David MANDEL – La Révolution d’octobre – 90 ans après : Ils ont osé ! (2007)


La Révolution russe d’octobre 1917 fut l’événement le plus marquant du XXe siècle. Mais puisque ce sont les gagnants qui écrivent l’histoire, il est peu connu que cette révolution n’était que l’ouverture d’une immense vague de contestation du capitalisme qui a balayé tout le monde industriel, suscitant de puissants échos également dans le monde colonial. Partout entre 1918 et 1921 les effectifs syndicaux et les journées perdues en grèves ont atteint des records historiques, tandis que se gonflaient les rangs de l’aile révolutionnaire des partis socialistes.

L’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie et la Finlande ont connu des révolutions, dont la force motrice était la classe ouvrière. Des situations portant un potentiel révolutionnaire réel et immédiat ont surgi en Italie et dans des régions de Pologne et de France. Dans un mémorandum à la Conférence de paix à Versailles en 1919, le Premier Ministre britannique, Lloyd George, a écrit : « L’Europe entière est d’une humeur révolutionnaire. Les travailleurs ressentent une insatisfaction profonde des conditions de vie, telles qu’elles étaient avant la guerre. Ils sont remplis de colère et d’indignation. Tout l’ordre social, politique et économique existant est remis en question par les masses populaires d’un bout de l’Europe à l’autre. » [1]

Mais partout, sauf en Russie, la vague révolutionnaire a été refoulée [2]. Cet échec est à l’origine de la montée subséquente du fascisme (qui jouissait partout de la sympathie, et souvent de l’appui financier, du patronat) et aussi du totalitarisme stalinien. Rosa Luxembourg, assassinée en janvier 1919 par des forces proto-fascistes allemandes, a correctement formulé l’alternative qui confrontait l’humanité comme « socialisme ou barbarie » [3].

Mais si le rapport entre l’échec de la vague révolutionnaire à l’Ouest et la montée du fascisme est assez clair, le lien avec la montée du stalinisme est moins bien compris.

Deux révolutions

La Russie a connu deux révolutions en 1917, l’une en février, l’autre en octobre. En renversant la monarchie et son régime totalitaire [4] en février, les classes populaires n’avaient pas l’intention de remettre en cause le capitalisme. Cela explique pourquoi elles ont permis aux libéraux, représentants politiques des classes possédantes, de former le gouvernement provisoire. Les buts des travailleurs et des paysans étaient : une république démocratique, une réforme agraire (expropriation des terres de l’aristocratie et leur distribution aux paysans), le renoncement aux buts impérialistes de la guerre mondiale en faveur de la recherche active d’une paix démocratique et juste, et, finalement, la journée de travail de huit heures.

Les divers partis socialistes, y compris la majorité des Bolcheviks, ont appuyé le gouvernement libéral. Mais après le retour en Russie de Lénine au début d’avril le parti a rapidement changé de position. Si Lénine a pu si facilement conduire ce revirement, c’est parce que la base et les directions intermédiaires du parti, en très grande majorité ouvrières, avaient depuis longtemps conclu, sur la base de leur expérience historique et toute récente, que les classes possédantes étaient opposées à la démocratie et partisanes ferventes de l’impérialisme russe. Selon cette analyse, que la direction bolchevique avait temporairement abandonnée dans l’euphorie d’unité nationale apparente suivant la Révolution de février, la révolution ne pourrait gagner que si elle était dirigée par un gouvernement ouvrier et paysan et en opposition aux classes possédantes.

Ce que Lénine a apporté de vraiment nouveau pour les Bolcheviks en avril 1917 (ses fameuses « Thèses d’avril ») c’était son appel à la révolution socialiste en Russie. Il avait adopté cette position en 1915 sur la base d’une analyse des possibilités révolutionnaires immédiates ouvertes par la guerre mondiale dans les pays participants. Mais bien avant Lénine, Trotski, parmi d’autres militants de l’aile gauche du socialisme russe [5], avait conclu que la révolution en Russie, quelque soient ses buts initiaux, ne gagnerait que si elle renversait le capitalisme.

A partir de la fin d’avril, les Bolcheviks appelaient à la formation d’un gouvernement des soviets, ces conseils élus par les ouvriers et les soldats (ces derniers dans leur écrasante majorité recrutés dans la paysannerie) durant la Révolution de février. Ce serait un gouvernement exclusivement des classes populaires, qui priverait les classes possédantes du droit de représentation politique. Initialement cette position a attiré peu de soutien populaire. On jugeait qu’elle aliénerait gratuitement les classes possédantes, qui semblaient s’être ralliées à la révolution en février ; que cela provoquerait une guerre civile, que personne ne souhaitait. Les métallos de Petrograd, le noyau radical du mouvement ouvrier, faisaient exception. Dans certains quartiers industriels les soviets ont appelé au pouvoir soviétique dès la Révolution de février.

Mais après huit mois d’inaction et de sabotage de la part du gouvernement provisoire libéral, et face au danger imminent d’un soulèvement contre-révolutionnaire militaire appuyé par un lock-out déguisé des patrons, les masses populaires ont pu se convaincre de la justesse de la position bolchevique. Partout on exigeait le transfert immédiat du pouvoir aux soviets, ce qui a été fait le 25 octobre presque sans effusion de sang.

De ce point de vue, la Révolution d’octobre peut être vue comme un acte en défense de la Révolution démocratique de février face au danger imminent de contre-révolution. Mais puisque cette seconde révolution étaient dirigée contre les classes possédantes, elle portait en elle une dynamique anticapitaliste claire. En même temps, la Révolution d’octobre était bien plus qu’un acte de défense. Elle s’est faite également dans l’espoir d’inspirer les classes populaires en Occident à suivre l’exemple russe. Ce n’était pas la simple expression d’un idéalisme internationaliste. C’était vu comme une condition fondamentale de survie de la révolution.

L’espoir de révolutions à l’Ouest

En bons marxistes, les bolcheviks considéraient que la Russie, pays pauvre et très majoritairement paysan, ne possédait pas les conditions matérielles et politiques du socialisme. La Russie avait besoin de l’aide de pays socialistes développés pour réaliser une transformation socialiste. Mais il y avait d’autres problèmes encore plus urgents qui ne pouvaient trouver leur solution sans l’aide de révolutions à l’Ouest. Pour commencer, les États impérialistes n’accepteraient jamais une révolution socialiste en Russie. Et, en fait, tous les pays industriels (et quelques-uns peu industrialisés) ont envoyé des troupes contre les soviets et/ou ont financé les forces contre-révolutionnaires indigènes. Ils ont également érigé un blocus économique et diplomatique autour de l’État soviétique.

L’autre problème immédiat était la paysannerie, 85 % de la population. Elle appuyait les Bolcheviks dans la mesure où ceux-ci permettraient aux paysans de réaliser la réforme agraire et retireraient le pays de la guerre impérialiste. Mais comme classe, les paysans (et notamment les paysans riches et moyens, ces derniers étant majoritaires) n’étaient pas spontanément collectivistes. La terre distribuée, ils risquaient fort de se retourner contre les travailleurs, qui seraient forcés d’adopter des mesures collectivistes pour défendre la révolution et assurer leur propre survie.

Cette analyse n’était pas limitée à la direction du Parti bolchevique. Elle était largement partagée par les masses ouvrières, qui suivaient attentivement les péripéties des luttes à l’Ouest. Même les Mencheviks, marxistes « orthodoxes » qui en octobre avaient refusé d’appuyer la nouvelle révolution parce que les conditions du socialisme manquaient, ont fini par s’y rallier dès que la révolution a éclaté en Allemagne en décembre 1918. A leurs yeux cela rendait enfin viable la révolution socialiste en Russie.

Contre toute attente, la révolution en Russie, qui a dû organiser à partir de zéro une armée dans des conditions d’effondrement économique, a survécu malgré son isolement. Cela a été rendu possible en grande partie grâce à la montée ouvrière en Occident, qui a limité la capacité d’intervention directe des États capitalistes. Comme l’explique un historien américain, « Les hommes d’État à Paris étaient assis sur une mince croûte de terrain solide, sous laquelle bouillonnaient les forces volcanique de bouleversement social… Il y avait donc une raison absolument convaincante expliquant pourquoi les puissances alliées ne pouvaient satisfaire les attentes des Russes blancs en intervenant avec un plus grand nombre de troupes : il n’y avait pas de troupes fiables. L’opinion commune des grands hommes d’État et des généraux, c’est que la tentative d’envoyer un grand nombre de soldats en Russie finirait probablement en mutinerie. » [6]

A Winston Churchill, qui demandait avec insistance l’envoi de plus de troupes en Russie, Lloyd George a répondu que, s’il faisait cela, « la Grande-Bretagne elle-même deviendra bolchevique et nous aurons des soviets à Londres. » Il exagérait sans doute le danger imminent de la révolution, mais le refus des travailleurs portuaires de charger les armes, les manifestations de masse à travers le pays, la menace immédiate d’une grève générale et l’allusion à des actions encore plus décisives qui se préparaient (350 conseils locaux ont été constitués et attendaient impatiemment le mot d’ordre de commencer) — tout cela a empêché une intervention d’envergure avec la France en août 1920 du côté des forces polonaises. Ce geste désintéressé, peu dans le caractère de la direction majoritairement réformiste du Parti travailliste, donne la mesure de la période. Cette mobilisation a apporté une contribution directe et importante à la survie de la révolution en Russie.

La révolution a également résisté à l’hostilité des paysans, aliénés par le monopole de grain du gouvernement et par la réquisition sans contrepartie de leurs surplus, et souvent aussi de ce qui n’était pas en surplus. Mais les paysans comprenaient aussi que les bolcheviks étaient la seule force capable d’organiser la victoire sur la contre-révolution, qui aurait noyé la réforme agraire dans un bain de sang paysan [7]. Ainsi, un grand soulèvement paysan a éclaté dans la région centrale de la Volga (au sud-est de Moscou) au printemps 1919. Cet été le général blanc Denikine a lancé une offensive majeure à partir du sud, comptant sur le soutien des paysans révoltés. Pour les bolcheviks c’était le moment le plus désespéré de la guerre civile. Et ils ont tenté tout — répression, propagande, allégement du fardeau fiscal des paysans moyens, amnistie pour les paysans qui ont « par inconscience » adhéré à la révolte. Le tout sans effet. Le tournant est arrivé seulement lorsque Denikine s’est approché de Moscou et que le danger d’un retour des grands propriétaires était devenu tangible pour les paysans. A ce moment la révolte est partie en fumée et près d’un million de déserteurs paysans ont volontairement regagné les rangs de l’Armée rouge [8].

Le prix de la victoire…

Mais la victoire, après trois ans de guerre civile et d’intervention étrangère, fut payée d’un prix terrible : des millions de morts, la plupart emportés par la faim et l’épidémie ; une économie dévastée ; une classe ouvrière, force motrice de la révolution, dispersée et exsangue. Avec l’isolement international de la révolution, cela constituait le terrain sociopolitique qui allait nourrir la montée de la dictature bureaucratique dans les années suivantes. Pour cette raison, Staline, faisant fi de l’analyse marxiste, a affirmé en 1924 la possibilité de construire le socialisme dans la Russie isolée. Entre autres, cette nouvelle « théorie » servait de justification à la subordination des partis communistes étrangers aux intérêts de l’élite bureaucratique russe, une politique qui demandait l’abandon par ces partis de leur mission révolutionnaire. Le régime bureaucratique, qui allait écraser sa propre classe ouvrière sous les rouages de sa machine répressive et qui la maintiendrait atomisée pendant six décennie, n’était aucunement intéressé à des révolutions à l’étranger, et surtout pas en Occident. En fait, il y voyait un danger mortel.

Appuyant la demande des comités d’usine au printemps 1918 de nationaliser les entreprises industrielles — mesure qui n’avait pas été prévue en octobre par les Bolcheviks [9] — un militant a expliqué :

« Les conditions étaient telles que les comités d’usines ont pris le plein contrôle des entreprises. C’était la conséquence de tout le développement de notre révolution, le résultat inévitable de la lutte de classe qui se déroulait. Le prolétariat ne s’est pas tellement avancé vers cela que les circonstances elles-mêmes l’y ont amené. Il a dû simplement faire ce que dans la situation donnée il ne pouvait pas refuser de faire.

« Et quelque terrible que cela puisse paraître à plusieurs, cela signifie l’écartement total des capitalistes de la gestion de l’économie. Oui, cela veut dire des “expériences socialistes”, comme nos adversaires aiment nous le lancer en se moquant de nous… Oui, nous devons le dire : ce que la classe ouvrière de la Russie a dû faire c’est la suppression du capitalisme et la reconstruction de notre économie sur une nouvelle base socialiste. Et puisque cela se fait par la classe ouvrière et que les capitalistes sont écartés au cours de la lutte révolutionnaire, cela doit devenir la régulation socialiste…

« Cela sera-t-il une nouvelle Commune de Paris [10] ou amènera-t-il au socialisme mondial — cela dépend des circonstances internationales. Mais nous n’avons absolument pas d’autre alternative » [11].

Même 90 ans plus tard, il est trop tôt pour tracer le bilan définitif de la Révolution d’octobre d’un point de vue socialiste. Mais maintenant, alors que rien ne semble rester de la Révolution d’octobre (l’avenir montrera si c’est une illusion), on peut au moins dire : « Acculés au mur, ils ont osé ». Ils se sont lancés dans une contre-offensive audacieuse qui avait une chance de gagner, au lieu de se replier dans une tactique défensive impuissante. Aujourd’hui, lorsque la survie même de l’humanité est en jeu, il y a sûrement encore quelque chose à apprendre à cette révolution.

MANDEL David

Notes

[1] Cité dans F. Nitti, Peaceless Europe, Londres , 1922, p. 94.

[2] Selon le pays, c’était le résultat d’une combinaison de répression, d’intervention étrangère, de dépression économique, et/ou d’une direction socialiste confuse, hésitante ou simplement traître (les problèmes de direction du mouvement ouvrier et socialiste ont évidemment des racines plus profondes, qui attendent toujours leur analyse adéquate). Cela ne veut pas dire qu’une révolution était à l’ordre de jour immédiat dans tous les pays qui ont connu une montée des luttes. Mais il est clair que le capitalisme, au moins en Europe, n’aurait pu longtemps survivre à la victoire d’une révolution même dans un seul pays occidental quelque peu important, s’ajoutant à la victoire en Russie.

[3] Même si l’emploi du terme « barbarie », en tant que matérialisation de la plus profonde décadence, est marqué par la vision que la civilisation gréco-romaine avait de ces sociétés collectivistes, en cours de transformations en sociétés étatiques lors de la décadence de l’Empire romain. Pour une présentation historique moins idéologique des sociétés barbares on lira avec intérêt K. Modzelewski, L’Europe des Barbares, éd. Aubier, Paris 2006 (note du rédacteur d’Inprecor).

[4] Avant la Révolution de 1905-1907, la Russie était le seul État européen important sans aucune forme de représentation politique, même purement consultative. Le régime ne tolérait pas non plus les organisations politiques ou sociales indépendantes. Après la défaite de la révolution, le Tsar a réimposé ce même régime à toute fin utile.

[5] Trotski a présenté l’analyse la plus cohérente, mais il était loin d’être le seul à arriver à cette conclusion sur la base de l’expérience de 1905.

[6] W. H. Chamberlin, The Russian Revolution, N.Y., Universal Library, 1962, vol. 2, p. 152.

[7] Ils avaient déjà vécu cette expérience terrible après la défaite de la Révolution de 1905.

[8] T.V. Osipova, Rossiiskoe krest’yanstvo v revolyutsii i grazhdanskoi voine, Moscou, Strelets, 2001, p. 320.

[9] Le parti n’avait pas de programme économique clair en octobre 1917. Cela reflétait en partie l’idée que ce qui serait possible dépendait de ce qui se passerait à l’Ouest. Lénine à l’époque parlait de “capitalisme d’État”, d’une économie qui ressemblerait à celle des autres pays en guerre sauf pour un trait central — le pouvoir serait entre les mains des classes populaires.

[10] Mars-mai 1871. La Commune a été écrasée militairement par les forces bourgeoises après deux mois et suivie d’une répression de masse sanglante.

[11] I. Stepanov, Ot rabochego kontrolya do rabochego upravleniya v promychlennosti i zemledelii, Petrograd, 1918, p. 14.