rapport annuel de la Société Générale, ou celui de la Brufina préparant l’assemblée générale des actionnaires de ces sociétés, qu’il faut étudier pour connaître l’opinion réelle des capitalistes. Là s’exprime la conviction des bourgeois qui comptent, c’est-à-dire celle des grands groupes financiers qui dominent la vie du pays. Ainsi, le pouvoir capitaliste s’est concentré en dehors du Parlement et des institutions issues du suffrage universel. Devant une concentration aussi poussée (rappelons qu’en Belgique, une dizaine de groupes financiers contrôlent la vie économique de la nation), le rapport entre le Parlement, les fonctionnaires, les commissaires de police… et ces gens qui gagnent des milliards, est un rapport qui s’embarrasse peu de théorie. C’est un lien immédiat et pratique : il se fait par le paiement.
Les chaînes d’or visibles de la bourgeoisie… les dettes de l’État
Le Parlement, et plus encore le gouvernement d’un État capitaliste aussi démocratique soit-il en apparence, sont liés par des chaînes d’or à la bourgeoisie. Ces chaînes d’or portent un nom : la dette publique. Aucun gouvernement ne saurait durer plus d’un mois sans devoir aller frapper à la porte des banques pour pouvoir payer ses dépenses courantes. En cas de refus des banques, le gouvernement fait faillite. Les origines de ce phénomène sont doubles. Les impôts ne rentrent pas tous les jours ; les rentrées sont concentrées à une époque de l’année, tandis que les dépenses, elles, sont continues. C’est de là que provient la dette publique à court terme. On pourrait résoudre ce problème, on pourrait imaginer un « joint technique », mais il y a un autre problème, bien plus important. Tous les États capitalistes modernes dépensent plus qu’ils ne reçoivent, c’est la dette publique pour laquelle les banques et autres établissements financiers peuvent le plus facilement avancer l’argent. Il y a là, pour l’État, un lien de dépendance direct et immédiat, quotidien, par rapport au Grand Capital.
La hiérarchie dans l’appareil d’État.
D’autres chaînes d’or, invisibles, font que l’appareil d’État est un instrument aux mains de la bourgeoisie. Si l’on examine, par exemple, le mode de recrutement des agents des services publics, on constate que pour devenir apprenti sous-clerc dans un ministère, il faut passer un examen. La règle paraît très démocratique. D’un autre côté, n’importe qui ne peut se présenter à n’importe quel examen, pour n’importe quel échelon. L’examen n’est pas le même pour accéder au poste de secrétaire général de ministère ou de chef d’état-major de l’armée, que pour devenir apprenti sous clerc dans une petite administration. Cela aussi semble normal, à première vue. Mais voilà, il y a une progression dans ces examens qui leur donne un caractère sélectif. Il faut posséder certains diplômes, il faut avoir suivi certaines études pour pouvoir se présenter comme candidat à certains postes, surtout à des postes de direction. Pareil système exclut énormément de gens qui n’ont pu suivre un enseignement universitaire ou équivalent, car la démocratisation des études reste à réaliser dans les faits. Si le système des examens est apparemment égalitaire, il est aussi un instrument de section.
…miroir de la hiérarchie dans la société capitaliste.
Ces chaînes d’or invisibles se retrouvent également dans les rétributions des membres de l’appareil d’État. Toutes les administrations, l’armée y comprise, développent cet aspect de pyramide, de hiérarchie qui caractérise la société bourgeoise. Nous sommes tellement influencés, tellement imprégnés par l’idéologie de la classe dominante, que nous approuvons qu’un secrétaire général de ministère ait une rétribution dix fois plus élevée que celle de l’apprenti sous-clerc du même ministère ou celle de la femme de ménage qui y nettoie les bureaux. L’effort physique de cette femme de ménage est certes beaucoup plus important, mais le secrétaire général du ministère, lui, « pense » !, ce qui, comme chacun sait, est beaucoup plus fatigant. De même, la solde du chef d’état major (encore un qui « pense » !) est de loin plus importante que celle allouée au soldat de deuxième classe. Cette structure hiérarchique de l’appareil d’État nous amène à souligner ceci : on y trouve des secrétaires généraux, des généraux, des évêques, etc. qui se situent à un même niveau de rétribution, donc à un même niveau de vie, qui les inclut dans le même climat social et idéologique que les grands bourgeois. Puis viennent les fonctionnaires moyens, les officiers moyens, qui se trouvent dans les conditions sociales et gagnent des revenus qui sont ceux de la petite et moyenne bourgeoisie. Et enfin la masse des petits employés, des sans grades, des femmes de ménage, des ouvriers communaux qui bien souvent gagnent moins que des manoeuvres d’usine. Leur niveau de vie correspond nettement à celui du prolétariat. L’appareil d’État n’est pas un instrument homogène. Il comporte une structure qui correspond d’une manière assez nette à la structure de la société bourgeoise, avec une hiérarchie de classe et des différences identiques. Cette structure pyramidale correspond à un besoin réel de la bourgeoisie. Elle veut entre ses mains un instrument qu’elle peut manier à son gré. On comprendra aisément que la bourgeoisie ait essayé pendant longtemps, et avec acharnement, d’interdire le droit de grève aux travailleurs des services publics.
L’État ? … un surveillant !
Cet argument est important. Il y a dans la conception même de l’État bourgeois -et quelle que soit par ailleurs sa forme plus ou moins « démocratique » -un point fondamental, d’ailleurs lié à l’origine même de l’État : par sa nature, l’État reste hostile, ou plutôt non adapté, aux besoins de la collectivité. L’État est, par définition, un groupe d’hommes qui exercent des fonctions qui, à l’origine, étaient exercées par tous les membres de la collectivité. Ces hommes ne fournissent aucun travail productif mais sont entretenus par les autres membres de la société. En temps normal, nous n’avons pas beaucoup besoin de surveillants. Ainsi, à Moscou, dans les autobus, il n’y a personne qui occupe la fonction de receveur ; les usagers déposent en entrant leur kopeck sans que qui que ce soit les surveille. Dans des sociétés où le niveau de développement des forces productives est peu élevé, où la lutte de tous contre tous est intense pour s’approprier un revenu social insuffisant pour donner satisfaction à tout le monde, il faut un appareil de surveillance important. Ainsi, pendant l’occupation, on a vu proliférer quantité de services de surveillance spécialisés (polices dans les gares, surveillance des imprimeries, du rationnement, etc…). A pareille époque, la surface de conflit est telle qu’un imposant appareil de surveillance s’avère indispensable. Si on réfléchit au problème, on voit que tous ceux qui exercent des fonctions d’État, qui font partie de l’appareil d’État, sont d’une manière ou d’une autre des surveillants. Les gendarmes et les policiers sont des surveillants, mais aussi les contrôleurs des contributions, les juges, les paperassiers de ministère, les receveurs d’autobus, etc. En définitive, toutes les fonctions de l’appareil d’État se réduisent à cela : surveiller, contrôler la vie sociale dans l’intérêt de la classe dominante. On dit souvent que l’État contemporain joue un rôle d’arbitre ; on pourrait rapprocher cette affirmation de celle que nous venons de faire : « surveiller » et « arbitrer », n’est-ce pas au fond la même chose ? Deux remarques s’imposent. D’abord, l’arbitre n’est pas neutre. Comme nous l’avons expliqué plus haut, les sommets de l’appareil d’État sont profondément intégrés dans la grande bourgeoisie. En- suite, l’arbitrage ne se fait pas dans le vide : il se fait dans le cadre du maintien de la société de classes existante. Certes, des concessions peuvent être faites aux exploités par les « arbitres » ; cela dépend essentiellement des rapports de force. Mais le but essentiel de l’arbitrage, c’est de maintenir l’exploitation capitaliste en tant que telle, s’il le faut en lâchant du lest sur des questions secondaires.
L’État-surveillant, témoin de la pauvreté de la société.
L’État est un corps sécrété par la société pour surveiller le fonctionnement quotidien de la vie sociale et qui est au service de la classe dominante pour maintenir la domination de cette classe. Il y a nécessité objective de ce corps de surveillance, nécessité liée très étroitement au degré de pauvreté, à la masse de conflits sociaux qui existent dans la société. D’une manière historique plus générale, l’exercice des fonctions d’État est intimement lié à l’existence de conflits sociaux, ceux-ci, à leur tour, étant intimement liés à l’existence d’une certaine pénurie de biens matériels, de richesses, de ressources. des moyens propres à satisfaire les besoins humains. Il faut souligner ce fait : aussi longtemps qu’existera l’État, il sera démonstration du fait que les conflits sociaux (donc aussi la pénurie relative de biens et de services) subsistent. Avec les conflits sociaux disparaîtront également les surveillants, devenus inutiles et parasites, mais pas avant ! La société, en effet, paie ces hommes pour exercer des fonctions de surveillance, aussi longtemps qu’une partie de la société y trouve son intérêt. Mais il est tout à fait évident que dès le moment plus aucun groupe dans la société ne trouve intérêt à ce que s’exercent des fonctions de surveillance, la fonction disparaîtra, avec son utilité. En même temps disparaîtra l’État. Le seul fait de la survie de l’État prouve que des conflits sociaux subsistent, que subsiste cet état de pénurie relative des biens, qui marque cette vaste période de l’histoire humaine qui s’insère entre l’état de pauvreté absolue, qui est la situation du communisme clanique ou tribal, et la situation d’abondance qui sera celle de la société socialiste. Aussi longtemps que nous sommes dans cette phase de transition qui couvre dix mille ans de l’histoire humaine, phase qui englobe aussi la société de transition entre le capitalisme et le socialisme, l’État survivra, les conflits sociaux subsisteront, et il faudra des gens pour arbitrer ces conflits dans l’intérêt de la classe dominante. Si l’État bourgeois reste fondamentalement un instrument au service des classes dominantes, est-ce à dire que les travailleurs doivent être indifférents à la forme particulière que prend cet État – démocratie parlementaire, dictature militaire, dictature fasciste ? Évidemment non ! Plus les travailleurs jouissent de libertés pour s’organiser eux-mêmes et défendre leurs idées, plus naissent au sein de la société bourgeoise les germes de la future démocratie socialiste, et plus l’avènement du socialisme est historiquement facilité. C’est pourquoi les travailleurs doivent défendre leurs libertés démocratiques contre toute tentative de les limiter (lois antigrève, État fort) ou de les écraser (fascisme).
Troisième partie : le prolétariat au pouvoir
Ce qui précède conduit à répondre à quelques questions qui se posent au sujet de l’État et du socialisme.
La classe ouvrière a-t-elle besoin d’un État ?
Quand on dit que l’État subsiste, y compris dans la société de transition entre le capitalisme et le socialisme, la question se pose de savoir si la classe ouvrière, quand elle prend le pouvoir, a encore besoin d’un État. Ne pourrait-elle pas, du jour au lendemain, dès qu’elle prend le pouvoir, abolir cet État ? La réponse à cette question a déjà été donnée. Bien sûr, sur le papier, la classe ouvrière peut supprimer l’État. Seulement voilà : il s’agit alors d’un acte purement formel, juridique, dans la mesure où la prise du pouvoir par la classe ouvrière ne s’effectue pas -cela ne s’est jamais réalisé dans le passé et il est peu vraisemblable que le cas se présente jamais dans une société qui est déjà tellement riche, qui jouit déjà d’une telle abondance de biens et de services matériels, que les conflits sociaux en tant que tels, c’est-à-dire tournant autour de la répartition de ces produits, aient disparu. Et que la nécessité d’avoir des arbitres, des surveillants, des policiers pour contrôler tout ce chaos ait disparu en même temps que la pénurie relative de biens. Dans la mesure où la classe ouvrière prend le pouvoir dans un pays qui connaît encore une semi-pénurie de biens, où subsiste une certaine misère, elle prend le pouvoir à un moment où la société ne peut pas encore fonctionner sans État. Une masse de conflits sociaux subsiste. On peut toujours avoir recours à une attitude hypocrite, comme le font certains anarchistes : abolissons l’État et appelons les gens qui exercent les fonctions d’État d’un autre nom. Mais c’est là une opération purement verbale, une « abolition » de l’État sur le papier Tant que les conflits sociaux subsistent, il faut des gens qui, dans la réalité, règlent ces conflits. Or, des gens qui règlent des conflits, c’est cela, l’État. Il est impossible que l’humanité collective puisse les régler dans un état d’inégalité réelle et d’incapacité réelle de satisfaire les besoins de chacun.
L’égalité dans la misère.
A cela, il y a une objection qu’on pourrait soulever, quoique un peu absurde, et que plus personne n’avance aujourd’hui. On peut concevoir une société où l’abolition de l’État serait liée à la réduction des besoins humains ; on pourrait établir dans une telle société une égalité parfaite, qui ne serait que l’égalité dans la misère. Ainsi, en supposant que la classe ouvrière prenne le pouvoir demain en Belgique, on pourrait donner du pain sec à tout le monde… et même un peu plus. Mais il est impossible de nier artificiellement des besoins humains produits par le développement de la production, et qui sont apparus du fait que notre société a atteint un certain stade de développement. Quand, pour toute une série de biens et de services, la production ne suffit pas à couvrir les besoins de tout le monde, l’interdiction de ces productions sera toujours inopérante. On ne fait alors que créer des conditions idéales pour un marché noir et pour la production noire de ces produits, quand le but visé est simplement d’interdire toute une gamme de produits. Ainsi, toutes les sectes communistes qui, au cours du moyen âge et des temps modernes, ont voulu organiser immédiatement la société communiste parfaite, basée sur l’égalité parfaite de ses membres, ont interdit la production de luxe, de confort -y compris d’ailleurs l’imprimerie. Toutes ces expériences ont échoué parce que l’homme est ainsi fait qu’à partir du moment où il a pris conscience de certains besoins, on ne peut pas les réprimer artificiellement. Savonarole, prêchant le repentir et l’abstinence, pouvait fulminer pour qu’on brûlât tous les tableaux, produits de luxe ; il n’aurait pu empêcher que l’un ou l’autre incorrigible, épris de beauté, peigne en cachette. Le problème de la répartition de ces produits « noirs », beaucoup plus rares qu’antérieurement, se reposerait toujours, inévitablement.
La gageure du prolétariat
A ce qui a été exposé au début de ce chapitre, il faut ajouter une autre raison, bien qu’elle soit moins importante. Quand le prolétariat se hisse au pouvoir, il le fait dans des conditions bien particulières, différentes de la prise du pouvoir par n’importe quelle autre classe sociale avant lui. Dans le cours de l’histoire, toutes les autres classes sociales, quand elles s’emparèrent du pouvoir de l’État, détenaient déjà dans leurs mains le pouvoir effectif, économique, intellectuel et moral dans la société. Il n’y a pas un seul exemple, avant celui du prolétariat, d’une classe sociale qui ait pris le pouvoir, alors qu’elle était encore opprimée des points de vue économique, intellectuel et moral. En d’autres termes, c’est presque une gageure, que d’envisager que le prolétariat puisse prendre le pouvoir, parce que, collectivement, en tant que classe, dans le système capitaliste, ce prolétariat est dégradé. Car on ne saurait développer pleinement ses capacités intellectuelles et morales quand on travaille huit, neuf et dix heures dans un atelier, une usine, un bureau. Et telle est la condition prolétarienne. Dès lors, le pouvoir de la classe ouvrière, quand elle arrive au pouvoir, est très vulnérable. Sur tous ces plans, il faut défendre le pouvoir de la classe ouvrière contre une minorité qui continuera, pendant toute une période historique transitoire, à jouir d’avantages énormes sur le plan intellectuel et sur celui des biens, du moins des réserves de biens de consommation, par rapport à la classe ouvrière. Une révolution socialiste normale exproprie la grande bourgeoisie en tant que détentrice des moyens de production ; mais elle ne dépossède pas les bourgeois détenteurs de réserves de biens ou de diplômes, encore moins en tant que propriétaires de cerveaux et de connaissances qui, pendant toute la période précédant la prise du pouvoir par la classe ouvrière, détenaient un privilège quasi exclusif dans ce domaine. Ainsi, dans la société où le prolétariat détient depuis peu le pouvoir (le pouvoir politique, celui des hommes armés) , une série de leviers du pouvoir réel sont et restent aux mains de la bourgeoisie. Plus exactement, aux mains d’une partie de la bourgeoisie, qu’on peut appeler l’intelligentsia ou la bourgeoisie intellectuelle et technique (technocratique) .
Pouvoir ouvrier et techniciens bourgeois
Lénine a fait à ce sujet des expériences amères. En fait, on constate que, quel que soit le sens dans lequel on tourne le problème, quelles que soient les lois, les décrets, les institutions que l’on édicte à ce sujet, si on a besoin de professeurs, de hauts fonctionnaires, d’ingénieurs, de hauts techniciens, à tous les niveaux des rouages sociaux, il est très difficile de placer à ces endroits des prolétaires du jour au lendemain, et même cinq ou dix ans après la conquête du pouvoir. Lénine, pendant les premières années de pouvoir soviétique, s’armant d’une formule théoriquement juste, bien qu’un peu incomplète, disait : les ingénieurs travaillent aujourd’hui pour la bourgeoisie, demain, ils travailleront pour le prolétariat ; pour cela, on les payera et, s’il le faut, on les contraindra. L’essentiel, c’est qu’ils soient contrôlés par les travailleurs. Mais quelques années plus tard, à la veille de sa mort, Lénine, faisant le bilan de l’expérience, s’est posé la question : qui contrôle qui ? Les spécialistes sont-ils contrôlés par les communistes, ou est-ce l’inverse qui se passe ? Quand on étudie ce phénomène, quotidiennement et concrètement, dans des pays sous-développés, quand on voit ce que cela signifie en pratique dans un pays comme l’Algérie – le monopole, le privilège de connaissances universitaires, et même de connaissances tout court, pour une infime minorité de la société, tandis qu’une masse de gens qui ont combattu d’une façon héroïque pour conquérir d’abord l’indépendance, puis le pouvoir, mais qui au moment d’exercer celui-ci se trouvent confrontés avec le problème des connaissances qu’ils ne possèdent pas, qu’ils doivent seulement commencer à acquérir et qu’en attendant ils doivent abandonner complètement le pouvoir à ceux qui possèdent le savoir – on se rend bien compte qu’il s’agit de choses qu’on peut facilement résoudre par quelques formules passe-partout sur le papier, mais que le problème est tout différent quand il faut le résoudre sur le terrain, dans la vie réelle. L’expérience la plus héroïque, la plus radicale, la plus révolutionnaire jamais entreprise en ce domaine dans l’histoire de l’humanité, est celle de la révolution cubaine. Celle-ci, tirant les leçons de tous les avatars du passé, a entrepris de résoudre largement ce problème en un minimum de temps, en menant une campagne extraordinaire d’alphabétisation et d’éducation (3) , de transformer des dizaines de milliers d’ouvriers et de paysans analphabètes en autant d’instituteurs, de professeurs et d’universitaires, et cela en un minimum de temps. Au bout de cinq à six ans d’efforts, les résultats obtenus sont considérables. Et pourtant, il suffit d’un seul ingénieur ou d’un seul agronome dans un district où habitent des dizaines de milliers de travailleurs pour que, malgré cet admirable souffle révolutionnaire qui anime le peuple cubain, ce spécialiste soit pratiquement le maître dans ce district, s’il dispose d’un monopole de connaissances sans lesquelles la vie technique ne peut durer. Là encore, la fausse solution serait de revenir à une simplicité telle que l’on pourrait se passer de techniciens. C’est là une utopie réactionnaire.
L’État, gardien du pouvoir ouvrier
Toutes ces difficultés impliquent la nécessité pour le prolétariat, nouvelle classe dominante, d’exercer un pouvoir d’État contre tous ceux qui peuvent lui arracher le pouvoir, soit par lambeaux, soit d’un seul coup, dans cette société nouvelle et transitoire dans laquelle il possède le pouvoir politique, et les principaux leviers du pouvoir économique, mais où il reste freiné par toute une série de faiblesses et d’ennemis qui viennent d’être évoqués. De là découle l’obligation pour la classe ouvrière de maintenir un État après sa conquête du pouvoir, et l’impossibilité de supprimer celui-ci du jour au lendemain. Mais cet État ouvrier doit être d’une nature bien particulière. Nature et caractéristiques de l’État prolétarien. La classe ouvrière, par sa situation particulière dans la société, telle qu’elle vient d’être décrite, est obligée de maintenir un État. Mais pour maintenir son pouvoir, elle doit maintenir un État qui soit radicalement différent de celui qui, par le passé, a maintenu le pouvoir de la bourgeoisie, d’une classe féodale ou esclavagiste. L’État prolétarien à la fois est un État et n’est plus un État ; il devient de moins en moins un État, il est un État qui commence à dépérir au moment même où il commence à naître, comme le disaient justement Karl Marx et Lénine. Marx, développant la théorie de l’État prolétarien, État qui dépérit, lui a donné plusieurs caractéristiques, dont l’illustration se trouvait dans la Commune de Paris de 1871. Il y a trois caractéristiques essentielles :
- Pas de séparation nette entre les pouvoirs de l »exécutif et du législatif : il faut des organismes qui à la fois légifèrent et appliquent les lois. En somme, il faut en revenir à l’État tel qu’il est issu du communisme du clan et de la tribu, tel qu’on le retrouve encore dans l’ancienne assemblée populaire athénienne. Ceci est important. C’est le meilleur moyen de réduire le plus fortement possible le clivage entre le pouvoir réel, de plus en plus concentré entre les mains d’organismes permanents, et le pouvoir de plus en plus fictif qui est celui laissé aux assemblées délibérantes. Ce clivage est le propre du parlementarisme bourgeois. Il est insuffisant de remplacer une assemblée délibérante par une autre si on ne change rien d’essentiel à ce clivage. Les assemblées délibérantes doivent disposer d’un pouvoir exécutif réel.
- Éligibilité maximum dans la fonction publique : il n’y a pas que les membres des assemblées délibérantes qui doivent être élus. Les juges, les hauts fonctionnaires, les commissaires de milice, les dirigeants dans l’enseignement, les directeurs dans les travaux publics dans les circonscriptions territoriales, doivent être élus eux aussi. Cela peut choquer dans nos pays de tradition napoléonienne ultra-réactionnaire. Mais certaines démocraties spécifiquement bourgeoises, les États-Unis, la Suisse, le Canada ou l’Australie par exemple, ont conservé ce caractère électif pour un certain nombre de fonctions publiques. C’est ainsi qu’aux États-Unis, le shérif est élu par ses concitoyens. Dans l’État prolétarien, cette éligibilité générale doit être accompagnée d’une révocabilité générale. Il faut donc qu’un contrôle permanent et très large du peuple sur ceux qui exercent des fonctions d’État soit possible ; et que la séparation entre ceux qui exercent le pouvoir d’État et ceux au nom desquels il est exercé soit la plus petite possible. C’est pourquoi il faut assurer un renouvellement constant des élus, pour empêcher que des gens n’occupent des fonctions d’État en permanence. Les fonctions d’État doivent, sur une échelle toujours plus vaste, être exercées à tour de rôle par la masse de la population prise collectivement.
- Pas de rétribution abusive : aucun fonctionnaire, aucun membre des organismes représentatifs et législatifs, aucun individu qui exerce un pouvoir d’État, ne doit toucher un salaire supérieur à celui d’un ouvrier qualifié. C’est là le seul moyen valable pour empêcher la chasse à l’exercice des fonctions d’État comme moyen d’arriver et de vivre aux crochets de la société, pour supprimer les arrivistes et les parasites qu’ont connus toutes les sociétés passées. Ces trois règles prises ensemble précisent bien la pensée de Marx et de Lénine concernant l’État. Celui-ci ne ressemble plus à aucun de ses prédécesseurs, parce qu’il est le premier État qui commence à dépérir au moment même de son apparition, parce qu’il est un État dont l’appareil est composé de gens qui ne disposent plus d’aucun privilège par rapport à la masse de la société, parce qu’il est un État dont les fonctions sont de plus en plus exercées par l’ensemble des membres de la société, et qui se substituent progressivement les uns aux autres, parce qu’il est un État qui ne se confond plus avec un groupe de gens détachés de la masse et exerçant des fonctions séparées de la masse, mais qui se dissout au contraire dans la masse du peuple, de la population laborieuse, parc qu’il est un État qui dépérit au fur et à mesure que dépérissent les classes sociales, les conflits sociaux, l’économie monétaire, la production marchande, les marchandises, l’argent, etc. Ce dépérissement de l’État doit être conçu comme l’auto-gestion et l’auto-gouvernement des producteurs et des citoyens qui s’étendent de plus en plus jusqu’à ce que, dans des conditions d’abondance matérielle et de haut niveau de culture de toute la société, celle-ci se structure en communautés de producteurs-consommateurs se gouvernant elles-mêmes.
Et l’Union Soviétique ?
Quand on considère l’histoire de l’U. R. S. S. au cours de ces trente dernières années, la conclusion que l’on peut tirer concernant l’État est simple : un État où existe une armée permanente ; où l’on trouve des maréchaux, des directeurs de trusts, et même des auteurs de théâtre ou des ballerines qui gagnent cinquante fois plus qu’un ouvrier manoeuvre ou qu’une femme de ménage ; où s’est établie une sélectivité énorme pour certaines fonctions publiques, qui rend pratiquement impossible l’accès à ces fonctions à l’immense majorité de la population ; où le pouvoir réel est exercé par de petits comités de gens dont le renouvellement s’accomplit par des voies mystérieuses et dont le pouvoir reste inamovible et permanent pendant de longues périodes historiques ; un tel État, manifestement, n’est pas en train de dépérir.
Pourquoi ?
L’explication en est simple. L’État, en Union Soviétique, n’a pas dépéri parce que les conflits sociaux n’ont pas dépéri. Les conflits sociaux n’y ont pas dépéri parce que le degré de développement des forces productives n’en a pas permis le dépérissement, et cela parce que la situation de semi-pénurie qui caractérise les pays capitalistes même les plus avancés, continue à caractériser la situation de l’État soviétique. Et tant que perdurent ces conditions de semi-pénurie, il faut des contrôleurs, des surveillants, des gendarmes. Ceux-ci, bien sûr, dans un État prolétarien, devraient être au service d’une meilleure cause, du moins dans la mesure où ils défendent l’économie socialiste. Mais il faut aussi reconnaître qu’ils sont séparés du corps de la société, qu’ils sont, dans une large mesure, des parasites. Leur disparition est directement liée au niveau de développement des forces productives, qui seules peuvent permettre le dépérissement des conflits sociaux et la suppression des fonctions liées à ces conflits. Et dans la mesure où ces surveillants, ces contrôleurs, monopolisent de plus en plus l’exercice du pouvoir politique. ils peuvent évidemment s’assurer des privilèges matériels croissants, les morceaux de choix dans cette pénurie relative qui domine la distribution : ils se constituent ainsi en une bureaucratie privilégiée soustraite en fait au contrôle des travailleurs et portée à défendre par priorité ses propres privilèges.
L’argument du cordon sanitaire.
A cela, on a voulu objecter, en invoquant la menace que faisait peser l’entourage extérieur, capitaliste, et on argumente : aussi longtemps qu’existe un danger extérieur, il faut un État, a dit Staline, ne serait-ce que pour défendre le pays contre son entourage hostile. Cet argument est basé sur un quiproquo. La seule chose que puisse démontrer l’existence d’un entourage capitaliste menaçant, c’est la nécessité d’un armement et d’une institution militaires ; mais cela ne justifie pas l’existence d’institutions militaires séparées du corps de la société. L’existence de telles institutions militaires séparées du corps de la société indique qu’à l’intérieur de cette société subsiste un important état de tension sociale, qui empêche les gouvernants de se permettre le luxe de mettre des armes entre les mains de tout le monde, qui fait que les dirigeants n’osent pas faire confiance au peuple pour qu’il règle à sa façon les questions militaires d’auto-défense, ce qu’il pourrait accomplir si la collectivité avait vraiment ce degré de supériorité extraordinaire qu’aurait une société réellement socialiste par rapport à la société capitaliste. En réalité, le problème de l’entourage extérieur n’est qu’un aspect secondaire d’un phénomène beaucoup plus général : le niveau de développement des forces productives, la maturité économique du pays, sont loin du niveau qui devrait être celui d’une société socialiste. L’Union Soviétique est restée une société transitoire, dont le niveau de développement des forces productives est comparable à celui d’une société capitaliste. Elle doit donc se battre avec des armes comparables. Ne connaissant pas la suppression des conflits sociaux, l’U. R. S. S. doit maintenir tous les organes de contrôle et de surveillance de la population, et, de ce fait, maintient et même renforce l’État au lieu de le laisser dépérir. Cela a provoqué, dans cette société de transition et pour de nombreuses causes spécifiques, des déformations et des dégénérescences bureaucratiques qui ont causé un tort énorme à la cause du Socialisme, surtout dans la mesure où l’on a commis l’erreur d’y coller l’étiquette « socialiste », par peur de dire la vérité : nous sommes encore trop pauvres et trop arriérés pour pouvoir créer une véritable société socialiste. Et, dans la mesure où l’on a voulu, pour des raisons de propagande, donner à tout prix l’étiquette « socialiste », il faut par après expliquer qu’il existe des purges socialistes, des camps de concentration socialistes, le chômage socialiste, etc., etc.
Garanties contre la bureaucratie.
Quelles garanties peuvent être introduites pour éviter dans l’avenir l’hypertrophie de la bureaucratie, telle qu’elle est apparue en U. R. S. S. à l’époque stalinienne ? Respecter scrupuleusement les trois règles mentionnées plus haut concernant le début de dépérissement de l’État ouvrier (et notamment celle qui limite la rémunération de tous les dirigeants économiques et politiques) . Respecter scrupuleusement le caractère démocratique de la gestion de l’économie : comités d’auto-gestion des travailleurs élus dans les entreprises ; congrès des producteurs ( « Sénat économique ») élu par ces comités, etc. Ceux qui contrôlent le surproduit social, contrôlent toute la société. Respecter scrupuleusement le principe que, si l’État ouvrier doit forcément restreindre l’exercice des libertés politiques pour tous les ennemis de classe qui s’opposent à l’avènement du socia- lisme (restriction qui doit être proportionnelle à la violence de leur résistance) , il doit en même temps étendre l’exercice de ces mêmes libertés pour tous les travailleurs : liberté pour tous les partis qui respectent la légalité socialiste, liberté de presse pour tous les journaux qui font de même, liberté de réunion, d’association, de manifestation sans restriction pour les travailleurs. Respecter le caractère démocratique, contradictoire et public de toutes les assemblées délibératives. Respecter le principe d’un droit écrit. Théorie et pratique La théorie marxiste concernant le dépérissement de l’État est au point depuis maintenant plus d’un demi-siècle. En Belgique, il ne nous manque qu’un petit détail qu’il nous reste à accomplir : sa réalisation pratique.
Notes : (1) Sur la révolution bourgeoise en Angleterre, voir l’article de Perry Anderson, Les origines de la crise présente, paru dans « Les Temps Modernes », n° 219-220, août-septembre 1964, et spécialement le chapitre « Histoire et structure de classe ; trajectoire », pp. 403.421. (2) La délégation cubaine participant à la Conférence de l’Éducation et du Développement Économique qui se tenait à Santiago du Chili en mars 1962, déclarait : « Il suffit, pour comparer l’efficacité des méthodes cubaines et celles adoptées par la Conférence, de voir que les auteurs de la prétendue Alliance pour le Progrès offrent de prêter 150 millions de dollars par an à dix-neuf pays, ayant une population de 200 millions d’habitants, alors qu’un seul pays – Cuba avec 7 millions d’habitants – a accru son budget culturel et d’enseignement de 200 millions de dollars par an sans avoir à rembourser d’intérêts à qui que ce soit ». A Cuba, au cours de la seule année 1961, 707.000 adultes ont appris à lire et à écrire, ce qui ramenait le pourcentage des analphabètes à 3,9. Cuba s’est fixé les buts suivants pour renseignement dans la période 1961-1964 : a) élever au niveau moyen d’instruction primaire le degré d’Instruction de ceux qui ont récemment appris à lire et à écrire ; b) compléter l’Instruction primaire de un demi-million de travailleurs ne possédant que trois années d’études élémentaires ; c) assurer une éducation secondaire de base à 40.000 travailleurs qui ont complété leur Instruction primaire. Ceci a été réalisé malgré le blocus et les besoins de la défense, et en dépit des attaques des États-Unis.
Ernest Mandel
III – L’Etat et la révolution – Lénine
CHAPITRE III : L’ETAT ET LA REVOLUTION. L’EXPERIENCE DE LA COMMUNE DE PARIS (1871). ANALYSE DE MARX
1. EN QUOI LA TENTATIVE DES COMMUNARDS EST-ELLE HEROIQUE ?
On sait que, quelques mois avant la Commune, au cours de l’automne 1870, Marx avait adressé une mise en garde aux ouvriers parisiens, s’attachant à leur démontrer que toute tentative de renverser le gouvernement serait une sottise inspirée par le désespoir. Mais lorsque, en mars 1871, la bataille décisive fut imposée aux ouvriers et que, ceux-ci l’ayant acceptée, l’insurrection devint un fait, Marx, en dépit des conditions défavorables, salua avec le plus vif enthousiasme la révolution prolétarienne. Il ne s’entêta point à condamner par pédantisme un mouvement, comme le fit le tristement célèbre renégat russe du marxisme, Plékhanov, dont les écrits de novembre 1905 constituaient un encouragement à la lutte des ouvriers et des paysans, mais qui, après décembre 1905, clamait avec les libéraux : « II ne fallait pas prendre les armes. » Marx ne se contenta d’ailleurs pas d’admirer l’héroïsme des communards « montant à l’assaut du ciel », selon son expression. Dans le mouvement révolutionnaire des masses, bien que celui-ci n’eût pas atteint son but, il voyait une expérience historique d’une portée immense, un certain pas en avant de la révolution prolétarienne universelle, un pas réel bien plus important que des centaines de programmes et de raisonnements. Analyser cette expérience, y puiser des leçons de tactique, s’en servir pour passer au crible sa théorie : telle est la tâche que Marx se fixa. La seule « correction » que Marx ait jugé nécessaire d’apporter au Manifeste communiste, il la fit en s’inspirant de l’expérience révolutionnaire des communards parisiens. La dernière préface à une nouvelle édition allemande du Manifeste communiste, signée de ses deux auteurs, est datée du 24 juin 1872. Karl Marx et Friedrich Engels y déclarent que le programme du Manifeste communiste « est aujourd’hui vieilli sur certains points ». « La Commune, notamment, a démontré, poursuivent-ils, que la « classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l’Etat toute prête et de la faire fonctionner pour son propre compte. » Les derniers mots de cette citation, mis entre guillemets, sont empruntés par les auteurs à l’ouvrage de Marx La Guerre civile en France. Ainsi, Marx et Engels attribuaient à l’une des leçons principales, fondamentales, de la Commune de Paris une portée si grande qu’ils l’ont introduite, comme une correction essentielle, dans le Manifeste communiste. Chose extrêmement caractéristique : c’est précisément cette correction essentielle qui a été dénaturée par les opportunistes, et les neuf dixièmes, sinon les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs du Manifeste communiste, en ignorent certainement le sens. Nous parlerons en détail de cette déformation un peu plus loin, dans un chapitre spécialement consacré aux déformations. Qu’il nous suffise, pour l’instant, de marquer que l’ »interprétation » courante, vulgaire, de la fameuse formule de Marx citée par nous est que celui-ci aurait souligné l’idée d’une évolution lente, par opposition à la prise du pouvoir, etc. En réalité, c’est exactement le contraire. L’idée de Marx est que la classe ouvrière doit briser, démolir la « machine de l’Etat toute prête », et ne pas se borner à en prendre possession. Le 12 avril 1871, c’est-à-dire justement pendant la Commune, Marx écrivait à Kugelmann : « Dans le dernier chapitre de mon 18-Brumaire, je remarque, comme tu le verras si tu le relis, que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la briser. (Souligné par Marx ; dans l’original, le mot est zerbrechen). C’est la condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de Paris » (Neue Zeit, XX, 1, 1901-1902, p. 709). Les lettres de Marx à Kugelmann comptent au moins deux éditions russes, dont une rédigée et préfacée par moi. » « Briser la machine bureaucratique et militaire » : en ces quelques mots se trouve brièvement exprimée la principale leçon du marxisme sur les tâches du prolétariat à l’égard de l’Etat au cours de la révolution. Et c’est cette leçon qui est non seulement tout à fait oubliée, mais encore franchement dénaturée par l’ »interprétation » dominante du marxisme, due à Kautsky ! Quant au passage du 18 Brumaire auquel se réfère Marx, nous l’avons intégralement reproduit plus haut. Deux points surtout sont à souligner dans ce passage de Marx. En premier lieu, il limite sa conclusion au continent. Cela se concevait en 1871, quand l’Angleterre était encore un modèle du pays purement capitaliste, mais sans militarisme et, dans une large mesure, sans bureaucratie. Aussi Marx faisait-il une exception pour l’Angleterre, où la révolution et même la révolution populaire paraissait possible, et l’était en effet sans destruction préalable de la « machine d’Etat toute prête ». Aujourd’hui, en 1917, à l’époque de la première grande guerre impérialiste, cette restriction de Marx ne joue plus. L’Angleterre comme l’Amérique, les plus grands et les derniers représentants de la « liberté » anglo-saxonne dans le monde entier (absence de militarisme et de bureaucratisme), ont glissé entièrement dans le marais européen, fangeux et sanglant, des institutions militaires et bureaucratiques, qui se subordonnent tout et écrasent tout de leur poids. Maintenant, en Angleterre comme en Amérique, « la condition première de toute révolution populaire réelle », c’est la démolition, la destruction de la « machine de l’Etat toute prête » (portée en ces pays, de 1914 à 1917, à une perfection « européenne », commune désormais à tous les Etats impérialistes). En second lieu, ce qui mérite une attention particulière, c’est cette remarque très profonde de Marx que la destruction de la machine bureaucratique et militaire de l’Etat est « la condition première de toute révolution véritablement populaire ». Cette notion de révolution « populaire » paraît surprenante dans la bouche de Marx : et, en Russie, les adeptes de Plékhanov ainsi que les menchéviks, ces disciples de Strouvé qui désirent passer pour des marxistes, seraient bien capables de qualifier son expression de « lapsus ». Ils ont réduit le marxisme à une doctrine si platement libérale que, en dehors de l’antithèse : révolution bourgeoise et révolution prolétarienne, rien n’existe pour eux ; encore conçoivent-ils cette antithèse d’une manière on ne peut plus scolastique. Si l’on prend, à titre d’exemple, les révolutions du XXe siècle, force sera de reconnaître que, de toute évidence, les révolutions portugaise et turque sont bourgeoises. Mais ni l’une, ni l’autre ne sont « populaires », puisque la masse du peuple, son immense majorité, n’intervient d’une façon visible, active, autonome, avec ses revendications économiques et politiques propres, ni dans l’une, ni dans l’autre de ces révolutions. Par contre, la révolution bourgeoise russe de 1905-1907, sans avoir remporté des succès aussi « éclatants » que ceux qui échurent de temps à autre aux révolutions portugaise et turque, a été sans conteste une révolution « véritablement populaire ». Car la masse du peuple, sa majorité, ses couches sociales « inférieures » les plus profondes, accablées par le joug et l’exploitation, se sont soulevées spontanément et ont laissé sur toute la marche de la révolution l’empreinte de leurs revendications, de leurs tentatives de construire à leur manière une société nouvelle à la place de l’ancienne en cours de destruction. En 1871, le prolétariat ne formait la majorité du peuple dans aucun pays du continent européen. La révolution ne pouvait être « populaire » et entraîner véritablement la majorité dans le mouvement qu’en englobant et le prolétariat et la paysannerie. Le « peuple » était justement formé de ces deux classes. Celles-ci sont unies par le fait que la « machine bureaucratique et militaire de l’Etat » les opprime, les écrase, les exploite. Briser cette machine, la démolir, tel est véritablement l’intérêt du « peuple », de sa majorité, des ouvriers et de la majorité des paysans ; telle est la « condition première » de la libre alliance des paysans pauvres et des prolétaires ; et sans cette alliance, pas de démocratie solide, pas de transformation socialiste possible. C’est vers cette alliance, on le sait, que la Commune de Paris se frayait la voie. Elle n’atteignit pas son but pour diverses raisons d’ordre intérieur et extérieur. Ainsi donc, en parlant d’une « révolution véritablement populaire », et sans oublier le moins du monde les traits particuliers de la petite bourgeoisie (dont il a beaucoup et souvent parlé), Marx tenait compte avec la plus grande rigueur des véritables rapports de classes dans la plupart des Etats continentaux d’Europe en 1871. D’autre part, il constatait que la « démolition » de la machine de l’Etat est dictée par les intérêts des ouvriers et des paysans, qu’elle les unit et leur assigne une tâche commune : la suppression de ce « parasite » et son remplacement par quelque chose de nouveau. Par quoi précisément ?
2. PAR QUOI REMPLACER LA MACHINE D’ETAT DEMOLIE ?
A cette question Marx ne donnait encore, en 1847, dans le Manifeste communiste, qu’une réponse tout à fait abstraite, ou plutôt une réponse indiquant les problèmes, mais non les moyens de les résoudre. La remplacer par l’ »organisation du prolétariat en classe dominante », par la « conquête de la démocratie », telle était la réponse du Manifeste communiste. Sans verser dans l’utopie, Marx attendait de l’expérience du mouvement de masse la réponse à la question de savoir quelles formes concrètes prendrait cette organisation du prolétariat en tant que classe dominante, de quelle manière précise cette organisation se concilierait avec la plus entière, la plus conséquente « conquête de la démocratie ». Aussi limitée qu’ait été l’expérience de la Commune, Marx la soumet à une analyse des plus attentives dans sa Guerre civile en France. Citons les principaux passages de cet écrit : Au XIXe siècle s’est développé, transmis par le moyen âge, « le pouvoir centralisé de l’Etat, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature ». En raison du développement de l’antagonisme de classe entre le Capital et le Travail, « le pouvoir d’Etat prenait de plus en plus le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins de l’asservissement de la classe ouvrière, d’un appareil de domination de classe. Après chaque révolution qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d’Etat apparaît de façon de plus en plus ouverte ». Après la Révolution de 1848-1849, le pouvoir d’Etat devient « l’engin de guerre national du Capital contre le Travail ». Le Second Empire ne fait que le consolider. « L’antithèse directe de l’Empire fut la Commune ». « La Commune fut la forme positive » « d’une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. » En quoi consistait précisément cette forme « positive » de république prolétarienne socialiste ? Quel était l’Etat qu’elle avait commencé de fonder ? « Le premier décret de la commune fut… la suppression de l’armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes. » Cette revendication figure maintenant au programme de tous les partis qui se réclament du socialisme. Mais ce que valent leurs programmes, c’est ce qu’illustre au mieux l’attitude de nos socialistes-révolutionnaires et de nos menchéviks qui, justement après la révolution du 27 février, ont en fait refusé de donner suite à cette revendication ! « La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres étaient naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. » « Au lieu de continuer d’être l’instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l’administration. Depuis les membres de la Commune jusqu’au bas de l’échelle, la fonction publique devait être assurée pour des salaires d’ouvriers. Les bénéfices d’usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l’Etat disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes… Une fois abolies l’armée permanente et la police, instruments du pouvoir matériel de l’ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l’outil spirituel de l’oppression, le « pouvoir des prêtres »… Les fonctionnaires de la justice furent dépouillés de leur feinte indépendance… ils devaient être électifs, responsables et révocables. » Ainsi, la Commune semblait avoir remplacé la machine d’Etat brisée en instituant une démocratie « simplement » plus complète : suppression de l’armée permanente, électivité et révocabilité de tous les fonctionnaires sans exception. Or, en réalité, ce « simplement » représente une oeuvre gigantesque : le remplacement d’institutions par d’autres foncièrement différentes. C’est là justement un cas de « transformation de la quantité en qualité » : réalisée de cette façon, aussi pleinement et aussi méthodiquement qu’il est possible de le concevoir, la démocratie, de bourgeoise, devient prolétarienne ; d’Etat (=pouvoir spécial destiné à mater une classe déterminée), elle se transforme en quelque chose qui n’est plus, à proprement parler, un Etat. Mater la bourgeoisie et briser sa résistance n’en reste pas moins une nécessité. Cette nécessité s’imposait particulièrement à la Commune, et l’une des causes de sa défaite est qu’elle ne l’a pas fait avec assez de résolution. Mais ici, l’organisme de répression est la majorité de la population et non plus la minorité, ainsi qu’avait toujours été le cas au temps de l’esclavage comme au temps du servage et de l’esclavage salarié. Or, du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un « pouvoir spécial » de répression ! C’est en ce sens que l’Etat commence à s’éteindre. Au lieu d’institutions spéciales d’une minorité privilégiée (fonctionnaires privilégiés, chefs de l’armée permanente), la majorité elle-même peut s’acquitter directement de ces tâches ; et plus les fonctions du pouvoir d’Etat sont exercées par l’ensemble du peuple, moins ce pouvoir devient nécessaire. A cet égard, une des mesures prises par la Commune, et que Marx fait ressortir, est particulièrement remarquable : suppression de toutes les indemnités de représentation, de tous les privilèges pécuniaires attachés au corps des fonctionnaires, réduction des traitements de tous les fonctionnaires au niveau des « salaires d’ouvriers ». C’est là justement qu’apparaît avec le plus de relief le tournant qui s’opère de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne, de la démocratie des oppresseurs à la démocratie des classes opprimées, de l’Etat en tant que « pouvoir spécial » destiné à mater une classe déterminée à la répression exercée sur les oppresseurs par le pouvoir général de la majorité du peuple, des ouvriers et des paysans. Et c’est précisément sur ce point, particulièrement frappant et le plus important peut-être en ce qui concerne la question de l’Etat, que les enseignements de Marx sont le plus oubliés ! Les commentaires de vulgarisation — ils sont innombrables — n’en parlent pas. Il est « d’usage » de taire cela comme une « naïveté » qui a fait son temps, à la manière des chrétiens qui, une fois leur culte devenu religion d’Etat, ont « oublié » les « naïvetés » du christianisme primitif avec son esprit révolutionnaire démocratique. La réduction du traitement des hauts fonctionnaires de l’Etat apparaît « simplement » comme la revendication d’un démocratisme naïf, primitif. Un des « fondateurs » de l’opportunisme moderne, l’ex-social-démocrate Ed. Bernstein, s’est maintes fois exercé à répéter les plates railleries bourgeoises contre le démocratisme « primitif ». Comme tous les opportunistes, comme les kautskistes de nos jours, il n’a pas du tout compris, premièrement, qu’il est impossible de passer du capitalisme au socialisme sans un certain « retour » au démocratisme « primitif » (car enfin, comment s’y prendre autrement pour faire en sorte que les fonctions de l’Etat soient exercées par la majorité, par la totalité de la population ?) et, deuxièmement, que le « démocratisme primitif » basé sur le capitalisme et la culture capitaliste n’est pas le démocratisme primitif des époques anciennes ou précapitalistes. La culture capitaliste a créé la grande production, les fabriques, les chemins de fer, la poste, le téléphone, etc. Et, sur cette base l’immense majorité des fonctions du vieux « pouvoir d’Etat » se sont tellement simplifiées, et peuvent être réduites à de si simples opérations d’enregistrement, d’inscription, de contrôle, qu’elles seront parfaitement à la portée de toute personne pourvue d’une instruction primaire, qu’elles pourront parfaitement être exercées moyennant un simple « salaire d’ouvrier » ; ainsi l’on peut (et l’on doit) enlever à ces fonctions tout caractère privilégié, « hiérarchique ». Electivité complète, révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires sans exception, réduction de leurs traitements au niveau d’un normal « salaire d’ouvrier », ces mesures démocratiques simples et « allant de soi », qui rendent parfaitement solidaires les intérêts des ouvriers et de la majorité des paysans, servent en même temps de passerelle conduisant du capitalisme au socialisme. Ces mesures concernent la réorganisation de l’Etat, la réorganisation purement politique de la société, mais elles ne prennent naturellement tout leur sens et toute leur valeur que rattachées à la réalisation ou à la préparation de l’ »expropriation des expropriateurs », c’est-à-dire avec la transformation de la propriété privée capitaliste des moyens de production en propriété sociale. « La Commune, écrivait Marx, a réalisé ce mot d’ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l’armée permanente et le fonctionnarisme d’Etat. » Seule une infime minorité de la paysannerie ainsi que des autres couches de la petite bourgeoisie s’ »élève », « arrive » au sens bourgeois du mot, c’est-à-dire que seuls quelques individus deviennent ou des gens aisés, des bourgeois, ou des fonctionnaires nantis et privilégiés. L’immense majorité des paysans, dans tout pays capitaliste où il existe une paysannerie (et ces pays sont en majorité), sont opprimés par le gouvernement et aspirent à le renverser ; ils aspirent à un gouvernement « à bon marché ». Le prolétariat peut seul, s’acquitter de cette tâche et, en l’exécutant, il fait du même coup un pas vers la réorganisation socialiste de l’Etat.
3. SUPPRESSION DU PARLEMENTARISME
« La Commune, écrivait Marx, devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. » « Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante « devait représenter » et fouler aux pieds [ver-und zertreten] le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d’ouvriers, de surveillants, de comptables pour ses entreprises. » Cette remarquable critique du parlementarisme, formulée en 1871, est elle aussi aujourd’hui, du fait de la domination du social-chauvinisme et de l’opportunisme, au nombre des « paroles oubliées » du marxisme. Les ministres et les parlementaires de profession, les traîtres au prolétariat et les socialistes « pratiques » d’à présent ont entièrement laissé aux anarchistes le soin de critiquer le parlementarisme ; et, pour cette raison d’une logique surprenante, ils qualifient d’ »anarchiste » toute critique du parlementarisme ! ! On ne saurait s’étonner que le prolétariat des pays parlementaires « avancés », écoeuré à la vue de « socialistes » tels que les Scheidemann, David, Legien, Sembat, Renaudel, Henderson, Vandervelde, Stauning, Branting, Bissolati et Cie, ait de plus en plus souvent accordé ses sympathies à l’anarcho-syndicalisme, encore que celui-ci soit le frère jumeau de l’opportunisme. Mais, pour Marx, la dialectique révolutionnaire n’a jamais été cette vaine phraséologie à la mode, ce hochet qu’en ont fait Plékhanov, Kautsky et les autres. Marx a su rompre impitoyablement avec l’anarchisme pour son impuissance à utiliser même l’ »écurie » du parlementarisme bourgeois, surtout lorsque la situation n’est manifestement pas révolutionnaire ; mais il a su, en même temps, donner une critique véritablement prolétarienne et révolutionnaire du parlementarisme. Décider périodiquement, pour un certain nombre d’années, quel membre de la classe dirigeante foulera aux pieds, écrasera le peuple au Parlement, telle est l’essence véritable du parlementarisme bourgeois, non seulement dans les monarchies constitutionnelles parlementaires, mais encore dans les républiques les plus démocratiques. Mais si l’on pose la question de l’Etat, si l’on considère le parlementarisme comme une de ses institutions, du point de vue des tâches du prolétariat dans ce domaine, quel est donc le moyen de sortir du parlementarisme ? Comment peut-on s’en passer ? Force nous est de le dire et redire encore : les enseignements de Marx, fondés sur l’étude de la Commune, sont si bien oubliés que le « social-démocrate » actuel (lisez : l’actuel traître au socialisme) est tout simplement incapable de concevoir une autre critique du parlementarisme que la critique anarchiste ou réactionnaire. Certes, le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organismes représentatifs et le principe électif, mais à transformer ces moulins à paroles que sont les organismes représentatifs en assemblées « agissantes ». « La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. » Un organisme « non parlementaire mais agissant », voilà qui s’adresse on ne peut plus directement aux parlementaires modernes et aux « toutous » parlementaires de la social-démocratie ! Considérez n’importe quel pays parlementaire, depuis l’Amérique jusqu’à la Suisse, depuis la France jusqu’à l’Angleterre, la Norvège, etc., la véritable besogne d’ »Etat » se fait dans la coulisse ; elle est exécutée par les départements, les chancelleries, les états-majors. Dans le parlements, on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le « bon peuple ». Cela est si vrai que, même dans la République russe, république démocratique bourgeoise, tous ces vices du parlementarisme sont apparus aussitôt, avant même qu’elle ait eu le temps de constituer un véritable parlement. Les héros du philistinisme pourri — les Skobélev et les Tsérétéli, les Tchernov et les Avksentiev — ont réussi à gangrener jusqu’aux Soviets, dont ils ont fait de stériles moulins à paroles sur le modèle du plus écoeurant parlementarisme bourgeois. Dans les Soviets, messieurs les ministres « socialistes » dupent les moujiks crédules par leur phraséologie et leurs résolutions. Au sein du gouvernement, c’est un quadrille permanent, d’une part, pour faire asseoir à tour de rôle, autour de l’ »assiette au beurre », des sinécures lucratives et honorifiques, le plus possible de socialistes-révolutionnaires et de menchéviks ; d’autre part, pour « distraire l’attention » du peuple. Pendant ce temps, dans les chancelleries, dans les états-majors, on « fait » le travail « d’Etat » ! Le Diélo Naroda, organe des « socialistes-révolutionnaires », parti dirigeant, avouait récemment dans un éditorial, avec cette incomparable franchise des gens de la « bonne société », où « tous » se livrent à la prostitution politique, que même dans les ministères appartenant aux « socialistes » (passez-moi le mot !), que même là tout le vieil appareil bureaucratique reste en gros le même, fonctionne comme par le passé et sabote en toute « liberté » les mesures révolutionnaires ! Mais même sans cet aveu, l’histoire de la participation des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks au gouvernement n’apporte-t-elle pas la preuve concrète qu’il en est ainsi ? Ce qui est caractéristique, en l’occurrence, c’est que, siégeant au ministère en compagnie des cadets, MM. Tchernov, Roussanov, Zenzinov et autres rédacteurs du Diélo Naroda poussent l’impudence jusqu’à raconter en public et sans rougir, comme une chose sans conséquence, que « chez eux », dans leurs ministères, tout marche comme par le passé ! ! Phraséologie démocratique révolutionnaire pour duper Jacques Bonhomme, bureaucratisme et paperasserie pour « combler d’aise » les capitalistes : voilà l’essence de l’ »honnête » coalition. Au parlementarisme vénal, pourri jusqu’à la moelle, de la société bourgeoise, la Commune substitue des organismes où la liberté d’opinion et de discussion ne dégénère pas en duperie, car les parlementaires doivent travailler eux-mêmes, appliquer eux-mêmes leurs lois, en vérifier eux-mêmes les effets, en répondre eux-mêmes directement devant leurs électeurs. Les organismes représentatifs demeurent, mais le parlementarisme comme système spécial, comme division du travail législatif et exécutif, comme situation privilégiée pour les députés, n’est plus. Nous ne pouvons concevoir une démocratie, même une démocratie prolétarienne, sans organismes représentatifs : mais nous pouvons et devons la concevoir sans parlementarisme, si la critique de la société bourgeoise n’est pas pour nous un vain mot, si notre volonté de renverser la domination de la bourgeoisie est une volonté sérieuse et sincère et non une phrase « électorale » destinée à capter les voix des ouvriers, comme chez les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, chez les Scheidemann et les Legien, les Sembat et les Vandervelde. Il est extrêmement symptomatique que, parlant des fonctions de ce personnel administratif qu’il faut à la Commune comme à la démocratie prolétarienne, Marx prenne comme terme de comparaison le personnel « de tout autre employeur », c’est-à-dire une entreprise capitaliste ordinaire avec ses « ouvriers, surveillants et comptables ». Il n’y a pas un grain d’utopisme chez Marx ; il n’invente pas, il n’imagine pas de toutes pièces une société « nouvelle ». Non, il étudie, comme un processus d’histoire naturelle, la naissance de la nouvelle société à partir de l’ancienne, les formes de transition de celle-ci à celle-là. Il prend l’expérience concrète du mouvement prolétarien de masse et s’efforce d’en tirer des leçons pratiques. Il « se met à l’école » de la Commune, de même que tous les grands penseurs révolutionnaires n’hésitèrent pas à se mettre à l’école des grands mouvements de la classe opprimée, sans jamais les aborder du point de vue d’une « morale » pédantesque (comme Plékhanov disant : « Il ne fallait pas prendre les armes », ou Tsérétéli : « Une classe doit savoir borner elle-même ses aspirations »). Il ne saurait être question de supprimer d’emblée, partout et complètement, le fonctionnarisme. C’est une utopie. Mais briser d’emblée la vieille machine administrative pour commencer sans délai à en construire une nouvelle, permettant de supprimer graduellement tout fonctionnarisme, cela n’est pas une utopie, c’est l’expérience de la Commune, c’est la tâche urgente, immédiate, du prolétariat révolutionnaire. Le capitalisme simplifie les fonctions administratives « étatiques » ; il permet de rejeter les « méthodes de commandement » et de tout ramener à une organisation des prolétaires (classe dominante) qui embauche, au nom de toute la société, « des ouvriers, des surveillants, des comptables ». Nous ne sommes pas des utopistes. Nous ne « rêvons » pas de nous passer d’emblée de toute administration, de toute subordination ; ces rêves anarchistes, fondés sur l’incompréhension des tâches qui incombent à la dictature du prolétariat, sont foncièrement étrangers au marxisme et ne servent en réalité qu’à différer la révolution socialiste jusqu’au jour où les hommes auront changé. Nous, nous voulons la révolution socialiste avec les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, et qui ne se passeront pas de subordination, de contrôle, « surveillants et de comptables ». Mais c’est au prolétariat, avant-garde armée de tous les exploités et de tous les travailleurs, qu’il faut se subordonner. On peut et on doit dès à présent, du jour au lendemain, commencer à remplacer les « méthodes de commandement » propres aux fonctionnaires publics par le simple exercice d’une « surveillance et d’une comptabilité », fonctions toutes simples qui, dès aujourd’hui, sont parfaitement à la portée de la généralité des citadins, et dont ils peuvent parfaitement s’acquitter pour des « salaires d’ouvriers ». C’est nous-mêmes, les ouvriers, qui organiserons la grande production en prenant pour point de départ ce qui a déjà été créé par le capitalisme, en nous appuyant sur notre expérience ouvrière, en instituant une discipline rigoureuse, une discipline de fer maintenue par le pouvoir d’Etat des ouvriers armés ; nous réduirons les fonctionnaires publics au rôle de simples agents d’exécution de nos directives, au rôle « de surveillants et de comptables », responsables, révocables et modestement rétribués (tout en conservant, bien entendu, les spécialistes de tout genre, de toute espèce et de tout rang) : voilà notre tâche prolétarienne, voilà par quoi l’on peut et l’on doit commencer en accomplissant la révolution prolétarienne. Ces premières mesures, fondées sur la grande production, conduisent d’elles-mêmes à l’ »extinction » graduelle de tout fonctionnarisme, à l’établissement graduel d’un ordre — sans guillemets et ne ressemblant point à l’esclavage salarié — où les fonctions de plus en plus simplifiées de surveillance et de comptabilité seront remplies par tout le monde à tour de rôle, pour ensuite devenir une habitude et disparaître enfin en tant que fonctions spéciales d’une catégorie spéciale d’individus. Un spirituel social-démocrate allemand des années 70 a dit de la poste qu’elle était un modèle d’entreprise socialiste. Rien n’est plus juste. La poste est actuellement une entreprise organisée sur le modèle du monopole capitaliste d’Etat. L’impérialisme transforme progressivement tous les trusts en organisations de ce type. Les « simples » travailleurs, accablés de besogne et affamés, y restent soumis à la même bureaucratie bourgeoise. Mais le mécanisme de gestion sociale y est déjà tout prêt. Une fois les capitalistes renversés, la résistance de ces exploiteurs matée par la main de fer des ouvriers en armes, la machine bureaucratique de l’Etat actuel brisée, nous avons devant nous un mécanisme admirablement outillé au point de vue technique, affranchi de « parasitisme », et que les ouvriers associés peuvent fort bien mettre en marche eux-mêmes en embauchant des techniciens, des surveillants, des comptables, en rétribuant leur travail à tous, de même que celui de tous les fonctionnaires « publics », par un salaire d’ouvrier. Telle est la tâche concrète, pratique, immédiatement réalisable à l’égard de tous les trusts, et qui affranchit les travailleurs de l’exploitation en tenant compte de l’expérience déjà commencée pratiquement par la Commune (surtout dans le domaine de l’organisation de l’Etat). Toute l’économie nationale organisée comme la poste, de façon que les techniciens, les surveillants, les comptables reçoivent, comme tous les fonctionnaires, un traitement n’excédant pas des « salaires d’ouvriers », sous le contrôle et la direction du prolétariat armé : tel est notre but immédiat. Voilà l’Etat dont nous avons besoin, et sa base économique. Voilà ce que donneront la suppression du parlementarisme et le maintien des organismes représentatifs, — voilà ce qui débarrassera les classes laborieuses de la corruption de ces organismes par la bourgeoisie.
4. ORGANISATION DE L’UNITE DE LA NATION
« Dans une brève esquisse d’organisation nationale que la Commune n’eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne… » Ce sont les Communes qui auraient également élu la « délégation nationale » de Paris. « Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l’a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être confiées à des fonctionnaires communaux, autrement dit strictement responsables ». « L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité grâce à la destruction du pouvoir d’Etat qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu’il n’en était qu’une excroissance parasitaire. Tandis qu’il importait d’amputer les organes purement répressifs de l’ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui prétendait se placer au-dessus de la société, et rendues aux serviteurs responsables de la société. » A quel point les opportunistes de la social-démocratie contemporaine n’ont pas compris — il serait peut-être plus juste de dire : n’ont pas voulu comprendre ces considérations de Marx — c’est ce que montre on ne peut mieux le livre : Les Prémisses du socialisme et les tâches de le social-démocratie, par lequel le renégat Bernstein s’est acquis une célébrité à la manière d’Erostrate. Précisément à propos du passage de Marx, que nous venons de citer, Bernstein écrivait que ce programme, « par son contenu politique, accuse, dans tous ses traits essentiels, une ressemblance frappante avec le fédéralisme de Proudhon… En dépit de toutes les divergences existant, par ailleurs, entre Marx et le « petit-bourgeois » Proudhon (Bernstein écrit « petit-bourgeois » entre guillemets, entendant y mettre de l’ironie), leur façon de voir est sur ces points, semblable au possible ». Sans doute, continue Bernstein, l’importance des municipalités grandit, mais « il me paraît douteux que la première tâche de la démocratie soit cette suppression (« Auflösung », littéralement : dissolution au sens propre comme au sens figuré) des Etats modernes et ce changement complet (Umwandlung, métamorphose) de leur organisation qu’imaginent Marx et Proudhon : formation d’une assemblée nationale de délégués des assemblées provinciales ou départementales, lesquelles se composeraient à leur tour de délégués des communes, de sorte que toute la forme antérieure des représentations nationales disparaîtrait complètement. » (Bernstein, ouvr. cité, pp. 134 et 136, édit. allemande de 1899). Voilà qui est tout simplement monstrueux : confondre les vues de Marx sur la « destruction du pouvoir d’Etat parasite » avec le fédéralisme de Proudhon ! Mais ce n’est pas un effet du hasard, car il ne vient même pas à l’idée de l’opportuniste que Marx, loin de traiter ici du fédéralisme par opposition au centralisme, parle de la démolition de la vieille machine d’Etat bourgeoise existant dans tous les pays bourgeois. Il ne vient à l’idée de l’opportuniste que ce qu’il voit autour de lui, dans son milieu de philistinisme petit-bourgeois et de stagnation « réformiste », à savoir, uniquement les « municipalités » ! Quant à la révolution du prolétariat, l’opportuniste a désappris même d’y penser. Cela est ridicule. Mais il est remarquable que, sur ce point, on n’ait pas discuté avec Bernstein. Beaucoup l’ont réfuté, en particulier Plékhanov parmi les auteurs russes, et Kautsky parmi les auteurs d’Europe occidentale ; cependant, ni l’un ni l’autre n’ont rien dit de cette déformation de Marx par Bernstein. L’opportuniste a si bien désappris à penser révolutionnairement et à réfléchir à la révolution qu’il voit du « fédéralisme » chez Marx, ainsi confondu avec le fondateur de l’anarchisme, Proudhon. Et Kautsky, et Plékhanov, qui prétendent être des marxistes orthodoxes et vouloir défendre la doctrine du marxisme révolutionnaire, se taisent là-dessus. On découvre ici l’une des racines de cette extrême indigence de vues sur la différence entre le marxisme et l’anarchisme, qui caractérise les kautskistes aussi bien que les opportunistes et dont nous aurons encore à parler. Dans les considérations déjà citées de Marx sur l’expérience de la Commune, il n’y a pas trace de fédéralisme. Marx s’accorde avec Proudhon précisément sur un point que l’opportuniste Bernstein n’aperçoit pas. Marx est en désaccord avec Proudhon précisément là où Bernstein les voit s’accorder. Marx s’accorde avec Proudhon en ce sens que tous deux sont pour la « démolition » de la machine d’Etat actuelle. Cette similitude du marxisme avec l’anarchisme (avec Proudhon comme avec Bakounine), ni les opportunistes, ni les kautskistes ne veulent l’apercevoir, car, sur ce point, ils se sont éloignés du marxisme. Marx est en désaccord et avec Proudhon et avec Bakounine précisément à propos du fédéralisme (sans parler de la dictature du prolétariat). Les principes du fédéralisme découlent des conceptions petites-bourgeoises de l’anarchisme. Marx est centraliste. Et, dans les passages cités de lui, il n’existe pas la moindre dérogation au centralisme. Seuls des gens imbus d’une « foi superstitieuse » petite-bourgeoise en l’Etat peuvent prendre la destruction de la machine bourgeoise pour la destruction du centralisme ! Mais si le prolétariat et la paysannerie pauvre prennent en main le pouvoir d’Etat, s’organisent en toute liberté au sein des communes et unissent l’action de toutes les communes pour frapper le Capital, écraser la résistance des capitalistes, remettre à toute la nation, à toute la société, la propriété privée des chemins de fer, des fabriques, de la terre, etc., ne sera-ce pas là du centralisme ? Ne sera-ce pas là le centralisme démocratique le plus conséquent et, qui plus est, un centralisme prolétarien ? Bernstein est tout simplement incapable de concevoir la possibilité d’un centralisme librement consenti, d’une libre union des communes en nation, d’une fusion volontaire des communes prolétariennes en vue de détruire la domination bourgeoise et la machine d’Etat bourgeoise. Comme tout philistin, Bernstein se représente le centralisme comme une chose qui ne peut être imposée et maintenue que d’en haut, par la bureaucratie et le militarisme. Comme s’il avait prévu la possibilité d’une déformation de sa doctrine, Marx souligne à dessein que c’est commettre sciemment un faux que d’accuser la Commune d’avoir voulu détruire l’unité de la nation et supprimer le pouvoir central. Marx emploie intentionnellement cette expression : « organiser l’unité de la nation », pour opposer le centralisme prolétarien conscient, démocratique, au centralisme bourgeois, militaire, bureaucratique. Mais… il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Et les opportunistes de la social-démocratie contemporaine ne veulent justement pas entendre parler de la destruction du pouvoir d’Etat, de l’amputation de ce parasite.
5. DESTRUCTION DE L’ETAT PARASITE
Nous avons déjà cité les passages correspondants de Marx sur ce point ; nous allons les compléter. « C’est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles, écrivait Marx, d’être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise [bricht] le pouvoir d’Etat moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales… une fédération de petits Etats, conforme aux rêves de Montesquieu et des Girondins… une forme excessive de la vieille lutte contre la surcentralisation… « La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’Etat parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération de la France… « …La Constitution communale aurait mis les producteurs ruraux sous la direction intellectuelle des chefs-lieux de département et leur y eût assuré, chez les ouvriers des villes, les dépositaires naturels de leurs intérêts. L’existence même de la Commune impliquait, comme quelque chose d’évident, l’autonomie municipale ; mais elle n’était plus dorénavant un contrepoids au pouvoir d’Etat, désormais superflu. » « Destruction du pouvoir d’Etat », cette « excroissance parasitaire » ; « amputation », « démolition » de ce pouvoir ; « le pouvoir d’Etat désormais aboli » — c’est en ces termes que Marx, jugeant et analysant l’expérience de la Commune, parle de l’Etat. Tout ceci fut écrit il y a moins d’un demi-siècle, et il faut aujourd’hui se livrer à de véritables fouilles pour retrouver et faire pénétrer dans la conscience des larges masses un marxisme non frelaté. Les conclusions tirées par Marx de ses observations sur la dernière grande révolution qu’il ait vécue ont été oubliées juste au moment où s’ouvrait une nouvelle époque de grandes révolutions du prolétariat. « La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise, et la multiplicité des intérêts qui se sont réclamés d’elle montrent que c’était une forme politique tout à fait susceptible d’expansion, tandis que toutes les formes antérieures de gouvernement avaient été essentiellement répressives. Son véritable secret, le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du Travail. » « Sans cette dernière condition, la Constitution communale eût été une impossibilité et un leurre. » Les utopistes se sont efforcés de « découvrir » les formes politiques sous lesquelles devait s’opérer la réorganisation socialiste de la société. Les anarchistes ont éludé en bloc la question des formes politiques. Les opportunistes de la social-démocratie contemporaine ont accepté les formes politiques bourgeoises de l’Etat démocratique parlementaire comme une limite que l’on ne saurait franchir et ils se sont fendu le front à se prosterner devant ce « modèle », en taxant d’anarchisme toute tentative de briser ces formes. De toute l’histoire du socialisme et de la lutte politique, Marx a déduit que l’Etat devra disparaître et que la forme transitoire de sa disparition (passage de l’Etat au non-Etat) sera « le prolétariat organisé en classe dominante ». Quant aux formes politiques de cet avenir, Marx n’a pas pris sur lui de les découvrir. Il s’est borné à observer exactement l’histoire de la France, à l’analyser et à tirer la conclusion à laquelle l’a conduit l’année 1851 : les choses s’orientent vers la destruction de la machine d’Etat bourgeoise. Et quand éclata le mouvement révolutionnaire de masse du prolétariat, malgré l’échec de ce mouvement, malgré sa courte durée et sa faiblesse évidente, Marx se mit à étudier les formes qu’il avait révélées. La Commune est la forme, « enfin trouvée » par la révolution prolétarienne, qui permet de réaliser l’émancipation économique du Travail. La Commune est la première tentative faite par la révolution prolétarienne pour briser la machine d’Etat bourgeoise ; elle est la forme politique « enfin trouvée » par quoi l’on peut et l’on doit remplacer ce qui a été brisé. Nous verrons plus loin que les révolutions russes de 1905 et de 1917, dans un cadre différent, dans d’autres conditions, continuent l’oeuvre de la Commune et confirment la géniale analyse historique de Marx.
CHAPITRE V : LES BASES ECONOMIQUES DE L’EXTINCTION DE L’ETAT
L’étude la plus poussée de cette question est celle qu’en a faite Marx dans sa Critique du programme de Gotha (lettre à Bracke, du 5 mai 1875, imprimée seulement en 1891 dans la Neue Zeit, IX, 1, et dont il a paru une édition russe). La partie polémique de cette oeuvre remarquable, qui constitue une critique du lassallianisme, a pour ainsi dire rejeté dans l’ombre la partie positive de l’ouvrage, à savoir : l’analyse de la corrélation entre le développement du communisme et l’extinction de l’Etat.
1. COMMENT MARX POSE LA QUESTION
Si l’on compare superficiellement la lettre de Marx à Bracke, du 5 mai 1875, et la lettre d’Engels à Bebel, du 28 mars 1875, examinée plus haut, il peut sembler que Marx soit beaucoup plus « étatiste » qu’Engels, et que la différence soit très marquée entre les conceptions de ces deux auteurs sur l’Etat. Engels invite Bebel à cesser tout bavardage sur l’Etat, à bannir complètement du programme le mot Etat, pour le remplacer par celui de « communauté » ; il va jusqu’à déclarer que la Commune n’était plus un Etat au sens propre. Cependant que Marx va jusqu’à parler de l’ »Etat [Staatswesen-en allemand] futur de la société communiste », c’est-à-dire qu’il semble admettre la nécessité de l’Etat même en régime communiste. Mais cette façon de voir serait foncièrement erronée. Un examen plus attentif montre que les idées de Marx et d’Engels sur l’Etat et son extinction concordent parfaitement, et que l’expression citée de Marx s’applique précisément à l’Etat en voie d’extinction. Il est certain qu’il ne saurait être question de déterminer le moment de cette « extinction » future, d’autant plus qu’elle constituera nécessairement un processus de longue durée. La différence apparente entre Marx et Engels s’explique par la différence des sujets traités et des buts poursuivis par chacun d’eux. Engels se proposait de démontrer à Bebel d’une façon frappante, incisive, à grands traits, toute l’absurdité des préjugés courants (partagés dans une notable mesure par Lassalle) sur l’Etat. Cette question, Marx n’a fait que l’effleurer, car un autre sujet retenait son attention : l’évolution de la société communiste. Toute la théorie de Marx est une application au capitalisme contemporain de la théorie de l’évolution sous sa forme la plus conséquente, la plus complète, la plus réfléchie et la plus substantielle. On conçoit donc que Marx ait eu à envisager le problème de l’application de cette théorie à la faillite prochaine du capitalisme comme à l’évolution future du Communisme futur. A partir de quelles données peut-on poser la question de l’évolution future du communisme futur ? A partir du fait que le communisme procède du capitalisme, se développe historiquement à partir du capitalisme, résulte de l’action d’une force sociale engendrée par le capitalisme On ne trouve pas chez Marx l’ombre d’une tentative d’inventer des utopies, d’échafauder de vaines conjectures sur ce que l’on ne peut pas savoir. Marx pose la question du communisme comme un naturaliste poserait, par exemple, celle de l’évolution d’une nouvelle variété biologique, une fois connue son origine et déterminée la direction où l’engagent ses modifications. Tout d’abord, Marx écarte la confusion apportée par le programme de Gotha dans la question des rapports entre l’Etat et la société. « La « société actuelle », écrit-il, c’est la société capitaliste qui existe dans tous les pays civilisés, plus ou moins expurgée d’éléments moyenâgeux, plus ou moins modifiée par l’évolution historique particulière à chaque pays, plus ou moins développée. L’ »Etat actuel », au contraire, change avec la frontière. Il est dans l’Empire prusso-allemand autre qu’en Suisse, en Angleterre autre qu’aux Etats-Unis. L’ »Etat actuel » est donc une fiction. Cependant, les divers Etats des divers pays civilisés nonobstant la multiple diversité de leurs formes, ont tous ceci de commun qu’ils reposent sur le terrain de la société bourgeoise moderne, plus ou moins développée au point de vue capitaliste. C’est ce qui fait que certains caractères essentiels leur sont communs. En ce sens, on peut parler d’ »Etat actuel », pris comme expression générique, par contraste avec l’avenir où la société bourgeoise, qui lui sert à présent de racine, aura cessé d’exister. Dès lors, la question se pose : quelle transformation subira l’Etat dans une société communiste ? Autrement dit : quelles fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l’Etat ? Seule la science peut répondre à cette question ; et ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu’on fera avancer le problème d’un saut de puce. » Après avoir tourné ainsi en ridicule tous les bavardages sur l’ »Etat populaire », Marx montre comment il faut poser la question et formule, en quelque sorte, une mise en garde en indiquant que l’on ne peut y donner une réponse scientifique qu’en se basant sur des données scientifiques solidement établies. Le premier point très exactement établi par toute la théorie de l’évolution, par la science en général, — point qu’oubliaient les utopistes et qu’oublient aujourd’hui les opportunistes qui craignent la révolution socialiste, — c’est qu’historiquement il doit sans aucun doute exister un stade particulier ou une étape particulière de transition du capitalisme au communisme.
2. LA TRANSITION DU CAPITALISME AU COMMUNISME
« Entre la société capitaliste et la société communiste, poursuit Marx, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. » Cette conclusion repose, chez Marx, sur l’analyse du rôle que joue le prolétariat dans la société capitaliste actuelle, sur les données relatives au développement de cette société et à l’inconciliabilité des intérêts opposés du prolétariat et de la bourgeoisie. Autrefois, la question se posait ainsi : le prolétariat doit, pour obtenir son affranchissement, renverser la bourgeoisie, conquérir le pouvoir politique, établir sa dictature révolutionnaire. Maintenant, la question se pose un peu autrement : le passage de la société capitaliste, qui évolue vers le communisme, à la société communiste est impossible sans une « période de transition politique » ; et l’Etat de cette période ne peut être que la dictature révolutionnaire du prolétariat. Quels sont donc les rapports entre cette dictature et la démocratie ? Nous avons vu que le Manifeste communiste rapproche simplement l’une de l’autre ces deux notions : « transformation du prolétariat en classe dominante » et « conquête de la démocratie ». Tout ce qui précède permet de déterminer plus exactement les modifications que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme. La société capitaliste, considérée dans ses conditions de développement les plus favorables, nous offre une démocratie plus ou moins complète en république démocratique. Mais cette démocratie est toujours confinée dans le cadre étroit de l’exploitation capitaliste et, de ce fait, elle reste toujours, quant au fond, une démocratie pour la minorité, uniquement pour les classes possédantes, uniquement pour les riches. La liberté, en société capitaliste, reste toujours à peu près ce qu’elle fut dans les républiques de la Grèce antique : une liberté pour les propriétaires d’esclaves. Par suite de l’exploitation capitaliste, les esclaves salariés d’aujourd’hui demeurent si accablés par le besoin et la misère qu’ils se « désintéressent de la démocratie », « se désintéressent de la politique » et que, dans le cours ordinaire, pacifique, des événements, la majorité de la population se trouve écartée de la vie politique et sociale. La justesse de cette affirmation est peut-être le mieux illustrée par l’Allemagne, parce que c’est dans ce pays précisément que la légalité constitutionnelle s’est maintenue avec une constance et une durée étonnantes pendant près d’un demi-siècle (1871-1914), et parce que la social-démocratie a su, durant cette période, faire beaucoup plus que dans d’autres pays pour « mettre à profit la légalité » et organiser les ouvriers en un parti politique dans une proportion plus considérable que nulle part au monde. Quelle est donc cette proportion — la plus élevée que l’on observe dans la société capitaliste — des esclaves salariés politiquement conscients et actifs ? Un million de membres du parti social-démocrate sur 15 millions d’ouvriers salariés ! Trois millions de syndiqués, sur 15 millions ! Démocratie pour une infime minorité, démocratie pour les riches, tel est le démocratisme de la société capitaliste. Si l’on considère de plus près le mécanisme de la démocratie capitaliste, on verra partout, dans les « menus » (les prétendus menus) détails de la législation électorale (conditions de résidence, exclusion des femmes, etc.), dans le fonctionnement des institutions représentatives, dans les obstacles effectifs au droit de réunion (les édifices publics ne sont pas pour les « miséreux » !), dans l’organisation purement capitaliste de la presse quotidienne, etc., etc., — on verra restriction sur restriction au démocratisme. Ces restrictions, éliminations, exclusions, obstacles pour les pauvres paraissent menus, surtout aux yeux de ceux qui n’ont jamais connu eux-mêmes le besoin et n’ont jamais approché les classes opprimées ni la vie des masses qui les composent (et c’est le cas des neuf dixièmes, sinon des quatre-vingt-dix neuf centièmes des publicistes et hommes politiques bourgeois), — mais, totalisées, ces restrictions excluent, éliminent les pauvres de la politique, de la participation active à la démocratie. Marx a parfaitement saisi ce trait essentiel de la démocratie capitaliste quand il a dit dans son analyse de l’expérience de la Commune : on autorise les opprimés à décider périodiquement, pour un certain nombre d’années, quel sera, parmi les représentants de la classe des oppresseurs, celui qui les représentera et les foulera aux pieds au Parlement ! Mais la marche en avant, à partir de cette démocratie capitaliste, — inévitablement étriquée, refoulant sournoisement les pauvres, et par suite foncièrement hypocrite et mensongère, — ne mène pas simplement, directement et sans heurts « à une démocratie de plus en plus parfaite », comme le prétendent les professeurs libéraux et les opportunistes petits-bourgeois. Non. La marche en avant, c’est-à-dire vers le communisme, se fait en passant par la dictature du prolétariat ; et elle ne peut se faire autrement, car il n’est point d’autres classes ni d’autres moyens qui puissent briser la résistance des capitalistes exploiteurs. Or, la dictature du prolétariat, c’est-à-dire l’organisation de l’avant-garde des opprimés en classe dominante pour mater les oppresseurs, ne peut se borner à un simple élargissement de la démocratie. En même temps qu’un élargissement considérable de la démocratie, devenue pour la première fois démocratie pour les pauvres, démocratie pour le peuple et non pour les riches, la dictature du prolétariat apporte une série de restrictions à la liberté pour les oppresseurs, les exploiteurs, les capitalistes. Ceux-là, nous devons les mater afin de libérer l’humanité de l’esclavage salarié ; il faut briser leur résistance par la force ; et il est évident que, là où il y a répression, il y a violence, il n’y a pas de liberté, il n’y a pas de démocratie. Cela, Engels l’a admirablement exprimé dans sa lettre à Bebel, où il disait, comme le lecteur s’en souvient : « … tan que le prolétariat a encore besoin de l’Etat, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’Etat cesse d’exister comme tel. » Démocratie pour l’immense majorité du peuple et répression par la force, c’est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple ; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme. C’est seulement dans la société communiste, lorsque la résistance des capitalistes est définitivement brisée, que les capitalistes ont disparu et qu’il n’y a plus de classes (c’est-à-dire plus de distinctions entre les membres de la société quant à leurs rapports avec les moyens sociaux de production), c’est alors seulement que « l’Etat cesse d’exister et qu’il devient possible de parler de liberté ». Alors seulement deviendra possible et sera appliquée une démocratie vraiment complète, vraiment sans aucune exception. Alors seulement la démocratie commencera à s’éteindre pour cette simple raison que, délivrés de l’esclavage capitaliste, des horreurs, des sauvageries, des absurdités, des ignominies sans nombre de l’exploitation capitaliste, les hommes s’habitueront graduellement à respecter les règles élémentaires de la vie en société connues depuis des siècles, rebattues durant des millénaires dans toutes les prescriptions morales, à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l’Etat. L’expression est très heureuse, car elle exprime à la fois la gradation du processus et sa spontanéité. Seule l’habitude peut produire un tel effet et elle le traduira certainement, car nous constatons mille et mille fois autour de nous avec quelle facilité les hommes s’habituent à observer les règles nécessaires à la vie en société quand il n’y a pas d’exploitation, quand il n’y a rien qui excite l’indignation, qui suscite la protestation et la révolte, qui nécessite la répression. Ainsi donc, en société capitaliste, nous n’avons qu’une démocratie tronquée, misérable, falsifiée, une démocratie uniquement pour les riches, pour la minorité. La dictature du prolétariat, période de transition au communisme, établira pour la première fois une démocratie pour le peuple, pour la majorité, parallèlement à la répression nécessaire d’une minorité d’exploiteurs. Seul le communisme est capable de réaliser une démocratie réellement complète ; et plus elle sera complète, plus vite elle deviendra superflue et s’éteindra d’elle-même. En d’autres termes : nous avons, en régime capitaliste, l’Etat au sens propre du mot, une machine spéciale d’oppression d’une classe par une autre, de la majorité par la minorité. On conçoit que pour être menée à bien, la répression systématique exercée contre une majorité d’exploités par une minorité d’exploiteurs exige une cruauté, une férocité extrêmes dans la répression, des mers de sang à travers lesquelles l’humanité poursuit sa route sous le régime de l’esclavage, du servage et du salariat. Ensuite, dans la période de transition du capitalisme au communisme, la répression est encore nécessaire, mais elle est déjà exercée sur une minorité d’exploiteurs par une majorité d’exploités. L’appareil spécial, la machine spéciale de répression, l’ »Etat », est encore nécessaire, mais c’est déjà un Etat transitoire, ce n’est plus l’Etat proprement dit, car la répression exercée sur une minorité d’exploiteurs par la majorité des esclaves salariés d’hier est chose relativement si facile, si simple et si naturelle qu’elle coûtera beaucoup moins de sang que la répression des révoltes d’esclaves, de serfs et d’ouvriers salariés, qu’elle coûtera beaucoup moins cher à l’humanité. Elle est compatible avec l’extension de la démocratie à une si grande majorité de la population que la nécessité d’une machine spéciale de répression commence à disparaître. Les exploiteurs ne sont naturellement pas en mesure de mater le peuple sans une machine très compliquée, destinée à remplir cette tâche ; tandis que le peuple peut mater les exploiteurs même avec une « machine » très simple, presque sans « machine », sans appareil spécial, par la simple organisation des masses armées (comme, dirons-nous par anticipation, les Soviets des députés ouvriers et soldats). Enfin, seul le communisme rend l’Etat absolument superflu, car il n’y a alors personne à mater, « personne » dans le sens d’aucune classe ; il n’y a plus lutte systématique contre une partie déterminée de la population. Nous ne sommes pas des utopistes et nous ne nions pas du tout que des excès individuels soient possibles et inévitables ; nous ne nions pas davantage qu’il soit nécessaire de réprimer ces excès. Mais, tout d’abord, point n’est besoin pour cela d’une machine spéciale, d’un appareil spécial de répression ; le peuple armé se chargera lui-même de cette besogne aussi simplement, aussi facilement qu’une foule quelconque d’hommes civilisés même dans la société actuelle sépare des gens qui se battent ou ne permet pas qu’on rudoie une femme. Ensuite, nous savons que la cause sociale profonde des excès qui constituent une violation des règles de la vie en société, c’est l’exploitation des masses, vouées au besoin, à la misère. Cette principale cause une fois écartée, les excès commenceront infailliblement à « s’éteindre ». Avec quelle rapidité et quelle gradation, nous l’ignorons ; mais nous savons qu’ils s’éteindront. Et, avec eux, l’Etat s’éteindra à son tour. Sans se lancer dans l’utopie, Marx a défini plus en détail ce qu’on peut définir maintenant de cet avenir, à savoir : la différence entre la phase (le degré, l’étape) inférieure et la phase supérieure de la société communiste.
3. PREMIERE PHASE DE LA SOCIETE COMMUNISTE
Dans la Critique du programme de Gotha, Marx réfute minutieusement l’idée de Lassalle selon laquelle l’ouvrier, en régime socialiste, recevra le produit « non amputé » ou « le produit intégral de son travail ». Il montre que de la totalité du produit social il faut défalquer : un fonds de réserve, un fonds destiné à accroître la production, un fonds destiné au remplacement des machines « usagées », etc. Puis, des objets de consommation, il faut encore défalquer : un fonds pour les frais d’administration, les écoles, les hôpitaux, les hospices de vieillards, etc. Au lieu de la formule nébuleuse, obscure et générale de Lassalle (« à l’ouvrier le produit intégral de son travail »), Marx établit avec lucidité comment la société socialiste sera tenue de gérer les affaires. Marx entreprend l’analyse concrète des conditions de vie dans une société où le capitalisme n’existera pas, et il s’exprime ainsi : « Ce à quoi nous avons affaire ici [à l’examen du programme du parti ouvrier], c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapport, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue. » C’est cette société communiste qui vient de sortir des flancs du capitalisme et porte dans tous les domaines les stigmates de la vieille société que Marx appelle la phase « première » ou phase inférieure de la société communiste. Les moyens de production ne sont déjà plus la propriété privée d’individus. Ils appartiennent à la société tout entière. Chaque membre de la société, accomplissant une certaine part du travail socialement nécessaire, reçoit de la société un certificat constatant la quantité de travail qu’il a fournie. Avec ce certificat, il reçoit dans les magasins publics d’objets de consommation une quantité correspondante de produits. Par conséquent, défalcation faite de la quantité de travail versée au fonds social, chaque ouvrier reçoit de la société autant qu’il lui a donné. Règne de l’ »égalité », dirait-on. Mais lorsque, parlant de cet ordre social (que l’on appelle habituellement socialisme et que Marx nomme la première phase du communisme), Lassalle dit qu’il y a là « partage équitable », « droit égal de chacun au produit égal du travail », il se trompe et Marx explique pourquoi. Le « droit égal », dit Marx, nous l’avons ici, en effet, mais c’est encore le « droit bourgeois » qui, comme tout droit présuppose l’inégalité. Tout droit consiste dans l’application d’une règle unique à des gens différents, à des gens qui, en fait, ne sont ni identiques, ni égaux. Aussi le « droit égal » équivaut-il à une violation de l’égalité, à une injustice. En effet, chacun reçoit, pour une part égale de travail social fourni par lui, une part égale du produit social (avec les défalcations indiquées plus haut). Or, les individus ne sont pas égaux : l’un est plus fort l’autre plus faible ; l’un est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants, l’autre en a moins, etc. … »A égalité de travail, conclut Marx, et, par conséquent, à égalité de participation au fond social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal. » La justice et l’égalité, la première phase du communisme ne peut donc pas encore les réaliser ; des différences subsisteront quant à la richesse, et des différences injustes, mais l’exploitation de l’homme par l’homme sera impossible, car on ne pourra s’emparer, à titre de propriété privée, des moyens de production, fabriques, machines, terre, etc. En réfutant la formule confuse et petite-bourgeoise de Lassalle sur l’ »égalité » et la « justice » en général, Marx montre le cours du développement de la société communiste, obligée de commencer par détruire uniquement cette « injustice » qu’est l’appropriation des moyens de production par des individus, mais incapable de détruire d’emblée l’autre injustice : la répartition des objets de consommation « selon le travail » (et non selon les besoins). Les économistes vulgaires, et parmi eux les professeurs bourgeois, « notre » Tougan y compris, font constamment aux socialistes le reproche d’oublier l’inégalité des hommes et d’en « rêver » la suppression. Ce reproche, on le voit, prouve simplement l’ignorance extrême de messieurs les idéologues bourgeois. Marx tient rigoureusement compte non seulement de l’inévitable inégalité des hommes entre eux, mais aussi du fait que la transformation des moyens de production en propriété commune de la société entière (le au sens habituel du mot) ne supprime pas à elle seule les défauts de la répartition et l’inégalité du « droit bourgeois », qui continue de régner, puisque les produits sont répartis « selon le travail ». « Mais, poursuit Marx, ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond. » Ainsi, dans la première phase de la société communiste (que l’on appelle ordinairement socialisme), le « droit bourgeois » est aboli non pas complètement, mais seulement en partie, seulement dans la mesure où la révolution économique a été faite, c’est-à-dire seulement en ce qui concerne les moyens de production. Le « droit bourgeois » en reconnaît la propriété privée aux individus. Le socialisme en fait une propriété commune. C’est dans cette mesure, mais dans cette mesure seulement, que le « droit bourgeois » se trouve aboli. Il subsiste cependant dans son autre partie, en qualité de régulateur de la répartition des produits et de la répartition du travail entre les membres de la société. « Qui ne travail pas ne doit pas manger » : ce principe socialiste est déjà réalisé ; « à quantité égale de travail, quantité égale de produits » : cet autre principe socialiste est déjà réalisé, lui aussi. Pourtant. ce n’est pas encore le communisme et cela n’élimine pas encore le « droit bourgeois » qui, à des hommes inégaux et pour une quantité inégale (inégale en fait) de travail, attribue une quantité égale de produits. C’est là un « inconvénient », dit Marx ; mais il est inévitable dans la première phase du communisme, car on ne peut, sans verser dans l’utopie, penser qu’après avoir renversé le capitalisme les hommes apprennent d’emblée à travailler pour la société sans normes juridiques d’aucune sorte ; au reste, l’abolition du capitalisme ne donne pas d’emblée les prémisses économiques d’un tel changement. Or, il n’y a d’autres normes que celles du « droit bourgeois ». C’est pourquoi subsiste la nécessité d’un Etat chargé, tout en protégeant la propriété commune des moyens de production, de protéger l’égalité du travail et l’égalité dans la répartition des produits. L’Etat s’éteint, pour autant qu’il n’y a plus de capitalistes, plus de classes et que, par conséquent, il n’y a pas de classe à mater. Mais l’Etat n’a pas encore entièrement disparu puisque l’on continue à protéger le « droit bourgeois » qui consacre l’inégalité de fait. Pour que l’Etat s’éteigne complètement, il faut l’avènement du communisme intégral.
4. PHASE SUPERIEURE DE LA SOCIETE COMMUNISTE
Marx poursuit : « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». » Maintenant seulement nous pouvons apprécier toute la justesse des remarques d’Engels, accablant de ses sarcasmes impitoyables cet absurde accouplement des mots « liberté » et « Etat ». Tant que l’Etat existe, il n’y a pas de liberté. Quand il y aura la liberté, il n’y aura plus d’Etat. La base économique de l’extinction totale de l’Etat, c’est le communisme arrivé à un si haut degré de développement que toute opposition disparaît entre le travail intellectuel et le travail manuel et que, par conséquent, disparaît l’une des principales sources de l’inégalité sociale contemporaine, source que la seule socialisation des moyens de production, la seule socialisation des moyens de production, la seule expropriation des capitaliste ne peut en aucune façon tarir d’emblée. Cette expropriation rendra possible un essor gigantesque des forces productives. Et voyant comment le capitalisme, dès maintenant, entrave incroyablement cet essor, et combien de progrès l’on pourrait réaliser grâce à la technique moderne déjà acquise, nous sommes en droit d’affirmer, avec une certitude absolue, que l’expropriation des capitalistes entraînera nécessairement un développement prodigieux des forces productives de la société humaine. Mais quelle sera la rapidité de ce développement, quand aboutira-t-il à une rupture avec la division du travail, à la suppression de l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel, à la transformation du travail en « premier besoin vital », c’est ce que nous ne savons ni ne pouvons savoir. Aussi n’avons-nous le droit de parler que de l’extinction inévitable de l’Etat, en soulignant la durée de ce processus sa dépendance de la rapidité avec laquelle se développera la phase supérieure du communisme, et en laissant complètement en suspens la question des délais ou des formes concrètes de cette extinction. Car les données qui nous permettraient de trancher de tels problèmes n’existent pas. L’Etat pourra s’éteindre complètement quand la société aura réalisé le principe : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », c’est-à-dire quand les hommes se seront si bien habitués à respecter les règles fondamentales de la vie en société et que leur travail sera devenu si productif qu’ils travailleront volontairement selon leurs capacités. chacun puisera librement « selon ses besoins ». Du point de vue bourgeois, il est aisé de traiter un semblable régime social de « pure utopie », et de railler les socialistes qui promettent à chaque citoyen le droit de recevoir de la société, sans aucun contrôle de son travail, autant qu’il voudra de truffes, d’automobiles, de pianos, etc. C’est à des railleries de cette nature que se bornent aujourd’hui encore la plupart des « savants » bourgeois, qui révèlent ainsi leur ignorance et leur mentalité de défenseurs intéressés du capitalisme. Leur ignorance, car il n’est venu à l’esprit d’aucun socialiste de « promettre » l’avènement de la phase supérieure du communisme ; quant à la prévision de son avènement par les grands socialistes, elle suppose une productivité du travail différente de celle d’aujourd’hui, et la disparition de l’homme moyen d’aujourd’hui capable, comme les séminaristes de Pomialovski, de gaspiller « à plaisir » les richesses publiques et d’exiger l’impossible. En attendant l’avènement de la phase « supérieure » » du communisme, les socialistes réclament de la société et de l’Etat qu’ils exercent le contrôle le plus rigoureux, sur la mesure de travail et la mesure de consommation ; mais ce contrôle doit commencer par l’expropriation des capitalistes, par le contrôle des ouvriers sur les capitalistes, et il doit être exercé non par l’Etat des fonctionnaires, mais par l’Etat des ouvriers armés. La défense intéressée du capitalisme par les idéologues bourgeois (et leurs caudataires tels que les Tsérétéli, les Tchernov et cie) consiste précisément à escamoter, par des discussions et des phrases sur un avenir lointain, la question d’actualité brûlante de la politique d’aujourd’hui : l’expropriation des capitalistes, la transformation de tous les citoyens en travailleurs et employés d’un grand « syndicat » unique, à savoir : l’Etat tout entier, et la subordination absolue de tout le travail de tout ce syndicat à un Etat vraiment démocratique, à l’Etat des Soviets des députés ouvriers et soldats. Au fond, lorsqu’un savant professeur, et après lui le philistin, et après lui les Tsérétéli et les Tchernov parlent des utopies insensées, des promesses démagogiques des bolchéviks, de l’impossibilité d’ »instaurer » le socialisme, ils songent précisément à ce stade ou à cette phase supérieure du communisme, que personne n’a jamais promis ni même eu le dessein d’ »instaurer », car, d’une façon générale, il est impossible de l’ »instaurer ». Nous abordons ici la question de la distinction scientifique entre socialisme et communisme, effleurée par Engels dans le passage précédemment cité sur l’impropriété de l’appellation de « social-démocrate ». Au point de vue politique la différence entre la première phase ou phase inférieure et la phase supérieure du communisme sera certainement considérable avec le temps ; mais aujourd’hui, en régime capitaliste, il serait ridicule d’en faire cas, et seuls peut-être quelques anarchistes pourraient la mettre au premier plan (si tant est qu’il subsiste encore parmi les anarchistes des gens qui n’aient rien appris à la suite de la métamorphose « plékhanovienne » des Kropotkine, des Grave, des Cornélissen et autres « étoiles » de l’anarchisme en social-chauvins ou en anarchistes-des-tranchées, suivant l’expression de Gay, un des rares anarchistes qui aient gardé honneur et conscience). Mais la différence scientifique entre socialisme et communisme est claire. Ce qu’on appelle communément socialisme, Marx l’a appelé la « première » phase ou phase inférieure de la société communiste. Dans la mesure où les moyens de production deviennent propriété commune, le mot « communiste » peut s’appliquer également ici, à condition de ne pas oublier que ce n’est pas le communisme intégral. Le grand mérite des explications de Marx est d’appliquer, là encore, de façon conséquente, la dialectique matérialiste, la théorie de l’évolution, et de considérer le communisme comme quelque chose qui se développe à partir du capitalisme. Au lieu de s’en tenir à des définitions « imaginées », scolastiques et artificielles, à de stériles querelles de mots (qu’est-ce que le socialisme ? qu’est-ce que le communisme ?), Marx analyse ce qu’on pourrait appeler les degrés de la maturité économique du communisme. Dans sa première phase, à son premier degré, le communisme ne peut pas encore, au point de vue économique, être complètement mûr, complètement affranchi des traditions ou des vestiges du capitalisme. De là, ce phénomène intéressant qu’est le maintien de l’ »horizon borné du droit bourgeois », en régime communiste, dans la première phase de celui-ci. Certes, le droit bourgeois, en ce qui concerne la répartition des objets de consommation, suppose nécessairement un Etat bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil capable de contraindre à l’observation de ses normes. Il s’ensuit qu’en régime communiste subsistent pendant un certain temps non seulement le droit bourgeois, mais aussi l’Etat bourgeois — sans bourgeoisie ! Cela peut sembler un paradoxe ou simplement un jeu dialectique de l’esprit, ce que reprochent souvent au marxisme ceux qui n’ont jamais pris la peine d’en étudier, si peu que ce soit, la substance éminemment profonde. En réalité, la vie nous montre à chaque pas, dans la nature et dans la société, des vestiges du passé subsistant dans le présent. Et ce n’est point d’une façon arbitraire que Marx a inséré dans le communisme une parcelle du droit « bourgeois » ; il n’a fait que constater ce qui, économiquement et politiquement, est inévitable dans une société issue des flancs du capitalisme. La démocratie a une importance énorme dans la lutte que la classe ouvrière mène contre les capitalistes pour son affranchissement. Mais la démocratie n’est nullement une limite que l’on ne saurait franchir ; elle n’est qu’une étape sur la route de la féodalité au capitalisme et du capitalisme au communisme. Démocratie veut dire égalité. On conçoit la portée immense qui s’attache à la lutte du prolétariat pour l’égalité et au mot d’ordre d’égalité, à condition de comprendre ce dernier exactement, dans le sens de la suppression des classes. Mais démocratie signifie seulement égalité formelle. Et, dès que sera réalisée l’égalité de tous les membres de la société par rapport à la possession des moyens de production, c’est-à-dire l’égalité du travail, l’égalité du salaire, on verra se dresser inévitablement devant l’humanité la question d’un nouveau progrès à accomplir pour passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle, c’est-à-dire à la réalisation du principe : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » Par quelles étapes, par quelles mesures pratiques l’humanité s’acheminera-t-elle vers ce but suprême, nous ne le savons ni ne pouvons le savoir. Mais ce qui importe, c’est de voir l’immense mensonge contenu dans l’idée bourgeoise courante suivant laquelle le socialisme est quelque chose de mort, de figé, de donné une fois pour toutes, alors qu’en réalité c’est seulement avec le socialisme que commencera dans tous les domaines de la vie sociale et privée un mouvement de progression rapide, effectif, ayant véritablement un caractère de masse et auquel participera d’abord la majorité, puis la totalité de la population. La démocratie est une forme de l’Etat, une de ses variétés. Elle est donc, comme tout Etat, l’application organisée, systématique, de la contrainte aux hommes. Ceci, d’une part. Mais, d’autre part, elle signifie la reconnaissance officielle de l’égalité entre les citoyens, du droit égal pour tous de déterminer la forme de l’Etat et de l’administrer. Il s’ensuit donc qu’à un certain degré de son développement, la démocratie, tout d’abord, unit le prolétariat, la classe révolutionnaire anticapitaliste, et lui permet de briser, de réduire en miettes, de faire disparaître de la surface de la terre la machine d’Etat bourgeoise, fût-elle bourgeoise républicaine, l’armée permanente, la police, la bureaucratie, et de les remplacer par une machine d’Etat plus démocratique, mais qui n’en reste pas moins une machine d’Etat, sous la forme des masses ouvrières armées, puis, progressivement, du peuple entier participant à la milice. Ici, « la quantité se change en qualité » : parvenu à ce degré, le démocratisme sort du cadre de la société bourgeoise et commence à évoluer vers le socialisme. Si tous participent réellement à la gestion de l’Etat, le capitalisme ne peut plus se maintenir. Et le développement du capitalisme crée, à son tour, les prémisses nécessaires pour que « tous » puissent réellement participer à la gestion de l’Etat. Ces prémisses sont, entre autres, l’instruction générale déjà réalisée par plusieurs des pays capitalistes les plus avancés, puis « l’éducation et la formation à la discipline » de millions d’ouvriers par l’appareil socialisé, énorme et complexe, de la poste, des chemins de fer, des grandes usines, du gros commerce, des banques, etc., etc. Avec de telles prémisses économiques, on peut fort bien, après avoir renversé les capitalistes et les fonctionnaires, les remplacer aussitôt, du jour au lendemain, pour le contrôle de la production et de la répartition, pour l’enregistrement du travail et des produits, par les ouvriers armés, par le peuple armé tout entier. (Il ne faut pas confondre la question du contrôle et de l’enregistrement avec celle du personnel possédant une formation scientifique, qui comprend les ingénieurs, les agronomes, etc. : ces messieurs, qui travaillent aujourd’hui sous les ordres des capitalistes, travailleront mieux encore demain sous les ordres des ouvriers armés.) Enregistrement et contrôle, tel est l’essentiel, et pour la « mise en route » et pour le fonctionnement régulier de la société communiste dans sa première phase. Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’Etat constitué par les ouvriers armés. Tous les citoyens deviennent les employés et les ouvriers d’un seul « cartel » du peuple entier, de l’Etat. Le tout est d’obtenir qu’ils fournissent un effort égal, observent exactement la mesure de travail et reçoivent un salaire égal. L’enregistrement et le contrôle dans ce domaine ont été simplifiés à l’extrême par le capitalisme, qui les a réduits aux opérations les plus simples de surveillance et d’inscription et à la délivrance de reçus correspondants, toutes choses à la portée de quiconque sait lire et écrire et connaît les quatre règles d’arithmétique [Quand l’Etat réduit ses fonctions essentielles à un semblable enregistrement et à un contrôle de ce genre effectués par les ouvriers eux-mêmes, il cesse d’être un « Etat politique » ; les « fonctions publiques perdent leur caractère politique et se transforment en de simples fonctions administratives » (voir plus haut, chapitre IV.2 : « La polémique d’Engels avec les anarchistes »).]. Quand la majorité du peuple procédera par elle-même et partout à cet enregistrement, à ce contrôle des capitalistes (transformés désormais en employés) et de messieurs les intellectuels qui auront conservé leurs pratiques capitalistes, alors ce contrôle sera vraiment universel, général, national et nul ne pourra s’y soustraire, de quelque manière que ce soit, « il n’y aura plus rien à faire ». La société tout entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire. Mais cette discipline « d’atelier » que le prolétariat, après avoir vaincu les capitalistes et renversé les exploiteurs, étendra à toute la société n’est nullement notre idéal ni notre but final ; c’est seulement un échelon nécessaire pour débarrasser radicalement la société des vilenies et des ignominies de l’exploitation capitaliste, et assurer la marche continue en avant. Dès l’instant où tous les membres de la société, ou du moins leur immense majorité, ont appris à gérer eux-mêmes l’Etat, ont pris eux-mêmes l’affaire en main, « organisé » le contrôle sur l’infime minorité de capitalistes, sur les petits messieurs désireux de conserver leurs pratiques capitalistes et sur les ouvriers profondément corrompus par le capitalisme — dès cet instant, la nécessité de toute administration en général commence à disparaître. Plus la démocratie est complète, et plus proche est le moment où elle deviendra superflue. Plus démocratique est l’ »Etat » constitué par les ouvriers armés et qui « n’est plus un Etat au sens propre », et plus vite commence à s’éteindre tout Etat. En effet, quand tous auront appris à administrer et administreront effectivement eux-mêmes la production sociale, quand tous procéderont eux-mêmes à l’enregistrement et au contrôle des parasites, des fils à papa, des filous et autres « gardiens des traditions du capitalisme », — se soustraire à cet enregistrement et à ce contrôle exercé par le peuple entier sera à coup sûr d’une difficulté si incroyable et d’une si exceptionnelle rareté, cela entraînera vraisemblablement un châtiment si prompt et si rude (les ouvriers armés ont un sens pratique de la vie ; ils ne sont pas de petits intellectuels sentimentaux et ne permettront sûrement pas qu’on plaisante avec eux) que la nécessité d’observer les règles, simples mais essentielles, de toute société humaine deviendra très vite une habitude. Alors s’ouvrira toute grande la porte qui permettra de passer de la première phase de la société communiste à sa phase supérieure et, par suite, à l’extinction complète de l’Etat.
Lénine
IV – Sur la libération lesbienne/gay
Extraits de la Résolution adoptée par le 15ème Congrès Mondial de la IVe Internationale 2003
Pour lire la résolution complète : http://www.inprecor.org/inprecorcongres/LGBT.htm
I. Les bases de l’oppression
1. Bien que les niveaux de persécution ou de tolérance soient très variés, on ne trouve nulle part aujourd’hui dans les sociétés capitalistes l’égalité complète ou la liberté pour les lesbiennes, les hommes gays, les personnes bisexuelles ou trangenre (voir définition au point 18). L’hétérosexisme, l’oppression à laquelle ils sont soumis, s’exprime — comme le sexisme -— « dans toutes les sphères, qu’il s’agisse de la politique, de l’emploi, de l’éducation, et jusqu’aux aspects les plus intimes de la vie quotidienne », selon les termes de la résolution sur la libération des femmes adoptée par la IVème Internationale en 1979.
2. L’hétérosexisme est enraciné dans l’institution de la famille hétérosexuelle, patriarcale, caractéristique du capitalisme. La famille est « l’institution socio-économique fondamentale pour la reproduction, d’une génération à l’autre, des divisions de la société en classes », pour reprendre encore les termes de la résolution de 1979 sur la libération des femmes. Avec la forme qu’elle a prise sous le capitalisme, la famille « fournit le mécanisme le moins cher et le plus idéologiquement acceptable de reproduction de la force de travail humain », par le recours au travail gratuit, le plus souvent féminin, pour s’occuper des enfants et des vieux, ainsi que des adultes en âge de travailler, et « elle reproduit en son sein les rapports hiérarchiques et autoritaires nécessaires au maintien de la société de classes dans son ensemble ». Ce type de famille est particulièrement aliénant pour les femmes et les enfants. Au centre de ces rapports, que la famille reproduit plus ou moins fidèlement dans la société capitaliste de génération en génération, se trouve l’amour hétérosexuel, réputé en dernière instance être le fondement du mariage et de la création de nouvelles familles, ainsi que l’amour des parents, qui doit lier les adultes à leurs enfants biologiques dans une relation qui combine affection, responsabilité et autorité. Les directions de l’État, de la médecine et de la psychiatrie sont structurées de façon à promouvoir la stabilité et la reproduction hétérosexuelles, et à stigmatiser, décourager ou même supprimer les autres formes de sexualité, souvent définies comme anormales, pathologiques ou irresponsables. Aussi longtemps que la société est organisée sous un mode qui postule que les besoins fondamentaux seront rencontrés dans la famille, tous ceux qui en sont exclus ou choisissent de ne pas y vivre auront des difficultés à pourvoir à leurs besoins. Cette forme de famille sous le capitalisme présuppose et reproduit une norme hétérosexuelle, qui imprègne l’État et la société et opprime tout qui s’en écarte. Pour autant que l’amour hétérosexuel est la base de la formation d’une famille, les personnes dont la vie émotionnelle et sexuelle repose largement sur l’amour pour le même sexe sont marginalisées de la vie de famille. Aussi longtemps que la famille sera un lieu central pour l’éducation des enfants, les enfants lesbiens/gays/bisexuels/transgenres (LGBT) grandiront dans l’aliénation (encore plus que les enfants et les jeunes en général), et ils seront souvent privés de la présence d’adultes, particulièrement les adultes non mariés, et d’autres enfants auxquels ils ne sont pas biologiquement liés. Aussi longtemps que seuls le désir et l’amour hétérosexuels imprégneront cette culture capitaliste de consommation, les personnes LGBT se vivront comme invisibles. Aussi longtemps que l’hétérosexualité restera définie comme la norme par les directions de l’État, de la médecine et de la psychiatrie, les personnes LGBT seront explicitement ou implicitement discriminées et marginalisées. Les lois répressives et la discrimination sociale largement répandue intensifient cette oppression dans la plus grande partie du monde, mais le rejet des lois répressives et le combat contre la discrimination sociale ne pourront à eux seuls mettre fin à cette oppression.
3. Pour des millions de personnes aujourd’hui, dans le monde entier, en particulier mais pas seulement — et de loin — dans les pays dépendants, l’érotique du même sexe ne peut se vivre qu’épisodiquement, aux marges des vies de famille hétérosexuelles, en se cachant le plus souvent des parents s’ils vivent encore avec eux, ou de leurs conjoints de l’autre sexe. Des millions de femmes se marient pour survivre, étant donné le choix très limité de possibilités sociales et économiques qui leur sont ouvertes ; ces pressions pèsent également sur les hommes, dans une moindre mesure. Pour des milliers d’hommes et de femmes, l’échec à se conformer à la norme hétérosexuelle va de pair avec l’échec flagrant à se conformer aux normes de masculinité et de féminité, ce qui rend difficile ou impossible d’assumer les rôles hétérosexuels. Des milliers de personnes transgenres incapables ou se refusant à s’adapter aux familles socialement reconnues, incapables ou se refusant à vivre comme « de vrais hommes » ou « de vraies femmes », sont bannies jusqu’aux bornes extrêmes du marché du travail et de la société, condamnées pour survivre au commerce sexuel ou d’autres besognes de parias, confrontées au mépris général et à des assauts violents. Beaucoup de personnes LGBT de par le monde subissent la répression comme une réalité quotidienne : prison, viol, torture et meurtre.
4. L’absence ou les lacunes d’État-providence et les bas niveaux de salaires dans les pays dépendants renforcent la dépendance vis-à-vis des familles traditionnelles. Spécialement dans les zones rurales, le manque d’organisations sociales ou politiques non-traditionnelles et d’alternatives culturelles rend la non-conformité difficile. Les personnes des pays dépendants sont particulièrement vulnérables aux formes extrêmes d’exploitation dans le commerce sexuel et le tourisme sexuel international dans le pays. Dans une telle situation, la IVème Internationale considère que l’organisation des LGBT constitue un élément important d’un projet global de libération nationale, lequel implique nécessairement l’affrontement contre les structures de pouvoir nationales et religieuses, tout autant que contre l’impérialisme. La participation ouverte des structures LGBT dans les soulèvements démocratiques de masse dans plusieurs pays d’Amérique latine, d’Afrique australe et d’Asie du sud-est ont démontré que libération lesbienne/gay et libération nationale peuvent aller de pair.
5. Il aura fallu des hausses de salaires substantielles et le développement de l’État-providence au cours du XXème siècle pour que les travailleurs puissent enfin, à échelle de masse, accéder à l’autonomie vis-à-vis des familles où ils étaient nés, sans se marier et en fonder de nouvelles ; qu’ils puissent développer des relations signifiantes, à long terme, avec des personnes du même sexe ; et qu’ils puissent rejoindre des communautés lesbiennes et gays ouvertes et viables, et s’identifier à elles. En même temps, le mariage hétérosexuel en est venu à se fonder de plus en plus sur l’attraction sexuelle et l’amour romantique, même s’il subsiste de fortes pressions matérielles au mariage, et que les mariages arrangés par les familles sont encore la norme dans de nombreux pays.
6. Depuis les années 1970, le rapport des jeunes à leur sexualité s’est transformé dans de nombreux pays, de façon contradictoire. Le tabou sur la sexualité des jeunes est devenu moins absolu ; les corps des jeunes et leur sexualité sont devenus plus visibles dans les médias, et, de plus en plus souvent, la publicité commerciale en use et abuse pour vendre ses produits. Les reculs causés par le SIDA et le surgissement d’un nouveau moralisme n’ont pas mis fin à cette tendance. Mais la sexualité des jeunes est encore réprimée, particulièrement celle des jeunes femmes et des jeunes LGBT. Les enfants et les adolescents, à l’école et à la maison, sont encore soumis à des pressions pour qu’ils se conforment aux rôles génériques approuvés ; les préjugés, la honte de leur corps, et la peur des transgressions forment l’essentiel de la leçon enseignée. Et, autant ou plus que jamais, les jeunes ne disposent pas des conditions matérielles pour vivre librement leur sexualité. La dépendance économique des jeunes par rapport à leurs familles s’est accrue avec les attaques contre les programmes sociaux. Les lieux de rencontre lesbiens/gays sont souvent exclusivement commerciaux, et excluent donc les nombreux jeunes qui ne disposent que de peu d’argent. Il y a également encore des barrières à l’information des jeunes sur la sexualité, ainsi qu’à l’accès et l’information des jeunes aux contraceptifs. Le non-accès aux préservatifs et à l’information sur la sexualité est une question importante en ce qui concerne la transmission du SIDA et d’autres MST. S’il est vrai que les représentations de l’homosexualité deviennent plus courantes dans de nombreux pays, elles sont souvent déformées ou stéréotypées. Alors que les jeunes sont souvent plus larges d’esprit et moins homophobes que les générations précédentes, l’apparition au grand jour (« coming out » pour les LGBT) reste un processus douloureux pour beaucoup de jeunes, y compris dans des cultures ostensiblement tolérantes, comme le montre les taux très élevés de suicide chez les jeunes lesbiennes et gays. A un moment où les « marchés LGTB » exercent de nouvelles pressions normalisatrices et diviseuses sur les communautés LGBT, et où la plupart des courants politiques LGBT au niveau international se consacrent de plus en plus au travail institutionnel et de lobbying, il est essentiel que les mouvements LGTB soient partie prenante d’un débat social plus large et contribuent aux mobilisations contre le néolibéralisme et la mondialisation. Ils doivent faire entrer les perspectives LGTB dans les différentes luttes pour un changement politique social et économique, résistant aux pressions voulant remettre à plus tard les luttes spécifiques des LGTB au nom d’une « issue structurelle ». Aucun changement « structurel » ne sera complet si les structures de l’oppression sexuelle, qui touche tous les êtres humains, ne sont pas changées.
II. Nos prises de position
8. Dans la foulée de la radicalisation de la fin des années 1960, les activistes ont appelé à dépasser les luttes pour les droits lesbiens/gays afin d’exiger la libération gay/lesbienne totale, ce qui impliquait le dépérissement de la famille capitaliste en tant qu’institution et la mise en cause de la norme hétérosexuelle imposée par l’État capitaliste. Même si cette aspiration a perdu de sa centralité dans le mouvement, la IVème Internationale considère que l’égalité et la liberté, tant pour les femmes que pour les personnes LGBT, passeront par la socialisation des fonctions de la famille, ce qui ne pourra s’accomplir que par le renversement du capitalisme. Dans notre soutien aux luttes pour les droits des lesbiennes/gays, nous tentons de construire des ponts entre les revendications immédiates et l’objectif final de la libération lesbienne/gay, que nous considérons comme lié à l’objectif final de la révolution socialiste. Lorsque nous approfondirons notre conception de la société socialiste pour laquelle nous luttons, nous nous efforcerons d’y inscrire la conception de la libération lesbienne/gay. Dans notre combat contre les conceptions étroites et aliénantes de masculinité, féminité et sexualité, nous tendons à une société où le genre ne sera plus une catégorie centrale dans l’organisation de la vie sociale, et où les concepts d’« hétérosexualité » et d’« homosexualité », dans la mesure où ils subsistent, ne charrieront plus aucune conséquence légale ou économique. Nous tendons à une socialisation des diverses fonctions assumées aujourd’hui par la famille : responsabilité collective et communautaire sous diverses formes pour la prise en charge des enfants et des handicapés ; une économie qui ne contraigne pas les gens à s’exiler de leurs communautés locales ; diverses formes de foyers et de coopération avec les collectivités locales ; et diverses formes d’amitiés, de solidarité et de relations sexuelles.
9. Dans la plupart des cultures, la sexualité et l’activité sexuelle sont encore des aspects de notre comportement d’êtres humains qui sont considérés comme dangereux ou comme du ressort de la société et non de l’individu. Mais les progrès révolutionnaires dans la technologie de la reproduction au cours des années 1950 et 1960 ont grandement contribué à l’émergence de l’aspiration à la libération sexuelle, et contribué à différencier sexualité et reproduction. Une culture jeune fit son apparition dans les années 1950 et 1960 au sein des pays impérialistes, qui entreprit entre autres de remettre en cause la classification traditionnelle du genre. Ces nouveaux défis à la culture traditionnelle incluaient de nouvelles approches de la sexualité. Les luttes pour le droit à l’avortement et au contrôle des naissances, de même que la lutte pour les droits lesbiens/gays, se heurtaient de front à la conception traditionnelle qui confondait sexe acceptable avec reproduction, mariage et famille. Les conceptions nouvelles sur le sexe et la sexualité tendaient à valoriser le plaisir sexuel en général, mais celui des femmes en particulier. Lorsque le mouvement des femmes mit en avant des revendications sur la santé et l’éducation sexuelle des femmes, leur conception était que les femmes, en tant qu’êtres sexuels, ont le droit au plaisir sexuel et au contrôle de leurs relations sexuelles, un droit que les hommes s’étaient historiquement appropriés. Un des messages centraux portés par cette lutte pour l’autonomie sexuelle des femmes était qu’il n’existait pas de « bon » chemin pour le plaisir sexuel, mais qu’il y avait en réalité toute une gamme de possibilités. La libération lesbienne/gay est un élément de cette libération humaine plus large pour laquelle nous nous battons. Nous cherchons à libérer la sexualité humaine de ce que dans notre résolution de 1979, nous appelions « le carcan de l’impératif économique, de la dépendance personnelle et de la répression sexuelle » où elle est aujourd’hui trop souvent confinée. L’activité sexuelle librement consentie et apport de plaisir à tous ceux et celles qui y prennent part sont justifiés en eux-même. Nous travaillons pour une société où nos corps, nos désirs et nos émotions ne seront plus des choses qu’on peut acheter et vendre, une société où l’éventail des choix pour l’ensemble des êtres humains — femmes, hommes, êtres sexuels, personnes jeunes ou vieilles — est fortement étendu, et où les gens peuvent développer de nouvelles façons de faire l’amour, de vivre, de travailler et d’élever des enfants ensemble. Il est impossible pour nous, qui avons été construits par la société aliénée dans laquelle nous vivons, d’envisager comment la sexualité évoluera dans ce contexte, et il est donc important de s’abstenir d’émettre des prédictions fondées sur nos propres aspirations personnelles.
18. Les personnes transgenre — celles qui ne collent pas au système hégémonique des deux genres, et qui comprennent les travestis, les grandes folles et fous, les transexuels, les personnes qui ne s’identifient à aucun sexe, et bien d’autres dont les identités s’enracinent dans les cultures indigènes — sont souvent ces personnes qui sont les plus opprimées parmi les homos. En fait beaucoup de personnes, quelle que soit leur sexualité, sont opprimées car elles ne se conforment pas aux normes d’un sexe ; en particulier les hommes perçus comme « efféminés » subissent parfois les mêmes formes de discrimination que les femmes. Les personnes transgenre ont également une longue histoire de lutte contre leur oppression. Les « hijras » au Pakistan et les « warias » en Indonésie se sont organisés pour leurs droits dans les années 1960, avant la fondation des mouvements de libération lesbiennes/gays en Europe et en Amérique du Nord. Les travestis de Puerto Rico (« locas », les folles) furent parmi les premiers à riposter à la police lors de la révolte de Stonewall à New York en 1969. A mesure que les mouvements pour les droits des lesbiennes/gays gagnaient en respectabilité et renforçaient leurs conceptions réformistes, cependant, les personnes transgenre se voyaient exclues, ignorées, marginalisées, et gommées comme trouble-fêtes. Nous soutenons les tentatives des personnes transgenre de résister à leur marginalisation, de s’organiser de façon indépendante, et de conquérir toute la place qui leur revient au sein des mouvements lesbiennes/gays. Les personnes transgenre ont des besoins et des revendications spécifiques importantes pour elles, que les mouvements lesbiennes/gays devraient soutenir. Ils sont souvent en train de gagner leur vie dans l’industrie sexuelle, sont victimes de la discrimination quand ils cherchent d’autres types de travail, et sont harcelés ou agressés par la police et les voyous. Nous défendons leurs droits au respect, à la sécurité et un accès égal au logement et à l’emploi. Ces personnes souffrent également du refus des autorités de reconnaître leur identité de genre, dans un grand nombre de situations. Tout en ayant conscience de la nécessité de répartir parfois les gens selon leur sexe (biologique), pour que les femmes puissent s’organiser contre leur oppression propre, nous refusons la tendance à enregistrer les gens selon leur sexe, de façon routinière, en toutes circonstances et pour des raisons futiles. Nous refusons l’assujetissement forcé des personnes transgenre, comme des hommes et des femmes en général, à des catégories stéréotypés de la masculinité et de la fémininité (manifesté, par exemple, dans les tenues vestimentaires à l’école ou au travail, dans la mutilation des bébés hermaphrodites, le traitement hormonal des jeunes avec des « problèmes de comportement non conforme avec leur genre » et des leçons de comportement de genre stéréotypé pour les transsexuels). Nous défendons le droit de toute personne à développer complètement sa personnalité. Les personnes transgenre devraient avoir droit à tout traitement médical qu’elles jugent approprié, y compris les soit-disant opérations chirurgicales de changement de sexe, les traitements hormonaux et la psychothérapie. Elles devraient avoir droit à l’assurance soins de santé pour de tels traitements, ainsi qu’aux modifications adéquates de leur état-civil, qu’elles aient ou non été opérées.
22. En tant que socialistes, notre combat contre le sexisme doit inclure la lutte pour changer le rôle que le sexe et la sexualité jouent dans notre culture sexiste, la lutte pour une sexualité plus libre et plus consciente. Cela exige de nous d’adopter une attitude plus critique et plus ouverte aux changements dans nos conceptions actuelles de la sexualité. La prémisse de base pour cela devrait être que nos définitions du sexe et de la sexualité, nos identifications de genre, nos identités sexuelles comme lesbienne, gay, bisexuel ou hétérosexuel, sont des édifices fondamentalement sociaux, historiques-culturels et parfois mêmes politiques, et par conséquent évolutifs. Donc, les gens peuvent se tromper — et se trompent — sur leur propre sexualité. La fausse conscience, l’aliénation, l’intériorisation des rapports d’oppression, la rationalisation des modèles culturels sexistes et des sentiments de culpabilité constituent autant d’obstacles réels dans nos tentatives pour comprendre et redéfinir notre sexualité. C’est cela qui fait que le débat et la critique plus ouverts — et non la censure — sur le sexisme dans la culture, sont des éléments vitaux dans le combat pour comprendre et transformer cette culture, au bénéfice de la sexualité humaine. Nous soutenons les tentatives pour fournir aux LGBT plus de moyens d’expression culturelle, y compris dans les mass médias. Une nouvelle sexualité, libérée du sexisme, peut seulement naître au travers d’un long processus de débat ouvert et d’exploration., avant tout au sein du féminisme, un processus pour lequel il n’existe pas de modèles, et dont nous ne savons pas où il pourra nous mener. Il n’existe pas d’avant-garde éclairée ou de minorité qui puisse se targuer de savoir ce qu’est la sexualité « correcte », « féministe », et nous devrions rejeter toute tentative, qu’elle provienne des forces religieuses de droite ou des diverses tendances au sein du féminisme, telles que les féministes de la différence, pour imposer la ligne sexuelle « correcte ». Dans bien des endroits du monde, ces forces du fondamentalisme religieux ou du conservatisme féministe ont tenté d’instituer légalement des codes de conduite sexuelle qui incluent la criminalisation de l’homosexualité et la censure des oeuvres à caractère sexuel explicite. Les marxistes révolutionnaires devraient au contraire proposer un chemin vers l’auto-émancipation sexuelle, un chemin critique, mais démocratique, participatif et respectueux de la diversité de nos désirs sexuels. La première exigence pour ouvrir la voie à un tel processus d’auto-émancipation sexuelle est la défense du libre choix et de l’autonomie personnelle. Part conséquent, un élément intrinsèque de notre combat pour l’autonomie sexuelle doit également associer un combat contre toute forme de restrictions légales au sexe librement consenti, à la lutte contre toute forme de discrimination sexuelle. Cela doit également inclure la lutte pour favoriser les conditions matérielles qui rendraient possible pour tous les membres de la société (femmes tout autant qu’enfants et hommes) de résister aux exigences de ceux qui voudraient violer leurs droits et leur autonomie sexuelle par des relations ou rapports sexuels et/ou émotionnels non voulus. Par conséquent, les revendications fondamentales pour le plein emploi, des programmes d’action affirmative pour les femmes et les minorités, le revenu garanti, la prise en charge des enfants, le logement, les soins de santé et le droit de choisir, y compris l’avortement, qui soient efficaces et de qualité, constituent le tissu indispensable pour l’autonomie sexuelle personnelle. La nécessité de combiner la lutte pour une sexualité plus libre à la lutte pour défendre le filet de sécurité social et le plein emploi est l’élément-clé pour combattre le retour en arrière voulu par l’extrême-droite à l’encontre des femmes et de la communauté gay et lesbienne
III. Notre tactique dans la construction du mouvement
23. Tous les LGBT sont opprimés en tant que tels, et tous sont donc susceptibles d’être ralliés à un mouvement qui combat pour leurs droits et leur libération. La logique interne de la lutte pour la libération lesbienne/gay, particulièrement lorsque le féminisme et d’autres mouvements radicaux sont à l’offensive, peut conduire ses militants à se joindre à la politique radicale ou révolutionnaire. Cela peut, cela devrait les conduire à s’allier au mouvement ouvrier — mais pour que cela soit possible, il faut que les LGBT s’organisent au sein et en dehors du mouvement ouvrier pour combattre les préjugés hétérosexistes, qui sont présents dans la classe ouvrière comme ailleurs. Nos sections dans leur ensemble doivent combattre pour convaincre les organisations du mouvement ouvrier de promouvoir les revendications des LGBT et apporter leur appui à l’auto-organisation de ces groupes — comme d’autres — au sein des organisations ouvrières. Cependant, les LGBT ne peuvent ni ne veulent postposer leur lutte jusqu’à ce que le mouvement ouvrier, ou tout autre mouvement, reprenne leurs objectifs. Cela implique que les LGBT ont besoin de leur mouvement autonome propre, ce que nous respectons, appuyons et construisons. Pour paraphraser la résolution de 1979 sur la libération des femmes, autonome signifie pour nous que le mouvement est organisé et dirigé par des LGBT ; que la lutte pour leurs droits et leurs besoins constitue leur priorité absolue, et qu’il est hors de question de subordonner cette lutte à quelqu’autre intérêt que ce soit ; et qu’enfin elle ne se soumet pas aux décisions ou aux agendas politiques d’une quelconque tendance politique ou d’un quelconque autre groupe social. Extraits de la Résolution adoptée par le 15ème Congrès Mondial de la IVe Internationale 2003
V – Janvier 1919 Le « soulèvement spartakiste » à Berlin, Quand les révolutionnaires subissent la révolution – Cédric Piktoroff
Il y a 90 ans, en janvier 1919, la révolutionnaire Rosa Luxemburg périssait assassinée tandis que la révolte des travailleurs de Berlin contre le gouvernement social-démocrate était écrasée dans le sang. Triste anniversaire, néanmoins riche d’enseignements. La révolution allemande venait de commencer quelques mois plus tôt. Bien qu’ils ne scellèrent pas définitivement son sort, les combats de janvier, que l’histoire retint sous le nom de « soulèvement spartakiste », constituèrent la première défaite décisive infligée à un processus révolutionnaire qui ne s’acheva qu’en 1923. Comment Rosa Luxemburg et les spartakistes se virent-ils attribuer la responsabilité d’une insurrection qu’ils auraient souhaité empêcher et dont ils subirent de plein fouet les conséquences ? En quoi les évènements de janvier 1919 constituent-ils un contre-exemple des journées de juillet 1917 en Russie1 ? Cet article se propose de revenir sur cet épisode d’une révolution allemande dont l’issue détermina tragiquement le cours du vingtième siècle.
I. Novembre 1918, la révolution et ses contradictions
1. De la guerre à la révolution
Début novembre 1918 : le sentiment anti-guerre n’avait jamais été aussi développé dans la population allemande, nourri par une gauche révolutionnaire dont les capacités d’initiative étaient devenues sans commune mesure avec les maigres forces dont elle disposait. Une vague venue de Kiel vint mettre le feu aux poudres. Après des affrontements violents avec les troupes loyalistes, des marins révoltés élirent un conseil de soldats qui, le 5 novembre, constituait la seule autorité sur la ville. La révolution allemande venait de commencer. Le même schéma fut réitéré dans toutes les grandes villes les jours suivants : manifestations et meetings de masse, occupations de bâtiments par des groupes armés, grèves, élections de conseils d’ouvriers et de soldats… La monarchie prussienne qui régnait depuis des siècles s’effondra en quelques jours sans que personne ne cherche vraiment à la défendre. Alors que les sociaux-démocrates voulaient éviter une révolution à tout prix, celle-ci atteignit Berlin le 9 novembre, où l’appel à la grève générale lancé par la gauche révolutionnaire fut largement suivi dans les usines. Les régiments, que les chefs militaires croyaient sûrs, se désagrégèrent à mesure que les soldats sortaient des casernes pour fraterniser avec la foule qui envahissait les rues. Des centaines de milliers de personnes déferlèrent vers les lieux de pouvoir, emmenées par les révolutionnaires. S’étant vus offrir le pouvoir par le Reich, qui voulait « prévenir le bouleversement d’en bas par la révolution d’en haut », les dirigeants du SPD proposèrent aux sociaux-démocrates indépendants (USP) de former un « gouvernement révolutionnaire ». Celui-ci fut formé le 10 novembre et appelé à la mode russe « Conseil des commissaires du peuple ». Le même jour se réunissait une assemblée de délégués ouvriers et soldats. Le SPD avait mis en branle son appareil pour y garantir sa domination, en assurant la prédominance des soldats qu’il influençait davantage que les ouvriers. Il fut facile pour le SPD de faire admettre aux délégués, dont la plupart vivaient leur première expérience politique, que le succès de la révolution signifiait seulement l’unité entre les socialistes, et de présenter la gauche révolutionnaire comme des diviseurs. Les dirigeants les plus connus étant unis, la révolution semblait déjà terminée. Un Comité Exécutif berlinois des conseils fut élu, proclamant son droit à contrôler le gouvernement. De fait, il était le seul véritable pouvoir. Mais il était complètement dominé par le SPD, également aux commandes du gouvernement « légal ». L’Allemagne se trouvait dans une incroyable situation de double pouvoir avec un sommet unique, un gouvernement à deux faces : garant du pouvoir bourgeois pour la classe dirigeante, représentant du pouvoir soviétique pour les ouvriers.
2. Hétérogénéité du pouvoir ouvrier
La situation ouverte par la création des conseils d’ouvriers et de soldats ouvrit la voie à une polarisation rapide de la société allemande. De fait, les conseils constituaient les seuls pouvoirs dans le pays. Toutefois, non seulement ils reflétaient peu l’état d’esprit rapidement changeant des masses, mais surtout ils n’étaient pas organisés en un système coordonné apte à diriger le pays dans son ensemble. Ils étaient extrêmement hétérogènes : si certains étaient dirigés par des révolutionnaires, la plupart restaient dominés par le SPD, qui manœuvrait habilement en s’appuyant sur la faible conscience politique de la majorité des délégués. Le but des sociaux-démocrates était de parvenir à diriger le mouvement pour détruire son pouvoir. Aussi, s’il était difficile de stabiliser l’état d’esprit des masses, il était en revanche possible de stabiliser les conseils, notamment en s’opposant à chaque tentative de renouveler les délégués par des réélections susceptibles de bénéficier à la gauche. Rapidement, les conseils perdirent donc leurs positions acquises, à mesure qu’ils transférèrent leurs nouveaux pouvoirs, sous l’influence du SPD, à l’appareil d’Etat. L’Exécutif berlinois transféra sa souveraineté à un congrès national de délégués de toute l’Allemagne à la mi-décembre. Ce dernier vota pour abandonner sa souveraineté à une Assemblée Nationale constituante à élire quatre semaines plus tard. Dès la mi-novembre, quasiment tous les journaux « d’information » contrôlés par la bourgeoisie firent la propagande de la campagne gouvernementale pour l’Assemblée Constituante, discréditant systématiquement les conseils. Les élections pouvaient être utilisées pour détruire le pouvoir révolutionnaire qui les avait organisées. Le processus révolutionnaire allemand qui avait brisé le pouvoir impérial faisait donc face à deux grandes directions contradictoires : se dirigerait-il vers le pouvoir d’une Assemblée Nationale ou vers celui des conseils, vers une démocratie bourgeoise ou socialiste ? D’un côté, la bourgeoisie allemande s’était retrouvée plus forte que ne l’était la bourgeoisie russe en 1917 : non seulement elle disposait d‘un corps d’officiers résolu à la défendre mais, aussi et surtout, de la détermination de l’appareil du SPD à empêcher la révolution. D’un autre côté, comme l’explique Pierre Broué, il manquait « dans les soviets allemands de 1918 l’action concertée d’explication patiente qu’avaient menée en Russie les bolcheviks et qui leur avait permis, entre février et octobre, d’affermir les soviets et leur autorité, et d’y gagner la majorité afin de les entraîner dans la lutte pour le pouvoir ».
II. Décembre 1918, la radicalité et ses illusions
1. Forces armées et radicalisation à Berlin
L’évolution des rapports de force politiques se cristallisa rapidement dans la question des forces armées. A mesure que la radicalisation se développait dans l’armée – marquée par la haine des soldats envers la vieille discipline et leur volonté de retourner dans le civil – le SPD se mit à chercher du soutien dans les sommets de l’appareil militaire. Début décembre, alors que la presse lança une campagne acharnée contre la gauche, quelques sections de l’armée menées par un groupe d’officiers tentèrent un coup d’état à Berlin. Celui-ci avorta, notamment parce que ceux qui le menèrent n’avaient pas d’objectifs très clairs et que le premier ministre du SPD Ebert hésita à prendre le pouvoir que les putschistes lui proposaient. Les affrontements sanglants furent suivis de meetings et de manifestations énormes organisés par la gauche. Non seulement cela eut pour effet de radicaliser les travailleurs de Berlin mais les soldats engagés dans l’action, notamment la Division de Marine du Peuple, commencèrent à se poser des questions. Les forces dont disposait la gauche révolutionnaire se renforçaient : les manifestations régulières organisées par la Ligue des Soldats Rouges (sous influence spartakiste) attiraient de plus en plus de monde et la force de sécurité contrôlée par Eichhorn, que la révolution de novembre avait installé au poste de chef de la police révolutionnaire, se composait de deux tiers de volontaires et d’un tiers de policiers. Le SPD chercha à contrer ces forces. Les troupes comme la Division de Marine étant de moins en moins sûres, il constitua son propre Corps de Soldats Républicains à partir de ses sympathisants. Ceux-ci furent engagés dans des affrontements avec les forces révolutionnaires, qui leur étaient présentées comme des hordes de fauteurs de troubles. Pourtant, l’accord du SPD avec le Haut Commandement militaire qui voulait restaurer la vieille discipline honnie apparaissait de plus en plus comme étant incompatible avec la marche vers le socialisme. Aussi, les doutes et l’instabilité commencèrent également à s’emparer des Corps de Soldats Républicains chargés d’appliquer cette politique. Fin décembre, sentant le vent tourner, le gouvernement en vint à charger un général d’organiser à partir d’officiers privilégiés une force bien payée dont il pourrait escompter un soutien sans faille, les Freikorps (Corps Francs). Dans la foulée, il tenta de disperser la Division de Marine en bloquant la solde des marins. Ceux-ci se rebellèrent et le soutien immédiat que leur apportèrent les Soldats Rouges, les Corps de Soldats Républicains et de très nombreux travailleurs de Berlin mit en échec la tentative du gouvernement de les réprimer. La radicalisation enflamma alors Berlin. L’emprise des sociaux-démocrates sur la ville s’effondrait. Le Comité Exécutif des conseils, pourtant dominé par le SPD, condamna l’attaque contre la Division de Marine. Les ministres Indépendants quittèrent le gouvernement, de peur de perdre leurs soutiens à Berlin. Quant à la population, le sentiment que le gouvernement était paralysé, qu’il était possible de ranimer la flamme du 9 novembre en le remplaçant par un autre se développa largement en son sein. Le SPD n’avait même pas pu trouver des forces capables d’empêcher que les locaux de son journal Vorwärts soient occupés. Mais à l’extérieur de la ville, le gouvernement rassemblait des forces qu’il s’apprêtait à utiliser : les Freikorps. En face, l’enthousiasme qui s’emparait de Berlin ne suffisait pas à pallier l’extrême désorganisation du mouvement.
2. La fondation du KPD
Selon Pierre Broué, « C’est par un processus complexe et qui, surtout, n’a rien de linéaire, que s’effectuent pendant les périodes révolutionnaires les changements d’orientation des larges masses, sans cesse accrues de centaines de milliers d’individus qui s’éveillent à la vie politique : leur expérience, qui se concentre parfois en quelques semaines seulement, exige de la part des organisations politiques qui aspirent à les utiliser des réflexes rapides, et surtout une grande clarté dans l’analyse ». Or, faible et fragmentée, la gauche révolutionnaire n’était pas en mesure de répondre aux enjeux de la situation. C’est alors qu’à la fin du mois agité de décembre 1918, les spartakistes se résolurent à quitter l’USP pour créer une organisation révolutionnaire indépendante. Le 30, des délégués venus de tout le pays (83 spartakistes et 29 IKD) se réunirent pour former le Parti Communiste d’Allemagne (KPD).
L’analyse de Rosa Luxemburg
Mais le congrès fut marqué par un contraste saisissant entre l’état d’esprit de la majorité des délégués et les analyses des cadres spartakistes. Pour Rosa Luxemburg, la révolution n’en était qu’à un stade primitif, limitée pour le moment à une lutte politique. Pour qu’elle devienne une révolution socialiste, elle devait se transformer en révolution économique se propageant dans chaque usine, une deuxième phase justement en train de s’amorcer avec la généralisation des grèves. Les révolutionnaires devaient selon elle se battre pour saper pas à pas le pouvoir du gouvernement et de la bourgeoisie, chercher à « conquérir le pouvoir politique non par le haut, mais par le bas », œuvrer pour que « les conseils d’ouvriers et de soldats se sentent appelés à devenir le seul pouvoir dans l’Allemagne entière, et qu’ils apprennent à l’être ». La stratégie que proposait Luxemburg était tournée tout entière vers la conquête progressive par la classe ouvrière de l’hégémonie sur l’ensemble de la société, comme préalable au moment ultime de la prise du pouvoir d’Etat. Les délégués accueillirent son intervention dans ce sens à la fin du congrès par de chaleureux applaudissements. Pourtant ils ne comprenaient pas le coeur de son analyse. La majorité ne partageait pas sa patience vis-à-vis du processus révolutionnaire, l’idée qu’il fallait gagner la majorité des masses ouvrières d’Allemagne avant d’envisager une prise du pouvoir politique. Paradoxalement, ils adoptèrent le programme proposé par Luxemburg tout en étant en désaccord avec les conclusions dont il était porteur. En effet, durant le congrès, des désaccords s’étaient cristallisés sur deux questions précises.
La domination du gauchisme
Le premier concernait la participation aux élections. Contrairement à la direction spartakiste, la plupart des délégués s’y montrèrent hostiles. A la suite de Luxemburg, Paul Lévi argumenta : « l’Assemblée nationale va se réunir. Elle se réunira – et vous ne pourrez pas l’empêcher. Pendant des mois elle dominera toute la vie politique allemande. Vous ne pourrez pas empêcher que tous les yeux soient fixés sur elle […] Elle sera dans la conscience des prolétaires allemands, et vous, contre ce fait, vous voulez vous tenir à l’extérieur, travailler de l’extérieur ? ». Accueillant avec ironie les interventions de ce type, la majorité des délégués applaudit au contraire ceux qui, comme Otto Rühle, estimaient qu’il fallait en finir avec les « compromis et l’opportunisme ». Traçant une perspective insurrectionnelle à court terme, il proclama : « Nous avons maintenant d’autres tribunes. La rue est la grandiose tribune que nous avons conquise, et que nous n’abandonnerons pas, même si on nous tire dessus ». La résolution de Levi fut rejetée par 62 voix contre 23, au profit de celle de Rühle : le KPD ne participerait pas aux élections. La même impatience se manifesta au cours du débat sur la lutte économique. Les délégués acclamèrent Paul Frölich lorsqu’il lança le mot d’ordre « Hors des syndicats ! », appelant à constituer des « unions ouvrières » pour abolir une fois pour toutes la distinction en partis et syndicats. Il fut critiqué par Luxemburg, mais surtout parce qu’il négligeait le rôle des conseils, car elle concédait en même temps que « la liquidation » des syndicats était à l’ordre du jour. Certes, les travailleurs mobilisés des grandes usines de Berlin n’attendaient pas les directions syndicales pour passer à l’action. Mais pour ceux des petites usines, sans grande expérience de lutte, les syndicats étaient plus importants que jamais. Au moment où les spartakistes discutaient de liquider les syndicats, les travailleurs les rejoignaient en masse. Ils constituaient par ailleurs un des principaux canaux par lequel le SPD était en train de raffermir son emprise sur la classe ouvrière. Pourtant, jugé secondaire dans le congrès, le débat fut renvoyé en commission.
Un parti inexpérimenté et isolé
Toutes les discussions du congrès révélèrent l’incapacité des délégués à prendre au sérieux la nécessité de développer une stratégie pour gagner les plus larges couches de travailleurs à la révolution. Pour Rosa Luxemburg, le plus important était que le nouveau Parti Communiste attirait les meilleurs éléments de la jeune génération. Leur manque d’expérience et leur gauchisme n’étant que le revers de leur jeunesse et leur combativité. Mais elle sous-estimait clairement les conséquences de cette inexpérience sur un parti manquant de cadres expérimentés dans une situation aussi instable. Mais le véritable échec des communistes allemands consistait surtout à ne pas avoir réussi à entraîner dans le nouveau parti le groupe des Délégués Révolutionnaires, qui avaient posé des conditions acceptables mais en décalage total avec le gauchisme qui dominait le congrès. Ce fut lourd de conséquences. Quelques jours plus tard, le Parti Communiste allait se retrouver engagé dans des luttes d’ampleur sans compter dans ses rangs certains des meilleurs et des plus influents dirigeants des usines berlinoises. De leur côté, les Délégués Révolutionnaires allaient rester privés de têtes politiques, restant de fait à la remorque des Indépendants de gauche, dans une situation complexe et changeante. Comme le note Pierre Broué : « Le parti communiste, à peine né, déjà isolé des masses, s’était condamné à l’impuissance avant d’avoir commencé à agir ».
III. Janvier 1919, une défaite cinglante
1. Le « soulèvement spartakiste »
Dès les premiers jours de l’année 1919, l’influence de la gauche révolutionnaire à Berlin grossissait à vue d’œil. Sentant que sa légitimité se réduisait à peau de chagrin, le gouvernement compris que sa seule alternative était de prendre de court la gauche révolutionnaire en cherchant à provoquer un coup d’Etat prématuré qui puisse servir de prétexte à une répression sanglante. La contre-révolution trouva précisément ce qui manquait aux révolutionnaires : une direction claire capable d’analyser le rapport de forces et un instrument pour mettre en œuvre sa politique, une troupe entraînée et disciplinée. Le social-démocrate Gustav Noske, entré au gouvernement pour mettre sur pied les forces de répression qui se massaient aux portes de la ville, les Freikorps, assumait son rôle avec lucidité : « L’un de nous doit faire office de bourreau ».
Provocation gouvernementale et réaction de masse.
Le 4 janvier, la provocation du gouvernement consista à limoger le très populaire chef de la police révolutionnaire, l’Indépendant de gauche Eichhorn. Son refus de démissionner fut soutenu par toutes les organisations de la gauche berlinoise, lesquelles se réunirent dans la soirée pour décider d’appeler les travailleurs à manifester pacifiquement le lendemain. La réponse des travailleurs dépassa toutes leurs attentes : des centaines de milliers, dont nombre d’ouvriers en armes, défilèrent dans les rues de la ville, certains se lançant même dans des occupations spontanées de bâtiments. Mais les travailleurs, défilant toute la journée en refusant de se disperser, ne voulaient pas en rester là. Entre temps, l’assemblée des organisations de gauche avait élu un « Comité Révolutionnaire » de 52 membres. Devant le succès de la manifestation, celui-ci décida d’appeler à une grève générale le lendemain. La grève fut une réussite, en tout cas au début, donnant lieu à une manifestation énorme et à de nouvelles occupations (imprimeries gouvernementales, gares et autres bâtiments publics…). Mais l’élan d’enthousiasme déboucha rapidement sur la confusion la plus totale. Pendant que les masses attendaient, le Comité Révolutionnaire restait empêtré dans des discussions interminables, incapable de donner la moindre perspective. En fait, celui-ci avait rapidement affiché sa volonté de prendre le pouvoir. Mais, il était bien trop gros et trop peu clair sur ses objectifs pour coordonner des actions militaires. Les seules initiatives de ce type furent le fait de nombreux groupes de travailleurs, prenant spontanément le contrôle de lieux de pouvoirs et de points stratégiques. D’abord une force, la spontanéité devint alors une faiblesse amenant la démoralisation, en l’absence d’une stratégie cohérente et coordonnée. Mais en réalité, le prétendu Comité Révolutionnaire était paralysé parce qu’il était coupé des masses et n’était pas vraiment représentatif des organisations dont ses membres étaient issus.
L’attitude des partis de gauche
C’était clair pour les spartakistes, dont la position était qu’il fallait éviter une « Commune de Berlin » qui ne tiendrait pas quinze jours. Pour Rosa Luxemburg, le slogan appelant à renverser le gouvernement ne devait être qu’un slogan propagandiste et non une tactique d’action révolutionnaire. S’il fallait lutter contre les mesures du gouvernement et avancer dans l’armement du prolétariat, il ne fallait surtout pas s’engager dans une lutte pour le pouvoir dans la mesure où la majorité des travailleurs allemands n’était pas aussi radicalisée que les travailleurs berlinois les plus combatifs. Mais si Luxemburg et les autres membres de la direction avaient la tête froide et claire, ce n’était pas le cas de Liebknecht, qui prétendait représenter les spartakistes au Comité Révolutionnaire mais agissait seul. Emporté par les évènements, celui-ci pensait qu’un gouvernement des Indépendants de gauche et des Délégués Révolutionnaires était possible. Aussi, alors que les évènements furent désignés comme un « soulèvement spartakiste », la direction spartakiste était opposée au projet de prise de pouvoir. Son tort : ne pas avoir de parti assez puissant et discipliné pour mettre en pratique sa politique. Les mêmes divisions traversaient les Délégués Révolutionnaires. Des dirigeants comme Müller et Daümig – d’authentiques révolutionnaires qui devaient rejoindre le Parti Communiste en 1920 – étaient clairement opposés à l’action alors que nombre de leurs partisans versaient dans le putschisme. Quant aux sociaux-démocrates Indépendants, ils étaient divisés sur cette question comme sur toutes les autres. Les dirigeants de gauche comme Ledebour étaient les plus farouches partisans d’une prise de pouvoir. Mais même par des moyens militaires, leur conception du changement social restait réformiste : sentant la pression des masses, ils étaient prêts à les utiliser comme levier pour remplacer un gouvernement par un autre qu’ils dirigeraient, convaincus qu’ils devaient agir pour les travailleurs mais incapables de placer leur confiance dans l’activité autonome de ces derniers. Cette vision, qui avait donné naissance au Comité Révolutionnaire, le plaça rapidement dans une situation contradictoire.
Division du mouvement
En effet, il fut formé sur la base d’une exagération de la combativité des travailleurs et des soldats berlinois. Ceux-ci, excédés que le gouvernement ait rompu « l’unité socialiste », étaient prêts à manifester, faire grève, s’opposer à leurs officiers, mais pas à prendre le pouvoir. En appelant directement à l’offensive plutôt qu’à la défense, le Comité Révolutionnaire permit au gouvernement de transférer la responsabilité du désordre à la gauche, prétendant nécessaire de réagir contre une tentative de coup d’Etat. Nombre de travailleurs et de soldats, pour lesquels ce gouvernement critiquable restait un acquis de la révolution, étaient encore sensibles à ces arguments. La division pénétra le mouvement. Certains se rangèrent du côté du gouvernement. L’Exécutif berlinois des conseils dénonça les spartakistes, alors qu’il avait condamné une semaine plus tôt l’attaque du gouvernement contre la Division de Marine du Peuple. Des milliers de sympathisants sociaux-démocrates manifestèrent devant les lieux de pouvoir où se retranchaient les révolutionnaires. Même des troupes jugées « peu sûres » comme le Corps des Soldats Républicains combattirent pour le gouvernement. Pour la majorité, la volonté de neutralité se développa. Des forces comme la Division de Marine du peuple, pourtant indispensables à toute action, refusèrent de s’engager dans l’action armée. Les travailleurs des usines Schwartzkopf et AEG se réunirent sous le mot d’ordre : « Prolétaires, unissez-vous, sinon avec vos chefs, du moins par-dessus leur tête ! ». D’autres les rejoignirent dans un meeting de 40000 travailleurs pour appeler à la formation d’un gouvernement des trois « partis ouvriers ». Ce sentiment unitaire, qui voyait le conflit comme un combat fratricide, se développa très largement dans les usines et les casernes. Que les travailleurs ne soient pas encore prêts à reconnaître le rôle contre-révolutionnaire du SPD, les dirigeants spartakistes et certains Délégués Révolutionnaires le savaient, mais pas le Comité Révolutionnaire, incapable de voir qu’au-delà des grèves et manifestations de masse seuls quelques milliers de travailleurs étaient vraiment prêts à se battre.
Agir énergiquement…
A la différence de Pierre Broué, pour qui le lancement de la dynamique insurrectionnelle constituait un point de non retour, Chris Harman estime que « même lorsque la décision de combattre fut prise, tout n’était pas perdu. L’équilibre des forces à Berlin même n’était pas favorable au gouvernement […]. Par une action déterminée, les forces révolutionnaires auraient pu neutraliser les concentrations de troupes gouvernementales dans la ville. Cela aurait mis le gouvernement sur la défensive. Pour conserver leurs positions ministérielles, Ebert et Scheidemann auraient très bien pu, dans ces circonstances, se résoudre à accepter une formule qui les maintint au pouvoir, les travailleurs restant armés (comme après les affrontements du début et de la fin décembre). La gauche révolutionnaire aurait conquis des positions à partir desquelles elle aurait pu avancer avec un soutien ouvrier bien plus important dans un avenir peu éloigné. Mais le Comité Révolutionnaire ne put fournir aucune coordination. Il permit au gouvernement de garder le contrôle de bâtiments qu’il n’aurait pu défendre une heure face à un assaut déterminé. A partir de ces bâtiments, il put mettre en oeuvre sa contre-attaque dans l’impunité. Pire encore, le Comité Révolutionnaire accumula les erreurs. Dès qu’il fut clair que le gouvernement n’allait pas s’écrouler immédiatement entre leurs mains, les dirigeants indépendants demandèrent à négocier avec lui – alors qu’ils l’avaient déclaré renversé un jour plus tôt ! Or, la négociation avec l’ennemi, en constituant un aveu de faiblesse, accéléra le recul de la mobilisation. Les masses, qui ne sont pas un corps militaire discipliné, ne s’engagent dans une bataille que si elles sont persuadées qu’elles peuvent gagner. S’il devient clair que l’ordre ancien va perdurer, tous les problèmes de la vie quotidienne que l’enthousiasme d’une mobilisation a jeté à l’arrière-plan reprennent le dessus. Rosa Luxemburg le savait. Pour elle, rien n’était pire que l’indécision. On ne s’arrête pas au beau milieu d’un pont fragile. Elle était contre l’insurrection, mais une fois celle-ci engagée elle pensait qu’il fallait agir de la façon la plus résolue et déterminée qui soit. Le Comité Révolutionnaire en était incapable. Mais les spartakistes, qui avaient déjà été trop petits et trop peu influents pour parvenir à restreindre le mouvement à des objectifs défensifs, n’étaient pas davantage en mesure de lui fournir la direction et l’organisation dont il avait maintenant besoin. Tirant profit de la désorganisation de ses adversaires, c’est donc le gouvernement qui put reprendre l’initiative.
…ou périr
S’apprêtant à faire entrer les Freikorps dans Berlin, Noske avait délégué ses pouvoirs de police au général Von Lüttwitz le 6 janvier. Les négociations avec les Indépendants donnèrent au gouvernement le temps de rassembler ses forces pour briser les révolutionnaires. Bien que supérieures en nombre, il manquait aux troupes insurgées ce dont disposait le gouvernement : un commandement général capable de mener une action résolue. Grâce aux forces constituées dans la ville, les chefs gouvernementaux agirent avec détermination pour reprendre les bâtiments occupés. Mais il était trop dangereux pour les dirigeants du SPD que ces actions dépendent seulement de travailleurs sociaux-démocrates armés. Aussi, le 11 janvier, ils firent marcher les Freikorps sur Berlin. La répression fut sanglante. Il n’y eut pas de quartiers, même de nombreux combattants qui voulaient se rendre furent abattus. Les locaux du Parti Communiste, qui se vit attribuer la responsabilité de l’effusion de sang, furent détruits. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, qui avaient refusé de quitter Berlin, furent trouvés et sauvagement assassinés. Malgré cette défaite, de nouveaux combats secouèrent Berlin deux mois plus tard et il faudra attendre près de cinq ans avant que la révolution ne s’essouffle et que le capitalisme ne se stabilise, isolant définitivement la révolution russe. Mais cette victoire constitua une base sur laquelle la bourgeoisie pouvait construire, en lui rendant le monopole de la force armée alors que les 10 000 hommes dont elle disposait dans tous le pays en janvier 1919 n’étaient même pas suffisants pour tenir une ville. De plus, la perte de Rosa Luxemburg priva la révolution d’une dirigeante dont l’expérience et la clarté d’analyse ne furent égalées par aucun de ses successeurs, quels que soient leurs compétences et leur courage.
2. Bilan d’une tragédie
Quelques faiblesses tactiques
Pierre Broué et Chris Harman divergent dans leur appréciation de la tactique des spartakistes en janvier 1919. Broué voit dans l’attitude de Luxemburg, qui expliquait dans ses articles que lutter contre les attaques du gouvernement était « une question d’honneur », une fuite en avant désespérée dans un combat perdu d’avance. Il se range plus volontiers derrière le point de vue qu’exprimait Karl Radek à cette période. Celui-ci, partant d’une évaluation du rapport de force similaire à Luxemburg – les travailleurs ne peuvent pas prendre le pouvoir – en tirait des conclusions tactiques différentes : le devoir des communistes était d’appeler à battre en retraite, comme l’avaient fait les bolchéviks à Pétrograd en juillet 1917. Chris Harman, lui, estime plus conséquente l’attitude de Luxemburg, qui « pensait que c’était seulement en restant ferme, pendant que les Indépendants dirigeaient la retraite, que la nécessaire polarisation pouvait se produire dans les masses, les meilleurs éléments se trouvant alors attirés vers le Parti Communiste. Le danger de la formulation de Radek, c’était que, selon elle, les spartakistes devaient courir se mettre à l’abri pendant que les plus combatifs des ouvriers et des soldats continuaient à lutter seuls. Cela n’aurait fait que renforcer les attitudes anti-parti et anarchisantes, plutôt que contribuer à construire le parti ». En ce sens, l’orientation de Luxemburg se rapproche davantage de celle des bolchéviks en 1917 que celle de Radek : ceux-ci purent avoir une audience quand ils appelèrent à battre en retraite parce qu’ils avaient partagé tous les dangers de la lutte avec les ouvriers au cours des journées précédentes, ce que n’avaient pas fait les menchéviks. L’erreur des spartakistes n’est donc pas d’avoir pris part au mouvement : le parti bolchévik n’avait pas non plus réussi à empêcher un mouvement prématuré des travailleurs alors qu’il était pourtant incroyablement plus puissant que les spartakistes. Ces derniers étaient donc encore moins en capacité de pouvoir entraîner les masses dans la retraite. Pour Chris Harman, « la véritable erreur des dirigeants spartakistes fut de ne pas dire de façon suffisamment claire – dans leur journal et dans leurs discours – qu’ils considéraient le mouvement comme ayant des objectifs strictement limités ». Luxemburg adopta un ton très vif et virulent dans ses articles sans transmettre sa véritable analyse. En lançant l’appel à « renverser le gouvernement », qu’elle concevait comme un slogan « propagandiste » seulement destiné à éduquer les masses et non comme une tactique d’action, elle maintint une ambiguïté que nombre de travailleurs inexpérimentés n’étaient pas en mesure de comprendre. C’est là toute la différence avec Lénine en 1917, pour qui il ne fallait surtout pas lancer un slogan à partir du moment où il y avait un risque que les travailleurs ne comprennent pas ce qu’il était possible de réaliser immédiatement : « Le mot d’ordre : « A bas le Gouvernement provisoire ! » n’est pas juste en ce moment car tant qu’au sein du peuple une majorité solide (c’est-à-dire consciente et organisée) ne se sera pas ralliée au prolétariat révolutionnaire, un tel mot d’ordre n’est qu’une phrase en l’air, ou bien conduit objectivement à s’engager dans une voie d’aventures… ». La différence entre Lénine et Luxemburg n’est pas tant le manque d’habileté tactique de celle-ci que la situation dans laquelle elle se trouvait. Comme l’explique Harman, « elle craignait d’être trop dure dans sa critique des actes de groupes de travailleurs radicalisés, parce que c’était à partir de ces groupes qu’elle essayait de construire le parti. Lénine lui, avait déjà construit un parti. Ses militants jouissaient déjà d’un tel respect dans la classe qu’ils pouvaient se permettre une impopularité temporaire parmi les travailleurs nouveaux à la lutte – à condition qu’ils participent aux actions de masse à leurs côtés ».
Un vrai problème stratégique
Aussi, les errements tactiques de Luxemburg en décembre 1918 et janvier 1919 prennent leur source dans une erreur bien plus ancienne : avoir sous-estimé l’importance de la construction d’un parti marxiste révolutionnaire indépendant au cours des années précédentes. En Russie, la construction d’un tel parti fut entreprise quatorze ans avant la révolution. Entreprendre sa création au cours même de la révolution comme en Allemagne devait entraîner les révolutionnaires dans une situation d’extrême difficulté, les réduisant au rôle de simples commentateurs des évènements. Avec un puissant parti révolutionnaire, discipliné et implanté dans la classe, le piège tendu aux ouvriers berlinois aurait-il pu être évité ? Un tel parti aurait-il pu fournir une direction capable de coordonner les forces révolutionnaires si un mouvement s’était déclenché malgré lui ? La seule chose qu’il est en tout cas possible d’affirmer c’est que les conditions auraient été autrement plus favorables. Comme le disait fort bien Rosa Luxemburg, les travailleurs apprennent plus en quelques jours de révolution que pendant des années à lire des livres. C’est ce qui produit inévitablement des situations instables, des changements rapides et des conflits à grande échelle dont l’issue est généralement déterminante. C’est pourquoi une direction révolutionnaire qui aspire à intervenir sur les évènements pour peser positivement sur l’issue d’un processus révolutionnaire ne peut se forger dans le feu de l’action. Elle ne peut être en mesure d’exercer une pleine influence dans les moments décisifs qu’en se construisant au cours des processus qui précèdent nécessairement toute situation révolutionnaire : en forgeant des militants à travers les flux et les reflux de la lutte de classe, des militants ayant assimilé le marxisme et les expériences passées et internationales du mouvement ouvrier en relation avec l’expérience accumulée dans la construction concrète des différentes luttes, en tirant profit des polémiques et des crises pour bâtir une tradition et une discipline commune… Il n’y a pas de recette ni de chemin facile pour cela. Mais l’expérience allemande offre par la négative un exemple de sa nécessité. « Le contraste avec l’insistance de Lénine sur l’indépendance organisationnelle des révolutionnaires à l’égard des « centristes » ne pouvait être plus saisissant, et contribua à préparer le terrain aux difficultés tragiques que Rosa Luxemburg et la Révolution Allemande devaient connaître en janvier 1919 ».
V – L’état des forces politiques à la fin de 1918
Le Parti Social-démocrate allemand (SPD)
Avec son million de membres, ses 4,5 millions d’électeurs, ses 90 journaux et ses centaines de permanents avant la guerre, le SPD était au coeur d’un véritable « Etat dans l’Etat » : syndicats, coopératives, association culturelles, mouvements de jeunesse, de femmes, etc. En 1891, le congrès d’Erfurt avait adopté un programme maximum, fixant l’objectif du socialisme par la révolution, et un programme minimum, établissant une liste de réformes immédiatement applicables. Mais dans la pratique, en l’absence de véritables luttes ouvrières, seul le programme minimum guidait l’activité routinière non révolutionnaire des militants, devenant même leur principal centre d’intérêt. C’était particulièrement le cas pour la couche d’administrateurs permanents en charge des finances, des campagnes électorales ou de l’édition des journaux, qui en vint progressivement à contrôler le parti. Ce sont eux qui entraînèrent le mouvement ouvrier dans la guerre de 1914 et firent du SPD le dernier rempart de la bourgeoisie contre la révolution dès 1918.
Le parti Social-démocrate Indépendant (USP)
Après la révolution russe, de plus en plus de travailleurs allemands furent enthousiasmés par l’idée de révolution. Mais ils n’avaient pas encore suffisamment confiance dans leur propre capacité à la mener. Leurs consciences étaient un mélange d’idées réformistes et révolutionnaires. L’USP, un nouveau parti qui émergea au cours de la guerre, donna une expression à ces attitudes confuses. Sa création fut forcée par la décision de la direction du SPD d’exclure tous ceux qui s’opposaient, même timidement, à sa politique guerrière. En son sein se trouvèrent donc représentées toutes les tendances de la social-démocratie d’avant-guerre : les anciens majoritaires Kautsky et Hilferding, les radicaux « modérés » Haase et Ledebour, les révolutionnaires Luxemburg et Liebknecht, et même le « révisionniste » Bernstein. La position officielle de l’USP se trouvait à mi-chemin entre réforme et révolution, ce que l’on qualifia de « centrisme », appelant par exemple à incorporer les conseils ouvriers dans une nouvelle constitution comme une seconde chambre aux côtés du parlement existant. Si l’objectif des principaux dirigeants du parti dès sa création fut de renouer avec les traditions sociales-démocrates d’avant la guerre, parlant le langage révolutionnaire et agissant de façon réformiste, ce positionnement ambigu permit toutefois d’attirer de nombreux travailleurs radicalisés et de compter dans ses rangs des dirigeants des grèves de 1917 et 1918.
La gauche révolutionnaire
Bien que sa capacité d’initiative se soit considérablement accrue, la gauche révolutionnaire restait extrêmement faible. De plus, elle était divisée en trois groupes distincts. Dans le SPD, Rosa Luxemburg s’était toujours opposée à l’idée de structurer de manière indépendante l’aile « radicale » de la social-démocratie, à l’extérieur comme à l’intérieur parti, pour éviter qu’elle ne se retrouve marginalisée. Un tel groupe ne pourrait s’organiser selon elle qu’après une explosion massive et spontanée des masses brisant la passivité de l’appareil du parti, lorsqu’existerait enfin la possibilité d’une véritable audience pour les révolutionnaires. Ce refus d’envisager toute forme de structuration les empêcha d’anticiper les différenciations qui amenèrent à la création de l’USP. Devenu un groupe plus formel au cours de la guerre mais encore largement inorganisé, les « spartakistes » (Rosa Luxemburg, Leo Jogisches, Franz Mehring, Clara Zetkin, Karl Liebknecht) continuaient de penser qu’un petit groupe révolutionnaire ne pouvait avoir de contacts et d’influence sur la majorité des travailleurs qu’au sein d’une organisation plus grande. Pour eux, les travailleurs qui commençaient à remettre en question la guerre se dirigeraient vers l’USP et ne feraient probablement pas la différence entre l’opposition timide des dirigeants Indépendants et les positions d’un Liebknecht, alors très populaire. Etablir le contact avec eux signifiait rejoindre l’USP en menant un combat idéologique pour favoriser les clarifications et y devenir majoritaire. Une autre petite section de la gauche était en désaccord avec cette perspective. Ce groupe (Johann Knief, Paul Frölich), nommé les « Radicaux de gauche » (ensuite les « Communistes Internationaux d’Allemagne », IKD) était davantage en contact, par l’intermédiaire de Karl Radek, avec les bolcheviks russes. Pour eux, il fallait au contraire clarifier les orientations sur le plan organisationnel en se séparant des centristes. Seuls les spartakistes étaient capables selon eux d’impulser la construction d’une organisation révolutionnaire indépendante. Mais ils ne réussirent pas à les convaincre et refusèrent de rejoindre l’USP. Enfin, il existait un troisième groupe : les Délégués Révolutionnaires. Son noyau était constitué de dirigeants ouvriers et responsables syndicaux, particulièrement influents chez les métallurgistes berlinois. C’était à la fois le groupe qui avait le plus de liens avec la classe ouvrière et celui qui avait le moins de traditions. Il fut progressivement amené à fonctionner en fraction, opérant tant dans l’USP que dans les syndicats. Si son noyau ne comptait qu’une cinquantaine de cadres, il dirigeait un réseau combatif de 120 000 ouvriers. Se définissant comme révolutionnaire, il restait souvent influencé par le vieux député Indépendant George Ledebour. Au début d’une des périodes de lutte de classe les plus intenses de l’histoire, la gauche révolutionnaire ne comptait pas plus de 3 à 4 000 membres dans toute l’Allemagne. Elle était fragmentée, sans organisation unique. Elle n’avait ni traditions ni discipline commune, était divisée tant sur les questions stratégiques que tactiques, incapable de sélectionner en son sein les dirigeants à la clarté et au sang-froid nécessaires pour développer sa cohésion et organiser son intervention.
Cédric Piktoroff
VI – Une révolution qui traîne en longueur – Léon Trotsky
Article paru en anglais dans le tome I des « Cinq premières années de l’internationale Communiste ». Première publication en français en 1959 dans « La Vérité » en supplément au n°315 du 1-02-1959 La révolution allemande a des traits de ressemblance manifestes avec la révolution russe. Mais leurs dissemblances ne sont pas moins instructives. Au début d’octobre 1918, une révolution du type du Février russe a eu lieu en Allemagne. Deux mois plus tard, le prolétariat allemand traversait déjà ses « journées de Juillet », c’est-à-dire qu’il s’engageait dans un premier conflit ouvert avec les forces impérialistes des bourgeois et des conciliateurs sociaux-démocrates, sur de nouvelles bases « républicaines ». En Allemagne comme dans notre pays, ces journées de Juillet n’ont été ni un soulèvement organisé, ni un combat décisif d’origine spontanée. Ce fut la première manifestation violente, une pure manifestation de la lutte des classes, se produisant sur le terrain conquis par la révolution, et cette manifestation s’accompagna de heurts entre détache ments d’ayant-garde. Dans notre pays, l’expérience des journées de Juillet a servi ; elle a aidé lé prolétariat à concentrer davantage ses forces pour la préparation et l’organisation de la bataille décisive. En Allemagne, après l’écrasement de la première manifestation ouverte du groupe Spartacus et l’assassinat de ses dirigeants, Il n’y eut aucun répit même pour un seul jour. Une succession de grèves, de soulèvement, de batailles ouvertes se produisirent en différents lieux à travers le pays. A peine le gouvernement Scheidemann avait-il réussi à restaurer l’ordre dans la banlieue de Berlin, que la valeureuse garde, héritée des Hohenzollem, dut se précipiter à Stuttgart ou à Nuremberg. Tour à tour, Essen, Dresde, Münich devinrent le théâtre d’une sanglante guerre civile. Chaque nouvelle victoire de Scheidemann n’est que le point de départ d’un nouveau soulèvement des travailleurs de Berlin. La révolution du prolétariat allemand se trame on longueur, et à première vue, l’on pourrait redouter que les canailles du gouvernement ne parviennent à la saigner à blanc, secteur après secteur, après d’innombrables escarmouches. En même temps, la question se pose automatiquement : les dirigeants du mouvement n’ont-ils pas commis de sérieuses erreurs tactiques, qui menacent de destruction le mouvement tout entier ? Si l’on veut comprendre la révolution prolétarienne allemande, il convient de ne pas la juger simplement par analogie avec la révolution russe d’Octobre ; il faut prendre les conditions internes de l’évolution spécifique de l’Allemagne comme point de départ. L’histoire s’est déroulée de telle sorte qu’à l’époque de la guerre impérialiste la social-démocrate allemande s’est avérée — et l’on peut maintenant l’affirmer avec une objectivité parfaite — être le facteur le plus contre-révolutionnaire dans l’histoire mondiale. Mais la social-démocratie allemande n’est pas un accident ; elle n’est pas tombée du ciel, elle est le produit des efforts de la classe ouvrière allemande, au cours de décodes de construction ininterrompue et d’adaptation aux conditions qui dominaient sous le régime des capitalistes et des junkers. Le parti, et les syndicats qui lui étaient rattachés, attirèrent les éléments les plus marquants, les plus énergiques du milieu prolétarien, qui y reçurent leur formation politique et psychologique. Lorsque la guerre éclata, et que vint l’heure de la plus grande éprouve historique, il se révéla que l’organisation officielle de la classe ouvrière agissait et réagissait non pas en tant qu’organisation de combat du prolétariat contre l’état bourgeois, mais comme un organe auxiliaire de l’état bourgeois, destiné à discipliner le prolétariat. La classe ouvrière, ayant à supporter, non seulement tout le poids du militarisme capitaliste, mais aussi celui de l’appareil de son propre parti, fut paralysée. Les souffrances de la guerre, ses victoires, ses défaites, mirent fin à la paralysie de la classe ouvrière allemande, la libérant de la discipline du parti officiel. Celui-ci se scinda en deux. Mais le prolétariat allemand resta sans organisation révolutionnaire de combat. L’histoire, une fois de plus, manifesta une de ses contradictions dialectiques : ce fut précisément parce que la classe ouvrière allemande avait dépensé la plus grande partie de ses énergies, dans la période précédente, pour l’édification d’une organisation se suffisant à elle-même, qui occupait la première place dans la deuxième Internationale, aussi bien en tant que parti qu’en tant qu’appareil syndical — ce fut précisément pour cela que, lorsque s’ouvrit une nouvelle période, une période de transition vers la lutte révolutionnaire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière allemande se trouva absolument sans défense sur le plan de l’organisation. La classe ouvrière russe, qui a fait la révolution d’Octobre, avait reçu de la période précédente un héritage inestimable en l’espèce d’un parti révolutionnaire centralisé. Les pèlerinages de l’lntelligentzia populiste chez les paysans ; la lutte terroriste des Narodovoltsi ; l’agitation clandestine des pionniers du marxisme ; les manifestations révolutionnaires des premières années du siècle, la grève générale d’Octobre et les barricades de 1905 ; le « parlementarisme » révolutionnaire de l’époque de Stolypine, intimement lié avec le mouvement illégal — tout cela prépara un nombreux personnel de dirigeants révolutionnaires, trempés dans la lutte et liés entre eux par l’unité du programme révolutionnaire. L’histoire n’a rien légué de pareil à la classe ouvrière allemande. Celle-ci n’est pas obligée seulement de lutter pour le pouvoir, elle l’est, en même temps, de créer son organisation et d’entraîner ses futurs dirigeants dans le cours même de cette lutte. Il est vrai que, dans les conditions d’une période révolutionnaire, ce travail d’éducation se poursuit à un rythme fiévreux, mais il faut néanmoins du temps pour qu’il s’accomplisse. En l’absence d’un parti révolutionnaire centralisé, avec à sa tête une direction de combat dont l’autorité soit universellement acceptée par les masses travailleuses ; en l’absence de noyaux dirigeants et de dirigeants individuels éprouvés dans l’action, et ayant acquis leur expérience dans les divers centres et régions du mouvement prolétarien, ce mouvement, lorsqu’il a fait irruption dans la rue, est nécessairement devenu intermittent, chaotique, et se traîne on longueur. Ces grèves qui surgissent, ces insurrections et ces combats de rues, constituent à l’heure actuelle la seule forme accessible pour la mobilisation ouverte des forces du prolétariat allemand libéré du joug du vieux parti ; et elles constituent en même temps, dans les conditions données, le seul moyen d’éduquer les nouveaux dirigeants et de bâtir le nouveau parti. Il est évident qu’une telle voie exige d’immenses efforts et des sacrifices sans nombre. Mais il n’y a pas le choix. C’est la seule et unique voie que puisse suivre le soulèvement de classe du prolétariat allemand vers la victoire finale. Après le dimanche sanglant, le 9 janvier 1905, lorsque les travailleurs de Pétrograd et, après eux, ceux de tout le pays, on vinrent peu à peu à comprendre la nécessité de la lutte et prirent en même temps conscience de la dispersion de leurs forces, il s’ensuivit dans le pays un mouvement de grève puissant mais extrêmement chaotique. Il y eut alors des sages pour verser des larmes sur le gaspillage d’énergie par la classe ouvrière russe, et pour prédire son épuisement et la défaite de la révolution qui en résulterait. En réalité, cependant, les grèves spontanées, traînant en longueur, du printemps et de l’été 1905, étaient la seule forme possible de la mobilisation révolutionnaire et de l’éducation organisationnelle. Ce furent ces grèves qui jetèrent les fondement. de la grande grève d’Octobre 1905, et de la construction des premiers Soviets. Il y a une certaine analogie entre ce qui se passe actuellement en Allemagne et cette période de la première révolution russe que je viens de mentionner ; mais le mouvement révolutionnaire allemand se développe naturellement sur des fondations incomparablement plus élevées et plus puissantes. Bien que le vieux parti officiel ait complètement fait banqueroute et se soit transformé en un instrument de la réaction, cela ne signifie naturellement pas que le travail accompli par lui dans la période précédente ait disparu sans laisser de traces. Le niveau politique et culturel des ouvriers allemands, leurs habitudes et leur capacité d’organisation sont hors de pair. Des dizaines et des centaines de milliers de dirigeants ouvriers qui ont été absorbés pendant la période précédente par les organisations politiques et syndicales, et en apparence assimilés par elles, n’ont en réalité subi la violence faite à leur conscience révolutionnaire que jusqu’à un certain point. Aujourd’hui, au cours des combats partiels qui se déroulent, à travers les épreuves de cette mobilisation révolutionnaire, à la rude expérience de cette révolution qui traîne, des dizaines de milliers de cadres ouvriers temporairement aveuglés, trompés et effrayés, sont on train de se réveiller et de se dresser de toute leur taille. La classe ouvrière est à leur recherche, tout comme eux-mêmes s’efforcent de trouver leur place dans la nouvelle lutte du prolétariat. Si le rôle historique du parti Indépendant de Kautsky-Haase consiste à introduire des hésitations dans les rangs du parti gouvernemental, et à offrir un refuge à ses membres effrayés, désespérés ou indignés, en sens inverse le mouvement tempêtueux, au sein duquel nos frères d’armes du groupe Spartacus louent un rôle aussi héroïque, aura notamment pour effet de démolir continuellement par la gauche le parti indépendant, dont les éléments les meilleurs et les plus imbus d’esprit de sacrifice seront poussés vers le mouvement communiste. Les difficultés, les défaites partielles, et les grands sacrifices du prolétariat allemand ne doivent pas nous décourager un seul instant. L’histoire n’offre pas d’alternative au prolétariat. La révolution traînante, mais opiniâtre, faisant toujours irruption de nouveau, approche clairement du moment critique où, ayant mobilisé et entraîné toutes ses forces à l’avance pour le combat, elle portera le dernier coup mortel à l’ennemi de classe.
Léon Trotsky
VII – De la guerre à la révolution Victoire et défaite du gauchisme – Extraits de « Révolution en Allemagne » – Pierre Broué
Paul Frölich, dans la biographie qu’il a consacrée à Rosa Luxemburg, raconte que cette dernière se refusa, au lendemain du congrès de fondation, à partager les appréhensions et le pessimisme de Leo Jogiches : « Elle pensait qu’un nouveau-né devait crier et elle dit (…) sa conviction que le jeune parti communiste saurait se frayer un chemin même à travers les erreurs car il comptait le noyau le meilleur du prolétariat allemand. » [1] En fait, le pessimisme de Jogiches n’était pas moins justifié que l’optimisme de sa camarade. La situation présentait des aspects contradictoires. Malgré les faiblesses du nouveau parti, malgré la défaite des révolutionnaires au sein des conseils, un courant profond, celui-là même qu’exprimaient à leur manière les gauchistes de la Ligue, était en train de radicaliser les militants ouvriers berlinois et de dissiper les illusions de novembre. Surtout, depuis le congrès des conseils, la situation du gouvernement Ebert semblait tous les jours plus précaire : l’armée se décomposait, glissant entre les doigts des officiers, cependant que les entreprises ouvertement contre-révolutionnaires dressaient de plus en plus les masses contre lui, contraignant même les indépendants à rompre la coalition qu’en bons conciliateurs ils s’étaient jusque-là efforcés de préserver. Le temps travaillait pour la révolution.
Un mois de décembre agité.
Dès le mois de décembre, commentant le mouvement gréviste, Rosa Luxemburg avait écrit son célèbre article : « L’Achéron s’est mis en mouvement » [2]. La lutte économique des ouvriers écaillant le masque démocratique et, jusque-là, purement politique, de la révolution de novembre, pose aux yeux des masses les moins éclairées les problèmes du jour en termes de classe. L’arrestation, le 8 décembre, par le conseil des ouvriers et des soldats de Mülheim, de Fritz Thyssen, Stinnes fils et quelques autres dirigeants capitalistes, en est pour beaucoup un signe évident [3]. L’autre indice de radicalisation est la décomposition de l’armée, le divorce entre gouvernement et état-major d’une part, conseils de soldats de l’autre, qui remet en question la base même de l’autorité du conseil des commissaires du peuple, et prive l’appareil d’Etat traditionnel et les classes dirigeantes de leur arme la mieux trempée. C’est à Ems, le 1° décembre, que le haut commandement connaît sa première défaite politique au sein de l’armée. Le grand quartier-général y a en effet convoqué le congrès des conseils de soldats du front, auquel il veut faire adopter son propre programme politique : convocation rapide de l’Assemblée constituante, suppression des pouvoirs des conseils et rétablissement de l’autorité des officiers, désarmement des civils sous contrôle des officiers. Mais Barth, inopinément présent au congrès, retourne en partie la situation : les délégués décident d’envoyer des représentants à l’exécutif de Berlin et adoptent des résolutions subversives réclamant la suppression des marques extérieures de respect en dehors du service, et la réélection des conseils de soldats [4]. Le haut-commandement s’inquiète, car la décision du congrès d’Ems montre que les conseils de soldats sont en train de lui échapper. L’inquiétude qui grandit dans le camp contre-révolutionnaire inspire les initiatives du 6 décembre, elles-mêmes puissant facteur de radicalisation des masses berlinoises et de leur hostilité croissante au gouvernement Ebert. Une troupe de la garnison de Berlin – théoriquement placée sous les ordres de Wels – marche le 5 décembre sur la chancellerie et y acclame Ebert, auquel le sous-officier Suppe proclame l’attachement des soldats et leur soutien dans la lutte contre la « réaction » et le « terrorisme ». Ebert remercie, au nom du gouvernement [5]. Le lendemain, vers 16 heures, une troupe de soldats armée, dirigée par le sous-officier Fischer, occupe le local de l’exécutif des conseils et met ses membres en état d’arrestation. Une autre commandée par le sous-officier Spiero, se rend à la chancellerie et proclame son intention de nommer Ebert président de la République [6]. Enfin, dans la soirée, des soldats de la garnison tirent à la mitrailleuse sur une manifestation de la Ligue des soldats rouges [7]. Pauvrement menée, avec des hommes de troupe incertains, qu’un discours suffit à désorienter, l’opération n’a sans doute pas grande signification en soi. Mais elle est symptomatique d’un certain état d’esprit. Suivie le lendemain d’une arrestation de Liebknecht dans les locaux même de Die Rote Fahne [8], elle soulève une inquiétude qui se manifeste à travers l’ampleur de la réaction dans les journées qui viennent : une centaine de milliers de manifestants le 8 décembre, et des expéditions punitives organisées par des travailleurs [9]. Les résultats de l’enquête menée par Eichhorn accroissent l’inquiétude et orientent les soupçons vers l’entourage d’Ebert : il semble que soient compromis non seulement le comte Wolf-Metternich, que la protection de Wels a placé pendant quelques jours à la tête de la « division de marine du peuple », mais aussi Colin Ross lui-même, qui démissionne à cette époque, et le secrétaire particulier d’Ebert, Moser [10]. Les majoritaires du gouvernement, accusés jusque-là de faiblesse, commencent à être soupçonnés de complicité. Or, Ebert est au même moment soumis à de fortes pressions de la part des chefs militaires qui s’impatientent, et il cède à une partie de leurs exigences tout en s’efforçant de le dissimuler. C’est ainsi que sur une intervention pressante de Hindenburg, par une lettre du 8 décembre, il accepte l’entrée dans la capitale de dix divisions provenant du front et parfaitement tenues en main par leurs officiers [11]. Leur chef, le général Lequis, a tracé un programme de combat : désarmement des civils, ratissage des quartiers peu sûrs, exécution immédiate de toute personne « exerçant illégalement des fonctions d’autorité » [12]. Mais Ebert proteste contre ce qui pourrait déclencher à Berlin des combats dont l’issue serait alors incertaine, et le major von Schleicher élabore un compromis selon lequel les militaires se borneront pour le moment à un défilé en bon ordre dont ils attendent un « choc psychologique », le désarmement étant remis à une date ultérieure [13]. L’entrée solennelle des troupes fournit à Ebert l’occasion d’un discours dans lequel il affirme que l’armée allemande n’a pas été « vaincue par l’ennemi » [14] – caution de poids à la légende selon laquelle elle aurait été « poignardée dans le dos » par les révolutionnaires. Mais, très rapidement, les généraux doivent renoncer à appliquer leur plan, car les troupes leur échappent. Le général Groener expliquera plus tard : « Les troupes avaient une telle envie de rentrer chez elles qu’on ne pouvait rien faire avec ces dix divisions. Le programme qui consistait à épurer Berlin des éléments bolcheviques et à ordonner la remise des armes ne pouvait être réalisé. » [15] Rentrée du front en bon ordre, l’armée en effet ne résiste ni à la lassitude ni à l’atmosphère de l’arrière, celle de Berlin en particulier, et le général Lequis. confessera même que « l’influence de l’extraordinaire propagande des spartakistes s’est fait sentir » [16]. Benoist-Méchin écrit : « Sitôt arrivées à Berlin, les divisions se disloquent et s’effondrent. (…) Gagnés par la contagion, un à un, les régiments passent à la révolution. » [17] Il est clair que l’armée ne saurait être utilisée dans les combats de rues ; il faudra trouver un autre instrument.
Batailles autour de l’armée.
Les décisions prises sur l’armée par le congrès des conseils, si docile par ailleurs à Ebert, démontrent le sentiment de larges masses de travailleurs que les délégués ne reflètent qu’imparfaitement : même quand ils soutiennent la politique d’Ebert, parce qu’ils veulent un socialisme qui soit démocratique, ils ne sont pas prêts à le suivre dans sa collaboration avec le corps des officiers, qui leur paraît précisément une force antidémocratique. Soumis à la pression d’une manifestation de soldats de la garnison de Berlin dont Dorrenbach s’est fait le porte-parole [18], le congrès vote une résolution présentée par le social-démocrate Lamp’l de Hambourg. Adoptés malgré Ebert, les « sept points de Hambourg » constituent un véritable arrêt de mort de l’armée traditionnelle : abolition des insignes de grade, du port de l’uniforme et de la discipline en dehors du service, des marques extérieures du respect, élection des officiers par les soldats et remise du commandement par les conseils de soldats [19]. Prévenu par son observateur, le major von Harbou, Hindenburg fait savoir à Ebert qu’il n’acceptera pas l’assassinat de l’armée allemande et refusera de laisser appliquer la décision du congrès. Il envoie une circulaire dans laquelle il affirme qu’elle ne sera pas appliquée [20]. Le 20 décembre, deux envoyés du maréchal, le général Groener et le major von Schleicher, en grand uniforme, rencontrent Ebert et Landsberg, puis, avec les commissaires du peuple, tentent de convaincre le conseil central [21]. Ils insistent sur la nécessité de ne pas entraver la démobilisation et de laisser à la Constituante les décisions définitives. Le 28 décembre encore, Haase protestera, à une session commune du conseil des commissaires et du conseil central, contre la capitulation d’Ebert et la non-application des décisions du congrès [22]. Pendant ce temps, l’agitation grandit dans Berlin, où courent des rumeurs sur un coup d’Etat militaire en préparation. Le heurt va se produire à propos de la troupe de matelots qui est devenue la division de marine populaire (Volksmarinedivision) [23]. A un premier groupe venu de Kiel début novembre s’est joint un contingent venu de Cuxhaven ; la troupe, que commandent successivement Otto Tost, le comte Wolff-Metternich, puis Fritz Radtke, a été utilisée comme force de police par Wels qui l’a installée dans le Marstall, les écuries du Palais, et lui a confié la reprise en main du château tenu par des « incontrôlables » [24]. Les relations se détériorent en décembre : les marins, probablement sous l’influence de l’ancien lieutenant Dorrenbach, proche de Liebknecht, se radicalisent, et la division se joint au défilé des spartakistes et de la Ligue des soldats rouges du 21 décembre [25]. Le ministre des finances prussien proteste contre l’augmentation des effectifs de la division, et réclame son départ du château et du Marstall [26]. Les commissaires du peuple exigent la réduction de l’effectif de 3 000 à 600 hommes, mais les marins réclament l’intégration des licenciés dans les forces de défense républicaine [27]. Pour couper court, Wels prévient que la solde ne sera pas versée tant que les effectifs n’auront pas été réduits au chiffre décidé [28]. Les conseils de soldats des garnisons de la capitale réclament, quant à eux, l’augmentation des effectifs de la division [29]. Les négociations se sont déroulées dans une atmosphère très tendue, Wels ayant, selon les marins, menacé leur chef, Radtke, d’utiliser éventuellement contre eux les troupes de Lequis [30]. Un accord est finalement conclu le 21 décembre, par lequel les matelots s’engagent à vider les lieux et à remettre les clefs à Wels. Celui-ci, en échange, leur versera les sommes dues [31]. Le 23 décembre, les marins, qui ont évacué le Palais, remettent les clefs à Barth [32] Wels, sollicité par Barth de payer les soldes, renvoie à Ebert. Les marins se rendent à la chancellerie, n’y trouvent pas Ebert mais donnent libre cours à leur colère : ils ferment les portes, bloquent le central téléphonique et marchent sur la Kommandantur pour réclamer leur argent [33]. En cours de route, ils essuient des coups de feu, ripostent, puis sont mitraillés par une voiture blindée des forces de Wels : trois morts, de nombreux blessés. Persuadés qu’on leur a tendu un traquenard, ils arrêtent Wels et deux de ses collaborateurs comme otages et les enferment au Marstall. Dorrenbach réussit à les convaincre d’évacuer la chancellerie. Cependant, dans l’intervalle, Ebert a appelé au secours le haut-commandement et les troupes de Lequis se sont mises en marche avec des ordres très stricts pour ramener le calme et dissoudre la division de marine : elles occupent la chancellerie dans la soirée [34]. On peut craindre un affrontement armé, mais Barth, puis Ebert, s’interposent entre marins et soldats. Finalement, les marins acceptent de se replier sur le Marstall [35]. A 3 heures du matin, ils libèrent leurs otages, sauf Wels. Mais des ordres ont été donnés au capitaine Pabst, de la division de cavalerie de la Garde, d’attaquer le Marstall pour délivrer les otages. A 7 heures du matin, commence le bombardement du Marstall encerclé. Il se poursuit deux heures durant [36]. Le bruit de la canonnade a alerté les ouvriers berlinois qui se rassemblent dans les quartiers et marchent vers le centre. Au moment où le capitaine Pabst, qui croit toucher au but, accorde aux marins vingt minutes de suspension d’armes, il est pris à revers par la foule. Benoist-Méchin raconte : « La multitude s’avance comme un raz de marée et vient se heurter au barrage de soldats placé par le général Lequis pour défendre les troupes de choc. On demande aux soldats s’ils n’ont pas honte de faire cause commune avec les officiers contre le peuple. Les soldats hésitent et sont rapidement débordés. Les uns jettent leurs fusils, les autres sont désarmés par les manifestants. En un clin d’œil le barrage est rompu, et la foule se précipite en hurlant dans le dos des cavaliers de la Garde postés devant le Marstall. » [37]. C’est un désastre pour les officiers, que les hommes d’Eichhom auront grand-peine à arracher au lynchage. Le gouvernement non seulement a dû payer la solde des marins, mais encore retirer de Berlin la division Lequis. Wels quitte la Kommandantur, et c’est Anton Fischer qui lui succède [38]. Ebert est le grand vaincu de l’affaire. Aux yeux des travailleurs berlinois, il apparaît comme le complice des militaires. Au cabinet, les ministres indépendants regimbent. Ils sont eux-mêmes pressés par leurs troupes, qui les somment de rompre avec les « traîtres » et les « fourriers de la contre-révolution », et exigent au moins des explications. Qui a donné l’ordre d’attaquer le Marstall, alors que la question était en voie de règlement ? Les social-démocrates approuvent-ils les initiatives de Winnig qui, à l’est, participe dans les pays baltes à une croisade antibolchevique ? Ebert et ses collègues ont-ils ou non l’intention d’appliquer les sept points de Hambourg ? A ces questions posées au conseil central [39], les indépendants jugent les réponses données insuffisantes. Aussi, refusant de cautionner la responsabilité endossée par leurs collègues majoritaires pour les incidents du 24 décembre, décident-ils, le 29 la démission de Haase, Barth et Dittmann [40], qu’imitent aussitôt leurs camarades du gouvernement prussien [41]. Le geste a tout l’écho qu’en attendait Rosa Luxemburg lorsque, quinze jours plus tôt, elle le réclamait à Haase. La démission des commissaires indépendants, qui est la conséquence de la radicalisation des masses ouvrières de Berlin, en est aussi un facteur d’accélération. Mais elle pousse un peu plus les majoritaires dans la dépendance à l’égard des chefs militaires.
Vers la guerre civile.
Le départ de Haase et de ses collègues enlève à Ebert, au moins à Berlin, une caution qui lui avait été jusque-là précieuse. La foule qui, le 29 décembre, accompagne au cimetière les corps des marins tués à Noël, arbore une immense pancarte : « Comme meurtriers des marins nous accusons Ebert, Lansdberg et Scheidemann. » [42] Cependant, le même jour, le parti social-démocrate organise une contre-manifestation, apparemment plus nombreuse encore [43], sous le mot d’ordre de « A bas la sanglante dictature de la ligue Spartakus ! » [44]. Des deux côtés, on se prépare à la guerre civile. Le processus de la radicalisation des ouvriers berlinois est profond, mais surtout contradictoire. La révolution de novembre, victorieuse sans vrai combat, avait étayé le mythe de l’unité, semé l’illusion de la facilité. En deux mois, les ouvriers de la capitale ont pris simultanément conscience et de leur force et de leurs faiblesses. Les conquêtes qu’ils avaient crues assurées leur échappent au moment précis où ils comprennent quelle est leur puissance. Dès le 6 décembre, ils ont commencé à apprendre l’efficacité exaltante du coude à coude de dizaines et de centaines de milliers d’hommes dans les rues. S’ils sont si nombreux, le 16 décembre – à la surprise des organisateurs eux-mêmes – à répondre à l’appel des spartakistes pour manifester devant le congrès des conseils, c’est qu’ayant éprouvé leur force, ils tentent obscurément de l’utiliser pour arrêter une retraite qu’ils ressentent sans pouvoir l’expliquer autrement que par la « trahison ». Ainsi, en juillet 1917, dans une situation analogue, les ouvriers et soldats de Petrograd « avant d’avoir trouvé la voie vers un renouvellement des soviets, (…) essayèrent de les soumettre à leur volonté par la méthode de l’action directe » [45]. Dans la situation de cette époque, les appels des indépendants, et ceux mêmes de Die Rote Fahne à prendre part à la campagne électorale semblent un moyen dérisoire de lutter contre un adversaire qui dispose de mortiers, de mitrailleuses et de grenades, mais dont on sait maintenant qu’il n’est pas invincible dans les combats de rue. Après les journées de Noël, sans se soucier du reste de l’Allemagne, les ouvriers de Berlin prennent leur élan, mus par une conscience diffuse que la violence révolutionnaire immédiate est la seule arme efficace contre la violence contre-révolutionnaire. Sur un point au moins, ils sont d’accord avec l’analyse des dirigeants spartakistes : la révolution est en danger, et il va falloir se battre. Les voies et les moyens de cette bataille restent pourtant obscurs aux yeux du plus grand nombre. Car une insurrection ouvrière ne pourrait guère compter sur une force militaire organisée. Spartakus et sa Ligue des soldats rouges appellent à la formation d’une garde rouge qu’elles ne peuvent ni diriger ni encadrer. La Ligue a ses propres unités, peu nombreuses, Eichhorn a ses forces de sécurité. La garnison de Spandau, influencée par le spartakiste von Lojevski, se considère – et est considérée – comme une troupe révolutionnaire. Dorrenbach, qui est lié à Liebknecht, a acquis une incontestable autorité sur les marins de la Division du peuple, qui sont pourtant loin de se sentir « spartakistes » ou même sympathisants [46]. De toute façon, ces unités sont dispersées, hétéroclites, et manquent à la fois d’un état-major et de liaisons étroites avec les ouvriers des grandes entreprises. En définitive, le prolétariat en armes de Berlin n’est pas une armée prolétarienne, mais une foule, avec ses impulsions et ses passions, et puis ses détachements autonomes qui croient à la vertu de l’action des minorités agissantes. De ce point de vue, les successives occupations du Vorwärts ont provoqué bien des polémiques. Le rôle des éléments « incontrôlables » et même des provocateurs est indéniable, mais il n’explique pas tout : les interventions de ce genre ne sont efficaces et écoutées que dans un milieu favorable, et notamment au sein d’une foule impatiente où seul le langage du révolutionnaire novice sait toucher le cœur des manifestants, parce qu’il fait écho à leurs propres sentiments. L’éclatement de la coalition gouvernementale, l’évanouissement du mythe de l’unité, le suicide des conseils au sein de leur propre congrès, ne laissent aux ouvriers berlinois que leurs armes, et un sentiment aigu du péril imminent auquel ils ne voient point de remède politique. En décembre 1918, à Berlin, de même qu’à Petrograd en juillet 1917, les masses radicalisées voient dans la lutte armée le raccourci simplificateur qui tranchera le noeud gordien des arguments politiques auxquels ils ne veulent plus se laisser prendre. Mais il n’y a à Berlin pas de parti bolchevique pour leur ouvrir une perspective de lutte politique, ni après l’échec des premières manifestations armées et ses conséquences aisément prévisibles, pour les conduire dans une nécessaire retraite. Du côté des dirigeants révolutionnaires, on oscille : les délégués révolutionnaires ont condamné l’occupation du Vorwärts, mais les congressistes du K.P.D. (S) ont rejeté l’analyse de Paul Levi et Rosa Luxemburg. Ceux qui devraient diriger donnent à ceux qui cherchent des indications contradictoires et le spectacle de leurs propres divergences. Ce facteur-là pèse d’un poids très lourd dans la volonté des masses d’aller de l’avant. Ainsi que le note Trotsky, « l’irrésolution des dirigeants est ce qui débilite le plus les masses. Une attente stérile les pousse à frapper de plus en plus opiniâtrement aux portes qu’on ne veut pas leur ouvrir. » [47] Or la contre-révolution, dans ce moment, trouve précisément ce qui manque aux révolutionnaires, une direction capable d’analyser le rapport des forces, un instrument, une troupe entraînée et disciplinée. Son chef n’est plus Ebert, bousculé par la tornade de décembre, mais un membre de son parti, un député social-démocrate qui, depuis de longues années, jouit de la confiance du corps des officiers, Gustav Noske ; celui-ci entre au gouvernement, avec Rudolf Wissell et Paul Löbe pour remplacer les indépendants démissionnaires [48]. Cet homme est décidé. « L’un de nous, déclare-t-il, doit faire office de bourreau » [49]. Il n’est plus question de compter sur l’armée traditionnelle pour rétablir l’ordre : elle n’existe plus depuis la mésaventure de Lequis. Prévoyant cependant cet effritement, des officiers se sont depuis plusieurs semaines employés à sauver du désastre des unités d’élite. A la suite d’une conférence qui s’est tenue le 6 décembre au Q.G. du général Sixte von Arnim, un général de division, Maercker, a constitué au sein de son unité un « corps franc des chasseurs volontaires » semblables à ceux qui se constituent à l’est pour lutter contre le bolchevisme [50]. Les troupes formées par Maercker sont destinées à la guerre civile, organisées, armées et instruites dans ce but. Les hommes qui les composent, volontaires touchant des soldes élevées, sont préparés à des tâches précises : « Occupation des gares et régulatrices, protection des dépôts de matériel et de munition, police des ports, défense d’édifices publics, nettoyage des rues et des places, prise d’assaut des bâtiments. » [51] Ils prêtent en entrant un serment spécial, « au gouvernement provisoire du chancelier Ebert jusqu’à ce que l’Assemblée nationale ait constitué un gouvernement définitif » [52]. Le 24 décembre, au moment où éclate à Berlin le conflit du Marstall, le général Maercker dispose déjà de 4 000 volontaires, installés près de Berlin, mais loin de ses foules, au camp du Zossen. Le 4 janvier, invités par le général von Lüttwitz – qui a succédé à Lequis -, Ebert et Noske passent ensemble en revue ces hommes qu’ils considèrent avec émerveillement parce que ce sont « de vrais soldats ». Noske se penche vers Ebert et lui dit : « Sois tranquille : à présent tu vas voir que la roue va tourner ! » [53]. A cette date, c’est de plus de 80 000 hommes que dispose autour de Berlin le général von Lüttwitz [54] : il ne fait aucun doute que leurs chefs comptent les utiliser dans la capitale [55]. Le temps travaille peut-être pour la révolution : il s’agit, pour ses adversaires conscients, de ne pas le laisser faire et de frapper de façon décisive pendant qu’ils en ont les moyens.
L’affaire Eichhorn.
C’est l’affaire Eichhorn qui constituera le prétexte, saisi de part et d’autre, pour l’épreuve de force. Vieux militant social-démocrate, vétéran radical, un des fondateurs du parti social-démocrate indépendant, le préfet de police de la révolution de novembre – surnommé parfois le « Caussidière allemand » en souvenir de 1848 – est pour les majoritaires l’un des hommes à abattre. Ils ont dû tolérer jusque-là sa présence à la préfecture de police faute de pouvoir s’en débarrasser sans détruire la coalition gouvernementale. Mais la démission des indépendants leur laisse désormais sur ce plan les mains libres. Gouvernement homogène, ils entendent nommer aux postes d’exécution des hommes à eux. Décidés à la répression, ils ne peuvent tolérer à la préfecture de police un homme dont les sympathies pour les révolutionnaires sont connues. Ils opèrent cependant avec prudence. Le 29 décembre, leur homme de confiance, Anton Fischer, prend des contacts avec des collaborateurs d’Eichhorn et leur fait des propositions chiffrées pour le cas où ils accepteraient de s’intégrer dans les unités qu’il dirige [56]. Le 1° janvier, le Vorwärts lance l’attaque, une véritable campagne de diffamation, contre Eichhorn, accusé d’avoir reçu de « l’or russe » comme employé de la Rosta, d’avoir acheté illégalement des armes, volé des produits alimentaires : le journal social-démocrate déclare que la présence d’Eichhorn dans ses fonctions constitue « un danger pour la sécurité publique » [57]. Le 3, convoqué au ministère prussien de l’intérieur, Eichhorn s’entend accuser par le conseiller privé Doyé, collaborateur du ministre social-démocrate Hirsch, des pires méfaits, allant de l’escroquerie au vol à main armé. Le 4, au cabinet prussien, sur proposition de Hirsch, il est révoqué et remplacé par le social-démocrate Ernst [58]. Mais il refuse de s’incliner [59], soutenu en cela par toutes les organisations de gauche de Berlin, des indépendants aux I.K.D. en passant par les spartakistes et les délégués révolutionnaires. Arthur Rosenberg, cherchant à rendre compte de l’attitude d’Eichhorn et de son refus d’abandonner son poste, conclut à l’impossibilité de l’expliquer rationnellement et parle de ses « caprices » [60]. La démission de l’indépendant Eichhorn de la préfecture de police allait à ses yeux de soi, après la démission des ministres indépendants : il était inconcevable qu’un poste de l’importance de celui-ci reste aux mains d’un homme dont l’hostilité aux majoritaires et les sympathies pour les révolutionnaires était notoire. Les indépendants n’avaient pas non plus à invoquer l’importance de ce poste-clé : avec ce genre de raisonnement, ils n’auraient jamais dû réclamer la démission de leurs ministres. En réalité, la question ne se situe pas sur le plan juridique où la place Rosenberg. En refusant de céder la place à Ernst, Eichhorn répond au sentiment des travailleurs berlinois, pour qui lui et sa troupe, renforcée au cours des dernières semaines par des militants sûrs, constituent l’une de leurs dernières garanties contre les entreprises contre-révolutionnaires qui bénéficient au moins de la bienveillance gouvernementale. La nouvelle de sa révocation provoque une explosion de colère qui se traduit par des résolutions, des grèves, des manifestations [61]. Réunis dans la soirée du 4, les délégués révolutionnaires sont pour une fois unanimes : le recul a assez duré, il faut un coup d’arrêt. C’est également ce que pense la centrale communiste, qui propose de lancer le mot d’ordre de grève générale. Rosa Luxemburg insiste : il ne s’agit pas d’aller au-delà d’une simple grève de protestation, et il faut savoir à la fois jusqu’où Ebert est prêt à aller et comment réagiront les ouvriers des autres régions d’Allemagne [62]. Un participant communiste dira, un an et demi plus tard : « Le 4 janvier au soir, la centrale du K.P.D. délibéra sur la situation créée par la mesure prise contre Eichhorn. Sur l’appréciation de la situation ainsi créée, il y avait une complète unanimité. Tous les présents pensaient qu’il serait insensé de tendre vers le gouvernement : un gouvernement soutenu par le prolétariat n’aurait pas eu à vivre plus de quatorze jours. En conséquence, les membres de la centrale étaient unanimes sur le point qu’il fallait éviter tous les mots d’ordre qui auraient eu nécessairement pour conséquence le renversement du gouvernement de cette époque. Nos mots d’ordre devaient être précisés dans le sens suivant : annulation de la révocation d’Eichhorn, désarmement des troupes contre-révolutionnaires (les gardes de Suppe, etc.), armement du prolétariat. Aucun de ces mots d’ordre n’impliquait le renversement du gouvernement ; pas même celui de l’armement du prolétariat, dans une conjoncture où ce gouvernement aussi possédait encore dans le sein du prolétariat un parti non négligeable. Nous étions tous d’accord là-dessus : ce minimum dans les mots d’ordre devait être défendu avec le maximum d’énergie. Il devait être le résultat nécessaire d’un puissant acte de volonté révolutionnaire. (…) C’est dans ce sens que nous avons lancé nos mots d’ordre pour la manifestation. » [63] En fait, certains désaccords subsistent, inexprimés et probablement pas encore entrevus. Liebknecht confie à un de ses camarades, hors réunion : « Notre gouvernement est encore impossible, c’est vrai, mais un gouvernement Ledebour appuyé sur les délégués révolutionnaires est d’ores et déjà possible. » [64] Rosa Luxemburg estime, elle, avec quelque apparence de raison, que si le renversement du gouvernement Ebert à Berlin est envisageable, une telle initiative serait dénuée de sens, car la province n’est pas prête à suivre. Les circonstances se chargeront d’aggraver cette divergence. Quoi qu’il en soit, l’accord n’est pas pour le moment difficile à réaliser au sein de états-majors révolutionnaires. Le matin du 5, le parti social-indépendant de Berlin, les délégués révolutionnaires et le parti communiste distribuent un tract commun qui appelle à une manifestation allée de la Victoire à 14 heures : « Il y va de votre liberté, il y va de votre avenir ! Il y va du destin de la révolution ! Vive le socialisme révolutionnaire international ! » [65] C’est à une manifestation que les organisations berlinoises appellent, et à rien de plus. Il s’agit seulement, comme l’indique leur tract, « de montrer que l’esprit révolutionnaire des journées de novembre n’est pas encore éteint » [66], de prendre position pour une bataille qui approche, certes, mais n’est pas encore pour aujourd’hui : c’est la réponse des masses à l’appel de la manifestation qui donnera des indications sur la suite à donner [67]. Mais la protestation prend une ampleur qui surprend les organisateurs eux-mêmes : le coeur de la capitale est occupé par des centaines de milliers de manifestants, depuis les allées de la Victoire jusqu’à l’Alexanderplatz où, du haut du balcon de la préfecture de police, Ledebour, Liebknecht, Däumig, Eichhorn lui-même, exaltent la puissance des travailleurs rassemblés, célèbrent cette grandiose manifestation de leur volonté. Eichhorn clame : « J’ai reçu mon poste de la révolution et je ne le remettrai qu’à la révolution ! » [68]. Un an plus tard, le dirigeant communiste déjà cité écrira, évoquant cette manifestation : « Ce que l’on vit (ce jour-là) à Berlin était peut-être la plus grande action prolétarienne de masse jamais vue dans l’Histoire. Nous ne croyons pas qu’il y ait eu en Russie des manifestations de masse de cette envergure. De Roland à Victoria se tenaient des prolétaires, tête contre tête. Il y en avait jusque très loin dans le Tiergarten. Ils avaient amené leurs armes, faisaient flotter leurs bannières rouges. Ils étaient prêts à tout faire et à tout donner, même leur vie. Une armée de deux cents mille hommes, comme aucun Ludendorff n’en avait vue. » [69] Pour les organisateurs de la manifestation, le nombre des manifestants, leur acharnement, leur volonté de lutte, sont un facteur nouveau. Non seulement l’esprit révolutionnaire de novembre n’est pas mort, mais il n’a jamais été aussi vivace. Les masses berlinoises les plus larges veulent se battre ; elles ne comprendraient pas que leur manifestation demeure un geste sans lendemain.
Un pied sur la route de l’insurrection.
Le témoin communiste poursuit son récit : « C’est alors que se produisit l’incroyable. Les masses étaient là très tôt, depuis 9 heures, dans le froid et le brouillard. Et les chefs siégeaient quelque part et délibéraient. Le brouillard augmentait et les masses attendaient toujours. Mais les chefs délibéraient. Midi arriva et, en plus du froid, la faim. Et les chefs délibéraient. Les masses déliraient d’excitation : elles voulaient un acte, un mot qui apaisât leur délire. Personne ne savait quoi. Les chefs délibéraient. Le brouillard augmentait encore et avec lui le crépuscule. Tristement les masses rentraient à la maison : elles avaient voulu quelque chose de grand et elles n’avaient rien fait. Et les chefs délibéraient. Ils avaient délibéré dans le Marstall, puis ils continuèrent à la préfecture de police, et ils délibéraient encore. Dehors se tenaient les prolétaires, sur l’Alexanderplatz vidée, le flingot à la main, avec leurs mitrailleuses lourdes et légères. Et dedans, les chefs délibéraient. A la préfecture, les canons étaient pointés, des marins à tous les angles, et dans toutes les pièces donnant sur l’extérieur, un fourmillement, de soldats, de marins, de prolétaires. Et à l’intérieur, les chefs siégeaient et délibéraient. Ils siégèrent toute la soirée, et ils siégèrent toute la nuit, et ils délibéraient. Et ils siégeaient le lendemain matin quand le jour devenait gris, et ceci, et cela, et ils délibéraient encore. Et les groupes revenaient de nouveau sur le Siegesallee et les chefs siégeaient encore et délibéraient. Ils délibéraient, délibéraient, délibéraient. » [70] Il y a là les dirigeants berlinois du parti social-démocrate indépendant Ledebour, Däumig, l’adjoint d’Eichhorn, Grylewicz, les délégués révolutionnaires, Scholze et d’autres, et deux membres de la centrale communiste, Karl Liebknecht et Wilhelm Pieck [71]. Le problème qu’ils débattent est en vérité complexe. Tous ont le sentiment qu’un recul de leur part dans l’affaire Eichhorn constituerait pour les ouvriers berlinois une grave déception, qu’il ne serait pas compris et ouvrirait sans doute la voie au découragement et à la démobilisation. Ils considèrent aussi qu’ils ne peuvent se battre à moitié, et que, s’il y a bataille, elle sera décisive. Beaucoup parmi eux pensent que la meilleure des défenses est dans l’attaque. On dit d’ailleurs qu’il y a des flottements dans les rangs des forces de l’ordre, que des hommes de Fischer ont refusé d’obéir quand il leur a donné l’ordre d’enlever la préfecture de police. La centrale communiste ne s’est pas réunie depuis la veille au soir : à ce moment-là, elle était unanime pour estimer qu’on pouvait et devait obtenir l’annulation de la révocation d’Eichhorn, le désarmement des troupes contre-révolutionnaires et même l’armement du prolétariat. Tous pensaient alors qu’il aurait été erroné de lancer des mots d’ordre risquant de provoquer une bataille pour le renversement du gouvernement Ebert. Mais, depuis, il y avait eu la gigantesque manifestation de masses, et Liebknecht et Pieck peuvent à bon droit estimer que la situation a évolué. Parmi les autres responsables présents [72], beaucoup pensent qu’il suffirait de peu pour s’emparer du pouvoir, question qu’ils n’abordent qu’en termes de rapport militaire des forces. Les révolutionnaires sont-ils suffisamment organisés pour engager une bataille qui ne saurait être que la bataille décisive ? C’est l’avis de Dorrenbach. Agitateur de talent, dont l’influence est grande sur les matelots de la division stationnée au Marstall, il affirme que les marins n’attendent qu’un signe pour se battre, aux côtés des ouvriers, en vue de renverser le gouvernement Ebert. Il ajoute que, selon les informations dont il dispose, la plus grande partie de la garnison de Berlin se trouve dans des dispositions d’esprit analogues. Il affirme enfin tenir de source sûre que plusieurs milliers d’hommes, cantonnés à Spandau et disposant de deux mille mitrailleuses et de vingt canons de campagne, se tiennent prêts à marcher sur la capitale : il faut aller de l’avant. Ledebour est convaincu et Liebknecht jette dans la balance, à ses côtés, le poids de son prestige : pour eux, il ne suffit plus de protester contre la révocation d’Eichhorn, il faut, puisque c’est possible, engager la lutte pour le pouvoir [73]. L’alliance Ledebour-Liebknecht, inhabituelle, est décisive. L’assemblée ne tient pas compte de la mise en garde d’un délégué de soldats, Albrecht, qui conteste non seulement l’appréciation portée par Dorrenbach sur l’état d’esprit de la garnison de Berlin, mais même ses certitudes quant aux dispositions des marins [74]. Richard Müller, qui préside, pense comme Liebknecht que les masses sont en train de prendre la voie révolutionnaire, mais conteste que le moment soit venu de lancer à Berlin une attaque qui, dans le meilleur des cas, n’aboutirait qu’à la victoire, dans la seule capitale, d’une avant-garde isolée du reste du pays [75]. Däumig le soutient : pour lui, il ne s’agit pas de l’emporter pour quelques jours seulement, par une éphémère Commune de Berlin, mais de vaincre définitivement et à l’échelle du pays. Mais cette fois Richard Müller et Däumig sont mis en minorité, et, au vote, ne recueillent que six voix [76]. C’est donc à la presque unanimité que l’assemblée décide de tenter l’épreuve du renversement du gouvernement. A cet effet elle désigne un « comité révolutionnaire » de cinquante-deux membres chargé de diriger le mouvement et de s’ériger, dès que nécessaire, en gouvernement révolutionnaire provisoire en attendant la réélection des conseils et la réunion d’un nouveau congrès. A sa tête, trois présidents avec des droits égaux, représentant les trois tendances alliées, Ledebour, Liebknecht, Paul Scholze [77]. Un organisme trop lourd, condamné à l’impuissance. Däumig dénonce une fois de plus l’aventure, refuse d’en partager la responsabilité et quitte la salle. Au même moment, un incident dont les conséquences seront décisives et sur lequel toute la lumière est loin d’avoir été faite, se produit : un groupe d’ouvriers armés, agissant de façon autonome, s’empare une nouvelle fois des locaux du Vorwärts [78]. D’autres groupes, au cours de la nuit, occupent à leur tour les principales entreprises d’édition et de presse [79], en vue probablement de durcir le conflit : il est peu vraisemblable en effet que ces hommes aient pensé pouvoir régler par de telles opérations de commando la question de l’expropriation de la presse capitaliste. Ledebour dira plus tard au sujet de ces initiatives : « Cette action de masse nous a mis devant le fait accompli » [80]. Mais il était au même moment en train de placer lui-même les ouvriers berlinois devant un fait accompli d’une encore plus grande envergure.
La lutte pour le renversement du gouvernement.
Pendant que se déroulent ces événements dans les rues de la capitale, le lourd comité révolutionnaire s’est attelé au travail préparatoire. Le bilan de son travail est mince et se réduit en fait à un appel pour une nouvelle manifestation le lundi 6 janvier à 11 heures [81] : une participation ouvrière massive aurait exigé un appel à la grève générale. Puis il rédige une proclamation – pour le moment dactylographiée – qu’il lancera au moment de prendre le pouvoir : « le gouvernement Ebert-Scheidemann s’est rendu intolérable. Le comité révolutionnaire sous-signé, représentant des ouvriers et soldats révolutionnaires (parti social-démocrate indépendant et parti communiste), proclame sa déposition. Le comité révolutionnaire soussigné assume provisoirement les fonctions gouvernementales. Camarades ! Travailleurs ! Serrez les rangs autour des décisions du comité révolutionnaire ! Signé : Liebknecht, Ledebour, Scholze. » [82] Mais cet appel ne verra jamais le jour. Déjà le sol se dérobe sous les pas du comité révolutionnaire. Les marins du Marstall protestent contre une entreprise dans laquelle ils ont été engagés contre leur gré [83] et s’en prennent à Dorrenbach qui a disposé d’eux sans les avoir consultés [84]. Ils obligent le comité révolutionnaire à quitter le Marstall où il siégeait [85], et remettent en liberté ses prisonniers, parmi lesquels Anton Fischer, arrêté par précaution au petit matin [86]. Un détachement de trois cents hommes, dirigé par le marin Lemmgen, va occuper sur l’ordre du comité révolutionnaire le ministère de la guerre : comme le sous-secrétaire d’Etat exige un ordre écrit, le chef du détachement va le réclamer et fait un somme avant de le rapporter ; lasde l’attendre, ses hommes se sont dispersés [87]. Le déroulement de la journée du 6 dissipe les illusions de la veille. Notre témoin communiste écrit : « Ces masses n’étaient pas prêtes à s’emparer du pouvoir ; autrement de leur propre initiative, des hommes se seraient mis à leur tête et leur premier acte révolutionnaire eût été de faire cesser les délibérations des chefs dans la préfecture de police. » [88] Il y a au total, malgré les centaines de milliers de grévistes, moins de dix mille hommes décidés à se battre, les troupes d’Eichhorn, les détachements qui ont occupé journaux et imprimeries, ceux du Vorwärts, que sont venus renforcer et contrôler des communistes et des indépendants, Eugen Léviné, Werner Möller, Otto Brass et Haberland, le président du conseil de Neukölln [89]. La masse ouvrière berlinoise est prête à la grève et même à la manifestations mais pas à la lutte armée. Dès la soirée du 6 janvier, il apparaît à beaucoup que le mouvement est en recul et que l’idée qu’on peut prendre le pouvoir est une grave erreur. Le comité central des conseils et son exécutif berlinois ont tous deux confirmé la révocation d’Eichhorn [90]. Noske, installé à l’état-major des corps francs, prépare sa contre-offensive. A la centrale communiste, c’est la crise. Radek, qui, sur les instances de Rosa Luxemburg, s’est caché depuis le début de l’action, fait, par l’intermédiaire de Duncker, tenir à la centrale un message dans lequel il l’adjure d’appeler à la reprise du travail et à entreprendre immédiatement une campagne pour la réélection des conseils ouvriers [91]. Rosa Luxemburg lui fait répondre que les indépendants s’apprêtent à capituler, et que les communistes ne doivent pas leur faciliter la tâche en sonnant le signal d’une retraite qu’elle juge, elle aussi, nécessaire [92]. Jogiches voudrait que la centrale désavoue Liebknecht et Pieck, qui ont agi sans mandat et en dehors de toute discipline de parti à partir de la soirée du 5, mais la centrale hésite devant un désaveu qui arriverait en plein combat et risquerait de n’être pas compris [93]. Les indépendants ne sont pas moins divisés et l’exécutif national envoie Oscar Cohn et Luise Zietz tenter de convaincre les Berlinois, en particulier Ledebour, qu’il faut négocier, ce à quoi le comité révolutionnaire finit par se résoudre par 51 voix contre 10 [94]. Les négociations commencent dans la nuit du 6 au 7 janvier Du côté des indépendants, on souhaite un armistice dont une clause spécifierait l’évacuation des immeubles occupés par les révolutionnaires. Le gouvernement fait de l’évacuation sans conditions un préalable à tout accord [95]. Sa position s’améliore en effet d’heure en heure, avec le reflux et la désorientation dans les rangs de l’avant-garde ouvrière, la confiance qui renaît en face. Dans la nuit du 5 au 6, le tract lancé – sous le titre Extra-Blatt-Vorwärts – par l’exécutif social-démocrate montre ses intentions, traitant les « bandits armés de la Ligue Spartakus » de « fous et de criminels » qui menacent les ouvriers allemands de « meurtre, guerre civile sanglante, anarchie et famine » [96]. A partir du 6, Noske, qui a fait confier les pouvoirs de police au général von Lüttwitz, prépare l’intervention des corps francs [97]. Devant la chancellerie s’est tenu un véritable meeting harangué par Ebert lui-même et par Scheidemann, qui dénoncent les tentatives d’ériger « la dictature de Liebknecht et Rosa Luxemburg », et appellent à l’aide tous les citoyens [98]. Quelques heures plus tard commence dans l’immeuble du Reichstag la mise sur pied d’une unité armée « social-démocrate » : le 8, deux régiments, de six compagnies chacun, ont été organisés au Reichstag, avec le journaliste du Vorwärts Kuttner et le colonel Gramthow, du ministère de la guerre [99]. Le même jour, les ministres se réunissent – hors des ministères – et prennent des mesures de combat. Nommé commandant en chef, Noske décide de concentrer les corps francs dans la zone de Lichterfeld [100]. Dans la soirée du 8 janvier, les négociations sont rompues, chacun étant resté sur ses positions. Le gouvernement lance alors un appel à la population berlinoise annonçant son intention de combattre la violence par la violence et de « mettre un terme à l’oppression et à l’anarchie » [101]. Côté révolutionnaire, Liebknecht rend visite aux occupants du Vorwärts – parmi lesquels se trouve son fils Wilhelm – et dénonce devant eux la défection des chefs indépendants [102]. Le 9, la délégués révolutionnaires, les représentants du K.P.D. (S) et ceux de l’exécutif berlinois des indépendants répondent à la proclamation gouvernementale par un appel : « Debout dans la grève générale ! Aux armes ! » « La situation est claire. (…) Il y va du salut de tout l’avenir de la classe ouvrière, de toute la révolution sociale ! C’est publiquement que les Scheidemann-Ebert appellent leurs partisans et les bourgeois à la lutte contre vous prolétaires. (…) Il n’y a pas le choix ! Il faut combattre jusqu’au bout ! (…) Debout pour la grève générale ! Dehors, dans la rue pour le dernier combat, celui de la victoire ! » [103] La Ligue des soldats rouges appelle de son côté les travailleurs en armes à se rassembler dans la rue pour combattre [104]. Les travailleurs de Berlin, dans leur majorité, ne sont pas prêts à prendre part, ni même à se résigner à cette guerre civile sur le point d’éclater entre deux camps qui se réclament également du socialisme. Dans les usines se tiennent réunions et assemblées, qui se prononcent presque toujours pour l’arrêt immédiat des combats, la fin de la « lutte fratricide » ; l’ « unité » de tous les courants socialistes est réclamée et acclamée. Un meeting convoqué à la Humboldthain au matin du 9 avec des travailleurs du Schwartzkopff et de l’A.E.G. se tient sous le mot d’ordre : « Prolétaires, unissez-vous, sinon avec vos chefs, du moins par dessus leurs têtes. » [105]. Une délégation de ces manifestants se rend au conseil central, où Max Cohen lui-même se fait l’écho de leur inquiétude ; c’est pour se faire immédiatement rappeler à l’ordre par le président Leinert [106]. Indépendants de droite et social-démocrates majoritaires, pour des raisons différentes, exploitent cette volonté d’apaisement pour pouvoir mieux dénoncer les aventuriers jusqu’au-boutistes. Mais le mouvement est dans une large mesure spontané, et c’est sous sa pression que les négociations, réclamées à cor et à cri par les social-démocrates indépendants, reprennent dans la soirée du 9 janvier : elles vont se poursuivre jusqu’au 11 avec une délégation gouvernementale que dirige Hermann Müller [107]. Dans l’intervalle, cependant, le temps a travaillé pour le gouvernement, de toute façon décidé à frapper. Dès le 8, ses troupes ont repris la gare d’Anhalt et le bâtiment de la direction des chemins de fer occupés depuis la veille. Le 9, elles réoccupent l’imprimerie du Reich et investissent l’immeuble du Vorwärts. Là, Brutus Molkenbuhr confirme à l’officier chargé de l’opération que les ordres sont bien de le reprendre de force [108]. Le 10, les régiments de la Garde passent à l’attaque à Spandau, qui est un bastion de l’insurrection, et menace sur leurs arrières les forces de répression : le président du conseil ouvrier est tué dans l’action, celui des conseils de soldats, l’ancien rédacteur du Leipziger Volkszeitung, le spartakiste Max von Lojevski, est arrêté et abattu avec ses compagnons de détention [109]. Dans la nuit du 10 au 11, alors que les négociations se poursuivent, l’un des négociateurs, Georg Ledebour, est arrêté ainsi que le dirigeant spartakiste Ernst Meyer [110]. Le 11 au matin, les troupes que commande le major von Stephani commencent le bombardement de l’immeuble du Vorwärts [111]. Après deux heures, les assiégés hissent le drapeau blanc, et envoient une délégation, dont les membres sont arrêtés. L’officier accorde dix minutes aux occupants pour capituler sans conditions. Plusieurs prisonniers sont abattus sur place, parmi lesquels Werner Möller et le journaliste Fernbach. Plus tard dans la soirée, les soldats reprennent l’immeuble de l’agence Wolff et les dernières maisons d’édition occupées. Le 12 enfin ils lancent l’assaut contre la préfecture de police, dans laquelle se tiennent encore quelque trois cents insurgés, dont le chef, le communiste Justus Braun, est abattu avec plusieurs de ses compagnons [112] . La brutalité de l’offensive des hommes de Noske, la poussée du mouvement dans les entreprises pour la fin des combats fratricides ont achevé de désorganiser la médiocre direction du comité révolutionnaire, dont la dernière réunion semble bien s’être tenue le 9. La centrale du K.P.D.(S.) est elle aussi totalement désorganisée. Depuis plusieurs jours elle n’a aucun contact avec Liebknecht, qui passe son temps avec les dirigeants indépendants. Levi et Radek, qui se concertent chez ce dernier, constatent la paralysie de la direction, son impuissance face aux décisions claires qui s’imposent. Le 9, ils envisagent ensemble d’intervenir dans les assemblées ouvrières afin de proposer la retraite, l’évacuation des immeubles occupés, ce qui leur paraît l’unique moyen de faire reculer la répression qui menace. Mais ils renoncent à ce projet – initiative aussi personnelle que celles de Liebknecht et Pieck – quand ils apprennent qu’il est trop tard, puisque les troupes se sont mises en mouvement [113]. Radek, le 9 janvier, écrit à la centrale une lettre que Levi va porter : « Dans votre brochure sur le programme, Que veut la Ligue Spartakus ?, vous déclarez que vous ne voulez vous emparer du pouvoir que si vous avez derrière vous la majorité de la classe ouvrière. Ce point de vue pleinement correct a son fondement dans le simple fait que le gouvernement ouvrier est inconcevable sans organisation de masse du prolétariat. Aujourd’hui, les seules organisations de masse à considérer, les conseils d’ouvriers et de soldats, n’ont de force que sur le papier. Par conséquent, ce n’est pas le parti du combat, le parti communiste, qui les domine, mais les sociaux-patriotes ou les indépendants. Dans une telle situation, il n’est absolument pas question de songer à une éventuelle prise du pouvoir par le prolétariat. Si le gouvernement tombait entre vos mains à la suite d’un putsch, vous seriez coupés de la province et balayés en quelques heures. » [114] Il considère donc comme une grave erreur l’initiative prise, avec l’approbation des représentants du parti : « Dans cette situation, l’action décidée samedi par les délégués révolutionnaires en réplique à l’attaque du gouvernement social-patriote contre la préfecture de police ne devait avoir que le caractère d’une action de protestation. L’avant-garde prolétarienne, exaspérée par la politique gouvernementale, mal dirigée par les délégués révolutionnaires que leur inexpérience politique rend incapables de saisir le rapport des forces dans l’ensemble du Reich, a, dans son élan, transformé le mouvement de protestation en lutte pour le pouvoir. Cela permet à Ebert et Scheidemann de porter au mouvement berlinois un coup qui peut affaiblir le mouvement tout entier. » [115] S’appuyant sur l’exemple des bolcheviks en juillet 1917, Radek se prononce donc catégoriquement pour que les dirigeants communistes prennent leurs responsabilités, l’initiative, devant les masses, d’un appel à battre en retraite : « L’unique force capable de freiner et d’empêcher ce désastre, c’est vous : le parti communiste. Vous avez assez de perspicacité pour savoir que ce combat est sans espoir : que vous le savez, vos membres, les camarades Levi et Duncker me l’ont dit. (…) Rien ne peut empêcher celui qui est plus faible de battre en retraite devant une force supérieure. En juillet 1917, alors que nous étions infiniment plus forts que vous ne l’êtes aujourd’hui nous avons de toutes nos forces retenu les masses et, comme nous n’y avons pas réussi, nous les avons conduites, au prix d’efforts inouis, vers la retraite, hors d’une bataille sans espoir. » [116] il est incontestable que l’analyse de Radek correspond à un sentiment profond extrêmement répandu parmi les travailleurs berlinois, décidés à se défendre contre les entreprises contre-révolutionnaires, mais désorientés par la politique incohérente des dirigeants révolutionnaires et par la guerre civile qui oppose les différents partis ouvriers. Le jour même où il adresse cette lettre à la centrale, 40 000 ouvriers des usines A. E. G., Schwarzkopff et quelques autres, se réunissent à Humboldthain et élisent une commission de huit membres (deux de chaque parti et deux des délégués révolutionnaires) [117] chargée d’organiser une campagne sur les mots d’ordre adoptés : retrait des dirigeants actuels, mise en place de dirigeants « non compromis », dissolution du grand quartier général, suppression des grades, démobilisation de l’armée [118]. Le lendemain, ce sont 15 000 travailleurs de Spandau qui réclament le retrait des commissaires du peuple, la formation à tous les niveaux de comités formés paritairement de représentants des trois partis, majoritaire, indépendant et communiste, la réélection des conseils d’ouvriers et de soldats [119]. Dans les jours qui suivent, les résolutions se multiplient en ce sens, qui réclament toutes le retrait d’Ebert et Scheidemann, la nomination d’un autre indépendant à la préfecture de police, la formation d’un gouvernement des trois partis ouvriers [120]. Le fait que de nombreux militants social-démocrates rallient ces positions montre la profondeur du sentiment unitaire, l’hostilité de la masse ouvrière berlinoise à ce qui lui paraît un combat fratricide. Les positions de Radek, adoptées par la centrale, eussent pu permettre au parti communiste de ne pas apparaître comme responsable directement ou indirectement de la poursuite de ces combats, d’entraîner dans une retraite nécessaire les indépendants et les délégués révolutionnaires éperdus et d’isoler au sein du parti social-démocrate ceux qui ne rêvaient que répression contre l’extrême-gauche, les alliés conscients de l’état-major. Mais les dirigeants spartakistes – y compris Rosa Luxemburg – jugeront autrement la situation : ils feront de la résistance et du maintien de l’occupation du Vorwärts une question d’honneur, poursuivant ainsi avec les délégués révolutionnaires et les indépendants de gauche une sorte de surenchère à gauche, et laisseront les indépendants exploiter à leur profit l’aspiration unitaire dont en définitive les majoritaires profiteront seuls, puisqu’ils réussiront à faire croire que seuls les communistes ont été hostiles à la formation d’une alliance ouvrière dans ces circonstances. S’engageant jusqu’au bout dans l’acte insurrectionnel à moitié engagé, ils laisseront du coup les adversaires d’Ebert au sein du parti social-démocrate majoritaire désarmés face à une politique de répression sans solution de rechange apparente [121]. Dans la discussion qui suit à la centrale, Levi défend le point de vue de Radek ; Jogiches va plus loin et réclame un désaveu public de l’action de Liebknecht et Pieck dans Die Rote Fahne. Quoique Rosa Luxemburg partage son sentiment – elle aurait, selon Paul Levi, dit qu’il ne lui serait plus possible, désormais, de continuer à travailler avec Liebknecht [122], ce désaveu public ne sera pas fait. Simplement, au nom de la centrale du K.P.D.(S.), Wilhelm Pieck adresse, le 10 janvier, aux délégués révolutionnaires et au comité d’action, une lettre annonçant le retrait des représentants du K.P.D.(S.) de ce comité. La lettre reproche aux délégués révolutionnaires leur « incertitude et leur irrésolution », ainsi que d’avoir « engagé des pourparlers démoralisateurs, désorganisateurs, paralysants », laissant donc entendre qu’il faut que combat continue [123]. C’est probablement à l’issue de cette discussion que Rosa Luxemburg dresse, pour Die Rote Fahne, un véritable réquisitoire contre les indépendants : « Une fois de plus, l’U.S.P. a joué le rôle de l’ange sauveur – de la contre-révolution. Haase-Dittmann ont bien démissionné du gouvernement Ebert mais, dans la rue, ils poursuivent la même politique qu’au gouvernement. Ils servent de paravent aux Scheidemann (…). Avant toute chose, les semaines qui viennent doivent être consacrées à la liquidation de l’U.S.P., ce cadavre pourrissant dont la décomposition empoisonne la révolution. » [124] Le 8 janvier, elle écrivait : « L’Allemagne était jusqu’ici la terre classique de l’organisation, on y avait le fanatisme de l’organisation, disons-le, on en faisait parade. Tout devait être sacrifié à « l’organisation », l’esprit, les buts, la capacité d’action du mouvement. Et aujourd’hui, que voyons-nous ? Aux moments décisifs de la révolution, ce « talent d’organisation » tant vanté fait fiasco de la plus piteuse façon. » [125] Le 11, elle précise : « L’absence de direction, l’inexistence d’un centre chargé d’organiser la classe ouvrière berlinoise, ne peuvent plus durer. Si la cause de la révolution doit progresser, si la victoire du prolétariat, si le socialisme doivent être autre chose qu’un rêve, il faut que les ouvriers révolutionnaires mettent sur pied des organismes dirigeants en mesure de guider et d’utiliser l’énergie combative des masses. » [126] Ainsi, sous l’influence de ces journées de combat révolutionnaire, Rosa Luxemburg semble-t-elle se rapprocher de la conception du parti révolutionnaire qu’elle avait jusque-là combattue [127]. Elle va, dans un dernier article, tenter de dresser le bilan de la « semaine spartakiste » [128]. Il n’y a pour elle aucun doute et, elle le répète, il était impossible de s’attendre à « une victoire décisive du prolétariat révolutionnaire », à la chute des Ebert-Scheidemann et à « l’instauration de la dictature socialiste ». La cause en réside dans le manque de maturité de la révolution, l’absence de coordination entre les foyers révolutionnaires – « l’action commune donnerait aux coups de boutoir et aux ripostes de la classe ouvrière berlinoise une tout autre efficacité » -, le fait que « les luttes économiques n’en soient qu’à leur début ». Dans ces conditions, il faut se demander si la semaine écoulée constitue une « faute ». Elle ne le pense pas, car elle estime que les travailleurs ont été provoqués : « Placés devant la provocation violente des Ebert-Scheidemann, les ouvriers révolutionnaires étaient contraints de prendre les armes. Pour la révolution, c’était une question d’honneur que de repousser l’attaque immédiatement, de toute son énergie, si l’on ne voulait pas que la contre-révolution se crût encouragée à un nouveau pas en avant ; si on ne voulait pas que fussent ébranlés les rangs du prolétariat révolutionnaire et le crédit dont jouit au sein de l’Internationale la révolution allemande. » [129] Ce sont en définitive, « la contradiction entre la tâche qui s’impose et l’absence, à l’étape actuelle de la révolution, des conditions préalables permettant de la résoudre » qui expliquent, selon elle, que le combat se soit formellement terminé par une défaite. Mais l’histoire enseigne que la route du socialisme est « pavée de défaites », et qu’elles mènent à la victoire qui sait en tirer les leçons : « La direction a été défaillante. Mais on peut et on doit instaurer une direction nouvelle, une direction qui émane des masses et que les masses choisissent. (…) Les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette « défaite » un maillon dans la série des défaites historiques qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite. » [130] Malgré cet acte de foi, le titre donné par Rosa Luxemburg à son article, « L’Ordre règne à Berlin », résumait la situation dans toute sa brutalité. La direction du parti communiste n’avait pas été capable d’empêcher l’écrasement d’un mouvement qu’elle avait contribué à déclencher et qu’elle n’avait rien fait pour empêcher ou arrêter. Elle avait sans doute laissé passer pour longtemps l’occasion d’une lutte pour l’unité du front de classe contre les dirigeants alliés des généraux. Elle allait durement payer l’action gauchiste inconsidérément engagée par Liebknecht et la majorité des délégués révolutionnaires – ceux-là mêmes qui, quelques jours plus tôt, reprochaient à Spartakus sa « tactique putschiste ».
Le double assassinat.
Les corps francs sont en effet décidés à frapper à la tête, et recherchent activement les dirigeants révolutionnaires. Dorrenbach, Emil Eichhorn, Paul Scholze, réussissent à quitter la capitale [131], mais Rosa Luxemburg et Liebknecht y demeurent. Rosa Luxemburg est encore en train de travailler dans les locaux de la rédaction de Die Rote Fahne alors que les troupes de Noske donnent l’assaut de l’immeuble du Vorwärts, et Levi a beaucoup de peine à la persuader que sa vie est en danger et qu’elle a le devoir de se cacher. Liebknecht fait preuve de la même inconscience, insiste au même moment afin qu’on prenne des dispositions pour une réunion publique où Rosa et lui-même prendraient la parole au nom du parti. L’un et l’autre acceptent finalement de se cacher, mais refusent de quitter Berlin au moment où la répression frappe les ouvriers [132]. Ils se réfugient d’abord à Neukölln, les 12 et 13 janvier, puis dans l’appartement d’un sympathisant à Wilmersdorf. C’est là que Rosa Luxemburg découvre à la lecture de Vorwärts que Liebknecht a apposé sa signature sous le fameux texte du comité révolutionnaire [133]. Elle lui dit : « Karl, c’est ça notre programme ? » [134]. Le silence tombe entre eux. C’est dans ce même appartement qu’ils sont arrêtés, ainsi que Wilhelm Pieck qui venait de leur apporter de faux papiers, dans la soirée du 15 janvier. Tous trois sont transférés dans le centre, à l’hôtel Eden, où s’est installé le quartier général de la division de la garde, et interrogés par le capitaine Pabst. Au cours de la nuit, Liebknecht le premier, puis Rosa Luxemburg, quittent l’hôtel sous escorte pour être écroués à Moabit. Le 16, Vorwärts est l’unique quotidien qui annonce dans son édition du matin l’arrestation des deux dirigeants communistes. Dans un commentaire, il se félicite de la « générosité » des vainqueurs qui ont su défendre « l’ordre, la vie humaine, le droit, contre la force » [135]. Cependant, la presse de midi annonce la nouvelle sous de gros titres : Liebknecht et Rosa Luxemburg sont morts, le premier abattu au cour d’une tentative de fuite, et la seconde lynchée par des inconnus qui auraient arrêté sa voiture pendant son transfert à Moabit. Un communiqué de la division de la Garde donne des détails qui constituent pour le moment l’unique source d’information. Liebknecht, frappé à la tête par un inconnu, était blessé lors de son départ de l’hôtel Eden ; profitant d’une panne, il aurait tenté de s’enfuir dans le Tiergarten et aurait été abattu après les sommations d’usage. Quant à Rosa Luxemburg, assommée par la foule à la sortie de l’hôtel Eden, emportée sans connaissance, elle aurait été enlevée à ses gardes et achevée. Le cadavre de Liebknecht est à la morgue, celui de Rosa Luxemburg n’a pas été retrouvé [136]. La vérité se fait jour peu à peu : ce sont les militaires qui ont tué leurs prisonniers, après les avoir vraisemblablement durement malmenés au cours des premiers interrogatoires. Liebknecht, sorti le premier, a été frappé d’un coup de crosse à la nuque par le soldat Runge, jeté ensanglanté dans une auto, qui l’a emporté dans le Tiergarten, où son escorte l’a achevé : le lieutenant de vaisseau von Pflugk-Hartung a dirigé toute l’opération. Le cadavre a été ensuite déposé au poste de police du Zoo comme cadavre « non identifié ». Rosa Luxemburg, très mal en point déjà, a été frappée par Runge dans les mêmes conditions, emportée évanouie et achevée. Son corps, lesté de pierres, a été ensuite jeté dans le canal, qui ne le restituera que des mois après. C’est le lieutenant Vogel qui a dirigé l’opération [137]. Quelques mois plus tard, en mai 1919, le conseil de guerre condamnera Runge à deux ans et Vogel à deux ans et demi de prison, acquittant von Pflugk-Hartung [138]. Vogel s’évadera grâce à la complicité d’un de ses juges, le lieutenant de vaisseau Canaris [139], et gagnera l’étranger. Les conséquences-du double meurtre sont incalculables. Certes, malgré les efforts de Jogiches et Levi, qui consacrent à l’enquête d’immenses efforts, la responsabilité directe d’aucun dirigeant social-démocrate ne peut être retenue. En revanche, leur responsabilité morale est écrasante : deux jours auparavant, le Vorwärts avait publié un véritable appel au meurtre contre « Karl, Rosa et consorts, pas un mort, pas un, parmi les morts » [140], et ce sont des hommes réunis, armés et finalement couverts par Noske et les ministres social-démocrates qui ont perpétré l’assassinat. Scheidemann dira : « Voici que leur propre tactique terroriste les a eux-mêmes frappés ! » [141]. Entre social-démocrates et communistes allemands, il y a désormais le sang de Liebknecht et Rosa Luxemburg. Le jeune parti communiste est privé simultanément de sa meilleure tête politique et de son tribun le plus prestigieux. Rosa Luxemburg et Liebknecht étaient connus de tous les ouvriers allemands, estimés dans tout le mouvement international. Seuls de tous les communistes hors de Russie ils étaient de taille à discuter d’égal à égal avec les dirigeants bolcheviques, à constituer, dans l’Internationale à fonder avec eux, un contrepoids à leur autorité. Par-dessus le marché, les dépositions de Runge et surtout les déclarations du capitaine Pabst tendent à faire peser sur Pieck, épargné par les tueurs, de terribles suspicions, qui nécessiteront une enquête du parti dont les conclusions n’ont pas cessé d’être discutées [142]. Le double meurtre ne creuse pas seulement un fossé entre majoritaires et révolutionnaires. Il convainc également bien des révolutionnaires que leur unique erreur a été de trop temporiser. Il faudra aux détachements isolés de communistes allemands plusieurs mois d’une expérience cruelle pour se persuader que leurs erreurs étaient d’un autre ordre.
Pierre Broué