
Maroc : la révolte de la jeunesse
« Dieu soit loué, à la faveur des dynamiques que Nous avons impulsées, notre pays se fraye un chemin sûr vers une plus grande justice sociale et territoriale. » Avec ce « Nous » majuscule pour désigner sa petite personne, c’est tout ce que le roi du Maroc a trouvé à dire vendredi 10 octobre dans son discours aux parlementaires. Après quinze jours de manifestations dans tout le pays posant des revendications sociales et demandant le limogeage du Premier ministre, et alors qu’au moment même du discours, les manifestants s’étaient rassemblés devant le siège du Parlement, c’était du plus parfait mépris. Mais qui pouvait en attendre autre chose ? En tout cas pour ceux qui, par formalisme ou par illusion, en appelaient au roi pour qu’il licencie le gouvernement et change la politique du régime, la réponse est claire.
Le collectif GenZ 212 rappelle que les revendications restent inchangées et que la prochaine manifestation « serait dirigée contre le gouvernement et tous les corrompus qui entravent la réalisation des aspirations du peuple marocain », tant le problème n’est évidemment pas la seule tête du Premier ministre.
Le régime marocain et les grandes sociétés qui font fortune au Maroc sur la sellette
C’est depuis le 27 septembre que la jeunesse marocaine est dans la rue dans plusieurs villes du pays, des petites aux grands centres urbains comme Agadir, Rabat, Marrakech ou Oujda, à l’appel sur les réseaux sociaux de ce collectif, GenZ 212 (génération Z en référence à celle qui se mobilise depuis les années 2020, et tout dernièrement au Népal ou à Madagascar, suivi de l’indicatif téléphonique du Maroc). La répression des manifestations par la police qui a fait des centaines d’arrestations et trois morts à Lqliâa, une banlieue d’Agadir, dans la nuit du 1er au 2 octobre, n’a pas entamé la combativité des manifestants.
Une révolte qui rappelle celle de 2011 dans la foulée des printemps arabes et les émeutes du Rif des années 2016-2017. Elle secoue une fois de plus le carcan de ce Maroc sous la coupe d’une monarchie qui se prétend héritière directe du prophète Mahomet pour se dire intouchable, entourée d’une caste de notables et hommes d’affaires qui contrôlent les hautes sphères de l’appareil d’État, qu’on surnomme toujours du vieux terme de Makhzen (le nom du pouvoir qui se confondait à l’époque avec le « magasin » où on stockait les richesses… remplacé par la corruption moderne d’aujourd’hui). Ce Maroc où les constructions de luxe et équipements pour riches touristes (bonnes affaires pour Bouygues et pour le secteur immobilier du holding de la famille royale) côtoient la misère. Ce Maroc où Macron s’était rendu l’an dernier pour y négocier les affaires d’entreprises françaises : Total, CMA-CGM, Safran, Lafarge, Alstom et quelques autres, pendant que, dans les mines de cobalt qui fournissent Renault et BMW pour leurs batteries de voitures électriques, les mineurs sont payés 320 euros par mois pour huit heures par jour à 500 mètres de fond, sans équipements de sécurité ni de protection contre les poussières de cobalt et d’arsenic qui provoquent des cancers.
Hôpitaux en détresse, mais cliniques privées et stade flambant neuf pour le prestige du royaume
L’école et la santé publique ont été le point départ de la révolte. Et pas pour rien : deux semaines plus tôt, le 14 septembre, une foule manifestait devant l’hôpital d’Agadir où huit femmes étaient décédées fin août, à la suite de césariennes, par manque de moyens et conditions déplorables. La bourgeoisie est à l’abri, dans ses cliniques privées.
Droit à l’éducation ? Selon une récente étude de l’Unicef, près de 40 % des enfants en milieu rural ont du mal à trouver une école. Mais pour les gosses des milieux plus riches se sont développées les écoles privées payantes, accueillant 1,2 million d’élèves (chiffres de l’année 2023-2024), des écoles privées marocaines destinées aux « classes moyennes », d’autres créées par des institutions étrangères et réputées offrir un accès aux carrières et à l’international pour le haut gratin de la société. Mardi 7 octobre, les enseignants des universités publiques, entrainés par la révolte de la jeunesse, avaient décrété une grève de 48 heures contre le projet de réforme en cours qui mettrait fin à la gratuité d’accès à l’université.
Mais la dégradation de ces secteurs est bien loin d’être la seule raison de la mobilisation, tant elle n’est qu’un des aspects des profondes injustices de la société marocaine dans tous les domaines.
Une génération Z héritière des révoltes qui l’ont précédée
Avant l’appel de GenZ 212 et les manifestations de ces derniers jours, jeudi 4 septembre dans la ville d’Al Hoceïma, dans le Rif, de violents affrontements entre jeunes manifestants (des milliers selon la presse) et forces de l’ordre avaient eu lieu après l’arrestation de plusieurs participants à une marche pour la libération de Nasser Zefzafi, l’un des leaders de la révolte de 2016-2017. Condamné à 20 ans de prison, Nasser Zefzafi avait eu une permission spéciale d’un seul jour, le 4 septembre, pour assister aux obsèques de son père, qui se sont transformées en manifestation où il n’a pas hésité à prendre la parole. Cette révolte avait eu pour origine horrible la mort d’un jeune chômeur, broyé dans la benne à ordure où il tentait de récupérer les poissons qu’il vendait pour vivre et que la police avait jetés, donnant ordre au conducteur de faire fonctionner la benne. Les manifestations qui avaient alors suivi dans la région avaient duré plus de six mois. Le souvenir de ce crime n’est pas effacé et contribue à la force de la colère qui explose.
La révolte du Rif avait été précédée du mouvement dit du 20 février 2011 (jour de son début), dans la foulée du renversement de Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte, animé à l’époque par d’anciens militants d’extrême gauche qui avaient fini par sortir des prisons où les avait jetés Hassan II, et par des militants d’une plus jeune génération, dont une association de « diplômés chômeurs », nouvelle catégorie de chômeurs que connait l’Afrique aujourd’hui. Le régime s’en était sorti quelques mois plus tard en confiant le pouvoir, après des élections (comme en Égypte), au parti islamiste, le Parti de la justice et du développement (PJD), remplacé seulement dix ans plus tard par l’actuel Premier ministre, après quelques scandales (et une cuisante défaite électorale en 2021 où les scores du PJD sont passés de 31 % à 4 % des voix). Déconsidéré par son passage au pouvoir, le parti islamiste exhorte aujourd’hui les manifestants à mettre un terme aux protestations « avant de basculer dans l’inconnu ». Une manière de revenir en odeur de sainteté auprès du roi ?
Dénoncer la corruption, c’est viser tout le régime
Alors qu’ils réclamaient le limogeage du Premier ministre et du gouvernement, les animateurs de GenZ 212 écrivaient dans leur adresse au roi publiée sur Discord qu’ils demandaient « un espace de discussion [sur] la santé, l’éducation et la corruption » et le faisaient « pour la patrie et le roi ». Surprenante formule d’allégeance à la monarchie. À moins que ce ne soit que formule de prudence dans un pays où tout crime de lèse-majesté ou critique de la religion peut envoyer en prison.
Prudence et respect des normes qui encadrent la société marocaine que n’ont sûrement pas les manifestants eux-mêmes. Comme Nasser Zefzafi, dont le crime suprême qu’avait trouvé le pouvoir pour justifier sa condamnation pour son rôle dans la révolte du Rif était d’avoir, lors du mouvement, interrompu un prêche dans la mosquée en accusant l’imam de se faire le porte-parole des autorités. Comme cette militante des droits humains qui vient à nouveau d’être condamnée mi-septembre à trois ans de prison ferme pour offense à magistrat, après avoir déjà été condamnée à la prison deux ans plus tôt pour « offense au roi ». Ou comme cette militante féministe dont la condamnation à 30 mois de prison et une forte amende vient d’être confirmée par le tribunal, le 3 octobre, pour « atteinte à la religion islamique » parce qu’elle avait mis sur ses réseaux sociaux que l’islam, « comme toute idéologie religieuse [est] fasciste, phallocrate et misogyne ».
Dénoncer la corruption du régime est déjà, de fait, dénoncer le cœur de l’appareil d’État, ce Makhzen, qui est la famille royale et son entourage. La fortune du roi lui-même, à la tête de son holding d’affaires investi dans les télécommunications, l’énergie, le tourisme, la construction (en partenariat avec le groupe français Lafarge), est estimée par l’agence Forbes à 6 milliards d’euros, auxquels il faut ajouter la rémunération royale, 2,3 millions par an, et les frais de la cour, personnel et matériel, dans les 150 millions… Le Premier ministre, Aziz Akhannouch, est aussi l’un des hommes les plus riches du pays (une fortune d’un milliard et demi, selon Forbes), à la tête d’un groupe mêlant immobilier, tourisme, médias et la chaine de stations d’essence Afriquia qui avait soulevé quelques scandales.
Une révolte qui représente toutes les couches pauvres de la société
C’est surtout de la jeunesse qu’est partie la révolte qui secoue aujourd’hui toutes les villes du Maroc, et c’est normal qu’elle soit la première dans la rue, malgré la répression policière. Au-delà de l’école ou de la santé, qui en ont été le déclencheur, c’est de toutes les injustices de la société qu’il s’agit : manque d’eau, d’électricité, chômage, salaires de misère et régions déshéritées. Et c’est toute la population pauvre du Maroc qu’elle concerne et pourrait entrainer.
Olivier Belin